Histoire abrégée de l’île Bourbon/XXV

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Anonyme
Imprimerie de Gabriel & Gaston Lahuppe (p. 164-175).

CHAPITRE XXV

Baron Darricau, gouverneur — Antécédents — Coup-d’œil sur la situation du pays — Mozambique — Déserteurs — Choléra — Baly — Exposition — Exploitation Couil — Ouragans de 1860 — Hôtel de Ville — Suppression de l’immigration — Consul anglais — Ranavalona — Hôpital colonial — Tribunal à Saint-Pierre — Exposition de Londres — Arrêté sur la chasse — Désastres de 1863 — Messageries.
Baron Darricau — 1858 à 1864

50. À la suite d’un voyage à la Réunion entrepris au début de sa carrière, M. le baron Darricau y entretint des relations qui lui permirent de se tenir toujours au courant de la situation de la Colonie ; mais, avant d’y revenir pour la gouverner, il dut remplir au Sénégal et dans les Indes des missions qui lui valurent une réputation dignement méritée. Lors de l’expédition dans la mer Noire, il fit preuve d’habileté en plusieurs rencontres, notamment à Odessa, où sa bravoure attira l’attention du Ministre de la Marine. Trois ans après, l’honorable M. Gibert des Molières, maire de Saint-Denis, eut la satisfaction de le recevoir au Barachois, comme successeur de M. Delisle.

51. M. Darricau manifesta tout d’abord le désir de voir les sciences pratiques prendre une plus large place dans les études ; portant ensuite son attention sur l’état matériel du pays, il ne craignit pas de dire que les grandes richesses concentrées en quelques mains, en présence de la pénurie du plus grand nombre, constituaient une situation pleine de dangers.

52. Les habitants de l’île Maurice apportèrent pour la première fois leurs produits à l’Exposition locale ; ils ouvrirent ainsi l’ère des expositions intercoloniales.

53. Depuis nombre d’années, la Réunion tirait de la côte d’Afrique des indigènes pour le recrutement de ses travailleurs ; or, en 1856, le gouverneur portugais violant les traités, fit main-basse sur le Charles-et-Georges, parti de la Réunion pour un chargement d’immigrants. M. Darricau réclama l’intervention du Gouvernement, qui exigea la restitution du navire, la liberté du capitaine illégalement condamné aux galères, une forte indemnité à l’armement, au capitaine et à tout l’équipage.

L’inconstance, cette plaie des pays intertropicaux, reparut dans la classe des travailleurs africains et malgaches. Plusieurs ateliers souffrirent de leurs désertions, et ces nouveaux habitants des bois ne tardèrent pas à être rejoints par quelques échappés de prison ; mais ni les uns ni les autres n’eurent le temps d’arrêter un plan d’organisation ; les détachements forestiers mirent fin aux évasions, par leur active et incessante surveillance.

54. 1859. Invasion du choléra qui sévit avec intensité à Saint-Denis et dans la plupart des quartiers du littoral. On attribua au Mascareigne (bateau à vapeur appartenant à M. de Rontaunay, et qui faisait des voyages d’immigrants africains), l’introduction de ce terrible fléau. M. Menon, subrécargue, fut traduit devant les assises qui se tinrent exceptionnellement à Saint-Paul ; il fut acquitté.

55. Pendant la durée de l’épidémie, le baron Darricau se montra admirable de sollicitude ; il se transporta sur les points les plus cruellement atteints pour y organiser des secours. De retour à Saint-Denis, ses visites journalières dans les hôpitaux embrassaient les moindres détails ; au cimetière on le vit se rendre compte par lui-même si les prescriptions hygiéniques étaient suffisamment observées. D’autre part, le clergé, les conseillers municipaux, le corps médical, les Frères et les Sœurs rivalisèrent de sacrifices et de dévouement. M. le baron Darricau les recommanda à l’attention du Gouvernement et leur obtint des distinctions honorifiques ; mais quand il présenta celles du clergé, Mgr Maupoint répondit noblement :

« Décorer un de mes prêtres serait faire injustice aux autres, car tous ont fait leur devoir. »

De son côté, Maurice se souvint de la part que la Réunion avait prise au malheur qui l’avait affligé en 1856 ; il envoya d’abondants secours en médicaments et en numéraire.

56. L’exemple du Gouverneur de Mozambique avait, paraît-il, enhardi les tentatives de piraterie ; divers navires au service de la Réunion souffraient des déprédations des Malgaches, lorsque M. Darricau envoya le commandant de la station, le vicomte Fleuriot de Langle, à Baly, imposer une indemnité de 70, 000 francs payable en bœufs ; on régla ensuite les conditions d’après lesquelles se feraient les échanges de commerce avec les navires de diverses provenances.

57. L’île Maurice reçoit à son Exposition les produits de la Réunion ; notre île obtint des succès signalés. Une médaille d’or de première classe fut décernée à M. le baron Darricau, à titre de promoteur des expositions intercoloniales. Les tableaux de M. Roussin voient commencer pour l’habile peintre cette série de succès qui ont honoré l’artiste à Paris, en Europe, aussi bien que dans les îles-sœurs.

58. Les apparences de minerai aurifère à la surface de certains galets firent naître l’idée d’une exploitation par la fusion du sable et des pierres ; Saint-Paul et Saint-Leu tentèrent des essais qui ont prouvé l’absence du métal précieux dans les minéraux de la Réunion.

59. Le 11 février 1860, un ouragan terrible vint porter la désolation dans le pays ; l’inondalion causa beaucoup de dégâts, tant sur les propriétés que sur les travaux du Gouvernement. Le pont de la rivière de l’Est, le plus beau de la Colonie, et celui qui avait le mieux résisté jusqu’alors, fut emporté.

Le 26 février, nouvelle bourrasque de peu de consequence sur terre : le Gouverneur envoya le Neptune au large avec des provisions de toute sorte pour assister les navires en détresse. C’est de cette époque que date la décadence de la Colonie.

60. Deux ans auparavant, en 1858, le volcan avait lancé une coulée de laves qui descendit jusqu’à la mer, en détruisant une belle forêt et en couvrant la route impériale d’une couche incandescente de 4 mètres d’épaisseur, sur une largeur de 400 mètres. Le 19 mars 1860, nouveau phénomène plus curieux que tous les précédents. À 8 heures et demie du soir, après une forte détonation, une colonne de matières embrasées s’éleva au-dessus du cratère ; se divisant ensuite en deux nuages, elle retomba en pluie de cendres. On évalua la quantité de matières à 300 millions de kilogrammes, répandus sur 60, 000 hectares de superficie, tant sur terre que sur mer.

61. En avril, inauguration de l’Hôtel de Ville : l’idée de ce monument est due à M. Amédée Bédier, maire de Saint-Denis, qui en posa la première pierre en 1846. C’est pendant les fêtes de l’inauguration que M. Gibert des Molières reçut la croix de la Légion d’Honneur, en récompense de son dévouement pour les cholériques. MM. Louis de Tourris, maire de Sainte-Suzanne, Lataud et Laure, chirurgiens ; Lahuppe, adjoint, furent honorés de la même distinction.

62. À la suite de la suppression de l’immigration indienne en 1859, M. Imhaus reçut du ministère la mission d’aller traiter cette question auprès du gouvernement britannique. Il était alors délégué de la Réunion, et ses efforts aboutirent à nous procurer 6, 000 coolies de Calcutta, et, à partir de 1861, le nombre des immigrants fut illimité. Les Indiens tirés des possessions anglaises donnèrent lieu à la résidence d’un Consul britannique à Saint-Denis. On créa de plus le Syndicat spécial des immigrants.

63. En décembre, M. Gaudin de la Grange remplaça M. Manès à la Direction de l’intérieur ; sa réputation de justice et de haute capacité avait fait concevoir des espérances que son administration a pleinement justifiées.

61. (1861) La reine des Hovas, Ranavalona, mourut le 16 août. Ses édits de proscription contre les blancs, la mort d’un certain nombre d’entre eux, les cruautés qu’elle exerça sur ses sujets dont plusieurs milliers périrent dans les tourments, l’ont rendue tristement célèbre. Son fils, Radama II, conclut avec la France un traité d’amitié et de commerce, qui réveilla la jalousie des Anglais. Peu d’années après, le roi périt de la main de ses propres sujets.

65. (1862) Transfert du Tribunal de Saint-Paul à Saint-Pierre ; l’inauguration solennelle eut lieu le 6 janvier. Vers la même époque, le conseil municipal de Saint-Denis décida que les rues de la ville seraient numérotées.

66. Un arrêté du Gouverneur déterminait la création de l’Hôpital colonial. Peu après, l’Administration en demanda la suppression par mesure d’économie, mais le Conseil général maintint le service établi. Depuis la décentralisation de 1871, l’Hôpital a fait retour au service local ; il est administré par le Directeur de l’intérieur.

67. En juillet, grande exposition de Londres ; sur 6,884 médailles décernées, 92 ont été accordées aux colonies françaises ; dans ce chiffre, la Réunion figure pour 24, plus 12 mentions honorables.

68. Au début de la colonisation de l’île, le gibier était l’objet d’une chasse d’extermination ; sous M. Milius, on prima la destruction des oiseaux. Mais leur absence a permis à des insectes, plus nuisibles peut-être, de se multiplier à l’infini et de compromettre les récoltes. Pour les combattre, M. Poivre avait déjà introduit le martin ; en 1862, on y adjoignit le moineau de France. Afin d’assurer leur conservation et celle de plusieurs autres espèces tendant à disparaître, le Gouverneur rendit un arrêté qui interdisait la chasse aux oiseaux durant cinq ans ; il régla également la durée de la chasse du gibier, du 1er mai au 30 septembre.

69. L’année 1863 est l’une des plus désastreuses que l’histoire du pays ait enregistrées. Le 6 janvier, à 8 heures 50 du soir, un tremblement de terre se fit sentir dans toute la colonie, ainsi qu’à Maurice ; la secousse n’a pas duré moins de 30 secondes ; elle a ébranlé les maisons et réveillé les habitants en sursaut.

70. Le 2 février, un cyclone passa sur l’île et y causa des dommages considérables, occasionnés principalement par la mer dont le soulèvement fut extraordinaire. Les ponts de marine, moins deux, ceux du Butor et du Bourbier, furent emportés ; le Barachois en partie démoli ; le village de la Possession presque détruit et le cimetière de Saint-Paul profondément défoncé par les flots.[1]

Le 14 février, second cyclone achevant de briser ce que le premier avait épargné ; plusieurs navires, trop maltraités douze jours auparavant, furent complètement désemparés et même submergés.

Les 20 et 21 du même mois, nouvel ouragan ; ce dernier agissant sur des arbres, des récoltes et des maisons deux fois ébranlés et sur un sol détrempé, amoncela partout les ruines.

71. 13 août, inauguration du buste du colonel Maingard dans la cour du Lycée. Juste hommage rendu au fondateur de cette importante maison d’éducation.

72. Au mois de janvier 1864 une coulée ayant plus de trois mètres d’épaisseur arriva jusqu’à la mer ; sur son passage elle détruisit les restes de la forêt consumée par celle de 1858.

73. Le service des Postes abaissa le tarif des lettres, échantillons et imprimés. Au lieu de 70 centimes, les plis de 10 grammes échangés entre la France et les colonies payèrent 50 centimes, et plus tard 40, puis 35, et enfin 25 centimes par poids et fraction de 15 grammes.

Le port des lettres à destination des pays de l’Union postale diminua dans les mêmes proportions jusqu’au minimum de 35 centimes. Les échantillons et imprimés soumis au taux de 12 centimes les 40 grammes ne paient plus que 5 centimes par poids et fraction de 50 grammes. Quant aux lettres chargées ou recommandées, le service des Postes en accepta la responsabilité.

Une commission était aussi instituée pour examiner à la fin de l’année, les lettres perdues ou refusées, et retourner à leurs auteurs celles qui contenaient des valeurs. L’arrêté du 27 août 1866 en ordonna la vérification mensuelle, ainsi que la publication des noms inscrits sur les adresses[2].

Suivant la loi promulguée dans la Colonie le 16 juillet 1864, la Société de Dépôts et Comptes courants prit la forme à responsabilité limitée, pour une durée de 30 ans, et la dénomination de Crédit Agricole et Commercial de la Réunion.

Les fondateurs, MM. Élie Pajot, Zacharie Bertho, Douville, Neveu, Vermeil, ont réalisé une œuvre éminemment utile, et qui présente, par son capital dépendant de plus de cent actionnaires toutes les garanties désirables.

Cette Société offre les avantages d’une Caisse d’Épargnes, en recevant à intérêts les sommes les plus minimes, pour un temps indéterminé ; elle facilite encore les transactions de toute nature, favorables à l’agriculture, au commerce, non-seulement dans le pays, mais avec la France, l’Angleterre, les Indes, Maurice et l’Australie.

74. Diverses circonstances exigeaient la révision de l’arrêté du 23 juin 1856 portant organisation de l’atelier colonial. L’habillement des hommes fut réduit à 20 francs par an, et celui des femmes à 25 francs. Les employés du bureau reçurent une indemnité de 25 francs pour frais d’écriture et de comptabilité. L’atelier ne comprit qu’une seule compagnie divisée en 11 sections indépendantes les unes des autres, et réparties dans les principales localités.

75. Depuis l’époque de la guerre avec les Anglais, les déserteurs avaient cessé d’inquiéter les propriétés ; mais les défrichements à l’intérieur leur offraient de trop faciles coups de mains pour ne pas les attirer ; ils recommencèrent le pillage des plantations et des basses-cours. L’Administration créa aussitôt des détachements spéciaux pour l’arrestation des hommes suspects ; on y comprit plus tard tous les individus ne pouvant justifier d’un emploi quelconque ; ceux-ci traqués au centre des populations, dans les campagnes, à la forêt, n’eurent pas le loisir d’organiser des bandes ; quelques arrestations rétablirent promptement l’ordre et la sécurité. Une seule tentative sérieuse eut lieu depuis : les Annamites, prisonniers de guerre, se réunirent au nombre d’environ 50 sur les hauteurs de Saint-Leu, leur plan était de se retrancher au centre des montagnes et d’y vivre indépendants, mais la plupart de ces rebelles furent repris ; les autres se soumirent.

76. À la même époque, Mgr Hankingson, évêque de Maurice, vint visiter l’île ; ce prélat eut à présider la cérémonie de la Fête-Dieu, honneur que lui offrit gracieusement M. Fava, vicaire administrateur, en l’absence de Mgr Maupoint qui accomplissait son voyage ad limina.

77. Le prix des immigrants de Pondichéry, Karikal et Yanaon fixé à 225 francs subit une augmentation de 10 % ? il se trouva ainsi élevé à 247 francs. L’Administration décida également que la journée serait comptée à raison de 25 centimes aux immigrants du dépôt communal qui attendaient leur rapatriement après expiration de leur engagement.

78. 19 septembre. Départ de M. le baron Darricau sur l’Emirne : il inaugura le service des Messageries maritimes qui allait être substitué à celui de la Compagnie péninsulaire. M. de Lagrange, nommé Gouverneur par intérim, remit ses pouvoirs le 4 novembre suivant à M. Marbot, Commissaire Ordonnateur de la marine.

79. Le 4 janvier 1865, mort à Paris de M. Achille Bédier, ancien Gouverneur général des Indes. Cet homme doué d’une haute capacité, d’une grande rectitude de jugement, sut faire apprécier la sagesse de son administration en 1830 et en 1848, circonstances difficiles pendant lesquelles il occupait, à la Réunion, le poste de Commissaire-Ordonnateur. Il rendit d’importants services au pays, par ses remarquables écrits sur l’émancipation et sur le recrutement des immigrants.

  1. Près de quinze cents cercueils déterrés et emportés par les vagues, furent engloutis, rejetés, brisés sur la côte avec quantité de cadavres dont les uns récents étaient parfaitement reconnaissables, d’autres à demi décomposés, mêlés à des squelettes et à des ossements épars sur la rive : tel fut le navrant spectacle qui vint renouveler le deuil de toutes les familles de Saint-Paul.
  2. Le premier règlement concernant le service des postes dans la Colonie est daté du 2 décembre 1784. Diverses ordonnances de 1816, 1819, 1842, etc. ont perfectionné ce service.

    Un arrêté du 10 décembre 1851 autorisa l’emploi des timbres-poste pour l’affranchissement des lettres. On en imprima deux sur papier azuré, l’un de 15 centimes représentant une rosace au-dessus de laquelle on lisait ces mots : Île de la Réunion ; l’autre de 50 centimes, filets croisés et même inscription. Mais bientôt les timbres envoyés de la Métropole eurent la préférence ; ceux de la Réunion furent d’abord retirés, puis incinérés en 1860. L’État en fit alors imprimer de spéciaux pour les colonies, ils représentaient un aigle entouré de cette inscription : Colonies de l’empire français.

    Jusqu’en 1856, le services des postes était confié à un directeur résidant a Saint-Denis et à des préposés dans les communes. D’après le décret du 26 septembre 1833, ce directeur a été remplacé par un Receveur comptable qui relève d’un chef dont l’administration reçoit le contrôle du Directeur de l’intérieur.