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Histoire d’une grande dame au XVIIIe siècle, La princesse Hélène de Ligne/10

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (1p. 190-211).

II


Les prétendants d’Hélène. — Le duc d’Elbœuf et le prince de Salm. — Une négociation de mariage. — Le marquis de Mirabeau et la comtesse de Brionne. — Madame de Pailly. — Refus de l’évêque de Wilna. — Un nouveau prétendant. — Le prince Charles de Ligue.



Pendant qu’Hélène achevait d’écrire l’histoire des paisibles années de sa vie de couvent, le bruit de sa beauté, de son nom, de sa fortune, avait franchi les murs de la vieille abbaye. La jeune princesse avait déjà paru dans les bals d’enfants ; les duchesses de Mortemart, de Châtillon, du Châtelet, de Choiseul et d’autres, dont les filles ou nièces étaient les compagnes d’Hélène, la faisaient souvent sortir avec elles ; plus d’une mére soigneuse de l’établissement de son fils, avait jeté les yeux sur la petite Polonaise, et dressé ses batteries, en cherchant à nouer des intelligences dans la place. La jeune fille ne tarda pas à s’en apercevoir, mais, en personne avisée, elle n’en témoigna rien ; son plan était fait d’avance : elle connaissait mieux que personne la faiblesse de caractère de son oncle, et savait bien qu’elle ne ferait que le mariage qu’elle voudrait faire.

Deux prétendants se déclarèrent à la fois ; le premier était le duc d’Elbœuf, prince de Vaudemont, second fils de la comtesse de Brionne, née Rohan-Rochefort, et du comte Charles Louis de Lorraine, grand écuyer de France. Si la noblesse du jeune prince était brillante, la fortune était mince, et l’alliance d’une riche héritière devenait pour lui le but nécessaire à poursuivre. La comtesse de Brionne, amie intime du duc de Choiseul, vit Hélène à Chanteloup ; les grâces et le charme de la jeune fille fixèrent son atlention, et, de retour à Paris, elle s’informa soigneusement de la fortune, présente et à venir, qui attendait Hélène. On n’a pas oublié, qu’au début de ses Mémoires, la petite princesse désigne la comtesse de Rochefort comme une amie de son oncle ; cette dame et son ami le marquis de Mirabeau, père du célèbre tribun, figuraient parmi les habitués du salon de la comtesse de Brionne. Le marquis de Mirabeau était, commeon le sait, lié étroitement avec l’évêque de Wilna, il entretenait avec lui une correspondance assez suivie ; rien ne fut donc plus facile à la comtesse que d’obtenir tous les renseignements désirés.

C’est dans ce petit cercle que se trama le complot matrimonial que nous allons voir se dérouler sous nos yeux, on pourra se convaincre aisément qu’alors, comme aujourd’hui, on attachait peu d’importance à une inclination réciproque ou à des rapports de goût et de caractère ; la fortune, le rang et le nom étaient les seules conditions exigées.

Il fut décidé que le marquis de Mirabeau ouvrivait le feu, en écrivant à l’évêque ; mais on sentit qu’il ne suffirait pas à lui seul pour mener à bien l’affaire ; son caractère hautain et violent, l’inégalité de son esprit, avaient besoin d’être tempérés par une influence féminine. Le choix était désigné d’avance, et ce fut madame de Pailly, dont la liaison intime avec le marquis ne faisait doute pour personne, qu’on lui adjoignit dans cette circonstance[1].

Madame de Pailly était fort jolie, douée d’un esprit fin, délié et très propre à l’intrigue. Le grand Mirabeau, qui la détestait à bon droit, écrivait : « Cette femme a l’esprit de cinq cent mille démons ou anges, comme il vous plaira, mais elle est également dangereuse, par sa beauté, par son esprit profondément artificieux. »

Nous n’avons pas à nous occuper du rôle, peu édifiant, que joua madame de Pailly dans la famille des Mirabeau[2] ; nous constatons seulement qu’elle avait dû mettre dans sa conduite assez de retenue ou de décence, comme on disait alors, pour être reçue dans la société de la comtesse de Brionne et de sa tante, la princesse de Ligne-Luxembourg. La poule noire, comme on l’appelait dans l’intimité, fut enchantée de jouer un rôle dans cette affaire, elle souhaitait avec passion d’être utile à de si grandes dames, et ne négligea rien pour y parvenir. Les lettres de madame de Pailly étaient citées dans sa société « comme des modèles de sentiment et de grâce » ; on peut ajouter, de mesure et de finesse.


madame de pailly
à la princesse de luxembourg


« Paris, le 26 décembre 1777,


» Voici, Madame, la copie de la lettre de M. de Mirabeau à l’évêque. En me la remettant hier matin, il me dit : « Soyez sûre que cette négociation réussira, la Providence vous aide. Il m’aurait été ce matin impossible d’écrire ; mais, comme j’ai eu toute la nuit un violent accès d’étouffement, j’ai employé ce temps à la faire. Elle se ressent peut-être de mon état[3], mais je crois cependant avoir dit tout ce qu’il y avait à dire. »

» Il supplie madame la comtesse de Brionne de lui pardonner la liberté avec laquelle il a parlé d’elle et de sa maison ; il a cru qu’il était à propos de conserver, vis-à-vis de l’évêque, la manière ouverte qu’il a toujours eue avec lui, et que, de plus, sa lettre n’eût point l’air d’une lettre communiquée. L’abbé[4] en a été parfaitement content.

» Nous sommes convenus de tout ce qui entrerait dans la sienne, il traitera solidement l’article de la dot, il fera toutes les réflexions nécessaires. Il a même ajouté que, pour aider un peu l’esprit indécis de l’évêque, il joindrait à sa lettre un modèle de la réponse qu’il devra faire à M. de Mirabeau. Il a usé souvent de cette méthode avec succès, dans d’autres affaires.

» Il me paraît peu alarmé de la concurrence du prince moderne[5], et, suivant la marche de son esprit, qui est de croire tout ce qu’il désire, il ne doule pas du succès de notre affaire, et il la mènera vivement. »

Le marquis de Mirabeau n’était peut-être pas un négociateur bien choisi, et, à coup sûr, n’était pas conciliant ; mais, malgré sa violence, son caractère tyrannique et la bizarrerie de ses idées, ce n’était point un esprit médiocre. Il observait bien, et exprimait sa pensée dans un style original, vivantet très pittoresque, quoique parfois obscur.


le marquis de mirabeau à l’évêque de wilna


« De Paris, le 25 décembre 1777.


 » Monseigneur,


» Ma reconnaissance pour vos bontés, et la réciprocité de l’amitié dont vous m’avez honoré, m’ont fait naître une idée que j’ai crue convenable, par rapport au lustre de votre maison et par rapport à votre propre bonheur. Je l’ai amenée au point de pouvoir être suivie, si elle vous convient, sans vous compromettre aucunement, supposé que vous ayez d’autres vues.

» Je connais votre Tendressse pour les rejetons de votre illustre maison, que la nature, les lois, la volonté de leur aïeul[6], et leur propre faiblesse vous ont également confiés.

» Je n’ai point oublié qu’il entrait dans vos plans d’établir en France la jeune princesse votre nièce. J’ai su qu’on enélait content et qu’elle était chaque jour plus digne de vos soins et de votre tendresse ; j’ai donc pensé à l’établir d’une manière digne de vous. Après nos princes du sang, qui toujours, les seigneurs du sang, ne furent néanmoins mis hors de pair par nos lois que depuis un peu moins de deux siècles, nous n’avons eu rien en France qui puisse s’égaler à la maison de Lorraine.

» Cette maison est réduite aujourd’hui en France à deux branches. L’une s’éteint, elle n’a plus de mâle que le prince de Marsan, qui n’a pas voulu se marier. L’autre est celle des princes de Lambesc, grands écuyers de France, à la tête de laquelle, est avec autant de dignité que d’éclat, la belle madame la comtesse de Brionne, que vous connaissez[7].

» Cette princessse est demeurée veuve avec deux fils et deux filles. Les deux princes sont, le prince de Lambesc, grand écuyer, et le duc d’Elbœuf[8], jeune prince de dix-huit ans, d’une figure belle et noble, d’un caractère doux et dont toute la famille est contente, chose rare à cet âge partout, et surtout parmi nous. Le prince de Lambesc, l’aîné, a jusqu’à présent refusé de se marier avec une opiniâtreté que le temps seul peut rompre[9]. Son jeune frère a été jusqu’à se jeter à ses pieds, pour l’en conjurer en une occasion[10] importante. Les deux frères sont fort unis, c’est sur le prince d’Elbœuf que j’ai jeté les yeux, comme devenant, par intérim, la seule espérance de sa maison ; je n’ai pas cru devoir différer.

» Madame de Brionne est très habile, très vigilante pour les intérêts de sa maison, surtout en ce qui concerne l’établissement de ses enfants. Toujours active, jamais remuante, noble et élevée dans le grand, facile dans le détail, toujours aimable, autant, ou au degré où elle veut l’être, mais n’ayant jamais déplu à qui ni à quoi que ce puisse être, pas plus qu’à son miroir. Ce n’est point ici un portrait, c’est du positif, tel qu’il en faut, car c’est le principal are-boutant : pour la jeune princesse, pleine d’un esprit noble et d’un sentiment actif, qui prospérera dans de telles mains, pour le jeune ménage qui aura besoin de guide et d’appui, pour vous enfin, monseigneur, quand vous viendrez habiter parmi nous ; car, si j’aimais le monde, je préférerais les jours de médecine de madame de Brionne aux jours de gala de toutes les autres.

» Daignez vous consulter, Monseigneur W… et me répondre pour dëgager ma parole ; tout autre pourra suivre l’affaire aussi bien et mieux que moi ; et le devra même. Mais je pouvais seul vous rendre mon idée avec tous ces assortiments. Si ceci vous convient, évitez les longueurs, et marquez exactement les choses de manière à ne point varier et à les tenir pour signées.

» Dans tous les cas, pardonnez-moi la liberté que je prends de me mêler de vos affaires et regardez-moi, etc. »


« P.-S. Je demande : 1o si la chose vous convient ;
        » 2o Les conditions que vous désirez ;
        » 3o Celles que vous accordez. »


, Pendant qu’on entamait cette négociation, Hélène dans ses fréquentes sorties avait rencontré dans le monde le prince Frédéric[11] de Salm, qui avait apparu comme par hasard dans un bal de jeunes filles. Sa réputation d’homme à bonnes fortunes, ses dettes et sa conduite ne faisaient pas honneur au nom qu’il portait. Peu scrupuleux sur le choix de ses plaisirs, voyant la plus mauvaise société, d’une bravoure équivoque, il ne jouissait à Paris d’aucune considération. On lui reprochait de s’être battu en duel contre un officier du roi en ayant eu la prudence de se cuirasser en-dessous d’un gros manchon. En arrivant sur le terrain, il refusa de se déshabiller et fondit à l’improviste sur son adversaire ; celui-ci en se défendant lui porta un coup qui l’eût traversé de part en part sans le manchon protecteur ; le choc causé par cet obstacle fit tomber l’officier et les témoins eurent toutes les peines du monde à empêcher le prince de tuer son adversaire à terre.

Le prince de Salm avait une jolie figure, de l’aisance dans les manières, de la gaieté et de la souplesse dans l’esprit. Hélène ignorait les détails peu honorables de sa conduite privée ; elle voyait en lui un élégant cavalier, porteur d’un grand nom, et par-dessus tout un séjour assuré à Paris, dans le magnifique hôtel que les Salm avaient fait construire, quai d’Orsay[12].

Elle ne voulait point entendre parler du duc d’Elbœuf, malgré ses grandes espérances ; elle redoutait madame de Brionne comme belle-mère et se laissait sérieusement influencer par les amis du prince de Salm, qui ne négligeaient aucune occasion de monter l’imagination de la jeune fille. L’évêque, poussé par sa nièce, fit une réponse ambiguë, ajourna sa décision, parla d’un prochain voyage à Paris, enfin il ne cacha pas la candidature nouvelle du prince de Salm.

La comtesse de Brionne souhaitait ardemment de poursuivre la négociation, et elle consulta Mirabeau sur le moyen le plus sûr de parvenir à ses fins. Le marquis répondit une longue lettre dont voici un extrait[13] :

« Il faut absolument que la comtesse ait un représentant, homme d’honneur et sage, muni de ses pouvoirs et capable de se démêler de tous les pièges qu’il rencontrera. Jalousie nationale, erreurs de faits, variations considérables dans les plans et dans les idées, distractions et dissipations générales, contre-temps enfin de tous les genres, propres à faire tourner la tête de lassitude à un homme sage, voilà ce qui l’attend.

« Il faut observer néanmoins qu’on n’exigera pas de lui de rien finir, traiter ni décider, mais seulement de prendre de bonnes et sûres informations des biens, des usages, etc., et d’entretenir la bonne disposition de l’évêque ; de croquer avec lui des articles, et de tâcher de l’emmener.

» Je ne me dissimule pas que c’est encore trop, pour un homme seul et neuf dans le pays ; or, à cela, je ne sais qu’un remède, mais je le crois bon si nous pouvons l’obtenir : c’est engager l’abbé Baudeau de faire le voyage avec lui. Je sais tout ce qu’on peut me dire sur sa tête, et il est le premier à en convenir ; toute besogne de longueur, il la gâtera ; toute affaire à emporter d’emblée, c’est autre chose, et c’est le premier homme de l’Europe en ce genre, pour l’esprit des affaires et les expédients ; ingénieux, entrant, aussi bon qu’étourdi, de mœurs faciles et gaies, disposant de l’évêque, non pour l’arrêter, mais pour le revirer comme son gant. Enfin, quel inconvénient qu’on lui trouve, nous ne ferons pas faire des hommes exprès : celui-là est très lumineux et tirera fort au clair les affaires. Celles aussi de là-bas. Il a la confiance de la jeune princesse et connaît la manière de manier son esprit, il chauffe l’évèque à sa guise. Enfin, n’eût-il aucun de ces avantages, uniques dans l’affaire présente, non plus que celui de connaître le pays comme il le connaît, encore croirais-je capital de l’employer dans un coup de main de cette espèce.

» Ce dont j’oserais répondre, tant par égard pour mes recommandations très expresses que parce qu’il y a été échaudé, c’est qu’il ne s’y mêlerait ni de politique, ni d’économie, et autres mailles à partir, et que, pourvu que son compagnon de voyage le traite simplement et amicalement, sans se laisser dominer, et plus encore sans le contrarier directement, il en sera fort content, et le trouvera d’une utilité infinie. Je parais fort long sur cet article, je proteste que je n’y mets aucune prévention ; au fond, j’aime plus qu’on ne croit la besogne des gens sages, mais arrosez des choux avec de l’eau de lavande, et vous verrez comme ils pousseront !… »

Malgré l’éloquence du marquis, l’abbé Baudeau ne partit point pour la Pologne, car la négociation échoua. Dans une nouvelle lettre, le prince-évêque, influencé par sa nièce, déclina pour elle l’honneur d’entrer dans la maison de Lorraine[14].

La fâcheuse issue de la négociation entreprise par madame de Pailly l’avait fort contristée ; elle redoutait le mécontentement de la comtesse de Brionne, et encore plus celui de sa tante, la princesse de Ligne-Luxembourg[15], à laquelle elle avait des raisons particulières de chercher à plaire. La princesse, ancienne dame du palais de la défunte reine d’Espagne, avait à ce titre reçu du roi un appartement au château des Tuileries ; elle y recevait une société peu nombreuse mais soigneusement choisie et dont madame de Pailly eût été fière de faire partie, quoiqu’on s’y ennuyât à mourir. La vieille princesse, disent les contemporains, avait le plus vilain visage de cinquante ans qu’on ait jamais vu ; un visage gras, luisant, sans rouge, d’une pâleur livide et orné d’un menton de trois étages. La duchesse de Tallard disait « qu’elle ressemblait à une chandelle qui coule ». Mais elle était obligeante et bonne et prit fort bien son parti du mariage manqué ; elle confia à la dame négociatrice qu’elle avait un autre projet en tête, il s’agissait cette fois-ci du prince Charles de Ligne, neveu de feu son mari. Comme situation de fortune, le jeune prince l’emportait de beaucoup sur le duc d’Elbœuf, et, si sa famille occupait en France un rang moins élevé que la maison de Lorraine, qui était maison souveraine, comme ancienneté de noblesse elle ne le cédait à personne. Madame de Pailly, enchantée de la confiance que lui témoignait la princesse, la remercia comme d’une grâce et se mit à l’œuvre comptant bien profiter de l’expérience acquise pour éviter un nouvel êchec.

Elle commença par faire écrire au prince évêque par l’abbé Baudeau et le marquis que rien ne pouvait se terminer en son absence, et qu’au milieu de la foule des prétendants qui augmentait chaque jour, il ne parviendrait point à démêler, de loin, quel était le meilleur parti pour sa nièce.

Puis elle chercha, adroitement, à découvrir quelle influence agissait sur la jeune princesse, et la prévenait si fort en faveur du prince de Salm. File apprit que celui-ci avait gagné à sa cause une des dames pensionnaires du couvent chez laquelle Hélène se rendait fréquemment[16]

Une fois au courant de la situation, elle dressa ses batleries en conséquence et mit dans les intérêts trois des meilleures amies d’Hélène, la jeune duchesse de Choiseul et les demoiselles de Conflans. Elle les fit presser par des amis communs d’agir insensiblement sur l’esprit de la jeune fille et attendit patiemment l’arrivée de l’évêque qui ne pouvait tarder.

Avant d’entamer sérieusement la négociation, la princesse de Ligne avait écrit au prince Charles et à sa mère, pour leur faire part de son projet et des avantages qu’elle voyait à cette alliance ; mais elle ne cacha pas la préférence que la jeune personne accordait au prince Frédéric de Salm, sur ses nombreux concurrents. Le prince Charles n’en parut pas très flatté et répondit à sa tante :


« Mars 1779.


» J’ai reçu, ma chère tante, les lettres que vous avez eu la bonté de m’écrire, et je les ai envoyées sur-le-champ à mon père. Il y aura bien des difficultés, à ce que je vois, dans l’affaire en question ; il faudra toute la suite que vous savez mettre à ce qui vous intéresse et toutes vos bontés pour toute la famille, dont nous sommes tous pénétrés, et vous réitérons encore nos remerciements, ma chère tante.

» La petite personne me paraît un peu décidée, et pas très délicate sur le choix, puisqu’elle préférerait le prince Frédéric de Salm, qui à si mauvaise réputation. Pourvu que l’oncle ne se décide pas, car il faut si longtemps pour recevoir les réponses !

» Recevez, ma chère tante, etc. »

D’après cette lettre, le jeune prince ne paraît pas très enchanté du mariage qu’on lui propose ; mais sa mère prit la chose avec plus d’empressement, et pria sa cousine de continuer les négociations.

Celle-ci, alors au château de Limours chez sa nièce, madame de Brionne, écrivit à madame de Pailly et offrit de venir elle-même à Paris, pour parler à fond de la grande affaire. Madame de Pailly répond :

« J’espérais, Madame, que cette semaine ne se passerait pas sans que vous vinssiez faire une course à Paris ; j’ai grand besoin d’avoir l’honneur de vous voir pour vous rendre compte de notre affaire. Vous jugez bien que j’ai fait le meilleur usage qui m’a été possible de ce que vous m’avez fait l’honneur de me mander ; il serait trop long de vous écrire ce qui a été dit de part et d’autre, mais le dernier mot de notre oncle est qu’il faut savoir quelle est la fortune totale du jeune prince au futur et quelle est celle dont son père veut le faire jouir, en le mariant. Il a répété plusieurs fois que c’était le point essentiel à éclaircir, qu’il trouvait toutes les convenances désirables d’ailleurs, et qu’à l’égard du séjour de Bruxelles, sa nièce avait beaucoup de raison, qu’il se flattait de n’avoir pas de peine à la persuader, s’il n’y avait que cette difficulté. Il est vrai qu’il ajoute : « Mais ne pourra-t-on pas espérer que le prince de Ligne vienne à Paris ? » J’ai répondu que je ne croyais pas, et que même ce déplacement ne lui serait pas avantageux ; que je croyais que sa nièce trouverait très agréable d’être tout à la fois une très grande dame à Bruxelles, à Vienne et à Versailles ; que les établissements de M. le prince de Ligne en Flandre étaient tels, qu’ils devaient être préférés à tout… »

Madame de Pailly conduisait l’affaire avec beaucoup d’habileté. Elle rendit visite à la jeune princesse, et feignant d’ignorer la préférence qu’Hélène témoignait hautement au prince de Salm, elle se garda de lui en parler. Mais elle aborda de front l’autre obstacle, celui d’un établissement à Bruxelles.

Elle s’étendit longuement sur la situation exceptionnelle des princes de Ligne à Vienne et dans les Pays-Bas ; puis elle fit la description la plus brillante de celle qu’occupait le prince père à Versailles, où il passait la plus grande partie du temps que laissait son service militaire. Elle fit entrevoir à Hélène qu’avec le goût passionné de ce prince pour la cour de France, elle s’en ferait facilement un allié pour obtenir une installation à Paris, car il adorait son fils et serait heureux de l’avoir prés de lui ; seulement il fallait gagner du temps et ne pas heurter de front la princesse de Ligne, qui était la moins disposée à accepter cette condition.

Cette conversation fit une impression assez vive sur l’esprit d’Hélène, qui, pour la première fois, n’opposa pas un refus formel à l’alliance du prince de Ligne ; elle demanda seulement à réfléchir et à attendre l’arrivée de son oncle pour prendre une décision. On lui accorda ce répit d’autant plus facilement qu’en ce moment-là les princes de Ligne, père et fils, étaient retenus à l’armée, l’Autriche étant en guerre avec la Prusse pour la succession de l’électorat de Bavière. Laissons Hélène à ses réflexions et faisons connaissance avec les deux personnages qui vont jouer un si grand rôle dans sa vie.

  1. Madame de Pailly était née de Malvieu ; fille d’un capitaine aux gardes suisses, sa famille était bernoise, mais, le grade de son père le retenant en France, elle y fut élevée, et se maria très jeune à un officier suisse également au service de la France, M. de Pailly. Son mari prit sa retraite et retourna à Lausanne. Madame de Pailly allait assez souvent lui rendre visite, mais elle resta fixée à Paris et vécut séparée de fait depuis 1762. Voir pour plus de détails, sur madame de Pailly, les Mémoires de Mirabeau, par Lucas de Montigny ; la Comtesse de Rochefort et ses amis, par Louis de Loménie.
  2. La princesse de Luxembourg née de Bethisy était sœur de la princesse de Rohan Montauban, mère de la comtesse da Brionne.
  3. Le marquis était malade, et fort préoccupé d’obtenir une lettre de cachet, pour faire mettre son fils à la Bastille.
  4. L’abbé Baudeau, qui connaissait bien le caractère de l’évêque, ayant été attaché à son service en 1772, lors de son premier séjour à Paris.
  5. Le prince Frédéric de Salm.
  6. Le prince Massalski, grand général de Lithuanie.
  7. La bzauté de la comtesse de Brionne était célèbre. Voici un quaTrain qui lui fut adressé par la duchesse de Villeroy en lui envoyant une navette :

         « L’emblême frappe ici vos yeux.
    Si les grâces, l’amour et l’amitié parfaite
         Peuvent jamais former des nœuds,
         Vous devez tenir la navette. »

  8. Le prince Marie-Joseph de Lorraine, duc d’Elbœuf, prince de Vaudemont, était fils de Charles-Louis de Lorraine, comte de Brionne, grand écuyer de France, et de Julie-Constance de Rohan. Il émigra avec son frère le prince de Lambese, et ils entrèrent au service de l’Autriche. Le titre de prince lorrain leur valut la faveur spéciale de l’empereur, et ils parvinrent tous deux au grade de feld-maréchal. C’est avee le prince de Lambesc que la jeune princesse de Montmorency était fiancée.
  9. Le temps la rompit en effet ; il épousa en 1812 la comtesse Colloredo, veuve, fort belle malgré ses quarante ans, spirituelle et méchante ; il s’en sépara au bout de deux ans.
  10. C’était à propos de son mariage avec mademoiselle de Montmorency.
  11. Frédéric-Jean-Othon, prince héréditaire de Salm-Kybourg, sa mère était une princesse de Horn ; il était né le 11 mai 1748 et périt sur l’échafaud en 1794,
  12. Cet hôtel est actuellement le palais de la Légion d’henneur ; il fut construit par l’architecte Rousseau.
  13. Les lettres du marquis de Mirabeau et celles de madame de Pailly au svjot du mariage de la princesse Hélène sont en grand nombre, et tqutes contenues dans les papiers séquestrés. Lettre T, Cartons de Ligne, 1-4 Archives nationales. Nous n’en donnons que des extraits.
  14. La même année, le duc d’Elbœuf se consola de son échec en épousant mademoiselle de Montmorency-Lagny, le 30 décembre 1778.
  15. Henriette-Eugénie de Bethisy de Mézières, veuve de très haut et très puissant seigneur, Claude-Hyacinthe-Ferdinahd Lamoral, prince de Ligne et du Saint-Empire.
  16. Cette dame n’était autre que la marquise de Mesnard, épouse séparée du marquis de Marigny, frère de madame de Pormpadour ; elle habitait en 1778 un logement magnifique dans l’Abbaye-aux-Bois où elle recevait la plus brillante société. Elle était intimement liée avec le prince cardinal Louis de Rohan et avec la princesse de Salm, mère du prince Frédéric.