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Histoire d’une grande dame au XVIIIe siècle, La princesse Hélène de Ligne/03

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (1p. 49-76).

III


L’histoire du curé de Saint-Eustache. — Hélène à la classe blanche. — La mort de mademoiselle de Montmorency.



Hélène avait pris en grippe la mère Quatre-Temps et ses pénitences, d’autant plus que, grâce à elle, on l’avait retardée deux fois pour monter à la classe blanche, ne la trouvant pas digne d’être préparée à sa première communion.

« Je n’avais de consolation, dit-elle, que quand la mère Sainte-Bathilde était d’heure, car elle savait tant de beaux contes et de belles histoires, que cela m’amusait extrêmement.

» Elle m’aimait beaucoup, car j’étais toujours la plus attentive à l’écouter quand elle se mettait à raconter, je retenais chaque mot de ce qu’elle disait, et, quand elle était partie, je répétais toutes ses histoires sans en omettre une seule syllabe. Toute la classe bleue se mettait à genoux autour de moi, pour mieux entendre, et l’on a vu même des demoiselles blanches qui écoutaient aussi.

» Quand j’avais fini les histoires de madame Sainte-Bathilde, je racontais celles de ma grandmère qui ne finissaient jamais, car je composais à mesure tous les événements, qui étaient bien curieux.

» Pour madame Sainte-Bathilde, il n’y avait personne pour remplacer l’attention que je donnais aux innombrables histoires dont elle inondait la classe, quoique madame de Rochechouart l’ait priée plusieurs fois de cesser les contes bleus qu’elle faisait aux pensionnaires, qui les rendaient crédules et peureuses. C’était plus fort qu’elle, tous les jours elle recommençait ; tantôt elle avait vu, tantôt c’était quelqu’un de ses amis ; enfin elle nous raconta une histoire qui pensa la faire retirer de la classe. C’était peu de temps après la mort du curé de Saint-Eustache, que l’on avait trouvé mort le matin dans son église. Le vicaire de Saint-Eustache, nommé M. Giron, venait souvent voir madame Sainte-Bathilde. Les pensionnaires l’avaient vu traverser la cour plusieurs fois, et avaient remarqué qu’il avait le cou de travers. Une fois, à la classe, que l’on entourait madame Sainte-Bathilde, qui, ce jour-là, était plus en verve qu’à l’ordinaire, une pensionnaire lui dit que, d’une des fenêtres du dépôt, elle avait vu passer un abbé qui allait au tour et qui avait le cou tordu d’une singulière manière. Alors madame Sainte-Bathilde dit que c’était elle qu’il venait voir, que c’était le vicaire de Saint-Eustache et qu’il avait eu le cou démis dans une aventure fort extraordinaire. Nous nous empressâmes à la prier de nous la raconter. Après nous avoir assuré que ce qu’elle allait dire était la vérité même, elle commença ainsi : « Feu M. le curé de Saint-Eustache a fait, comme chacun sait, rebâtir le portail de son église et il lui fallait 15,000 livres pour l’achever. Il ne savait où les : prendre : un de ses amis lui conseilla de s’adresser à un nommé M. Etteilla, qui avait la réputation de faire des choses fort extraordinaires. Le curé fut donc le trouver, lui dit qu’il avait absolument besoin de 15,000 livres et qu’il le priait de les lui procurer. M. Etteilla, après bien des sollicitations, lui dit de venir le trouver un peu avant minuit dans l’église de Saint-Eustache, accompagné d’un seul homme, et qu’il verrait ce qu’il aurait à faire pour son service. Le curé fut exact au rendez-vous et prit avec lui M. Giron, son vicaire, qui, pour lors, avait le cou aussi droit que vous et moi. Quand ils furent tous les trois dans l’église, M. Etteilla fit un cercle autour d’eux et leur dit de prendre bien garde d’en sortir, quelque chose qu’ils vissent, mais qu’ils ne tarderaient pas à voir près d’eux une figure effroyable qui leur demanderait ce qu’ils voulaient, et qu’ils répondissent sans balancer la somme qu’ils désiraient ; que le fantôme leur présenterait une bourse et qu’ils devaient se hâter de la prendre. M. Etteilla commença donc ses conjurations, renferma le curé et le vicaire dans le cercle. Ils ne tardèrent pas à voir sortir de terre une espèce de monstre avec des cornes qui leur demanda d’une voix tonnante ce qu’ils lui voulaient. Le curé effrayé sortit du cercle, mais le monstre l’assomma. Ill revint au cercle où était le vicaire et refit la même question. Le vicaire demanda la somme de 15 000 livres. Le monstre la lui présenta ; mais, comme il la prenait, ayant un peu trop avancé la tête, il reçut un coup dont il resta la tête de travers. Les conjurations étant finies, ils furent au curé pour le ramasser, mais ils le trouvèrent mort. Ils prirent donc le parti de laisser là le cadavre et sortirent de l’église. » Les pensionnaires ayant raconté cette histoire à différentes personnes, elle revint à madame de Rochechouart qui fit venir madame Sainte-Bathilde et la traita du haut en bas, lui disant qu’au premier chapitre qui serait tenu, elle la ferait ôter de la classe.

Il ne faut pas se figurer que la croyance aux sorciers était seulement l’apanage d’une vieille religieuse crédule. À cette époque, au contraire, elle était fort répandue et les gens les plus intelligents ne dédaignaient pas de les consulter. Le duc d’Orléans et le prince de Ligne lui-même voulurent connaître le fameux Etteilla. Le prince dit dans ses Fragments de Mémoires inédits : « Je suis bien fâché d’avoir fait si peu d’attention aux prédictions du grand Etteilla. Ce sorcier arrivait à Paris. Je menai chez lui M. le duc d’Orléans, rue Fromenteau, à un quatrième. Il ne pouvait nous connaître ni l’un ni l’autre. Je sais bien qu’il lui parla trône, révolution, famille royale, Versailles, le diable, et je ne me souviens que confusément de tout cela. Il est vrai que cet Etteilla fit la peinture à madame de Mérode de ce qu’elle verrait, quinze jours après, son mari (alors bien portant), étendu sur un lit de parade, avec l’arrangement de la chambre et des personnes qu’il ne connaissait pas, et qu’elle trouva comme il l’avait annoncé. Il lui prédit aussi quand elle se remarierait. »

Etteilla n’élait que l’anagramme du nom véritable de ce prétendu sorcier, qui se nommait Alliette et était marchand d’estampes et soi-disant professeur d’algèbre à Paris[1], où il ne s’occupait en réalité que de cartomancie.

« Il est d’usage que tous les ans, la veille de la Sainte-Catherine, on distribue des prix aux pensionnaires. C’est toujours quelque femme mariée de considération qui les donne. Les pensionnaires fournissent aux frais des prix, chacune donne un louis. Nous étions pour lors cent soixante-deux, ce qui faisait une assez grosse somme qui fut employée toute en livres. On fait trois prix pour chaque classe, les prix sont ainsi déterminés : Trois prix pour l’histoire et la géographie, trois pour la danse, trois pour la musique, trois pour le dessin. Cette année ce fut madame la duchesse de la Vallière qui les distribua. J’eus le premier prix de l’histoire et le second de la danse. Mademoiselle de Choiseul eut le premier prix de la danse et le second de l’histoire, mais la vérité est que nous étions d’égale force, tant pour l’histoire que pour la danse, et M. Huart[2] et M. Dauberval[3], non plus que M. Philippe[4], n’ont jamais pu décider entre nous deux. Ainsi, quand nous fûmes recevoir le prix des mains de madame la duchesse[5]*, madame de Rochechouart nous dit que, commeil n’yavait qu’un premier prix, l’une aurait celui de l’histoire, et l’autre celui de la danse, mais que nous les méritions également toutes les deux.

La place faile aux arts d’agrément était, comme on le voit, fort large, puisqu’on mettait au même rang le prix de danse et celui d’histoire. Toute enfant qu’elle était, Hélène dansait réellement fort bien.

« Dans ce temps-là, dit-elle, je dansais la farlane et les montférines à merveille. Mademoiselle[6] venait à nos bals, elle fut si contente de ma danse, qu’elle et madame la duchesse de Bourbon[7] demandaient toujours que je danse des pas de deux et elles me donnaient des bonbons. »

Madame de Rochechouart, qui connaissait les goûts de sa petite favorite, lui permit souvent de sortir pendant ce carnaval. « Il n’y avait pas de semaines, dit-elle, que je n’allasse à quatre ou cinq bals d’enfants, chez madame de la Vaupalière[8], à l’hôtel du Châtelet[9]. On devait en ce temps-là jouer Athalie à l’hôtel de Mortemart[10] ; une fois, madame de Rochechouart me fit lire haut le rôle de Joas, et elle fut si contente de la manière dont je le lus qu’elle en parla à sa nièce la jeune duchesse de Mortemart, qui lui demanda en grâce que l’on me permît de jouer ce rôle-là chez elle, où on allait donner Athalie ; elles n’avaient personne pour jouer Joas, car mademoiselle de Mortemart n’avait pas de talent pour la tragédie. »

La duchesse douairière de Mortemart et la duchesse d’Harcourt en parlèrent à l’abbesse, qui consentit à laisser la petite princesse sortir trois fois par semaine pendant un mois pour les répétitions. Molé fut appelé pour diriger la troupe. « J’étais bien contente, dit Hèlène, car je rapportais toujours des bonbons, et mademoiselle de Mortemart sortait avec moi. Je sortis trois jours dans le temps de la représentation et l’on trouva que je jouais mieux que l’enfant de la Comédie-Française. M. Molé me recommanda bien de ne pas déclamer du tout, mais de dire naturellement comme dans une conversation, sans faire aucun geste, et cela me réussit fort bien. »

IL existait à l’Abbaye-aux-Bois un usage assez bizarre ; on permettait aux élèves, pour mieux fêter Sainte-Catherine, de prendre pour ce jour-là les costumes et les emplois ou dignités de toutes les dames du couvent, depuis l’abbesse jusqu’à la plus simple religieuse. Les nominations avaient lieu à la pluralité des voix, et le corps électoral, composé de toutes les pensionnaires, se réunissait gravement la veille dans la salle du chapitre pour voter. Cette année-là, Hélène fut élue abbesse et va nous raconter la cérémonie dans les plus menus détails.

« On nous prêta le chapitre pour faire les élections ; je fus donc élue abbesse, je choisis pour régente mademoiselle de Choiseul ; mademoiselle de Conflans fut porte-crosse, mademoiselle du Vaudreuil chapelaine, mesdemoiselles de Damas, de Montsauge, de Chauvigny, de Mortemart et de Poyanne furent de service près de moi. Le reste des places fut distribué à la pluralité des voix, Quand cela fut fini, nous fûmes chez madame l’abbesse, qui, suivant l’usage, m’embrassa, ôta sa croix, me l’attacha, et me mit l’anneau abbatial au doigt. Dès le lendemain, je commençai mes fonctions, je fus pendant la grand’messe, que nous chantâmes, assise duns le trône abbatial.

» On l’avait orné du tapis de velours violet à franges d’or, qui ne se met que pour les fêtes. Je reçus l’encens et fus baiser la patène, précédée de la crosse. Toutes les religieuses entendirent la messe et l’office dans les tribunes, et les pensionnaires remplissaient leurs stalles. Je donnai l’eau bénite et reçus la coulpe[11] de toutes les pensionnaires. C’élait fort drôle de voir des religieuses de cinq ou six ans. Il entra beaucoup de femmes pour nous voir au chœur et au réfectoire, où je donnai un grand diner avec des glaces. Toutes les religieuses et les étrangères étaient au milieu du réfectoire pour nous voir à table. Chacune avait l’air grave conformément à l’habit qu’elle portait. Après diner, nous fûmes nous emparer de toutes les obédiences et, par plaisanterie, ces dames furent s’établir dans les classes. Cependant nous n’osâmes aucune aller voit madame de Rochechouart, qui ne pouvait pas souffrir ces mascarades, et qui avait dit, la veille, qu’elle ne voulait voir personne. Quant à madame Sainte-Delphine, tout cela l’amusait comme une reine, tout le monde alla la voir, chacun à son tour, la jeune duchesse de Mortemart, madame de Fitz-James, madame de Bouillon, madame d’Hénin, la vicomtesse de Laval passèrent l’après-midi chez elle. Nous allâmes par troupes la voir, d’abord j’y vins, avec toute ma cour ; on nous fit parler, causer, enfin, nous fîmes le bonheur de ces dames. Mais ce qui les amusa le plus, c’est que tout d’un coup la porte s’ouvrit et madame de Rochechouart entra. Alors, comme nous savions qu’elle n’aimait pas à nous voir comme cela, madame l’abbesse et toute sa suite prirent leurs jambes à leur cou et s’enfuirent. Le soir, nous fûmes en grande cérémonie reporter à madame l’abbesse sa croix et sa bague, et nous quittâmes nos habits monastiques. La même fête fut répétée le jour des Innocents et mademoiselle d’Aumont fut abbesse. À propos de cette crainte que nous avions de déplaire à madame de Rochechouart, madame Sainte-Delphine avait coutume de dire qu’il n’y avait point de monarque d’Asie dont le gouvernement fut plus despotique que celui de sa sœur, et il est vrai que c’était un culte que nous lui rendions, et je dois dire à sa gloire que c’était moins aux personnes qu’elle commandait qu’aux esprits, car elle grondait peu et punissait avec justice. Mais on était intimement convaincu qu’il était impossible qu’elle eût tort en rien, et la confiance qu’elle inspirait était sans bornes. On n’a pas idée à quel point allait l’enthousiasme de la classe pour madame de Rochechouart, on s’était exalté la tête sur l’honneur qu’il y avait à avoir une aussi grande dame pour présider à notre éducation.

» Les autres maîtresses qui dépendaient d’elle avaient toujours son nom à la bouche, comme celui d’une divinité qui punit ou qui récompense.

L’abbesse la considérait extrêmement, car elle se familiarisait peu. Les personnes qui la voyaient souvent lui faisaient une sorte de cour. »

« Dans ce temps, ma bonne ayant laissé sur la cheminée une bouteille d’huile, mademoiselle de Choiseul et moi avions découvert qu’en frottant la porte avec de l’huile, on pouvait l’ouvrir sans le moindre bruit. Ma bonne couchait dans la chambre à côté de la mienne. Elle avait coutume, le soir, de fermer la porte à clef en dedans et de la laisser à la porte. La chambre de mademoiselle de Choiseul donnait dans la mienne. Elle se levait donc la nuit, venait à mon lit, nous passions nos robes de chambre, nous ouvrions doucement la porte, et nous courions la maison toute la nuit, nous amusant à jouer toute sorte de tours, comme de souffler les lampes, de cogner aux portes, d’aller causer chez les novices, d’y manger des confitures, des pâtés et des bonbons, que nous achetions en cachette.

» Une fois, nous prîmes une bouteille d’encre et nous la versâmes dans le bénitier, qui est à la porte du chœur ; comme ces dames disent matines à deux heures après minuit et qu’elles les savent par cœur, il n’y a point d’autre lumière que celle de la lampe, qui éclaire bien faiblement le bénitier ; elles prirent de l’eau bénite et ne s’aperçurent point comme elles s’accommodaient. Mais le jour vint, vers la fin des matines ; ainsi, se voyant toutes balafrées d’une manière si étrange, elles se mirent si fort à rire les unes et les autres, que l’office en fut interrompu. On se douta que ce trait partait de la classe, on fit le lendemain des perquisitions, mais on ne put jamais savoir qui c’était.

» Quelques jours après, nous fîmes un autre tour. Les covdes des cloches, qu’on appelle les Gondi, parce qu’elles ont été bénites par l’archevêque de Paris de ce nom, servent à sonner l’office les jours ouvriers et sont placées derrière le chœur, car les bourdons et les cloches solennelles sont dans un autre clocher qui donne au dessus du chœur. Ces cordes donc passent par une tribune, qui est placée derrière le siège abbatial. Nous montâmes là et nous attachâmes fortement nos mouchoirs aux cordes des cloches. Quand la novice, qui devait sonner matines, vint, elle eut beau faire. Elle croyait sonner, mais, quand cela venait au nœud, cela arrêtait, et les cloches ne remuaient pas ; ainsi ces dames qui attendaient le premier coup de matines pour descendre n’arrivaient pas, la religieuse était rendue de sonner. Enfin quelques-unes, voyant que l’heure des matines passait, descendirent afin de voir pourquoi on ne sonnait pas. Elles trouvèrent la religieuse se tuant de tirer les cordes. Alors on vit qu’il y avait quelque chose de dérangé aux cloches. On monta à la tribune et l’on trouva les mouchoirs. Malheureusement nos marques y étaient, H M, J C.

On fut donc les porter à madame de Rochechouart, qui, le lendemain, quand elle vint à la classe, demanda à qui étaient les mouchoirs marqués d’une H et d’une M et d’un J et d’un C. Alors nous baissâmes le nez. Madame de Rochechouart nous ordonna d’un ton sévère de sortir de nos stalles ; nous vînmes à elle, toutes tremblantes, et nous mîmes à ses genoux. Elle nous demanda si nous imaginions que ces dames étaient faites pour être le plastron de nos mauvaises plaisanteries, qu’elle nous priait fort de ne pas exercer notre imagination à les tourmenter, que, pour que nous nous en souvenions, nous serions à genoux en bonnet de nuit au milieu du chœur pendant la grand’messe le dimanche suivant, pour faire amende honorable à ces dames de ce que nous nous étions égayées à leurs dépens ; mais, comme nous devions compte à Dieu des prières qui n’ont pas été dites ce jour-là, puisqu’on avait abrégé les matines, nous dirions à haute voix pendant la récréation les sept psaumes de la pénitence. Quelques religieuses de mauvaise humeur ayant échauffé les oreilles de madame l’abbesse sur ces espiègleries, elle fit chercher madame de Rochechouart et lui reprocha que la classe commettait des désordres, faisait toute sorte de méchancetés et de noirceurs. Madame de Rochechouart dit que cela était faux, qu’il y avait, à la vérité, quelques pensionnaires qui avaient joué des tours, mais que, pour des méchancetés, il ne lui en était pas parvenu ; que, d’ailleurs, elle avait tout de suite puni les coupables, Alors madame l’abbesse lui cita le trait du bénitier comme une impiété. Madame de Rochechouart, qui était vive et haïssait les momeries, lui répondit que le trait était noir parce qu’il était question d’encre, mais qu’il lui était impossible d’y voir autre chose qu’une espièglerie, un peu forte à la vérité. Là-dessus, elle quilla madame l’abbesse d’assez mauvaise humeur.

» Tous les tours que mademoiselle de Choiseul et moi avions joué m’avaient fort retardée pour ma première communion, mademoiselle de Choiseul était déjà blanche depuis quelque temps. Quant à l’instruction, j’aurais dû être dans cette classe depuis plus d’un an, car je savais sur le bout de mon doigt tout ce que l’on apprenait dans la classe bleue.

» Je savais mon histoire ancienne, l’histoire de France et la mythologie très bien ; je savais par cœur tout le poème de la Religion les Fables de La Fontaine, deux chants de la Henriade et toute la tragédie d’Athalie, dans laquelle j’avais joué Joas ; je dansais très bien, je savais solfier, je jouais un peu de clavecin et un peu de harpe ; quant au dessin, c’est ce qui allait le moins bien ; mais mes espiègleries perpétuelles, à quoi j’étais un peu entrainée par mon faible pour mademoiselle de Choiseul, me faisaient grand tort : tout ce qui se faisait était toujours sur notre compte. J’aimais tant mademoiselle de Choiseul, que j’aimais mieux être en pénitence avec elle que de la voir seule punie, son amitié pour moi était réciproque, et, quand j’étais punie pour quelque faute, elle allait si bien grogner les maîtresses qu’on finissait par la punir avec moi. La journée n’était pas assez longue pour nous dire ce que nous avions à nous communiquer, et, le soir, comme sa chambre donnait dans la mienne, elle venait, ou j’allais la trouver dans la sienne. Nous aimions toutes deux beaucoup la lecture, mesdemoiselles de Conflans aussi, nous lisions ensemble dans tous les moments que nous avions de libres, chacune lisait haut à son tour.

» Comme, pendant quelque temps, nous suspendîmes nos tours, madame de Rochechouart en profita pour me faire monter à la classe blanche, car elle m’aimait à la folie et riait plus des tours que je faisais qu’elle ne s’en fâchait. Madame de Sainte-Delphine, sa sœur, m’aimait aussi beaucoup ; elle disait toujours que ce serait une perte pour le couvent si Choiseul et moi devenions raisonnables. Elle prétendait que mes fredaines avaient toujours un cachet de gaieté et d’esprit ; effectivement mes tours ne faisaient jamais mal à personne et fournissaient à rire.

» Quand il fut question de quitter la classe bleue, je fus demander pardon à la mère Quatre-temps des peines que je lui avais données et la remercier de ses bontés. Elle me dit qu’elle était très fâchée de n’avoir plus de relations aussi intîmes avee moi, que, quoique je l’aie fait bien enrager, j’avais eu des moments qui l’avaient payée de tout cela ; je l’embrassai.

» Plusieurs de mes compagnes eurent les larmes aux yeux quand la mère Quatre-temps vint me détacher mon ruban bleu, entre autres mademoiselle de Chauvigny.

» Je fus accueillie avec applaudissements par la classe blanche, dont je reçus le ruban de la main de madame de Saint-Pierre, première maîtresse de cette classe. Ces demoiselles vinrent toutes m’embrasser. Celle des trois maîtresses qui me plaisait le plus était madame de Sainte-Scholastique, et je me promis de mettre tout en usage pour mériter ses bontés, Elle préférait déjà mon amie, mademoiselle de Choiseul, à toutes les autres.

» Je désirais bien vivement faire ma première communion et ne pas rester longtemps dans la classe blanche dont les maîtresses avaient la répulation d’être fort sévères. »

L’esprit st le caractère d’Hélène commençaient à se développer d’une façon remarquable, ses Mémoires cn donnent la preuve, son style s’affermit, se dégage de la forme enfantine de l’histoire de la grise ou des punitions de la mère Quatre-temps. Elle va avoir, du reste, des événements plus sérieux à raconter.

« On eut, dansce temps-là, de grands chagrins causés par la mort de deux pensionnaires. La première qui mourut fut-mademoiselle de Chaponay[12], âgée de neuf ans, et d’une figure charmante. Mademoiselle de La Roche-Aymon[13] en eut bien du chagrin parce qu’elle était sa petite maman. Mademoiselle de Chaponay fut portée à la tombe par quatre pensionnaires, son cercueil était couvert de roses blanches et l’église toute tendue de blanc.

» La mort de mademoiselle de Montmorency fut bien plus terrible[14].

» La princesse de Montmorency faisait élever sa fille avec une sévérité extrême. À l’âge de douze ans, on remarqua que sa taille tournait. Si l’on en avait cru madame de Saint-Côme, première apothicairesse, elle vivrait peut-être encore.

» Madame de Saint-Côme dit que mademoiselle de Montmorency avait un vice dans le sang, que c’élait cela qui faisait qu’elle ne prenait pas bien sa croissance et qu’elle était sûre qu’en lui faisant prendre des jus d’herbes antiscorbutiques, on purifierait son sang et qu’alors sa taille se remettrait d’elle-même ; la princesse de Montmorency ne voulut point croire cela. Cependant sa sœur épousa M. le duc de Montmorency-Fosseuse, son cousin ; on la fit sortir du couvent à cette occasion, elle ne rentra que six mois après et nous ne la reconnûmes point. On peut dire que, sans être belle, elle avait été fort agréable, de grands et beaux yeux noirs, la peau blanche, un air, noble et fier ; mais, à son retour, elle était d’une maigreur affreuse, la peau livide, une toux sèche. Elle nous fit part de son mariage avec le prince de Lambesc[15], qui devait se faire dans le courant de l’hiver. On avait eu beaucoup de peine à décider M. de Lambesc à ce mariage, car il ne voulait point se marier et ce ne fut que sur les représentations qu’on lui fit que c’était la première héritière de France pour le nom et pour la fortune, qu’enfin on le décida à donner sa parole.

» Cependant la taille de mademoiselle de Montmorency était décidément de travers ; alors, sa mère la mit entre les mains du Val-d’Ajonc[16], qui la martyrisa pendant six semaines, Elle portait des bandages jour et nuit, ce qui acheva de lui allumer le sang ; enfin elle devint malade et perdit ses cheveux et ses dents. Elle tomba un jour sur le bras, et il lui vint une tumeur à l’aisselle ; toute la faculté de Paris fut appelée én vain, personne ne pouvait guérir cette tumeur.

» Cependant l’hiver vint et, dans l’état où elle était, il n’était pas possible de la marier ; d’ailleurs, M. de Lambesc répétait à tout le monde qu’il ne l’aimait pas et ne se cachait point du dégoût qu’elle lui inspirait ; cela fut cause qu’on retarda d’un an. On résolut de mener la jeune fille à Genève pour la mettre entre les mains du médecin de la montagne[17]. Elle vint nous dire adieu, il ne lui restait plus que ses beaux yeux. Je pleurai beaucoup en la quittant, elle était ma petite maman, elle me donna un souvenir en vieux laque et me dit de prier Dieu pour elle et d’être bien sage. Elle fut beaucoup regrettée, car elle avait la plus belle âme du monde et tout le monde l’aimait.

» Trois mois après son départ, je me réveillai une nuit fort agitée et j’appelai ma bonne ; elle vint et je lui dis : « Ah ! je viens de rêver que je voyais mademoiselle de Montmorency avec une robe blanche et une couronne de roses blanches ; elle m’a dit qu’elle allait se marier, depuis ce moment, il me semble que je vois toujours ses deux grands yeux noirs qui me regardent et cela me fait peur. » Quelques jours après, nous eûmes la nouvelle de la mort de mademoiselle de Montmorency, elle était morte la même nuit que j’avais rêvé d’elle.

» Nous apprîmes que l’os de son bras s’était carié et était tombé tout à fait en pourriture. On voulut éloigner sa mère de sa chambre, mais elle se jeta sur le seuil de la porte en poussant des sangtots affreux.

» Quand mademoiselle de Montmorency vit que son bras était tout gangrené, elle dit à madame de la Salle, amie de sa mère, qui était auprès d’elle : « Voilà que je commence à mourir ! » Alors madame de la Salle lui insinua de recevoir les sacrements, elle y consentit.

« Dés ce moment, elle ne vit plus sa mère, dont la raison était tout à fait aliénée ; elle chargea madame de la Salle de demander pardon à sa mère des peines qu’elle avait pu lui causer ; ensuite, elle la pria de dire à madame de Rochechouart que, si elle mourait, sa grande peine était de ne pas l’avoir auprès d’elle dans ses derniers moments ; puis elle demanda pardon à ses gens, qu’elle fit assembler, et reçut les sacrements.

» Alors, elle fit venir son médecin et le pria de lui dire sincèrement s’il croyait qu’elle en reviendrait. Sur cela, il resta interdit, et, comme elle vit que madame de la Salle pleurait, elle dit : » Ah ! je ne croyais pas que cela fût aussi sûr. Ah ! Dieu ! prenez toute ma fortune et rappelez-moi à la vie. » Sur cela, il lui dit qu’il ne fallait pas perdre courage. « Oui, dit-elle, car je sens qu’il en faut, pour mourir à quinze ans ! »

» Cependant la jeune duchesse de Montmorency et son mari arrivèrent le soir avec le duc de Laval ; le médecin leur déclara qu’elle ne passerait pas la nuit parce que la gangrène gagnait.

» Quelques moments plus tard, mademoiselle de Montmorency demanda sa mère, mais elle ne pouvait pas venir, car elle était comme égarée. On lui dit qu’elle était malade. Elle demanda donc sa sœur la duchesse de Montmorency, qui vint aussitôt. Elle lui dit : « Dites à toutes mes compagnes de l’Abbaye-aux-Bois que je leur donne » un grand exemple du néant des choses humaines ; il ne me manquait rien pour être heureuse selon le monde et pourtant la mort vient m’arracher à tout ce qui m’était destiné, » Ensuite elle la chargea de dire à mesdames d’Eguilly et de la Faluère particuliérement beaucoup de choses et à moi de prier Dieu pour ma petite maman.

» Elle demanda son confesseur et lui dit : « Eh bien, si je dois mourir, c’est à vous à me faire faire le sacrifice de ma vie, il m’en coûte assez pour m’en faire un mérite ! » Alors le confesseur lui apporta un crucifix et se mit à lui réciter des psaumes, mais il évita ceux des agonisants. Alors elle dit : « Ah ! je ne souffre plus. » Depuis deux jours effectivement, elle ne souffrait presque plus, mais auparavant elle rongeait ses draps de rage et elle jetait des cris qu’on entendait au loin. Elle demanda une pastille de menthe, on lui en mit une dans la bouche, elle fit un effort comme pour tousser et expira[18].

» Quand on annonça sa mort à la classe, ce fut une douleur générale ; moi, particulièrement, je la pleurai beaucoup. On lui fit un service magnifique qu’on fonda à perpétuité pour elle en donnant la somme de 40 000 francs.

» Il y a un trait de mademoiselle de Montmorency, que j’ai entendu conter, qui prouve qu’elle était née avec de l’énergie dans le caractère.

» Dans le temps qu’elle avait huit ou neuf ans, c’était madame de Richelieu qui régnait, elle eut un entêtement très fort vis-à-vis de madame l’abbesse, qui lui dit en colère : « Quand je vous vois comme cela, je vous tuerais ! » Mademoiselle de Montmorency répondit : « Ce ne serait pas la première fois que les Richelieu auraient été les bourreaux des Montmorency ! »

Cette fière réponse a droit de surprendre, sortant de la bouche d’une enfant ; mais elle prouve le développement extraordinaire de l’enfance à cette époque, et le récit lui-même que vient de faire Hélène de la mort de sa compagne est une marque frappante de ce que nous avançons. Il est impossible de mieux raconter, pas un trait ne manque au tableau et la simplicité du style ajoute encore à l’effet du récit.

  1. Il publia, en 1770, un petit volume in-12 intitulé Manière de se récréer avec un jeu de cartes ; puis, en 1784, une nouvelle édition intitulée Manière de se récréer avec le jeu de cartes nommé farots.
  2. Professeur-d’histoire à l’Abbayc-aux-Bois.
  3. Premier danseur de l’Opéra.
  4. Maître de ballet à l’Opéra.
  5. La duchesse de la Vallière était fille du maréchal de Noailles, elle avait conservé, à cinquante ans, une beauté merveilleuse. Madame d’Houdetot, en la voyant, improvisa ce quatrain :

    La nature prudente et sage
    Force le temps à respecter
    Les charmes de ce beau visage
    Qu’elle ne saurait répéter.


    La sœur de madame de la Vallière était la comtesse de Toulouse.

  6. Mademoiselle (Louise-Adélaïde de Bourbon Condé), née le 5 octobre 1757, fille de Louis-Joseph de Bourbon, prince de Condé et de Charlotte-Godefriede-Élisabeth de Rohan-Soubise. Elle devint abbesse de Remiremont en 1786,
  7. Louise-Marie-Thérèse-Bathilde d’Orléans, belle-sœur de Mademoiselle, fille du duc Lovis-Philippe d’Orléans et de Louise-Henriette de Bourbon-Conti. Elle avait épousé, le 14 avril 1770, Louis-Henri-Joseph de Bourbon-Condé, né le 14 avril 1755, frère de Mademoiselle citée plus haut. La duchesse de Bourbon fut la mère de l’infortuné duc d’Enghion, fusillé sous le premier Empire. Son mari, passionnément amoureux d’elle à l’âge de quinze ans, obtint de l’épouser ; mais on les sépara aussitôt après la cérémonie. Le jeune prince furieux enleva sa femme.
  8. M. et madame de la Vaupalière étaient fort aimables, madame avait beaucoup de naturel et de grâce dans l’esprit, son caractère affable et égal la faisait chérir de tous ceux qui l’approchaient. M. de la Vaupalière, malheureusement, était joueur, et rien ne pouvait vaincre cette passion ; on inventa à cette époque, un étui d’une forme nouvelle et très commode pour classer les fiches et les jetons. Madame de la Vaupalière en fit faire un du travail le plus riche et le plus précieux, qu’elle envoya à son mari. Elle avait fait mettre d’un côté son portrait et de l’autre celui de ses enfants avec ces mots : Songez à nous !
  9. L’hôtel du Châtelet, qui venait d’être achevé, était situé rue de Grenelle, faubourg Saint-Germain, près de la barrière. L’extérieur était grandiose, et la distribution intérieure des appartements et leur richesse répondait à la beauté de la façade. La marquise du Châtelet, depuis duchesse, était la belle-fille de la célèbre Émilie de Voltaire.
  10. La duchesse de Mortemart habitait, avec ses fils, leur bel hôtel de la rue Saint-Guillaume ; sa fille était élevée à l’Abbayeaux-Bois. Leur hôtel existe encore, il porte le no 14 de la rue Saint-Guillaume.
  11. Coulpe se dit encore dans plusieurs monastères, en parlant de l’aveu de ses fautes fait en présence de tous les frères assemblés.
  12. Fille de M. de Chaponay, impliqué dans le procès de Lally, dont il était aide de camp. M. de Chaponay subit la peine du blâme : Lorsque la cour du parlement appela M. de Chaponay par son nom, en le déclarant infâme, il eut le courage de refuser de se mettre à genoux et répondit : « Je ne vois rien ici d’infâme que votre jugement ! » On délibéra si on ne le ferait point emprisonner pour le punir de sa vigoureuse réponse, mais on n’osa pas.
  13. Petite nièce du cardinal de la Roche-Aymon, grand aumônier du roi.
  14. Nous avons trouvé dans les registres du Conseil, aux Archives de Genève, le récit de l’arrivée de la princesse de Montmoreney et de sa fille, l’auturisation accordée de « faire atteler de nuit les chevaux à leur carrosse pour faire chercher le médecin ou l’apothicaire », et de nombreux détails qui confirment le récit d’Hélène. Cette vérification nous a paru offrir un grand intérêt, en prouvant l’exactitude parfaite des Mémoires de la jeune princesse (Voir à l’Appendice no 2).
  15. Le prince de Lambesc, grand écuyer de France, fils aîné du comte de Brionne, de la maison de Lorraine, et de la comtesse de Brionne, né Rohan-Rochefort. Il élait colonel du régiment de Lorraine. Pendant la terrible journée du !2 juillet 1789, le peuple promenait sur la place Vendôme les bustes de Necker et du duc d’Orléans, en poussant des cris séditieux ; la foule, dispersée par les dragons du prince, se précipita en vociférant dans le jardin des Tuileries. Le prince les poursuivit à la tête de ses cavaliers, le sabre nu en main, et parvint à faire évacuer le jardin. Il mourut à Vienne en 1825.
  16. Le Val-d’Ajone était une vallée de Lorraine, dans laquelle vivait à cette époque une famille qui av ait une réputation singulière pour remettre les membres cassés ou démis. Ils avaient pris le nom de la vallée qu’ils habitaient. On prétend que la haine des chirurgiens contre eux était si violente, que, pour s’en préserver, ils étaient toujours accompagnés d’un homme de la maréchaussée.
  17. Nos recherches ont été infructueuses pour trouver le nom de ce médecin. Il est probable qu’il s’agissait d’un simple rebouteur venant de la montagne du Vauche, comme il en existe encore maintenant en Savoie, que l’on consulte à Genève.
  18. La princesse de Montmorency, à moitié folle de douleur, partit précipitamment, et, de retour dans son château de Sénozan, elle écrivit au Magnifique Conseil de Genève pour le remercier des honneurs funèbres rendus à mademoiselle de Montmorency :
    « Messieurs,

    » M. des Chênes arrive qui m’apprend les honnêtetés sans nombre que le Magnifique Conseil lui a témoignées pour moy et les honneurs qu’il a bien voulu rendre à ma fille. Si quelque chose pouvait adoucir mon malheur, ce serait la part qu’il a prise à ma douleur. Vos attentions pendant sa maladie, messieurs, m’avaient déjà bien touchée, mais tout ce que vous avez fait dans cette circonstance a gravé dans mon cœur les sentiments de la plus vive et de la plus sincère reconnaissance.

    » Recevez-en, je vous prie, messieurs, les témoignages et soyez bien persuadés du parfait et inviolable attachement avec lequel j’ay l’honneur d’être, Messieurs,

    » Votre très humble et très obéissante servante,

    » Montmorency. »

    (Genève, Registres du Magnifique Conseil. Février 1775.)