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Histoire d’une grande dame au XVIIIe siècle, La comtesse Hélène Potocka/07

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (2p. 175-211).


VII

1800-1801


Second voyage à Saint-Pétersbourg. — Correspondance. — La cour de Paul Ier ; ses bizarreries. — Souwaroff. — Sa mort et son enterrement. — Mort de Paul Ier.



Le désespoir d’Hélène fit place au bout de quelques mois à une mélancolie résignée qu’elle chercha même à dissimuler devant le comte. Celui-ci, après avoir partagé sa douleur pendant un certain temps, en fut forcément distrait par de très graves préoccupations, causées par l’état délabré de sa fortune, les hypothèques de ses terres, et les emprunts onéreux qu’il avait dû contracter pour payer les créanciers les plus exigeants et pour les frais du divorce.

Il avait espéré, grâce à la fortune du prince Xavier, rétablir l’équilibre ; mais il comptait sans le partage ajourné, sans les révolutions et sans les séquestres. Son voyage de 1796 à Saint-Pétersbourg visait deux choses, donner un état civil à ses enfants et obtenir la levée du séquestre mis sur les biens de Lithuanie, il vit bientôt l’impossibilité de poursuivre ce double but à la fois. Le manque d’argent, car il avait joué et perdu des sommes considérables, le désespoir d’Hélène l’attendant seule à Horwol, la jalousie qu’avaient excité en lui les déplacements de sa femme : tout se réunit pour lui faire quitter Pétersbourg avant d’avoir entamé la question du séquestre.

La mort de l’impératrice Catherine et l’avènement de Paul Ier vinrent encore retarder toute négociation et le Grand-Chambellan put se rendre compte qu’un nouveau voyage à Saint-Pétersbourg était indispensable. Mais comment faire consentir Hélène à cette nouvelle séparation ? Il se décida à l’instruire en partie du mauvais état de ses affaires, et de la ruine à courte échéance qui les menaçait si l’on n’y apportait un prompt remède. Il venait de recevoir la nouvelle de la perte d’un procès important, qui allait lui coûter vingt mille roubles ; la sentence avait été rendue par le tribunal de Kiew, composé de démocrates, au dire du comte, et fortement soutenu par le gouverneur de la province, le comte Gudowicz, qui, en toute circonstance, s’était montré l’ennemi du Grand-Chambellan. Il fallait aller combattre en personne cette influence.

Malgré Je chagrin que le départ de son mari causa à Hélène, elle comprit que la présence du comte à Pétersbourg était indispensable. Elle ne pouvait songer à l’accompagner, car cela doublait la dépense du voyage, et elle croyait pouvoir être utile en restant à Kowalowka. Il partit donc seul le 2 janvier 1800 pour Pétersbourg.

Paul Ier avait succédé à Catherine le 17 novembre 1796 et fut sacré le 16 avril 1797 à Moscou. Il ne justifia point, au début, les craintes qu’il inspirait. Un de ses premiers soins fut d’appeler à Pétersbourg l’ex-roi Stanislas, auquel il fit don du palais de Marbre. Il signa le 26 janvier une nouvelle convention avec l’Autriche et la Prusse au sujet de la Pologne, elle assurait à son roi une pension de deux cent mille ducats. Puis, en même temps, il invitait le prince de Lisne à venir assister à son couronnement et lui accordait une pension de mille ducats sur sa cassette particulière.

Comme on le voit, le commencement de son règne fut marqué par des tendances sages et bienveillantes. Il voulut être instruit de tout, et accueillit volontiers les pétitions de ses sujets. Mais bientôt la bizarrerie et la mobilité de son esprit se montrèrent dans de nombreux actes de son administration. Redoutant l’invasion des idées nouvelles, il établit une censure sévère, défendit l’entrée en Russie des livres français et bientôt de tous les livres étrangers ; il chercha à empêcher les voyageurs de pénétrer dans son l’empire et rappela ses sujets du dehors, puis il rendit les ukases les plus étranges et les plus despotiques. Madame Vigée-Lebrun raconte que parmi les ordonnances bizarres qui ont signalé son règne, une à laquelle il était fort pénible de se soumettre obligeait les femmes comme les hommes à descendre de voiture sur le passage de l’empereur ; or, il faut ajouter que l’on rencontrait fréquemment Paul Ier dans les rues, attendu qu’il les parcourait sans cesse, quelquefois à cheval, et souvent en traîneau, sans être escorté et sans aucun signe qui pût le faire reconnaître. Il n’en fallait pas moins se soumettre à cet ordre cruel par le froid rigoureux. Des femmes légèrement chaussées étaient obligées de descendre dans la neige, et il ne s’agissait rien moins que du knout ou de l’exil en Sibérie si l’on n’obéissait pas. Peu à peu, cette conduite arbitraire eb oppressive fit trembler tout le monde et les revirements soudains de sa politique, en portant une sérieuse atteinte aux affaires, mécontentèrent profondément la nation.

Il suivit tout d’abord la politique de sa mère vis-à-vis des émigrés et de la Révolution française et envoya les subsides nécessaires à Souwaroff pour qu’il pût continuer la campagne qui se présentait sous des auspices favorables pour l’armée austro-russe.

Le 27 mars 1799 Souwaroff remportait à Cassano une victoire sur l’armée française et entrait le lendemain à Milan ; le 15 août l’armée austro-russe gagnait de nouveau la bataille de Novi et Souwaroff quittant l’Italie se préparait à franchir le Saint-Gothard pour pénétrer en Suisse et y déloger les Français des postes qu’ils occupaient au sommet de la montagne. L’armée russe, épuisée de lassitude et de faim, regardait avec effroi les cimes couvertes de neige qu’il fallait atteindre ; elle murmurait et refusait d’aller plus loin. Souwaroff, voyant le découragement de ses troupes, fit creuser une fosse sur le chemin, et se coucha dedans.

— Couvrez-moi de terre, dit-il, et laissez ici votre général, vous n’êtes plus mes enfants, je n’ai plus qu’à mourir !

Ses grenadiers se précipitent aussitôt autour de lui et lui demandent à grands cris à escalader les pentes abruptes qu’ils avaient devant eux. Leur marche fut si rapide et si imprévue que les postes du sommet de la montagne, à peine gardés, tomb"`erent facilement en leur pouvoir.

Souwaroff menaçait déjà la droite de l’armée française massée derrière la Reuss, au pied du Righi, quand il apprit à la fois la défaite du général Hotze qui commandait le corps d’armée autrichien, formant l’aile gauche des Russes et auquel il était prêt à se joindre, et la déroute de Gortschakoff devant Zurich, le 25 septembre.

La colère du général fut telle qu’il poussa de véritables cris de rage, mais ne croyant pas la défaite de Gortschakoff décisive comme elle l’était, il lui envoya l’ordre de renoncer à la retraite et de marcher en avant, en annonçant à l’armée que Souwaroff les rejoignait. Renforcée par le corps de Hotze qui arrivait à Constance, les restes de l’armée de Gortschakoff tentèrent de livrer un dernier combat et furent mis en pleine déroute. Souwaroff, arrêté dans sa marche par Masséna, dut songer lui-même à la retraite. De l’avis des généraux français, elle fut admirable ; deux ou trois bataillons de grenadiers se dévouèrent pour le reste de l’armée. Mais un profond désespoir s’était emparé de l’âme du vieux général, il s’en allait couché au fond de sa kibitka[1], comme un un vieux lion blessé, et là, caché sous son manteau, il ne voulait plus se laisser voir.

Ce que l’on sait du caractère de Paul I peut faire deviner ce qu’il éprouva à la nouvelle des désastres de son armée ; son orgueil humilié, la gloire de ses armes compromise portèrent jusqu’à la folie l’excès de sa colère. Il cassa et flétrit en masse tous les officiers qui manquaient à l’armée, sans s’embarrasser qu’ils fussent morts, vivants, tués ou prisonniers. Enfin ce qui fit supposer que réellement Paul Ier avait perdu la tête, c’est qu’il envoya à toutes ses troupes l’ordre de revenir sans délai, et sans prévenir ses alliés, il se retira de la coalition. C’est précisément alors que le comte partit pour Pétersbourg.

Pendant que son mari entreprenait ce voyage, Hélène voulut contribuer, dans la mesure de ses forces, à relever leur fortune abattue, et puisant une énergie nouvelle dans sa passion et dans sa force de volonté, elle appliqua toute son intelligence à des détails dont elle n’eut pas même voulu entendre parler dix ans auparavant.

Tout l’intéresse, rien n’est oublié, elle met son amour-propre à gérer des biens qui ne sont pas les siens, mais ceux de ce mari qu’elle adore. Elle n’a qu’une crainte, qu’un souci, ne pas faire assez, elle dépasse la mesure de ses forces, elle se sent épuisée ; sa santé minée par le chagrin succombe à la peine, mais tout lui est égal pourvu qu’il soit content, pourvu qu’un mot d’éloge ou de tendresse vienne la récompenser. Les détails matériels et arides dont ses lettres sont remplies deviennent touchants par le sentiment qui les dicte ; on se sent ému en voyant cette femme encore jeune, belle, pleine de grâce et de talents, s’enterrer vivante, dans une terre isolée, pour y faire le métier d’intendant.

La Pologne s’appelait autrefois le grenier du Nord ; malheureusement l’esclavage des paysans et la répartition inégale des terres s’opposaient à toute bonne çulture. Cependant le palatinat de Kiew, dans lequel se trouvait Kowalowka, était si favorable à la production du froment que, malgré plusieurs parties de ces provinces restées incultes, on y recueillait plus de grain que les habitants n’en pouvaient consommer. Une portion était employée à distiller des liqueurs spiritueuses, et le superflu expédié dans les ports de la mer Noire, qui formaient un débouché très avantageux pour le blé. La Pologne produisait également de la potasse, des bois de construction, et son commerce aurait pu être considérable si les nobles n’eussent pas considéré comme une dérogation de se mêler à n’importe quel trafic. Les bourgeois et les paysans, trop pauvres pour entreprendre quelque chose, abandonnaient tout commerce de détail aux Juifs, et les grandes affaires aux intendants qui volaient les seigneurs et exploitaient les paysans. Les lettres d’Hélène donnent l’idée la plus nette de cet état de choses, et forment un tableau, pris sur le vif, de l’administration des biens d’un grand seigneur polonais à cette époque.

À ce point de vue, sa correspondance est un document des plus curieux. La comtesse n’hésita pas, aussitôt après le départ de son mari, à s’emparer d’une main ferme de toute l’administration de Kowalowka qui comprenait le haras et des fermes ou folwarks considérables. Chaque folwark avait à sa tête un économe qui rendait ses comptes à un des intendants ou officialistes du comte Vincent. Il y avait également deux fabriques d’eau-de-vie, deux moulins, et plusieurs auberges louées par des Juifs, qui payaient aussi entre les mains des intendants. Les payements se faisaient le plus souvent en nature, dans les folwarks, et en argent pour les auberges. Les moulins et les fabriques étaient dirigés par des employés du comte. C’est dans cette administration, aussi compliquée que vicieuse, qu’il s’agissait d’établir l’ordre et l’économie qui n’y avaient jamais régné.


LA COMTESSE HÉLÈNE AU COMTE VINCENT


« Mercredi 4 janvier, 8 heures 1/2 du matin.


» Tu viens de partir, et je ne trouve d’autre moyen de rendre le calme à mes sens qu’en t’écrivant. J’ai beau faire, je ne peux pas trouver dans la nature un cœur comme le mien, et je crois que c’est pour le bonheur de l’humanité que le ciel ne lui fait pas souvent ce triste présent. Semblable aux plantes que la moindre approche flétrit, un rien me froisse, et je ressens, ou je suis affectée de choses qui de feraient impression sur personne ! Que faire ? je vois qu’il y aura toujours bien loin de la manière dont j’aimerai à celle dont je pourrai être aimé. Je dois me regarder comme un être isolé, qui ne trouvera jamais à s’assortir !… Mais je dois te parler d’autres choses qui t’intéressent davantage.

» Crois-moi, Vincent, tu auras assez des affaires de droit, et des plans à faire pour l’amélioration de notre fortune, pour t’occuper ; laisse-moi le gouvernement de la maison, du peu d’économie qui nous restera, et du commerce de blé d’Odessa ; je me sens les forces nécessaires pour y suffire, si tu n’y mets pas d’obstacle, par des profusions et des spéculations dangereuses. Séparons les caisses, prends une somme aussi considérable que possible pour tes dépenses secrètes, et laisse-moi le soin de régler la caisse pour les payements à faire dans la maison, et l’économie, crois-moi, c’est le seul moyen de nous sauver de la ruine. Mais je ne puis voir le désordre sans y obvier ; ou je ne me mêlerai de rien, ou je me mêlerai de tout, il n’y a pas de milieu, ce que je ferais d’un côté ne signifierait rien, si tout n’était pas en harmonie. On ne pourra ici m’accuser d’injustice, ni de dépenses frivoles, ni de te cacher rien ; je te manderai tout, et tu seras plus au fait des affaires de la maison que quand tu y étais, ne lisant jamais un compte, et ne donnant point les résolutions à temps. Je consens et désire être ton premier domestique, et faire, et suivre tes volontés, mais je ne souffrirai pas qu’un de ces messieurs se croie une autorité égale à la mienne. Si je fais mal, eh bien, cela se verra bientôt et je ne laisserai rien pire que je l’ai trouvé.

» Je n’ai pas voulu donner d’ordre sans être informée de l’état de la caisse ; j’ai fait venir Prêtre pour le lui demander ; il a pris une mine fort embarrassée et m’a dit que tu lui avais ordonné de ne donner l’état de sa caisse qu’après qu’il aurait acquitté certaines assignations que tu lui avait laissées. Je lui ai dit de déduire la somme que tu lui avais ordonné de payer et de me donner la note de ce qui resterait ; il a ouvert de grands yeux, et a été étonné que mon raisonnement allât jusque-là. Il a pris-le parti de me dire qu’il y avait à la caisse 16 501 francs, et que tes assignations mystérieuses montaient à 4 800 francs. Je n’ai fait aucune question sur ces assignations qui, comme je le suppose, seront le cordonnier, le tailleur, etc. ; or, comme je désire que tu sois bien vêtu et bien chaussé, je m’en réjouis… »

Il est facile de deviner qu’elle s’en réjouit fort peu, et qu’elle soupçonne peut-être à bon droit que les mystérieuses assignations ont un tout autre objet que de chausser et vêtir le comte ; mais enfin, elle n’insiste pas et continue à rétablir de son mieux le bon ordre.


LE COMTE VINCENT À LA COMTESSE HÉLÈNE


« D’Horwol.


» Je t’ai donné toute ma confiance, mon Hélène, et je te l’ai donnée sur la connaissance que j’ai de ton vrai mérite, du mérite du seul objet qui m’est cher et à qui j’ai consacré mes sentiments et ma vie ; crois encore que je suis incapable de rien faire d’indigne de cet objet et de moi-même.

» Il est deux heures, je suis fatigué à mourir ; demain matin je te répondrai avec clarté et j’espère que tu seras contente. Oh ! que ne puis-je réussir à t’inspirer la même confiance que j’ai en toi !… Ne me rends point responsable, ma chère Hélène, de la mine plus ou moins spirituelle que fait Prêtre ; ce qu’il y a de sûr, c’est que je n’ai aucun mystère pour toi et que tu peux te faire présenter toutes mes assignations.

» Bonsoir, Hélène, je t’aime plus que jamais dans mon imagination brûlante ; je suis auprès de toi dans cette chambre d’Horwol, je te sens, je t’embrasse, je te respire, il me faudrait le charme et le don de ton style pour t’exprimer ce que je sens ; comme je te serre contre mon sein, avec quelle force je te presse sur mon cœur qui ne palpite, qui n’existe avec délices que lorsqu’il touche au tien et qu’il reprend son amour dans ton âme !… »


LA COMTESSE HÉLÈNE AU COMTE VINCENT


« J’ai cru mourir de joie en recevant ta lettre d’Horwol ! Avec quel plaisir mêlé d’amertume je me suis rappelée cette chambre où tu m’as témoigné tant de tendresse et tant de soupçon !

Le ciel sait que je n’avais mérité que la tendresse ! Tu m’aimes donc, Vincent ? Ah ! cette pensée me donne la force de tout supporter…

» Il faut que je te dise qu’André a demandé son congé ; comme l’essentiel est de mettre de l’ordre et qu’il ne peut pas y en avoir tant qu’il y aura plusieurs cuisiniers pour une même table, je le lui ai donné. Daniel cuira seul pour notre table, il est beaucoup meilleur qu’André, matin et soir, il me donnera un menu sur le modèle que je t’envoie ; à côté de chaque plat, il est écrit combien de pièces y ont été employées. Jean cuira pour la table du maréchal et me donnera le menu de cette table et de celle des valets de chambre. Les autres gens n’ont que de la viande de boucherie dont j’ai aussi fixé la quantité par tête ; pour notre table, avec les menus, il me sera bien facile de calculer ce qui est sorti. Les cendres, qui sont un grand article, étaient à l’abandon, personne n’en était particulièrement chargé ; j’ai donné l’emploi à un de tes officialistes de s’informer de ce qu’il y en a, de les faire ramasser partout, à l’orangerie, à la briqueterie, dans les villages, etc. ; nous en ferons de la potasse.

» Tu n’as pas d’idée combien Kowalowka est tombé par la faute de l’intendant, qui prenait plus de journées aux paysans qu’il ne fallait ; j’ai déjà donné depuis longtemps là-dessus les ordres les plus sévères ; cependant j’ai vu qu’on ne les a pas écoutés. Hier je suis allée dans les champs et j’ai trouvé un paysan debout à côté de ses bœufs dont un était tombé et mourant ; je lui ai dit de le dételer et de le ramener à la maison, sans quoi il le perdrait. Cet homme m’a répondu avec beaucoup de bon sens :

« Si je ne laboure pas aujourd’hui, je serais sans pain, car on nous prend toute la semaine pour la panszezizna ; je suis à présent, me dit-il, poczworny ; en automne je serai parowy, et dans un an pieszy[2]. »

Je lui ai répondu que je ne prétendais pas à plus de trois jours, que si on le prenait davantage, il n’avait qu’à venir se plaindre. Il m’a dit que les cosaques ne le laisseraient pas entrer. J’ai fait venir les économes, et j’ai défendu que jamais on prenne aux paysans un jour de plus que ce qu’ils doivent, sans quoi ils seraient renvoyés. Ce matin, j’ai fait venir les anciens du village, et je leur ai dit que si on prenait plus de trois jours aux paysans, ils m’en fissent le rapport. J’achèterai le bétail qui manque, je leur ai ordonné d’en faire le registre et de me répondre qu’ils me rendront l’argent dans un an. Je leur avance aussi le grain nécessaire pour semer ; enfin le village sera dans peu en bon état, car j’aurai grand soin que le paysan ne fasse que ce qu’il doit ; non seulement l’humanité, mais notre propre intérêt le demande, car bientôt il n’y aurait plus de ciagty à Kowalowka[3].

» Jai ordonné, comme il est ennuyeux et presque impossible de parler à tous les paysans, que l’on choisisse deux paysans, les plus raisonnables, qui, chaque samedi à la session, rapporteront les griefs des paysans.

» Adieu, mon cher Vincent, puissent les peines que je me donne contribuer à ton bonheur, et me rendre plus chère à tes yeux. Je ne croirai pas alors y avoir donné trop de soins, car ma vie me semblera bien employée si je la passe à te rendre heureux et tranquille.

» Je t’embrasse de toutes les puissances de mon être. »


« Ce dimanche 11 mars.


« Ogonoski, c’sst-à-dire sa femme (car on dit que c’est elle qui a fait cette belle expédition), a fait prendre un paysan de Kovalowka, l’a fait mener chez elle ; on l’a cruellement battu et on l’a lié par les pouces, puis on l’a rapporté dans son village. Il est fort mal ; j’ai envoyé le chirurgien et le strytenutel pour en dresser le procès-verbal, et en faire le rapport au capitaine.

» Linski a fait battre un homme à Obodno, si fort que l’on dit qu’il ne peut pas vivre. J’en ai parlé au général qui a paru surpris et effrayé, il ignorait le fait et je crois qu’il craint que je te le mande. Après souper, il a parlé à Linski avec chaleur, et il m’a promis de t’informer de cette affaire.

» On dit que jusqu’aux paysans me bénissent ; ils sont moins foulés, savent ce qu’ils ont à faire ; il n’y a que messieurs les économes qui, je crois, ont un peu peur de voir qu’on les éclaire de si près.

» Pendant que nous prenions le thé, d’Aragon est arrivé, je lui ai parlé franchement et avec toute la délicatesse possible de la somme que les Polignac nous doivent ; je lui ai dit combien il élait désagréable pour moi d’être dans le cas de redemander une si petite somme, mais que connaissant ma façon de penser, il devait juger par là du besoin que j’en avais, que tu avais été forcé d’emporter à Pétersbourg une somme considérable, que ma caisse était à sec, et que je ne voyais pas les moyens d’entretenir ma maison. Il s’est chargé de ma commission et m’a dit que les Polignac attendaient de l’argent au mois de février.

» Outre le paysan qu’il a presque tué, Linski a fait battre un strazinick à nous, qui est gentilhomme ; je le fais dénoncer et l’on dit qu’il payera de l’argent. Le juge a fait une descente chez le paysan si maltraité par Ogonoski ; outre cela, on a lancé une accusation pour le strazinick qu’il a battu ; on dit que cela lui coûtera cher… »


Les lettres d’Hélène tracent, sans qu’elle y songe, un tableau saisissant de la vie des paysans polonais. Sa description du pauvre serf immobile devant son bœuf mort, et dont le morne désespoir ne croit pas même à un lendemain, est d’une vérité émouvante.


LE COMTE VINCENT À LA COMTESSE HÉLÈNE


« Ce dimanche 19 février, au soir.


» J’ai été ce matin à la cour, et comme je l’avais prévu, je n’ai pas eu le bonheur d’être présenté, il faudra m’inscrire encore deux dimanches de suite, les trois inscriptions sur la liste valent une seule présentation. En rentrant, j’avais à peine reposé une demi-heure qu’on m’annonce Léonard[4]. Ah ! mon Dieu, quel bavard ! les oreilles me tintent encore ; tu sais qu’il est Gascon, mais il en vaut bien dix ; je lui ai donné tes robes à faire et m’en suis débarrassé ; tes souliers sont aussi ordonnés chez le meilleur cordonnier, qui est aussi Français et aussi bavard que Léonard.

» Je suis vraiment charmé et enchanté de la manière dont tu conduis les affaires ; je trouve l’ordre que tu y mets si sage et si raisonnable que tu peux bien être sûre que je ne changerai rien à tout ce que tu auras établi, et sans que cela puisse augmenter ma confiance que tu as possédée entière de tout temps. Je serai charmé de t’en voir mêler toujours, et dans les parties que tu choisiras toi-même pour les diriger… »


LA COMTESSE HÉLÈNE AU COMTE VINCENT


« Je me sens bien soulagée de savoir que tu es content de moi, et je tâcherai de mettre de la réflexion dans chaque chose pour que tu n’aies aucun sujet de plainte, mais malgré cela je ne suis pas tranquille de n’avoir pas un plein pouvoir écrit de ta main, cela me gêne, il me semble que je méritais cette preuve de confiance et je me flatte que l’occasion de me la donner ne se retrouvera pas.

« Tu me dis d’être tranquille, et comment veux-tu que je le sois quand je te vois pas plus avancé que le premier jour, quand je vois que toi qui as perdu au partage de la Pologne ton rang, tes honneurs, et pour ainsi dire ta fortune, qui as été fidèle à la cause des Russes, qui partout as été reçu avec distinction, tu ne puisses parvenir à être présenté à l’empereur. Enfin les regrets sont inutiles, finis seulement, et finis comme tu pourras, reviens, tu me trouveras de la fermeté, du courage ! Il me coûtera moins de vivre de peu et d’abandonner tout, que de vivre dans l’humiliation, sollicitant la protection de l’orgueilleux Gudowiez, contre toute cette racaille qui s’est enrichie d’usures odieuses. Les paysans de Woytowice meurent de faim ; je me suis fait donner la note de ceux qui sont sans pain, la liste comprend quarante-deux maisons. Je leur ferai distribuer du seigle, du tireczka et de l’avoine mêlés… Adieu, mon Vincent ! »


Les affaires n’avançaient pas à Saint-Pétersbourg ; le czar continuait à être invisible pour le comte qui, dans chaque lettre, essayait de faire partager ses espérances à sa femme, sans y réussir ; leur correspondance ne roule que sur ce sujet et offre rarement quelque chose d’intéressant ; cependant, au mois d’avril, le Grand-Chambellan annonce à Hélène le retour de Souwaroff à Pétersbourg comme un événement inattendu et occupant tout le monde ; puis il écrit plus tard :


« Ce dimanche 29 avril 1800.


« Le mauvais temps continue et cependant j’ai été à la cour ; le neveu de Souwaroff (qui loge chez lui) m’a dit qu’il était très mal ; le médecin prétend qu’il n’y a pas d’espérance qu’il en revienne. C’est dommage, la Russie perdra un grand homme ; mais puisque tout doil finir, il aurait dû mourir après sa retraite d’Italie, émule et maître de Xénophon. »

Après la délaite de Zurich, Souwaroff était rentré en Russie le désespoir dans le cœur. L’empereur, qui lui attribuait les désastres arrivés en Suisse, lui avait retiré tout commandement, et ne voulut point le voir. Il expira dans les bras des grands-ducs, qui avaient avec peine obtenu la permission d’aller prendre de ses nouvelles. Mais, dès qu’il fut mort, l’empereur Paul publia l’ukase suivant : « Qu’on lui rende les mêmes honneurs militaires qu’à moi-même, et qu’il soit regardé désormais comme le plus grand capitaine de tous les peuples et de tous les pays du monde. »


LE COMTE VINCENT À LA CONTESSE HÉLÈNE


« Ce vendredi 11 mai 1800, de Saint-Pétersbourg.


» Depuis dimanche passé que Souwaroff est mort, il est toujours sur un lit de parade dans la maison où il a demeuré ; point d’autre lumière que celle d’une bougie près de laquelle est toujours un ecclésiastique qui prie à haute voix et qui veille continuellement, jour et nuit. — Une compagnie monte la garde en bas de la maison ; dans la chambre, et sur les escaliers, il n’y a que quelques officiers de police ; vingt-deux tabourets entourent le lit de parade avec dix-huit marques de différents ordres, et les autres avec des portraits, bâtons, aigrettes, couronnes de lauriers, etc. On l’enterrera demain ; toute la ville et toutes les classes le sont allé voir ; il n’a pas du tout changé et a simplement l’air de dormir. »

Le comte va nous apprendre comment l’empereur s’y prit pour concilier la rancune violente qu’il gardait au fond du cœur contre Souwaroff avec l’ukase dans lequel il ordonnait de lui rendre les honneurs militaires, dus au premier capitaine de tous les peuples et de tous les pays :

« Ce matin S. M. l’Empereur a fait la revue de six bataillons de guides à pied, et comme ce spectacle réussit toujours bien sous les yeux du souverain, attire toujours beaucoup de monde, cela a fait grand tort à l’enterrement du maréchal qui a eu moins de spectateurs. Sa Majesté a été contente de la revue et a récompensé officiers et soldats.

» Quant au convoi funèbre, le voici : Le commandant de la police avec ses officiers, une cinquantaine d’ecclésiastiques de tout rang marchant deux à deux y compris archimandrites, évêques et archevêques en habits d’église. Un char avec le cercueil placé sous un dais et soutenu par quatre soldats, et les cordons du dais tenus par des soldats en noir ; une vingtaine de domestiques en noir, avec des torches allumées ; vingt coussins avec les marques d’ordres portés devant le char par des subalternes ; le char suivi de cinq ou six parents ou amis du défunt, et la marche fermée par trois bataillons d’infanterie et onze canons. C’est tout l’appareil du convoi d’un des plus grands hommes que la Russie ait eus !…

» Je reviens à toi, ma chère Hélène ; au nom de Dieu, sois tranquille, tout ira bien, sois-en sûre ; mais surtout, point d’impatience, je ne souhaite pas de revenir ici, il faut finir, bien finir, et finir pour toujours ; si je m’étais donné le temps à mon premier voyage, je n’aurais pas besoin d’y être aujourd’hui. Adieu, chère femme ! »


Au milieu de toutes ses occupations, la comtesse reçut une lettre qui lui causa une certaine émotion. Elle était écrite par une femme jeune encore, ancienne maîtresse du comte qui l’avait abandonnée en lui promettant une pension qui ne fut jamais payée. La pauvre créature sans soutien, dans la misère, ne sachant à qui demander son pain, eut l’idée bizarre de s’adresser à la comtesse. Hélène se hâta de la secourir de la façon la plus délicate et écrivit à son mari :


LA COMTESSE HÉLÈNE AU CONTE VINCENT


« Ce vendredi 18 mai.


» Magdeleine m’a écrit la lettre la plus touchante ; elle meurt ce qui s’appelle de faim ; j’ai chargé positivement Sambowski de lui payer sa pension, je lui réponds que je suis sûre que tu ignores les embarras où elle se trouve, que sachant combien elle t’interesse et que c’est ton intention, j’ai chargé Sambowski de la satisfaire, enfin j’ai tâché de la consoler et de la tranquilliser ; tu l’as aimée, c’est assez pour que son sort ne me soit pas indifférent.

» Je n’ai aucune plénipotence, ce qui me dérange en plusieurs choses, il me semble que j’avais un pressentiment de ce qui arriverait quand je l’ai pressé de m’en laisser une ; il faut bien que tu prennes un parti à cet égard.

» Tu te fâcheras de cette lettre en miniature mais il m’est impossible de te parler d’autre chose que de mon chagrin dont tu fais si peu de cas. Je t’embrasse, rends-moi à la vie et au bonheur par ton retour. Si j’avais des enfants je supporterais ton absence avec plus de courage, mais je vois que cet article ne te tient pas au cœur autant qu’à moi, le temps passe et la jeunesse ne revient pas, rien ne la rappelle et les regrets sont inutiles ; les femmes qui ont eu autant d’enfants que moi cessent d’être jeunes de bonne heure, cette idée, jointe à ton absence et à l’affreux regret des perles que j’ai faites, porte ma douleur au comble et me donne un dégoût pour la vie, et surtout un violent désir de m’éloigner d’un endroit où je trouve à chaque pas les traces d’un souvenir déchirant. Si tu veux donc rester à Pétersbourg, laisse-moi m’en aller d’ici, où je me meurs ! »


LE COMTE VINCENT À LA COMTESSE HÉLÈNE


« Ce dimanche 10 juin.5


« Petit à petit l’oiseau fait son nid. Grande nouvelle !!! M. le comte Gudowicz a eu son congé absolu de toutes ses charges militaires et civiles, et cela sans avoir pris la peine de le demander. J’espère que te voilà rassurée !… Ce n’est pas la première fois que tu me grondes pour le plein pouvoir, mais ce n’est qu’à présent que tu en as acquis le droit. Sois juste, chère Hélène, et dis-moi, pouvais-je m’attendre à tant de bonne volonté, de courage et de constance, réunis à tant de capacités ? Avoue, chère Hélène, que c’est une découverte bien précieuse que cet essai nous a fait faire à tous les deux ; aussi, au besoin, personne n’aura plus mon plein pouvoir, et en te priant de l’en charger ce sera un tribut rendu à l’amour, au mérite et à la confiance sans bornes que tu m’inspires. Ta conduite vis-à-vis de Magdeleine, ma chère, ma bonne Hélène, me touche jusqu’au fond du cœur et cependant ne m’étonne pas, carje connais le tien…

» Par ordre de S. M., la police a fait circuler une permission en vertu de laquelle on peut se promener à Peterhof si l’on se sent d’une conduite irréprochable ; je compte y aller vendredi prochain, car je suis toujours empressé de profiter de la permission d’approcher ou, du moins, de voir notre bon et auguste souverain… »

En lui faisant part de cet ukase, le comte n’était peut-être pas fâché de convaincre sa femme qu’il était dans le cas prévu ci-dessus, mais pendant qu’il écrivait à Hélène la destitution de Gudowicz, et ses conversalions avec le baron de Wassiliew, qui se montrait en apparence parfaitement bien disposé, les nouvelles les plus désolantes parvenaient à la comtesse.

« … L… m’écrit que le baron de Wassiliew écrit au comte Gudowicz qu’il fasse prendre ses mesures pour toucher les revenus de Niemirow, et des terres qui sont à notre disposition, le gouvernement a ordre aussi de prendre ses mesures et de demander dans quel gouvernement nous avons des terres qui ne soient pas surchargées de dettes. Gudowicz a donc donné l’ordre à la chambre des finances de faire un plan pour savoir de quelle manière on devait prendre les revenus de Niemirow. »

L’ordre dont parle Hélène venait en effet d’être signé à Pétersbourg à l’insu du comte. Il séquestrait provisoirement Niemirow et accordait aux créanciers le droit de saisir le mobilier de Kowalowka, le haras et la ferme. C’était donc pour la comtesse l’expulsion forcée à bref délai et sous les yeux de ses voisins, ce qui lui semblait plus douloureux encore.

Malgrè son optimisme, le comte commença à s’apercevoir qu’il faisait fausse route, et qu’il était temps de faire quitter Kowalowka à la malheureuse Hélène. Il pensa également que sa présence pourrait lui être utile à Pétersbours et quoiqu’elle le gênât peut-être sous plus d’un rapport, entre autres pour le jeu, auquel il perdait sans cesse beaucoup d’argent, il désirait réellement la revoir et se décida à lui écrire.


« Ce mercredi 22 août 1800.


» … Comme ta lettre que j’ai reçue hier est peut-être la trentième lettre dont l’impatience et l’inquiétude que je ne puis calmer me déchirent le cœur et augmentent mon tourment. Hé bien ! quoique J’ai vu hier le prince Gagarîn, et lundi le baron de Vassiliew, malgré leurs belles paroles et leurs belles promesses cent fois réitérées, comme le jour et le moment de l’exécution ne sont pas fixés, et que cela pourra durer quelques semaines encore, d’autant plus que l’on dit que la cour ne rentrera qu’en octobre, je prends le parti de t’envoyer cette estafette pour te prier (m’étant absolument impossible de vivre plus longtemps sans toi) de satisfaire au désir que tu me marques dans plus de vingt lettres de venir me joindre ; c’est en tremblant que j’ose mettre ta complaisance à une si rude épreuve, mais je ne puis partir d’ici sans perdre nos affaires et je ne puis plus vivre sans te voir.

» Viens, donc, mon Hélène, et viens vite pour combler les plus chers et les plus ardents désirs de mon cœur ; oh ! si tu le désirais la moitié autant que moi, que je serais heureux ! Viens donc, chère Hélène, pour recevoir des preuves de mon ardent amour, pour me prouver le tien, pour me consoler, pour me faire part de ton esprit, de ton courage, de ton activité… Je ne dois pas un sol ici ; mais de tout l’argent que j’ai emporté avec moi, il ne me resle plus que 7 ou 800 ducats ; il faut donc que tu en ramasses tant que tu pourras pour l’apporter avec toi ; je pense que Sambowski t’en aura envoyé selon mes ordres. »


On devine qu’Hélène ne se fit point prier pour quitter Kowalowka ; elle se hâta de réunir tout l’argent qu’elle put faire rentrer, ce qui fut très difficile, car la nouvelle du séquestre était parfaitement vraie et connue dans tout le pays, puis elle partit dans les premiers jours de septembre, après avoir écrit ces quelques lignes :


LA COMTESSE HÉLÈNE AU COMTE VINCENT


« J’ai rassemblé tout l’argent que j’ai pu, je me suis efforcée de laisser tout en ordre. Les Badens et la Karwoska resteront à Kowalowka tant qu’ils pourront. Adieu, mon cher Vincent, je t’embrasse, mon cœur est dans une impatience que tu ne peux t’imaginer ; il me semble que, semblable à celui de sainte Thérèse, il est prêt à se fendre par la violence des sentiments qui l’agitent !… »


Peu de jours après, la comtesse rejoignait son mari et en recevait un accueil aussi tendre qu’elle le souhaitait et qu’elle le méritait, mais leurs affaires n’avaient pas avancé d’un pas. Ils passèrent plus d’un an à lutter contre des difficultés sans nombre et ne réussirent à rien. Hélène retrouva plusieurs de ses amies de France et de Varsovie, la princesse de Tarente, madame de Clermont, la baronne de Luzy, la duchesse de Serra Capriola, femme de l’ambassadeur de Naples, la princesse Dolgorouki, la comtesse de Pahlen, etc.

Elle fut bientôt recherchée et invitée de toutes parts, mais dans l’intimité, car par suite de la folie de plus en plus accentuée de Paul Ier, les grandes fêtes devenaient rares et tristes, chacun était préoccupé de la crainte de commettre une infraction aux ordonnances étranges de l’empereur, qui se succédaient de jour en jour. La plus grande contrainte régnait dans la société ; nul ne savait si le lendemain il ne serait pas envoyé en Sibérie ou dans une forteresse ; les plus grands personnages, ceux qui étaient le plus avant dans les bonnes grâces du souverain, n’étaient jamais à l’abri d’une disgrâce subite ; il suffisait d’un caprice traversant ce cerveau malade pourboulèverser toutes les existences. Le ridicule et l’odieux se disputaient la palme dans les décrets de Paul Ier. Les notes de la comtesse en citent quelques exemples : « Un jour paraissait un ukase défendant de porter des fracs, des gilets et des pantalons, on devait revêtir un habit uniforme, des culottes, de grandes bottes à l’écuyère, même à pied. Un autre interdisait tout chapeau rond. Tantôt l’empereur défendait à l’Académie des sciences de se servir désormais du mot révolution en parlant du cours des astres ; tantôt il enjoignait aux comédiens d’employer le mot permission, au lieu de liberté qu’ils mettaient sur leurs affiches.

» Toute étoffe ou rubans tricolores étaient sévèrement défendus, deux gazettes ayant dit un mot mystérieux sur une tentative d’assassinat sur George III, elles furent immédiatement supprimées et toutes les personnes qui avaient osé se dire la nouvelle à l’oreille furent arrêtées, sévèrement interrogées et condamnées à quelques jours de forteresse.

» Lorsqu’on voulait quitter Pétersbourg, il fallait, quinze jours d’avance, annoncer trois fois son départ dans les gazettes, pour que l’empereur pût l’empêcher, si tel était son bon plaisir.

» Un autre jour tous les chambellans étaient révoqués, et comme on représentait à Paul Ier qu’il ne restait personne pour faire le service, il consentit à en reprendre quatre, au lieu de vingt-quatre, car l’impératrice, les grands-ducs, et les grandes-duchesses avaient aussi leurs chambellans.

» La princesse Dostozewski, et son mari le prince Wasilij demandèrent à l’empereur la permission d’aller aux eaux pour leur santé, il refusa. Ils renouvelèrent leur demande quelque temps après, espérant que le caprice était passé, ils reçurent l’ordre de s’expatrier pour toujours, en laissant leur fortune et leurs enfants dans le pays. »

Tous ces faits consignés dans les notes d’Hélène et du comte, sans commentaires et sans être destinés à la publicité ne peuvent être révoqués en doute, et viennent se réunir à tant d’autres pour confirmer la certitude de la folie de Paul Ier.

Une tristesse morne régnait dans Saint-Pétersbourg : chacun tremblait pour lui et les siens ; la famille même de l’empereur n’était pas à l’abri de ses redoutables fantaisies, et la noblesse frémissant sous un joug qui devenait chaque jour plus cruel, laissait percer un mécontentement qui devait amener une catastrophe.

Le bruit se répandit sourdement que l’empereur se préparait à faire arrêter les grands-ducs et même l’impératrice, contre lesquels une monomanie de défiance l’irritait chaque jour davantage, il la poussa jusqu’à faire fermer tout à fait la porte qui conduisait de son appartement à celui de sa femme.

Les mécontents appartenant aux premières familles de la cour s’assemblèrent secrètement et d’accord, paraît-il, avec les grands-ducs, résolurent de forcer Paul d’abdiquer. On fixa le 23 mars pour l’exécution de ce projet, ce jour-là le bataillon Semonowski montait la garde au palais Michaïloff, qu’habitait l’empereur ; leur commandant faisait partie du complot. Les principaux conjurés étaient le comte de Pahlen, les Zouboff, le comte Benningsen, Tchitchakoff, Tartarinoff, Tolstoï, Iasselowitch et Ouvaroff. Dans la nuit du 23 au 24 mars, les conjurés pénétrèrent sans difficultés dans le palais, étant tous généraux et bien connus des sentinelles, ils entrèrent dans la chambre même de l’empereur, sauf de Pahlen qui resta prudemment dans la pièce voisine. Paul était couché et s’éveilla en sursaut, ils lui présentèrent l’acte d’abdication à signer, il refusa énergiquement et fit une résistance désespérée aux efforts des conjurés pour s’emparer de sa personne ; il s’efforça vainement d’ouvrir la porte de l’impératrice qu’il avait fait condamner peu de temps auparavant. Alors Platon Zouboff, qui paraissait rentré en grâce auprès de lui et auquel il avait rendu tous ses biens, détacha l’écharpe qui lui servait de ceinture et la jetant rapidement autour du cou de l’empereur, l’étrangla de ses propres mains.

L’impératrice, saisie de terreur et avertie par le tumulte de la scène effroyable qui venait de se passer, vit entrer sur-le-champ le grand-duc Alexandre pâle et bouleversé ; il voulut se jeter dans ses bras, mais elle le repoussa en s’écriant : « Osez-vous vous présenter devant moi, couvert du sang de votre père ? » Alexandre protesta, ce qui était vrai, qu’il ignorait le secret dessein des conjurés. Ceux-ci, de leur côté, déclarèrent qu’ils ne s’étaient portés à cette cruelle extrémité que pour éviter les suites terribles de la fureur du czar s’il eût recouvré sa liberté.

Le comte Vincent apprit un des premiers la nouvelle de la mort de Paul et de l’avènement d’Alexandre ; il rentra précipitamment l’annoncer à Hélène, et ils se hâtèrent de sortir tous deux pour voir par eux-mêmes ce qui se passait dans la ville. « Il n’y avait qu’un sentiment, celui de la délivrance. Bien différent de ce qu’il s’était montré naguère à la mort de Catherine, le peuple se livrait à des démonstrations de joie et acclamait le nom du nouvel empereur, qui reçut aussitôt l’hommage de toute la noblesse : chacun semblait respirer librement après une longue angoisse. »

Alexandre se montra d’une grande bienveillance envers les Polonais, qu’il voulait s’attacher ; il leur accorda la plus grande partie de leurs requêtes. Le comte fut assez bien traité et la présence d’Hélène contribua à ce succès ; elle eut même réussi à obtenir davantage sans les négociations mal conduites au début par son mari. On ne put empêcher la saisie de Kowalowka, mais le séquestre fut levé en partie en Lithuanie.

En septembre 1801, le comte et la comtesse quittèrent Pétersbourg.

  1. Espèce de charrette dans laquelle il se faisait traîner quand le cheval le fatiguait trop.
  2. Panssezizna, signifie corvée, pocaworny, paysan qui travaille avec quatre bœufs, parowy, avec deux bœufs, et pieszy, sans bœufs.
  3. Ciagty, paysans travaillant avec un attelage.
  4. L’ancien coiffeur de la reine Marie-Antoinette, le célèbre et ridicule Léonard, avait émigré à Saint-Pétersbourg.