Aller au contenu

Histoire d’une grande dame au XVIIIe siècle, La princesse Hélène de Ligne/13

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (1p. 249-271).

V


Une fête à Bel-Œil. — La famille de Ligne. — La cour de Bruxelles. — Le prince Charles de Lorraine. — Les dames de sa cour. — Lettre du chevalier de l’Isle. — Le prince da Ligne à Versailles. — Lettre du prince à son fils Charles.



C’est dans le magnifique château de Bel-Œil, résidence d’été des princes de Ligne, que les jeunes époux vinrent d’abord s’installer. Le maréchal aimait passionnément cette royale demeure, dans laquelle son père avait dépensé des millions pour l’embellir. Cette habitation grandiose se composait d’une suite de jardins, de forêts, de parcs, de châteaux et de pavillons de chasse, que le prince de Ligne avait arrangés avec un goût parfait. C’est là qu’il recevait de préférence, et Bel-(Eil vit successivement passer le prince de Condé, le roi de Suède, le comte d’Artois, le prince Henri de Prusse, etc. Hélène fut éblouie des splendeurs de son nouveau séjour. Une fête brillante avait été préparée pour sa réception. Dès le lendemain de son arrivée, qui avait eu lieu le soir, la jeune princesse, en ouvrant sa fenêtre, vit un parc immense, peuplé de villageois en élégants costumes de bergers et de bergères, plus semblables à ceux de Watteau ou de Lancret qu’à l’habit des paysans flamands. Sur la pelouse, les dragons du prince chantaient et buvaient gaiement attablés ; plus loin, dans un bosquet, on voyait un théâtre de marionnettes ; dans un autre des danseurs de corde ; un bal champêtre était installé dans une salle de verdure ; sous les berceaux, un charlatan débitait de prétendus onguents contenus dans des petites boîtes qui renferment des bonbons et des bijoux ; là, un chansonnier lançait un joyeux couplet, composé par le prince, en l’honneur des mariés, et, s’il ne brillait pas par la correction des vers, il contenait à coup sûr un mot gracieux ou spirituel ; enfin, sur le théâtre du château, Aufresne et Préville, arrivés e matin de Paris, jouaient des proverbes improvisés. La fête dura toute la journée ; après le diner, on fit succéder aux proverbes une comédie en un acte, mêlée d’ariettes, intitulée Colette et Lucas et composée par le prince de Ligne en l’honneur de sa belle-fille[1]. Le public se composait de brillants officiers et de belles dames arrivés exprès de Bruxelles, et même de Versailles ; on applaudit avec courtoisie la pièce, qui ne valait rien ; mais un autre spectacle était préparé pour dédommager les assistants.

La nuit était venue pendant la représentation, et, au moment où l’on sortit du théâtre pour rentrer dans le parc, on vit tout à coup des flots de lumière s’élever en gerbes brillantes entre les arbres et sous les charmilles ; une illumination féerique éclairait les bosquets, il était impossible d’apercevoir les lampions adroitement cachés sous le feuillage. « C’était non pas la nuit, mais un jour d’argent », dit Hélène.

Les deux époux paraissaient charmés l’un de l’autre, avec une nuance de tendresse de plus chez le prince : la beauté, la grâce et l’esprit d’Hélène l’avaient surpris et enchanté ; il ne s’attendait pas à trouver toutes ces qualités réunies chez une enfant de quinze ans. Chacun partagea cette impression, et la princesse douairière elle-même, qui n’était pas facile à contenter, écrit, quelque temps après le mariage, à la princesse de Ligne Luxembourg :


« Bel-Œil, 20 août 1779.


» Toujours de nouveaux remerciements, princesse, et des assurances de ma reconnaissance à vous faire. Notre enfant est charmante, douce et docile, n’ayant pas de volonté à elle, s’amusant de tout, enfin telle qu’on pourrait le désirer, si on se formait une belle-fille soi-même. Elle a fort bien réussi vis-à-vis de tous ceux qui l’ont vue dans ce pays-ci.

» Comme nos enfants ont eu tous deux l’honneur de vous écrire, je ne veux point, de crainte de répéter, vous faire un détail de notre voyage. D’ailleurs, Mgr l’évêque de Wilna vous aura parlé de tout cela, il a paru lui-même fort content de notre pays. Tâchez, princesse, de lui faire insinuer qu’il envoie le portrait de sa nièce à mon fils. Sur quoi il veut, quand ce serait, même, sur le petit crayon que nous avons vu à l’Abbaye-auxBois ; ne doutez pas, princesse, des sentiments tendres, etc., etc. »

Le prince-évêque avait été enchanté, en effet ; son séjour dans les Pays-Bas, l’amabilité de la famille de Ligne, les rapports affectueux qui existaient entre tous ses membres, l’esprit distingué et la bonté du prince Charles en particulier, tout lui promettait un bonheur assuré pour sa nièce. Il la quitta très satisfait.

Pour la première fois, Hélène allait connaître la vie de famille ; elle ne pouvait mieux débuter, car les Ligne vivaient ensemble dans une intimité pleine d’abandon, de gaieté et de tendresse. Dans son couvent, la petite princesse, avec l’égoïsme naturel aux enfants, ne s’était guère occupée que d’elle-même ; elle ne connaissait pas les sacrifices journaliers qui se font entre frères et sœurs, et qu’un regard ou une caresse maternelle récompensent et rendent faciles. Elle avait plus d’un apprentissage à faire. De tous les membres de la famille, son beau-père et sa belle-sœur, la princesse Clary, étaient ceux qu’elle préférait. La princesse Christine Clary, fille aînée et favorite du prince, « son chef-d’œuvre », comme il l’appelait, était la bonté, la grâce et l’affabilité personnifiées. Mariée depuis quatre ans, douée d’un jugement sûr et d’un tact parfait, elle eût été pour sa belle-sœur, au début de sa vie de jeune femme, un guide affectueux et charmant ; mais il n’était pas possible d’usurper cette emploi dévolu, par avance, à la princesse mère, qui, jalouse de ce droit, ne l’eût cédé à personne.

La princesse de Ligne jouait un rôle fort important, si ce n’est dans le cœur de son mari, du moins dans sa maison. Le prince reconnaissait volontiers le mérite de sa femme, il avait pour elle de grands égards, et les formes les plus aimables. « Ma femme, disait-il, est une excellente femme, pleine de délicatesse, de sensibilité, de noblesse, et point du tout personnelle. Elle a souvent de l’humeur, mais cette mauvaise humeur passe vite en se fondant dans ses yeux baignés de larmes et cette humeur n’a aucun inconvénient, parce que ma’femme a un excellent cœur. » Il n’était pas difficile au prince de prendre aisément son parti de l’humeur de sa femme ; car il n’en souffrait guère. Il n’en était pas de même pour les enfants ; il faut convenir, du reste, que ces inégalités étaient souvent motivées : non seulement son mari lui faisait des infidélités sans nombre et sans mystère, mais il dérangait sans cesse ses affaires, et, malgré la fortune considérable qu’il possédait alors, il se serait trouvé fort gêné sans l’application constante de la princesse à administrer leurs biens, et à équilibrer la dépense avec le revenu. Du reste, malgré le caractère un peu difficile de la princesse, la gaieté et l’inaltérable bonne humeur du prince rendaient cet intérieur délicieux ; il était, chose rare, aussi aimable chez lui qu’au dehors.

Hélène jouissait avec passion de sa vie nouvelle, elle avait hâte de goûter tous les plaisirs inconnus à une petite pensionnaire. Elle s’empressa d’apprendre à monter à cheval. Dès le matin, vêtue d’une élégante amazone qui dessinait bien sa taille souple et fine, on la voyait, suivie par son mari, s’élancer en selle légère comme l’oiseau, et heureuse comme lui de sa liberté ; puis, trois ou quatre fois dans la journée, avec une joie d’enfant, elle revêtait de nouveaux habits, sortant de chez Léonard ou mademoiselle Bertin ; on peut assurer qu’ils ne rappelaient en rien le petit uniforme noir du couvent. Dans toutes les fêtes qui se succédèrent en l’honneur de son mariage, elle plut infiniment par sa grâce et sa gaieté ; elle dansait de si bon cœur, elle jouait la comédie avec tant de verve et de naturel, elle chantait d’une voix si jeune et si fraîche, que son mari, tout en ne partageant pas ses goûts mondains était heureux de son bonheur et la laissait s’y livrer sans contrainte.

Aussitôt après son arrivée, Hélène fut présentée à la cour des Pays-Bas ; la famille de Ligne possédait un magnifique hôtel à Bruxelles, situé près de Sainte-Gudule, et y résidait souvent l’hiver. Le vice-roi était alors le prince Charles de Lorraine, il avait épousé la sœur de Marie-Thérèse, l’archiduchesse Marie-Anne[2], dont il était veuf à cette époque.

Le prince de Lorraine venait souvent chasser à Bel-Œil : « Il était si bon, que cela paraissait dans ses colères, si, par hasard, il en avait ; par exemple, à la chasse, où il faisait l’important en vieux piqueur. Un jour, se fâchant contre tout plein de spectateurs, qui dérangeaient la chasse à force de courir dans toutes les allées de la forêt de Bel-Œil, il leur cria : « Allez à tous les diables !… Messieurs, s’il vous plaît ! » ajouta-t-il, en leur ôtant son chapeau.

L’homme le plus gai, le plus spirituel et le plus à la mode à la cour de Bruxelles, était à coup sûr le prince de Ligne père, qui s’y plaisait fort : « C’était, disait-il, une jolie cour, gaie, sûre, agréable, polissonne, buvante et chassante. » Toutefois le jour où le duc tenait l’appartement et invitait les dames, l’on ne se permettait qu’une gaieté inoffensive pour les plus sévères ; car le prince détestait la licence et le mauvais ton.

Le palais du prince Charles à Bruxelles était vaste et fort ancien. Bruxelles rappelait un peu Paris ; la ville offrait des ressources de tout genre. Le cours était la promenade favorite, on y voyait des équipages magnifiques. La carrosserie de Bruxelles jouissait d’une grande réputation, et le duc tenait beaucoup à ce que toute la noblesse en possédât les produits les plus élégants. Hélène fit son début au cours dans un superbe carrosse doré, de chez Simon ; tous les panneaux étaient en vernis Martin, de la plus grande beauté, peints avec beaucoup de finesse par d’habiles artistes de Vienne. Malgré son goût pour la cour de Bruxelles et sa passion pour Bel-Œil, le prince n’y faisait jamais des séjours prolongés ; on le voyait souvent partir un beau matin à l’improviste : « Quelle belle existence était la mienne, dans mon superbe Bel-Œil ! En vingt-quatre heures je pouvais être à Paris, à Londres, à La Haye, à Spa, etc. J’ai été à Paris une fois pour y passer une heure, et une heure à Versailles pour la dernière couche de la reine. Je la vis le quatrième jour, » a-t-il soin d’ajouter.

« Une autre fois, j’y menais à l’Opéra toute ma société, dans un coche qui m’appartenait. »

C’est à bon droit que le prince aimait Paris et Versailles ; car il était l’âme du pelit cercle intime de la reine ; sa présence animait tout, sa-constante bonne humeur, les saillies imprévues qui lui échappaient à chaque instant le faisaient toujours accueillir le sourire aux lèvres. On le voyait partout, il arrangeait ou dérangeait les jardins, il présidait aux fètes et aux illuminations, il se trouvait au lansquenet de la reine, au cavagnole de Mesdames, au whist de Monsieur, au quinze du prince de Condé, au billard du roi, au pharaon du prince de Conti. Il ne se gènait guère pour dire tout ce qui lui passait par la tête, mais, quoiqu’il poussât la gaieté jusqu’à la folie, il faisait passer de temps en temps de sérieuses vérités à la faveur d’un éclat de rire.

Sa société favorite était celle des Polignac[3], dont les Coigny, les Conflans, le comte de Vaudreuil, le chevalier de l’Isle, formaient l’intimité. Il défendait toujours les Polignac des accusations qui pesaient à l’envie sur eux.

« Il n’y a jamais rien eu de plus vertueux et de plus désintéressé que tous ces Jules, dit-il ; de peur de faire des histoires, de donner lieu aux caquets, il y avait un peu trop de monotonie dans leur société ; la comtesse Diane, seule, y mettait un peu plus de piquant. »

Le prince était particulièrement lié avec le chevalier de l’Isle[4], qui est le personnage le moins connu de ce petit cercle. Le chevalier était un officier de mérite, encyclopédiste et poète, correspondant de Voltaire[5] et correspondant aussi du prince de Ligne qui en faisait grand cas : « C’était le dieu du couplet et du style épistolaire. Il n’a jamais fait un mauvais vers ni écrit une lettre qui ne fût piquante et remplie de goût ; mais il n’en avait pas, ni de ton ni de tact, dans la société, où il était humoriste et familier. Pour faire croire qu’il dînait avec la reine, le dimanche, chez les Polignac, il y arrivait le premier au sortir de table, pour que les autres, qui venaient ensuite, dussent le croire. » Il écrivait régulièrement au prince tout ce qui se passait à Versailles en son absence. Voici une de ses lettres :


« Ce 16 janvier 1780.


» Quel dindon que celui que nous venons de manger, chez la comtesse Diane ! Mon Dieu la belle bête ! C’était M. de Poix qui l’avait envoyée de la ménagerie. Nous étions huit autour de lui : la maîtresse de maison, madame la comtesse Jules, madame de Hénin et madame de la Force, M. le comte d’Artois, M. de Vaudreuil, le chevalier de Crussol et moi.

» Pendant que nous le mangions, mais sans que ce fût à propos de lui, quelqu’un a parlé de vous, mon prince. Voyons que je me rappelle qui ? C’est une dame… non, c’est un homme, oui sûrement c’est un homme, car il a dit Charlot, et nos dames n’ont point de ces familiarités-là. C’est un homme qui était à gauche de madame la comtesse Jules. Comptons : moi, j’étais auprès du poète, ici le chevalier de Crussol, là M. de Vaudreuil, et puis… M’y voilà, c’est M. le comte d’Artois, c’est lui, j’en suis sûr à présent. Il a dit : « À propos, qui est-ce qui sait si Charlot est arrivé à Bruxelles ? » J’ai dit : « Moi, Monseigneur, je le sais, car j’ai quatre lignes de sa propre main et je m’en vais moi-même lui écrire : qui est-ce qui veut lui faire dire quelque chose ? » Tout le monde a répondu en chœur : « Moi, moi, moi ! » J’ai démêlé dans la confusion des paroles : « Je l’embrasse, je l’aime, qu’il vienne, nous l’attendons ! » et, quand le tintamarre a cessé, la douce voix de madame la comtesse Jules m’a fait entendre plus distinctement ceci : « Dites-lui que, s’il avait daté sa dernière lettre d’une manière lisible, je n’aurais pas manqué à lui répondre ; mais qu’aidée de plusieurs experts en l’art de déchiffrer, il ne m’a jamais été possible même de soupçonner le lieu d’où venait sa lettre, ni celui, par conséquent, où devait aller la mienne.

  • » Lä-dessus, nous avons parlé de vous, et puis

de l’amiral Keppel, et puis du dindon, et puis de la prise de nos deux frégates, et puis de l’inquisition d’Espagne, et puis d’un gros fromage de gruyère que notre ambassadeur en Suisse vient d’envoyer à ses enfants, et puis de l’étrange conduite des Espagnols à notre égard, et puis de mademoiselle Théodore, qui danse, ma foi, mieux que jamais, et qui nous a hier autant charmés par son talent, que mademoiselle Cécile par ses jeunes attraits. La reine verra demain tout le monde pour la première fois ; elle n’avait rien vu jusqu’ici que les entrées ; elle est un peu maigrie, mais sa santé ne laisse rien à désirer. Le roi se montre chaque jour bon mari, bon père, bon homme ; on ne peut le voir sans l’aimer sincèrement, et sans estimer en lui la probité même ; je vous assure que nous sommes heureux d’avoir ce ménage-là sur notre trône ; que le ciel qui l’y a placé dans sa bonté veuille l’y conserver longtemps !… Nous nous en allons tous demain à Paris célébrer la dédicace de la charmante petite maison que M. le duc de Coigny s’est donnée et dans laquelle on mettra… Que croyez-vous qu’on mettra ?… On mettra couteaux sur table pour la première fois. Nous aurons facéties, proverbes, couplets, joies de toute espèce, ce sera une très belle cérémonie.

» À propos de couplets, vous n’avez pas vu celui que j’ai fait l’autre jour, pour la reine, en la menaçant de lui jouer le tour qu’elle redoute le plus, qui est d’être nommée au bal de l’Opéra. Le voici :


Dans ce temple où l’incognito
      Règne avec la folie,
Vous n’êtes grâce au domino
      Ni reine ni jolie.
Sous ce double déguisement
      Riant d’être ignorée,
Je vous nomme et publiquement
      Vous serez adorée.


» Je vousen prie, mon prince, mon bon prince, n’allez pas me sabrenauder mon couplet en lui faisant l’honneur de le chanter vous-même, laissez-en le soin à ma cousine, qui le mettra en pleine valeur, adorez-la pour moi, dites-lui que j’irais à Bruxelles, tout exprès pour elle, fût-ce sur ma tête, et aimez-moi tous deux[6]. »

Le prince de Ligne avait pour la reine un véritable culte. « Qui eût pu voir l’infortunée Marie-Antoinette sans l’adorer ? écrit-il trente ans plus tard[7]. Je ne m’en suis bien aperçu que lorsqu’elle me dit : « Ma mère trouve mauvais que vous soyez si longtemps à Versailles ; allez passer quelques jours à votre commandement ; écrivez, de là, des lettres à Vienne, pour qu’on sache que vous y êtes, et revenez. » Cette bonté, cette délicatesse, et plus encore, l’idée de passer quinze jours sans la voir m’arrachèrent des larmes, que sa jolie étourderie d’alors, qui la tenait à cent lieues de la galanterie, l’empêcha de remarquer.

» Comme je ne crois pas aux passions qu’on sait ne pouvoir jamais devenir réciproques, quinze jours me guérirent de ce que je m’avoue ici pour la première fois, et que je n’aurais jamais avoué à personne, de peur qu’on ne se moquât de moi… Ai-je vu dans sa société quelque chose qui ne fût pas marqué au coin de la grâce, de la bonté et du goût ? Elle sentait un intrigant d’une lieue, elle détestait les prétentions en tout genre ; c’est pour cela que la famille de Polignac et leurs amis, c’est-à-dire Valentin Esterhazi, Bésenval, Vaudreuil, puis Ségur et moi lui étaient agréables. »

Si le prince adorait la reine, il faisait, en revanche, peu de cas du roi : « Le roi, dont j’espérais quelquefois un peu de mérite, dit-il, que je protégeais pour ainsi dire, dont je cherchais souvent à élever l’âme par quelque conversation intéressante, au lieu de ses propos de fou ou de chasseur, aimait beaucoup à polissonner. Ses coups tombaient toujours sur Conflans, les Coigny et les amis de Polignac. La reine est parvenue à le corriger de cela. C’était au coucher que Sa Majesté se plaisait à nous tourmenter. Il avait cependant une espèce de tact au milieu de ses jeux grossiers. Un jour qu’il nous menaçait de son cordon bleu, qu’il voulait jeter au nez de quelqu’un, le duc de Laval se retira. Il lui dit : « Ne craignez rien, Monsieur, cela ne vous regarde pas… » Coigny, grand frondeur, me disait un jour : « Voulez-vous savoir ce que c’est, que ces trois frères ? un gros serrurier, un bel esprit de café de province, un faraud des boulevards. » Ces deux derniers titres s’appliquaient à Monsieur et au comte d’Artois. »

Lorsque le prince revenait à Bel-Œil, ses récits enchantaient sa jeune belle-fille, qui se plaisait fort dans les Flandres, quand elle n’y était pas seule avec sa belle-mère, mais qui ne pouvait s’empêcher de regretter Paris, quand les exigences du service rappelaient son mari à l’armée, et que son volage beau-père parlait pour ses voyages incessants.

On se souvient que la princesse douairière avait nettement refusé d’accepter la condition du séjour à Paris pendant l’hiver. Elle avait eu raison ; car, quoique les officiers revinssent, en général, passer la mauvaise saison dans leurs capitales respectives, le métier des armes ne laissait pas de grands loisirs, et le prince Charles, étant au service d’Autriche, ne pouvait guère passer ses congés à Paris. La jeune princesse se serait donc trouvée seule sous la direction d’une tanye qui n’avait nulle autorité sur elle, ou d’un beau-père trop occupé à se divertir pour servir de mentor à sa belle-fille. Cette position délicate et dangereuse avait effrayé à bon droit la princesse de Ligne ; mais Hélène n’y voyait pas de si loin ; le plaisir de figurer dans cette société brillante, qu’elle n’avail fait qu’entrevoir, l’emportait sur la prudence, et elle espérait bien obtenir de son mari d’accéder à ses désirs.

La première démarche à faire était la présentation à la cour. Hélène avait gagné à sa cause la princesse sa tante, qui ne demandait pas mieux que de conduire à Versailles sa jolie nièce ; mais celle-ci voulait y paraître avec les honneurs de la guerre, c’est-à-dire ceux du tabouret.

Il fallait pour cela des titres particuliers. Celui de grand d’Espagne suffisait pour y donner droit ; le prince de Ligne le possédait, et Hélène persuada son mari de demander au prince de le lui céder. Ce n’était pas une mince affaire, qu’une pareille demande. Le jeune prince se sentait un peu embarrassé pour la faire, d’autant plus qu’il fallait en ajouter une autre, une demande d’argent. Les belles toilettes, les bijoux, etc., avaient absorbé une grande partie du revenu des nouveaux mariés, Cependant, ne sachant rien refuser à sa jeune femme, le prince Charles prit son courage à deux mains et se décida à écrire. Il reçut immédiatement de son père alors à Versailles la plus charmante des réponses.


« Versailles, 10 septembre.


» N’est-ce pas, mon cher Charles, que c’est bien drôle d’être marié ? Tu t’en tireras toujours bien. On l’est plus ou moins selon l’occasion. Il n’y a que les sots qui ne sachent pas tirer parti de cet état ; en attendant, tu as une très jolie petite femme qui, sans te déshonorer, peut être ta maîtresse. Quoique nous nous appellions, vous et moi, et tous, de père en fils, Lamoral, sans que je sache si c’est un saint, je ne suis ni assez moral, moraliste et moralisateur pour prêcher, et je me moque de ceux qui ne croient pas à ma moralité ; mais elle consiste à rendre tout le monde heureux autour de moi. Je suis bien sûr que c’est la vôtre aussi ; sans avoir un régiment de principes, en voilà un des quatre ou cinq que j’ai pour la seconde éducation ; comme pour la première je vous disais : que d’être menteur et poltron me ferait mourir de chagrin. Assurément, mon garçon, tu as birn saisi cette courte leçon.

» Eh bien, nous avons donc des affaires à présent ! Prends autant d’argent que tu en auras besoin, et que mes gens d’affaires en auront ou en prendront : en voilà une de finie… La reine dit qu’elle me fera aller mon affaire de Kœurs[8], et, quand je lui dis que mes affaires de cœur réussissent bien, elle me répond que je suis une bête. Kœurs fini, voilà donc deux affaires qui le sont. Ton oncle, l’évêque de Wilna, qui croit que, vous et moi, nous serons peut-être un jour rois de Pologne, veut que nous ayons de l’indigénat ; nous l’irons chercher. Autre affaire finie.

» Notre tante des Tuileries veut que votre femme ait le tabouret, il lui prend fantaisie d’aller à Versailles, et que, pour cela, je vous cède la grandezza. J’ai déjà écrit au roi d’Espagne et au ministre à ce sujet, et j’en ai parlé à l’ambassadeur. Quatrième affaire finie, quitte à m’enrhumer pour être obligé de descendre à la porte de la cour, où entrent seulement les carrosses des grands d’Espagne, comme au Luxembourg et ailleurs. » Voilà deux branches d’économie pour moi, le jouer et le coucher, qui ne me coûteront plus rien.

» Ce qui me déplaît le plus, c’est d’entendre dire tant de sottises aux gens d’esprit, d’entendre parler guerre, aux faiseurs qui n’ont jamais vu que l’exercice, encore très mal ; désintéressement aux femmes qui, à force de tourmenter la reine, mille fois trop bonne, et les ministres, attrapent des pensions ; et sentiment à d’autres qui ont eu vingt amants. Et puis, et les intrigants ! les importants ! et les méchants ! Cela me fait faire quelquefois du mauvais sang ; mais, un quart d’heur après, je n’y pense plus.

» Veux-tu encore une bêtise de moi, reconnue pour telle, par toute la famille royale ? Vous savez où je me tiens sous la loge du roi, au parterre du spectacle de la ville ; vous connaissez le miroir de La Fausse magie[9]. À la fin de la pièce, il faisait un froid terrible, le roi s’en plaignait ainsi que du froid des acteurs : « C’est, lui dis-je, que le dénouement est à la glace. » Les deux frères[10], entre autres, m’ont hué tout haut de celle platitude. C’est une vie charmante pour moi que celle de Versailles, vraie vie de château. J’embrasse votre femme et votre mère, pour avoir eu l’esprit de me faire un Charles comme toi. »

« P.-S. À propos, j’ai déjà dans la tête un bosquet pour mon Charles, une fontaine qui por 2. tera le nom d’Hélène et un berceau pour leurs enfants.

» Je vais y travailler dès que je quitterai Versailles, pour aller vous dire à vous, tutti quanti, que je vous aime de tout mon cœur. »

  1. Cette comédie a été imprimée à l’imprimerie même de Bel-Œil ; voici le titre exact : Colette et Lucas, comédie en un acte mêlée d’ariettes. De l’imprimerie de l’auteur, chez l’auteur, 1781, in-8o de 42 pages. Le seul exemplaire connu de cette petite brochure fait partie de la bibliothèque de Mgr le duc d’Aumale, à Chantilly.
  2. Ce prince habile et brave fut un général malheureux. Vaincu par les Prussiens en 1742, lorsqu’il commandait l’armée autrichienne en Bohème, il le fut de nouveau en Alsace en 1745. L’affabilité de ses manières, son goût pour les arts et pour les lettres et sa bonté le faisaient adorer de tous ceux qui l’approchaient. Son administration paternelle a laissé en Belgique les souvenirs les plus durables. Sa générosité était sans bornes, sa dotation considérable (600,000 Florins de Brabant) ne lui suffisait point. Il se ruinait par ses prodigalités ; mais les sciences, les arts prospéraient ; les écoles de peinture, les collèges s’élevaient dans chaque ville. De nouvelles routes furent créées, des encouragements ranimèrent l’industrie mourante, on ouvrit un transit général par les ports de Flandre vers le pays de Liège, l’Allemagne et la France.
  3. La duchesse de Polignac, Gabrielle-Yolande-Martine de Polastron, amie intime de la reine, était à la fois gracieuse et belle ; des yeux bleus pleins d’expression, un front élevé, un nez un peu en l’air, sans être retroussé, une bouche charmante, de jolies dents, petites, blanches et parfaitement rangées formaient le plus agréable visage, orné de très beaux cheveux bruns. La douceur et la modestie étaient empreintes sur ses traits. Elle avait épousé, à dix-sept ans, le comte Jules de Polignac.
  4. Le chevalier de l’Isle était brigadier de cavalerie des armées du roi, de la promotion du 25 juillet 1762. Fort lié avec les Choiseul et madame du Deffant, il est cité dans la Correspondance de cette dernière.
  5. C’est lui qui écrivait au patriarche de Ferncey, à propos d’une commission mal faite, une lettre qui commençait ainsi : « Il faut, Monsieur, que vous soyez bien bête, etc. » Ce début fit pâmer de rire Voltaire.
  6. Il faut dire, pour l’intelligence de ce paragraphe, que le prince avait la voix fausse et que la prétendue cousine était la belle Angélique d’Hannetaire, fille du directeur du théâtre de Bruxelles ; elle chantait à ravir et avait beaucoup d’esprit ; le prince en était amoureux fou en ce moment-là.
  7. Voir les fragments des Mémoires inédits du prince de Ligne, publiés par la Revue nouvelle. 1840.
  8. Terre du prince de Ligne située en France et pour laquelle il avait un procès.
  9. Opéra comique de Grétry.
  10. Monsieur et le comte d’Artois.