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Histoire d’une grande dame au XVIIIe siècle, La comtesse Hélène Potocka/06

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (2p. 150-174).


VI

1796-1799


Deux années de bonheur. — Les émigrés français en Ukraine. — Superstition polonaise. — Un conte de revenant. — Mort du petit Vincent. — Maladie et mort d’Alexis.



Les deux années qui succédèrent au voyage de Saint-Pétersbourg furent les plus heureuses de la vie d’Hélène. Rassurée sur le sort de ses enfants, aimant à la folie son mari qui était pour elle l’idéal des perfections humaines, certaine de posséder la plus grande part de la fortune de son oncle et espérant rétablir bientôt leurs affaires embarrassées, elle put, délivrée de tout souci, s’abandonner sans contrainte à la gaieté et à l’expansion qui faisaient le fond de son caractère.

Son hospitalité et sa bonne grâce attirèrent chez elle une nombreuse société polonaise à laquelle vinrent se joindre tous les émigrés français qui peuplaient le voisinage.

L’aimable Valentin Esterhazy, l’ami du prince de Ligne et le serviteur dévoué de Marie-Antoinette, habitait l’Ukraine avec toute sa famille. La comtesse Diane de Polignac, ses frères et leurs enfants, le comte et la comtesse d’Aragon, née du Saillant, petite-fille du marquis de Mirabeau et ancienne amie d’Hélène, qui l’avait attirée en Ukraine, le marquis et la marquise de Badens et leurs filles, puis d’autres qu’il serait trop long d’énumérer, faisaient de ce pays « une nouvelle France » comme le disait la princesse Lubomirska.

Hélène, restée Française de cœur et caressant toujours le rêve de revoir son Paris bien-aimé, accueillit les émigrés avec l’empressement d’une compatriote cherchant par tous les moyens à venir en aide à ceux qu’elle avait connus au temps de leur splendeur ; elle s’intéressa tout particulièrement aux Badens, amis des d’Aragon.

Partis en hâte au moment de l’incendie de leur château auquel les paysans avaient mis le feu après l’avoir pillé de la cave au grenier, les Badens rejoignirent les d’Aragon, mais, arrivés à Niemirow, ils se trouvèrent à bout de ressources et les deux jeunes filles, fort adroites et habiles aux travaux de femmes, furent réduites à utiliser leurs talents comme couturière et modiste.

Hélène, touchée de leur situation, demanda à son mari l’autorisation de les recevoir à Kowalowka. Si le comte aimait l’argent, c’était pour le dépenser ; il se montrait toujours fort grand seigneur dans les détails de la vie et il accorda sans difficulté l’autorisation demandée. Les Badens s’installèrent au château, et Hélène consigne leurs portraits dans ses notes avec une verve malicieuse qui rappelle ses Mémoires de l’Abbaye-aux-Bois.

« J’ai auprès de moi une famille d’émigrés composée du marquis de Badens, de sa femme et de leurs deux filles. Le marquis est un vieux gentilhomme d’une taille médiocre, fort sec et maigre ; il a servi autrefois et parle longuement de ses garnisons ; il a passé le reste de sa vie jusqu’à l’émigration dans son château de Badens, près de Carcassonne ; il jouissait de vingt mille livres de rente, peu d’esprit, fort dévot, fort ignorant, entêté de l’aristocratie et de l’ancien régime, du reste bonhomme fort poli, laid, un grand nez et une bouche énorme.

» Sa femme est de la maison de Chalabre, fort laide aussi ; ses yeux peuvent avoir été passables, ils sont fort noirs, elle a une bouche et des dents affreuses, ce qui distingue toute la famille. Elle n’a reçu aucune éducation, n’a point d’usage du monde, mais bonne femme, très vive.

» Fortunée, la fille aînée, est très petite de taille, les yeux assez jolis à la Chinoise, le nez bien, le teint beau, des cheveux cendrés, la main, la gorge et le pied jolis, mais la bouche grande et mal meublée de longues dents. Fort dévote, l’esprit étroit, aimant à lire, mais sans méthode, fort ignorante, elle écrit bien et tient la correspondance de toute la famille. Bonne enfant, un peu prude et sucrée.

» Éléonore, la seconde fille, est laide, un peu plus grande que sa sœur, fort maigre, la gorge plate, le pied charmant, la bouche et le nez du père avec un teint brouillé. Elle a de la drôlerie dans l’esprit, de la fierté, de la vivacité, n’aimant ni à lire ni à écrire. Elles sont toutes deux bonnes et sensibles, surtout Éléonore ; elles possèdent à merveille tous les détails du ménage, cousent parfaitement, font les robes à ravir et sont adroites à toute sorte d’ouvrages. Fortunée est la seule de la sainte famille qui ait de l’embonpoint : tous les autres sont secs comme pendus ! »

Connaissant l’impétuosité du caractère d’Hélène et la vivacité qu’elle signale dans celui de madame de Badens, il est aisé de prévoir qu’il y aura des chocs ; on trouve en effet de fréquentes mentions de leurs querelles dans les notes de la comtesse.

« Madame de Badens s’est plainte à dîner que je lui avais dit des injures, hier au soir, après le jeu ; il est vrai que j’ai dit qu’elle jouait comme une vilaine et que je l’ai répété à dîner ; mon mari m’a donné tort.

» J’ai fait commander la voiture et j’ai fait faire ma belle promenade à madame de Badens, ce qui l’a tout à fait calmée ! Au retour les Badens ont passé l’après-midi dans ma chambre. »

On voit que les querelles s’apaisaient vite. Madame de Badens possédait une foule de recettes médicales plus bizarres les unes que les autres et la comtesse ne manquait jamais de les essayer, quitte à accabler l’Esculape de reproches si l’effet de l’ordonnance n’était pas immédiat. Un soir, Hélène se sentant très fatiguée, dut quitter la partie de quinze pour se coucher sur sa chaise longue, aussitôt madame de Badens lui ordonne un fortifiant :

“ « J’ai mangé deux figues sèches avant de me coucher, car elle dit que rien ne fortifie comme de manger deux figues sèches le matin et deux le soir : c’est fort nourrissant, paraît-il ! »

Pendant huit jours la comtesse mange consciencieusement ses quatre figues sèches, et, ne se trouvant pas fortifiée, elle adresse les plus vils reproches à madame de Badens. La pauvre marquise, dans le feu de sa défense, gesticule et renverse la théière pleine de thé bouillant sur les jambes du comte :

« Mon mari, avec sa politesse ordinaire, dit Hlélène, ne s’est pas plaint, mais j’ai jeté un si furieux regard à madame de Badens qu’elle est rentrée sous terre ! »

On voit que le séjour à Kowalowka n’était pas le paradis pour les Badens, mais-la comtesse rachetait ses vivacités par de grandes bontés et des présents continuels.

Les Polignac furent au nombre des émigrés qui quittérent la France les premiers. La duchesse Anne, favorite de Marie-Antoinette, était en butte aux plus affreuses calomnies et désignée d’avance comme une des victimes du parti révolutionnaire. Ils se réfugièrent d’abord dans une terre près de Berne, où le comte d’Artois leur rendit visite ; de là, ils gagnèrent Vienne où la duchesse mourut de chagrin en 1793. Elle laissa trois fils et une fille, la duchesse de Guiche. Le duc de Polignac prêta aux princes la plus grande partie de ce qu’il possédait. Ils arrivèrent en Pologne à la fin de 1795.

« La comtesse Diane de Polignac n’était ni mariée ni chanoinesse, bien qu’elle portât la croix honoraire d’un chapitre de Lorraine. Le roi lui avait donné un brevet de dame, ce qui ne s’était point fait encore. Elle n’était ni belle ni bien faite, sa mise n’était pas élégante, mais son esprit et sa sensibilité la faisaient aimer de tous. Un rien la troublait, elle rougissait comme une pensionnaire. Elle avait pourtant beaucoup de caractère, et ceux qui la croyaient faible se trompaient. Elle aimait et soutenait sa famille avec ardeur. Si la séduction de son esprit lui avait créé des amis, son penchant à la raillerie lui valut en revanche bon nombre d’ennemis. »

Le comte et la comtesse, comme nous l’avons dit, furent parfaits pour eux. On a vu par une lettre de la princesse Lubomirska que la comtesse Diane, « chargée d’une potée d’enfants », ceux de ses frères et de ses neveux et nièce[1], était venue se fixer à Landavizie ; cette petite terre de laquelle dépendait tout un village lui avait été louée par le comte à un prix si bas que cela devenait un véritable cadeau dont il voulait lui épargner la reconnaissance. Comme nous l’avons dit, le comte savait en toute occasion dépenser noblement. Voici une lettre de la comtesse Diane qui confirme cette opinion, et montre à quelle misère étaient réduits ceux mêmes qui, cinq ans auparavant, occupaient à la cour les plus brillantes positions,


LA COMTESSE DIANE DE POLIGNAC
AU COMTE VINCENT POTOCKI


« 13 octobre 1797.


» Vous devez être bien étonné, monsieur le comte, de notre silence et du long séjour de l’abbé Chalenton parmi nous. Vous n’aviez pas prévu, en nous l’envoyant, qu’il nous serait doublement utile ; votre extrême obligeance envoyait un interprète et la circonstance en a fait un garde-malade. J’ai été pendant deux jours bien inquiète de la santé de mon frère ; la maladie s’annonçait d’une manière alarmante ; heureusement, elle n’a pas eu de suite. Il est bien, mais pas encore en état d’aller faire la cour à Kowalowka, il vous prie ainsi que madame la comtesse d’en recevoir tous ses regrets, et moi, je la supplie de vouloir bien me faire un don fort précieux dans ce moment, ce serait de la magnésie semblable à celle qu’elle a déjà eu la bonté de me donner.

» J’attribue le rétablissement de mon frère à cette médecine qui, je crois, est excellente pour les goutteux ; j’en ai fait prendre aussi à mes enfants qui en ont éprouvé le plus grand bien. Si votre courrier, monsieur le comte, n’est pas encore parti, je vous prie de vouloir bien m’en faire rapporter une douzaine de boîtes, ce sera un bien grand service.

» La comtesse Potocka[2] me mande de Pétersbourg qu’une personne de ses amies devait s’acquitter d’une dette de 70 ducats d’or envers moi, et l’abbé Chalenton m’a dit que vous étiez cet ami, ce qui m’a fait grand plaisir ; il m’a dit aussi que vous vouliez me faire passer cet argent en florins et non en papier, c’est une recherche de procédés délicats dont je sens tout le prix. Cet acquit de la comtesse ne pouvait venir plus à propos ; cette petite somme me donnera le temps d’attendre, pour vendre mon blé, qu’il soit redevenu plus cher, car il a beaucoup baissé.

» Pardon, monsieur le comte, d’entrer dans tous ces petits détails, mais l’intérêt que vous avez la bonté de prendre à nous me les fera pardonner, je l’espère.

» Agréez, je vous prie, l’assurance de tous les sentiments d’estime, de reconnaissance et de haute considération avec laquelle j’ai l’honneur d’être, monsieur le comte,

» Votre très humble et très obéissante servante,


» Comtesse DIANE DE POLIGNAC. »


La comtesse Diane déploya une énergie, une persévérance et une habileté rares dans la direction de leurs affaires. Ils s’étaient installés dans l’habitation décorée du nom de château, de laquelle dépendait le village qu’ils tenaient du comte. La maison délabrée et l’ameublement fatigué avaient un aspect triste et misérable qui disparut bientôt ; le salon du petit château fut orné avec beaucoup de goût, les jeunes comtesses recouvrirent elles-mêmes les meubles avec des broderies au point de tapisserie ; de jolies esquisses décorérent les murs, un clavecin et de la musique envoyés par Hélène égayèrent l’intérieur.

Sous la direction de l’abbé Chalenton, que la comtesse garda comme précepteur, les enfants tracèrent avec ardeur le plan d’un jardin dans lequel chacun cultivait un carré ; une salle à manger champêtre fut installée sous un berceau ; enfin après deux ans de séjour l’habitation n’était plus reconnaissable.

MM. de Polignac mirent en plein rapport des terres qui ne produisaient rien. Ils firent dessiner autour du château un parc à la française, avec des allées de charmilles, des berceaux de tilleuls et de riants parterres. C’est là qu’en octobre 1798, ils reçurent la visite du duc de Berry. Tous les châtelains des environs accoururent pour cette réception et invitèrent à l’envie les gentilshommes de la suite du prince.

« Notre vieille noblesse, dit le vicomte de Ségur, continuait son existence dans un coin perdu du monde, tandis qu’on la croyait pour ainsi dire disparue. M. le duc de Berry ne se trouva point étranger en Pologne ; son aïeule Marie Leczinska le rattachait aux souvenirs d’un temps plus heureux. Les Polonais sont les Français du Nord, ils en ont la bravoure, la vivacité, l’esprit. Ils parlent notre langue avec grâce. Les émigrés retrouvèrent au milieu des forêts de Ja Pologne de grandes dames qui leur donnèrent l’hospitalité comme du temps de la chevalerie. Une certaine mollesse asiatique régnait dans les vieux manoirs polonais, où des femmes charmantes avaient l’air d’être enfermées par des enchanteurs ou des infidèles. »

Ce dernier paragraphe était à l’adresse d’Hélène, que le vicomte avait beaucoup connue à Paris.

Dans la société nombreuse qui se réunissait sans cesse à Kowalowka, Hélène trouva facilement à organiser une bonne troupe de comédie. Les jeunes comtesses de Polisnac, madame d’Aragon, d’autres émigrés, et plusieurs familles polonaises s’y prêtèrent de la meilleure grâce du monde. La comtesse fit construire un théâtre, peignit elle-même les décors, et fabriqua les costumes, secondée par les demoiselles de Badens. Après avoir commencé par la comédie on essaya de l’opéra-comique et l’on joua avec grand succès : Ma tante Aurore, Richard Cœur de Lion, Zémire et Azor, Fanchon la Vielleuse, etc.

Les répétitions amusèrent plus encore que les représentations. Le comte, malgré sa jalousie, parut satisfait du plaisir que prenait sa femme à cet amusement, et tout en la surveillant de fort près et choisissant lui-même les hommes qui devaient jouer les rôles d’amoureux, il se montra flatté de ses talents et de ses succès.

Des visites inattendues venaient souvent animer encore la vie de Kowalowka ; chacun des amis savait qu’il pouvait arriver à l’improviste sans déranger personne, car dans les vastes habitations polonaises, situées à une grande distance les unes des autres, tout était organisé pour héberger non seulement les amis, mais les voyageurs en détresse réclamant l’hospitalité pendant qu’on raccommodait les roues de leurs chaises de poste ou leurs traîneaux cassés. On sait ce qu’étaient alors les chemins en Pologne et ce qu’ils sont peut-être encore aujourd’hui. Il n’y à pas un voyage du comte ou de la comtesse pendant lequel on ne parle de roues brisées ou de traîneaux renversés[3].

Hélène aimait beaucoup ces réceptions improvisées et pendant les absences du comte, elle les lui contait fidèlement.

« Aujourd’hui le prince Sanguszko, palatin de Volhynie, est arrivé pour dîner ; comme j’avais grande compagnie, il ne m’a pas embarrassé, il a fort admiré les jardins et la serre, car l’orangerie est dehors ; il avait avec lui un monsieur qui avait une jolie voix ; il a chanté et joué du clavecin, j’ai chanté aussi avec la Dembowska ; mademoiselle Sawiecka a joué du clavecin, cela a fait un concert, puis j’ai fait venir la musique et à neuf heures du soir on a dansé jusqu’à minuit. »


« Ce dimanche 25 mars.


» Cet après-midi nous avons eu la visite de M. Gaillard[4], il est plus ridicule que jamais ; il s’est coiffé à l’enfant et madame Dembowska lui a dit que par derrière cela allait très bien à l’air de son visage. Nous avons fait aujourd’hui la répétition de Zémire et Azor, cela nous a amusés. Toute la famille Sawiecka est venue et nous nous sommes arrangés pour répéter deux fois la semaine, le mardi et le jeudi ; cela nous rassemble et nous fait passer le temps. » Il est venu aujourd’hui beaucoup de monde pour passer le jeudi gras avec moi. Ils voulaient s’en aller après le dîner, mais nous nous sommes mis à faire des contes de revenant, puis on a fait un whist, de sorte que l’heure du thé étant venue, sans qu’on s’en aperçût, je leur ai fait moi-même du bon thé que tu m’as envoyé de Kiew, cela nous a égayés. »


HÉLÈNE AU COMTE VINCENT


« Ce mercredi.


» Madame d’Aragon est arrivée seule au moment du dîner ; son mari a été fort malade, elle m’a beaucoup demandé de tes nouvelles et m’a chargée de mille compliments pour toi.

» Tu sens bien qu’elle est venue dans ma chambre à mon réveil, après cela la famille Sawiecka et la Ostarboska sont arrivées et nous avons fait la répétition de Zémire et Azor.

» Madame d’Aragon est comique et plus folle que jamais, elle m’emporte quelques romans que je lui prête, pour qu’elle m’envoie ce qu’elle m’a promis, car à Tulczin[5] ils ont tous les romans nouveaux, »

La princesse Lubomirska et la comtesse d’Aragon, habitant le voisinage de Niemirow, venaient à chaque instant et leur présence apportait une gaieté et une animation extrêmes.

« La Lubomirska est ici pour un mois, je la retiendrai le plus longtemps possible, tu sais combien sa société m’est agréable. Nous avons vu arriver hier au soir madame d’Aragon ; elle m’a priée en grâce de coucher dans ma chambre, j’y ai consenti, on a séparé ton lit et elle s’y est installée. Rouckiez[6] couchait par terre, et pour rendre la fête complète, Kassia, à madame d’Aragon, y couchait aussi. Je ne me doutais guère de la nuit qu’elle me préparait. Je ne puis te dire toutes les folies qu’elle a faites. Elle a contrefait la morte, elle a tourmenté Kassia et m’a raconté des balivernes toute la nuit : c’est réellement le second tome de madame de Nassau ; le meilleur c’est qu’elle a jeté au milieu de la nuit son manchon sur la tête de Kassia en lui criant que c’était un ours et Kassia, qui est bête comme une dinde, l’a cru et s’est mise à hurler, Ge matin, elle a déjeuné comme on dîne et est partie pour Woytuwka… »

Au moment où Hélène terminait cette lettre, madame L’Épine vint la prévenir que le petit Vincent souffrait d’un mal de gorge assez violent. On fit avertir aussitôt le médecin de Niemirow, qui trouva l’enfant gravement malade. La fièvre augmenta dans la nuit et tous les symptômes d’une affection gangreneuse de la gorge se déclarèrent.

Hélène, bouleversée, envoya un exprès à son mari ; il partit en toute hâte et arriva encore à temps pour revoir le petit Vincent qui expira le lendemain. C’était le second enfant qu’ils perdaient depuis trois ans, Superstitieuse à l’excès, Hélène songeait parfois à la vision funèbre des trois cercueils qui l’avait si fort bouleversée le jour de son mariage ; et cette pensée l’oppressait comme un cauchemar malgré ses efforts pour la chasser.

L’hiver se passa sans événement digne d’être : noté, sauf la mort de Stanislas-Auguste. Frappé d’une attaque d’apoplexie dans le palais qui lui avait été donné par Paul Ier à Saint-Pétersbourg, il expira le 12 février 1798, presque oublié de ses anciens sujets.

En décembre de la même année, l’empereur. Paul conclut à Constantinople un traité d’alliance avec les Turcs, et délivré de tout embarras de ce côté-là, il envoya contre la France une armée commandée par le général Souwaroff ; l’empereur d’Allemagne avait sollicité cette nomination.

Les Autrichiens battus à Manheim et à Coire avaient pris leur revanche sur l’Adige et à Vérone, mais leur situation en Italie était précaire. Le secours des Russes arriva fort à propos et le 97 avril 1799, l’armée austro-russe commandée par Souwaroff battait les Français à Cassano et entrait le lendemain à Milan.

La Russie faisait de grands sacrifices pour entretenir son armée d’Italie, sans pour cela dégarnir ses frontières, et ses sujets s’en ressentaient. Des passages continuels de troupes, des réquisitions de fourrage, de pain et d’eau-de-vie pesaient lourdement sur les Polonais. La Gallicie entre autres, traversée sans cesse par les troupes russes, était écrasée d’impôts. Le comte y possédait de son chef des biens considérables auxquels étaient venus se joindre ceux du prince Xavier. La ville de Brody, entre autres, lui appartenait et formait un centre commercial important. Sa présence y devint nécessaire, et en mars 1799 il dut partir.

Hélène demeura seule à Kowalowka avec Alexis et les fidèles Badens, elle s’occupait avec amour de son enfant dont l’intelligence très développée faisait sa joie. Dans chaque lettre à son mari, on trouve un long paragraphe concernant Alexis.


« 23 mars 1799,


» Ni toi ni moi ne connaissions Alexis, tu ne te fais pas une idée de sa douceur, de sa sensibilité, de son intelligence. Il mange, dort, joue dans ma chambre, il ne me quitte pas d’un instant depuis huit jours que tu es parti. Il faut le voir quand il est tout à fait à l’aise, ses réflexions sont charmantes, décidément c’est à toi qu’il ressemble ! Cet enfant fait mon orgueil, et mon désespoir quand je vois son apparence délicate. Je ne te rends pas compte de toutes ses gentillesses, elles perdraient à être racontées. »


« Kowalowka, 27 mars.


» Je ne me suis pas attendue à avoir des nouvelles de toi aujourd’hui, ainsi, j’aurais passé la journée très tranquillement si Alexis n’avait pas un gros rhume qu’il a attrapé je ne sais comment, car je prends toutes les précautions imaginables. Il est triste et languissant, cela m’inquiète un peu. Sonnemberg est venu, je l’ai trouvé exactement tel que tu me l’as dépeint, ce qui m’a donné envie de rire. Il m’a rassurée d’ailleurs sur le compte du petit : je suis plus tranquille : »


« Samedi 28.


» Alexis a eu une mauvaise nuit encore, il a une forte fièvre. Toute la journée, il est resté couché sur le canapé sans vouloir jouer ; le médecin dit que c’est une fièvre catarrhale, je suis bien inquiête ; ton absence redouble ma peine, j’ai éprouvé tant de malheurs que je crains toujours, Cependant l’on dit qu’il n’y a pas de danger ; je viens de le coucher, il doit toute la nuit prendre des potions et même le médecin a laissé une espèce de sinapisme pour appliquer en cas que la fièvre augmente. Je suis si triste que je ne puis te parler que de mes alarmes. »


« Dimanche 29 mars.


» La nuit a été mauvaise et vers le matin la fièvre s’est calmée, mais elle a repris fortement après midi et, ce soir, il est plus malade qu’hier. Je ne sais que faire, je suis vraiment au désespoir. Si cela ne va pas mieux demain, je ferai chercher Lirius, qui l’a déjà tiré d’affaire : il semble, quand tu me quittes, que le malheur s’attache à moi et que je te doive mon bonheur de toutes les manières. »

Un léger mieux se produisit le lendemain, mais il ne se soutint pas et, vers le soir, la fièvre redoubla ; l’enfant avait de la peine à avaler, cependant aucun symptôme alarmant ne s’était déclaré. Malgré les instances des Badens, Hélène refusa de se coucher et demeura immobile au pied du lit d’Alexis. Au milieu du profond silence de la nuit, à la campagne, elle écoutait anxieuse le souffle léger qui s’échappait de ses lèvres, peu à peu, elle crut s’apercevoir que la respiration devenait plus difficile et sifflante. Le médecin qu’on avait fait venir de Niemirow était reparti ; un cosaque fut aussitôt expédié pour le ramener ; à peine arrivé, il constata que pendant les quelques heures écoulées depuis son départ, l’état de l’enfant s’était aggravé.

— C’est la gorge qui se prend ? demanda Hélène d’une voix étouffée.

Le médecin fit un signe affirmatif.

— Je le savais, dit-elle, mon enfant est perdu !

Tous les efforts pour l’arracher de la chambre furent inutiles. Elle assista pendant douze heures à cette lente agonie dont elle suivait les progrès, sans se faire illusion, connaissant bien ce mal terrible auquel avaient succombé le petit Vincent et le fils cadet de la comtesse Anna.

— Mon Dieu ! murmurait-elle, voulez-vous que je perde mon dernier enfant pour que votre justice s’accomplisse !

Puis elle laissait échapper des mots entrecoupés dont on devinait le sens :

— Pourtant j’ai soigné l’autre au péril de ma vie !… Sa mère ne le croit pas et elle m’a maudite !…

Les Badens et toutes les femmes d’Hélène assistaient à cette scène déchirante, glacées d’effroi en voyant la comtesse coller ses lèvres sui celles d’Alexis. L’enfant expira au milieu de la seconde nuit, et on parvint à emporter sa mère hors de la chambre. Une violente crise de nerfs la saisit et fut suivie d’un sommeil qui dura jusqu’au lendemain. Elle ne s’éveilla qu’au milieu du jour ; en revenant à elle, un flot de larmes vint la soulager ; elle n’avait pas pleuré une seule fois pendant la maladie d’Alexis.

— Où est-il ? demanda-t-elle à ses femmes, je veux le voir.

On avait profité du sommeil de la comtesse pour placer l’enfant dans son cercueil et le médecin avait défendu de laisser pénétrer Hélène dans la chambre. Prévenu de son réveil, il se hâta de se rendre auprès d’elle.

— Je veux voir mon enfant, dit-elle d’un ton bref, personne ne peut m’en empêcher.

Il essaya vainement de la retenir, elle sortit marchant comme une automate, entra dans la chambre de l’enfant, s’assit auprès du lit sans proférer une parole et regarda d’un œil sec tous les apprêts funèbres. On recouvrit le petit cercueil d’un linceul de satin blanc, on alluma des cierges dans toute la chambre, le prêtre et deux femmes prièrent à genoux pendant la journée.

La comtesse immobile et les yeux fixes resta jusqu’au soir à la même place, puis elle regagna lentement sa chambre gardant toujours le silence. Le médecin obtint cependant qu’elle prît quelque nourriture et parvint à glisser un calmant dans sa boisson sans qu’elle s’en aperçût. Elle dormit toute la nuit d’un sommeil lourd et profond. Le lendemain matin, elle s’éveilla en sursaut, les volets de sa chambre et de la pièce voisine étaient fermés afin qu’elle ne vît pas le triste cortège. Mais elle devina ce qui se passait, et s’élançant vers la porte malgré les efforts de ses femmes, elle arriva sur la terrasse au moment où on enlevait l’enfant.

À peine vêtue, elle descendit lentement les marches du perron, écartant d’un geste impérieux les serviteurs qui voulaient lui barrer le passage ; elle prit le bras du marquis de Badens et marcha avec lui derrière le cercueil. Ils entrèrent dans la petite église, et, durant le service funèbre, Hélène resta agenouillée, immobile comme une statue. Mais au moment où l’on descendit l’enfant dans le caveau où reposaient déjà son frère et sa sœur, elle se leva et s’écria d’une voix forte :

— Trois ! ils sont bien trois !

Et elle tomba sans connaissance. La vision prophétique des trois cercueils venait de s’accomplir.

Le comte, prévenu par les Badens qui lui écrivirent. ces lugubres détails, ne put arriver que trois jours après cette terrible journée. La princesse Lubomirska accourut le lendemain. Hélène fut entourée des soins les plus tendres, mais l’affection de son mari parvint seule à lui rendre un peu de calme. Aussitôt qu’elle put s’occuper à quelque chose, elle arrangea les boucles blondes de son enfant et les serra précieusement avec la petite lettre qu’il leur avait écrite à Horwol ; elle noua l’enveloppe avec un petit ruban blanc, qui a été dénoué par nous pour la première fois et non sans émotion. Sur l’enveloppe sont écrits ces seuls mots : « Mon Alexis ! »

  1. Le duc de Polignac avait deux frères et trois fils : Jules, Armaud et Melchior. Le duc et ses frères s’établirent en Ukraine, il y mourut près de Tulczyn. Deux de ses fils furent faits prisonniers après la conspiration de Cadoudal, de laquelle ils faisaient partie ; ils subirent leur peine dans une maison de santé.
  2. La comtesse Félix Potocka, nièce du comte Vincent.
  3. Le comte André Potocki nous a raconté qu’un beau soir, une voiture se brisa devant le château de sa grand’mère ; une dame en descendit et demanda l’hospitalité pendant quolques heures. On la reçut si bien que, trente ans après, elle y était encore.
  4. Émigré français qui habitait Niemirow.
  5. Le comte Félix Potocki, sccond mari de la belle Grecque, madame de Witt, et propriétaire de Tulczin, possèdait une fortune considérable ; l’administration de ses terres équivalait à celle d’un petit royaume, on dit qu’il avait cinquante mille sujets. Le comte. Nicolas Potocki, habitant Paris actuellement, est son petit-fils.
  6. Une des femmes qui, en l’absence du comte, couchait toujours dans la chambre de la comtesse.