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Histoire d’une grande dame au XVIIIe siècle, La princesse Hélène de Ligne/04

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (1p. 77-96).

IV


Taupes et négrillons. — Une révolution au couvent. — Le mariage de mademoiselle de Bourbonne. — La première communion.



« Dans ce temps, dom Rigoley de Juvigny étant venu pour confesser une religicuse, se trouva dans le cloître au moment où la classe sortait de la messe ; ainsi, il passa en revue toutes les pensionnaires et fut en butte à tous les brocards.

» Si c’avait été dom Thémines, notre confesseur, nous ne nous serions pas permis toutes ces plaisanteries, mais sur celui des religieuses nous ne trouvâmes aucun inconvénient à nous égayer. L’une disait donc un mot, l’autre un autre.

» Il y avait alors à la classe Rouge une maîtresse qu’on ne pouvait souffrir, nommée madame de Saint-Jérôme ; comme elle avait la peau fort noire et dom Rigoley aussi, quelques-unes s’avisèrent de dire que, si on les mariait ensemble, il en viendrait des taupes et des négrillons. Quoique ce fût une grande bêtise, cette plaisanterie devint si fort à la mode, que l’on ne parlait que de taupes et de négrillons dans toute la classe et, quand on se disputait, on se disait : « Me prends-tu pour une » taupe ou pour un négrillon ? »

» Cependant comme c’était principalement dans notre classe (la blanche) que cette plaisanterie s’était faite et que quelques-unes de nous étaient fort en dévotion parce que le temps de la première communion approchait, nous nous reprochâmes fort cette plaisanterie ; nous résolûmes donc de la dire à confesse ; mais, comme nous étions une trentaine de coupables, nous fîmes une lettre dans laquelle nous disions que nous avions péché contre la modestie et contre la charité en disant que, si dom Rigoley épousait madame de Saint-Jérôme, il en viendrait des taupes et des négrillons, et nous l’envoyâmes à dom Thémines. Cela fut su dans la maison, on rit beaucoup de cela, mais madame de Saint-Jérome prit la classe blanche en horreur ; au reste, il n’y avait pas une pensionnaire qu’elle aimât et dont elle fût aimée,

» Cela inquiétait et tourmentait madame de Rochechouart, qui avait déjà dit, depuis longtemps, qu’elle demandait en grâce que l’on procédât à de nouvelles élections et que l’on ôtât à madame de Saint-Jérôme son emploi, puisqu’elle n’y était point propre. Car, depuis six mois qu’elle avait cette place, elle était parvenue à se faire détester des pensionnaires et à ne pas s’en faire craindre, puisque jusqu’à la classe bleue s’amusait à la chamarrer de ridicules, et qu’elle était le sujet de tous les libelles, chansons et pasquinades qui s’affichaient dans le cloître des âmes, qu’elle n’avait pas le sang-froid nécessaire pour être auprès des enfants, et que, quand elle imposait une pénitence, elle était toujours hors d’elle-même. Madame l’abbesse dit à madame de Rochechouart qu’il lui était impossible de s’occuper de cela, et qu’elle n’avait qu’à en parler à la mère prieure. Celle-ci dit qu’il faudrait tenir un chapitre général et qu’il ne valait pas la peine de l’assembler pour cela ; mais, comme il devait l’être sous peu, qu’alors on pourrait faire un changement dans le pensionnat. Madame de Rochechouart se fâcha extrêmement et dit qu’elle ne répondait pas du désordre qu’une tête chaude pouvait causer parmi cent soixante pensionnaires. Le malheur fut qu’il parvint ânos oreilles quelque chose de cette dispute et que l’on sut que madame de Saint-Jérôme était à la classe contre le gré de madame la maîtresse générale.

» Peu de temps après, on assembla le chapitre ; mais madame de Rochechouart ne put y assister parce qu’elle était enrhumée, les autres maîtresses n’eurent pas le courage de proposer le déplacement de madame de Saint-Jérôme au chapitre, ainsi elle resta à la classe. Madame de Rochechouart en eut beaucoup de dépit ; alors les pensionnaires, ayant à leur tête mesdemoiselles de Mortemart, de Choiseul, deChauvigny, de Conflans et moi se promirent de saisir la première occasion pour faire quelque chose d’éclatant qui la ferait sortir de la classe. »

En attendant de mettre à exécution leur projet, les chefs de la conspiration, agissant avec prudence, voulurent savoir sur quel nombre d’adhérentes elles pouvaient compter. Hélène raconte cela avec le sérieux d’un homme politique.

« Nous fîmes une petite assemblée de cinq on six de chaque classe, et il y fut convenu que toutes celles qui n’aimaient pas madame de Saint-Jérôme et qui étaient déterminées à tout entreprendre pour la déplacer porteraient sur elles du vert, c’est-à-dire une feuille d’arbre, ou une herbe, ou un ruban, enfin quelque chose qui serait vert ; que chacune de celles qui assistaient à ce conseil ferait prendre le vert dans sa classe à ses amies, et que, pour se reconnaître et éviter les explications qui pouvaient être entendues, quand on se rencontrerait on dirait : « Je vous prends » sans vert » ; qu’alors on le montrerait, et, si l’on n’en avait pas, on serait censé n’être pas du parti mutin ; qu’il serait possible que plusieurs, par timidité ou par d’autres raisons, changeassent d’avis, qu’alors elles seraient obligées de quitter le vert ; qu’ainsi on ne pourrait pas se méprendre sur les personnes qui seraient de la ligue. »

L’occasion de mettre ces beaux projets à exécution ne tarda pas à se présenter.

« Un jour de récréation, à cause de la veille de la Sainte-Madeleine, fête de l’abbesse, toutes les pensionnaires avaient quitté les obédiences pour aller se divertir à la classe. Comme on avait déjà récréation depuis deux jours, toutes les maîtresses étaient rendues ; ainsi elles étaient convenues, pour avoir du repos, qu’il n’y en aurait qu’une heure, à la classe. Vers les quatre heures, l’heure de madame Saint-Jérôme vint, et l’on se mit en tête de ne pas faire un mot de ce qu’elle dirait. Tout d’un coup la petile de Lastic[1] et la petite de Saint-Simon se mirent à se disputer et finirent par se battre comme des plâtres ; madame Saint-Jérôme fut à elles pour les séparer, et, sans savoir qui avait tort ou raison, elle prit mademoiselle de Lastic par le bras et voulut la faire mettre à genoux. Mademoiselle de Lastic lui dit : « Madame, je vous assure que ce » n’est pas moi qui ai commencé. » Là-dessus madame Saint-Jérôme se mit dans une colère affreuse, prit mademoiselle de Lastic par le cou et la jeta si violemment à terre, qu’elle tomba sur le nez, qui saigna. Quand nous vîmes le sang, nous nous rassemblâmes autour d’elle et jurâmes que non seulement nous ne la laisserions pas mettre en pénitence, mais que nous allions jeter madame Saint-Jérôme par la fenêtre parce qu’elle avait assassiné une de nous. Madame Saint-Jérôme fut si effrayée d’entendre les cris et la rumeur qui régnaient dans la classe, qu’elle perdit la tête. Elle craignit que, les esprits étant aussi animés, on ne se portât à quelque violence contre elle. Elle prit donc le parti de la retraite, en disant qu’elle allait se plaindre à madame de Rochechouart. Elle comumit une grande faute de laisser la classe sans maîtresse dans ce moment-là. Mortemart[2] monta sur la table et dit : « Que toutes celles qui ont du vert aient à le montrer ! » Alors chacune le montra et celles qui n’en avaient pas prièrent les autres de leur en donner. Voyant notre parti aussi nombreux, Mortemart dit qu’il fallait nous retirer de la classe, et n’y revenir qu’à des conditions aussi avantageuses qu’honorables. On décida donc qu’on traverserait le jardin, qu’on s’emparerait des cuisines et garde-manger et qu’on réduirait ces dames par la famine.

» Nous traversâmes donc le jardin et fûmes au bâtiment des cuisines. Ce bâtiment n’a qu’un étage, dans cet étage est la cellérerie, la boucherie et la boulangerie. Les cuisines sont souterraines. Nous entrâmes d’abord dans la cellérerie, où nous ne trouvâmes que madame Saint-Isidore et sœur Marthe. Nous les priâmes fort poliment de sortir ; elles furent si effrayées de nous voir, qu’elles s’en allèrent tout de suite. La boucherie et la boulangerie étaient fermées. Nous nous proposâmes de les forcer, ensuite nous descendîmes dans les cuisines, après avoir laissé une de nous dans la cellérerie. Nous fûmes un peu étonnées de voir beaucoup de monde à la cuisine et entre autres une maîtresse des pensionnaires, madame de Saint-Antoine, que la classe respectait beaucoup. Elle nous demanda ce que nous voulions : mademoiselle de Mortemart lui répondit que nous fuyions la classe parce que madame Saint-Jérôme avait cassé la tête à une pensionnaire. Effrayée de cette nouvelle, elle ne sut que dire ; elle essaya pourtant de nous engager à revenir, mais nous répondîmes que c’était une chose inutile. Alors elle nous quitta et courut à la classe pour vérifier tout cela. Madame de Saint-Amélie, première desservante de la cuisine, voulut nous chasser de la cuisine, mais nous la mîmes à la porte. Pour madame de Saint-Sulpice, âgée de seize ans, elle voulut sortir, mais nous ne le voulâmes pas, et nous lui dîmes que nous la gardions comme témoin que nous ne ferions aucun dégât dans les provisions de la maison. Nous voulàmes chasser les sœurs converses ; mais, madame Saint-Sulpice nous ayant représenté que nous nous passerions de souper, nous gardâmes seulement sœur Clotilde. Ensuite nous fermâmes aux verrous les portes qui donnent du côté du réfectoire et laissämes ouvertes celles du côté du jardin, mais une trentaine de pensionnaires étaient devant. Alors on résolut de faire une capitulation, voilà quels en furent les termes :


Les pensionnaires réunies des trois classes de l’Abbaye royale aux Bois à madame de Rochechouart, maîtresse générale.


« Nous vous demandons pardon, Madame, de la démarche que nous venons de faire, mais les cruautés et l’incapacité de madame Saint-Jérôme nous y ont forcées. Nous demandons une amnistie générale du passé, que madame Saint Jérôme ne mette plus les pieds à la classe et huit jours de récréation, pour nous reposer de la fatigue de corps et d’esprit que tout ceci nous aura donné. Aussitôt qu’on nous en aura rendu justice, nous viendrons nous soumettre à tout ce qu’il vous plaira d’ordonner de nous.

»Nous avons l’honneur d’être, avec le plus profond respect et le plus tendre attachement, Madame, etc.

» P.-S. Nous envoyons deux de nous porter cette requête, si on ne nous les renvoie pas nous regarderons cela comme une marque que l’on ne veut pas traiter avec nous. Pour lors, nous irons à force ouverte chercher madame Saint-Jérôme et la fouetter aux quatre coins du couvent. »

« Mademoiselle de Choiseul s’offrit à aller porter cette lettre et je consentis à l’accompagner. Quand nous fûmes au bout du jardin, nous vîmes quantité de monde, tant religieuses que sœurs, que la curiosité amenait là pour voir ce que feraient les pensionnaires. Mais personne n’osait avancer jusqu’au bâtiment. Quand on nous vit, on vint à nous en nous disant : « Eh bien, que font les révoltées ? » Nous dîmes que nous allions porter leurs propositions à madame de Rochechouart.

» Nous entrâmes dans sa cellule, mais elle nous regarda avec un air si sévère que j’en pâlis et que Choiseul, toute hardie qu’elle était, trembla. Cependant elle lui présenta la requête ; madame de Rochechouart demanda si ces demoiselles étaient à la classe, nous dîmes que non : « Alors, dit-elle, je n’ai rien à entendre de leur part. Vous pouvez aller porter vos plaintes à madame l’abbesse ou à qui vous voudrez, je ne m’en mêle en aucune manière, et vous avez pris le bon moyen pour me dégoûter à jamais de conduire des têtes pareilles, plus propres à être enrégimentées à la suite de quelque armée, qu’à acquérir la décence et la douceur qui sont le charme d’une femme. » Nous étions fort confuses ; mademoiselle de Choiseul, qui avait plus de courage que moi, se jeta à ses pieds et lui dit qu’un mot de sa part serait toujours pour elle un mot de souveraine loi et qu’elle ne doutait pas que chaque individu ne pensât de même ; mais que, dans une affaire d’honneur, on aimerait mieux mourir que d’avoir l’air de trahir et d’abandonner ses compagnes. « Eh bien, dit madame de Rochechouart, parlez donc à qui vous » voudrez, car, pour moi, je ne suis plus votre » maîtresse, » Nous nous en allâmes de chez elle et nous fûmes à l’abbatiale. Madame l’abbesse Jut la requête, mais point en notre présence ; nous entendîmes seulement qu’on allait chercher madame de Rochechouart, nous ne sûmes point ce qui se passa. Seulement madame l’abbesse nous fit entrer et nous dit que c’était inouï ! qu’une semblable aventure n’était jamais arrivée même au collège ! et elle demanda qui était à la tête de cette rébellion. Nous dîmes que cela avait été l’inspiration du moment, qu’il semblait que la classe n’avait eu qu’une âme.

» Madame de Rochechouart était là et ne disait mot. « Enfin, nous dit madame l’abbesse, si ces demoiselles reviennent, je leur accorde une amnistie générale, mais c’est tout ce que l’on peut faire. Quant à madame Saint-Jérôme, c’est une personne de mérite et cette belle haine est une fantaisie. » Cependant nous reprîmes le chemin des cuisines. Toutes les personnes que nous rencontrions nous questionnaient. Quand nous revînmes, on nous entoura : « Eh bien, quelles nouvelles ? — Aucune ! » dîmes-nous tristement. Alors nous racontâmes ce que l’on nous avait dit ; ces demoiselles en prirent leur parti. Elles prièrent madame Saint-Sulpice de donner des provisions. Madame Saint-Sulpice dit qu’elle n’était que desservante de la cuisine, qu’elle n’avait point les clefs. Alors nous enfonçâmes les portes de la boulangerie et de la boucherie, et sœur Clotilde, après s’en être défendue, fut obligée de céder au grand nombre et apprêta le souper, qui fut très gai. L’on fit cent folies, l’on but à la santé de madame de Rochechouart et, ce qui prouva la tendresse que les pensionnaires avaient pour elle, c’est que l’on ne craignait pas autre chose, sinon “ qu’elle ne quittât la classe ; mais on se disait que, dans le fond de son cœur, elle pardonnait tout cela, puisqu’un des grands motifs qui avaient fait prendre madame Saint-Jérôme en guignon était que madame de Rochechouart n’approuvait pas qu’elle fût à la classe. Ce qu’il y avait de bon, c’est que madame Saint-Sulpice, qui était gaie et aimable, fut de la meilleure humeur du monde et s’accommoda fort bien de la violence qu’on lui fit de rester. Après souper, on joua à toute sorte de jeux et elle joua avec nous. Elle disait toujours qu’il lui semblait qu’elle était là comme un otage, et que, si ces demoiselles n’étaient pas satisfaites, elle en porterait la peine. Quand il fut question de se coucher, nous arrangeâmes une espèce de lit avec de la paille, qu’on prit dans la basse-cour. Il fut décidé que ce lit serait pour madame Saint-Sulpice, mais elle le refusa et dit qu’il fallait y coucher les petites qui étaient les plus délicates. On y établit donc les petites Fitz-James, Villequier, Montmorency et plusieurs autres qui étaient des enfants de cinq ou six ans. Nous leur entortillâmes la tête avec des serviettes et des torchons blancs, pour qu’elles n’eussent pas froid. Une trentaine des grandes se mirent dans le jardin devant la porte, de crainte de surprise. Les autres restèrent dans les cuisines. Enfin cette nuit se passa partie à causer, partie à dormir, comme l’on put. Le lendemain, on se prépara à passer la journée de même, et il nous semblait que cela devait durer toute la vie. Cependant on était très embarrassé dans le couvent, comme nous l’apprîmes depuis. Il y en eut qui donnèrent le conseil de faire venir le guet pour nous effrayer ; mais madame de Rochechouart dit que le vrai mal serait dans l’esclandre que cela ferait, qu’il valait mieux faire venir les mères des pensionnaires qu’on jugerait être les chefs de la rébellion, Effectivement, madame la duchesse de Châtillon, madame de Mortemart, madame de Blot, madame du Châtelet arrivèrent. Elles vinrent à notre camp et appelèrent leurs filles et leurs nièces. Celles-ci n’osèrent pas résister, elles les emmenèrent. Alors on envoya une sœur converse aux pensionnaires dire que les classes étaient ouvertes, qu’il était dix heures, que celles qui seraient revenues à midi à la classe auraient une amnistie générale du passé. On se consulta beaucoup, les plus mutines étaient parties, nous revînmes toutes et fûmes nous ranger dans les stalles. Nous trouvîmes toutes les maîtresses et même madame Saint-Jérôme, qui avait l’air un peu embarrassé. Madame Saint-Antoine dit que nous mériterions d’être punies, mais qu’enfin c’était le retour de l’enfant prodigue. Cette maîtresse élait la première de la classe rouge, elle était de la maison de Talleyrand, on l’aimait et on la respectait beaucoup. Madame Saint-Jean fut enchantée de nous revoir, elle nous dit qu’elle s’était ennuyée de notre absence, enfin chaque maîtresse fut très indulgente.

» On redoutait extrêmement l’heure de paraître devant madame de Rochechouart. Ce ne fut que le soir à l’appel, mais nous fûmes fort étonnées qu’elle ne nous dit mot de ce qui s’était passé et il y en eut qui se persuadèrent bonnement qu’elle l’avait ignoré. Pour moi, quand madame la duchesse de Mortemart était venue demander sa fille, elle me dit : « Ma belle-sœur s’est fait un plaisir de vous tenir lieu de mère, c’est à vous à voir si vous voulez lui confirmer ce titre-là en obéissant à ses ordres. Elle vous réclame, venez donc la trouver. » Je suivis dans l’instant madame la duchesse de Mortemart avec sa fille, on nous mena à la classe où le reste des pensionnaires ne tardèrent pas à revenir. Je ne vis madame de Rochechouart que le soir, à l’appel. Quand mon tour vint, elle me regarda avec un air souriant, et me prit le menton, je lui baisai la main. Le lendemain tout rentra dans l’ordre ordinaire.

» On laissa madame Saint-Jérôme encore un mois à la classe, après quoi on l’ôta, et on la mit dans une autre obédience. Il y avait une trentaine de pensionnaires qui n’avaient pas suivi la révolte, entre autre Lévis, celles-là furent malheureuses comme les pierres. Elles furent bourrées et vilipendées par toute la classe, elles s’imaginèrent que cela leur acquérerait un grand crédit. Mais madame de Rochechouart ne leur en sut pas un grand gré. Il y en eut une qui dit une fois à madame de Rochechouart : « Moi, je n’étais pas de la révolte. » Et madame de Rochechouart lui dit avec un air distrait : « Je vous en fais bien mon compliment ! »

Peu après cette mémorable affaire, les jeunes filles furent fort occupées du mariage de l’une d’entre elles, mademoiselle de Bourbonne, qu’Hélène ne manque pas de raconter.

« Mademoiselle de Bourbonne revint un jour fort triste du monde, elle fut chez madame de Rochechouart fort longtemps ; le lendemain tous ses parents demandèrent madame de Rochechouart ; enfin, deux jours après, elle vint, conduite par mesdemoiselles de Châtillon, dont l’aînée était fort son amie, faire part de son mariage avec M. le comte d’Avaux, fils de M. le marquis de Mesme. Nous l’entourâmes toutes pour lui faire cent questions. Elle avait à peine douze ans, elle devait faire sa première communion dans huit jours, se marier huit jours après et rentrer au couvent[3]. Elle était si excessivement mélancolique, que nous lui demandâmes si son futur ne lui plaisait pas ; elle nous dit franchement qu’il était bien laid et bien vieux ; elle nous dit aussi qu’il devait venir la voir le lendemain. Nous priâmes madame l’abbesse de permettre qu’on nous ouvrit l’appartement d’Orléans, qui avait vue sur la cour abbatiale, pour que nous voyions le futur mari de notre compagne, on nous l’accorda.

» Le lendemain, à son réveil, mademoiselle de Bourbonne reçut un gros bouquet et, l’après-midi, M. d’Avaux vint. Nous le trouvâmes comme il était, abominable ! Quand mademoiselle de Bourbonne sortit du parloir, tout le monde lui disait : « Ah ! mon Dieu, que ton mari est laid ! si j’étais de toi, je ne l’épouserais pas. Ah ! la malheureuse ! » Et elle disait : « Ah ! je l’épouserai, car papa le veut : mais je ne l’aimerai pas, c’est une chose sûre. » Il fut décidé qu’elle ne le verrait plus jusqu’au jour où elle ferait sa première communion, afin qu’elle ne fût point distraite ; elle fit sa première communion au bout de huit jours et, quatre ou cinq jours après, fut mariée dans la chapelle de l’hôtel d’Havré.

» Elle rentra au couvent le même jour, on lui donna des bijoux, des diamants et une superbe corbeille faite par Bolard ; ce qui l’amusait le plus, c’est que nous l’appelions toutes madame d’Avaux. Elle nous raconta qu’après le mariage, il y avait eu un déjeuner chez sa belle-mère, qu’on avait voulu qu’elle embrassât son mari, mais qu’elle s’était mise à pleurer et n’avait jamais voulu ; qu’alors sa belle-mère avait dit que c’était une enfant. Cette belle haine n’a fait que croître et embellir, et, une fois, son mari la demandant au parloir, elle fit semblant de s’être démis le pied pour n’être pas obligée d’y aller. »

En voyant de tels mariages, on ne peut s’empêcher d’éprouver une certaine indulgence pour la théorie du choix librement consenti, si éloquemment plaidée alors, par les femmes et les philosophes. On ne s’étonnera pas, si, quelques années plus tard, madame d’Avaux, rencontrant dans le monde le vicomte de Ségur, frère cadet de l’ambassadeur, séduite par la grâce de son esprit et les agréments de sa personne, se laissa entraîner dans une liaison qui dura autant que sa vie. Le récit naïf et malicieux de la petite princesse nous fait également toucher du doigt le point faible de cette éducation de couvent, si remarquable à beaucoup d’égards. Ces jeunes filles élevées en dehors d’un monde qu’elles brûlaient de connaître étaient destinées d’avance à en subir tous les entraînements ; comment des religieuses auraient-elles pu les prémunir contre des dangers qu’elles ignoraient elles-mêmes ? Une mère seule doit jouer ce rôle-là, et, si le couvent peut former le caractère, les manières, orner l’esprit, perfectionner les talents, c’est à la famille qu’est réservé de produire la femme, dans la haute et saine acception du mot.

Mais revenons à Hélène, qui se préparait à sa première communion ainsi que ses amies, mesdemoiselles de Mortemart, de Châtillon, de Damas, de Monsauge, de Conflans, de Vaudreuil[4] et de Chauvigny. Le grand jour arriva, et les jeunes amies furent admises ensemble à la communion.

« Ce jour-là, dit Hélène, les pensionnaires ne sont point en habit d’uniforme, mais en robe blanche, lamée ou brodée d’argent. La mienne était en moire rayée d’argent. Neuf jours après, on faisait l’offrande de sa robe à la sacristie. Nous pliâmes nos robes, nous primes à la sacristie de grands plats d’argent et à l’offrande, après l’évangile, nous fûmes à la suite l’une de l’autre poser notre don sur l’autel qui est à côté du chœur. Après la messe, nous fûmes à la classe, où l’on nous ôta nos rubans blancs pour nous en donner de rouges, et toute cette classe nous embrassa et nous félicita. »

  1. Sa mère, la comlesse de Lastic, était dame pour accompagner Mesdames de France.
  2. Mademoiselle de Mortemart était la nièce de madame de Rochechouart. Elle épousa en 1777 le marquis de Rougé. (Bibliothèque nationale. Cabinet des titres.)
  3. L’usage de ces mariages était fréquent à cette époque. Voir celui de madame de Maupeou (Jeunesse de madame d’Épinay).
  4. Mesdemoiselles de Conflans et de Vaudreuil étaient sœurs. Mademoiselle de Conflans était jolie, avec beaucoup d’esprit et de trait. Elle épousa le marquis de Coigny. Sa sœur avait moins d’esprit et de beauté, mais cherchait à l’imiter en tout (Note d’Hélène).