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Histoire politique des États-Unis/Tome 1/Leçon 5

La bibliothèque libre.
Charpentier (1p. 96-126).
CINQUIÈME LEÇON.
suite de l’histoire de la virginie. (1621-1688.)

Messieurs,

Nous avons laissé la Virginie au moment où le partage du sol et la culture du tabac assuraient sa durée, d’une part en stimulant le travail, d’autre part en lui garantissant une avantageuse rémunération. Après treize ans d’épreuve, les aventuriers étaient devenus planteurs, chefs de famille, propriétaires de domaines considérables, c’est alors que se réveilla le vieil esprit anglais ; la charte coloniale parut oppressive ; on le prit sur le ton de l’indépendance avec le gouverneur ; on réclama comme un droit inaliénable les privilèges, les libertés, dont le citoyen anglais jouissait dans la mère patrie.

Pour apaiser cette agitation, sir George Yardley, gouverneur de la colonie en 1619, convoqua une assemblée générale composée des représentants des diverses plantations, et leur permit de prendre et d’exercer à côté du gouverneur et du conseil colonial, les hautes fonctions de la législature. Ce fut la première assemblée représentative établie en Amérique, et, remarquez-le bien, il n’y avait que treize ans que la colonie était fondée.

Cette institution fut si bien venue, elle parut si nécessaire à la prospérité de la colonie, qu’en 1621, le conseil supérieur, siégeant à Londres, rendit une ordonnance célèbre qui accordait à la Virginie une constitution écrite, et, en assurant sa liberté, assurait du même coup sa fortune. La forme du gouvernement donné à la Virginie fut une imitation de la constitution anglaise ; elle a pour nous un intérêt particulier, car elle servit de modèle aux ordonnances qui régirent les colonies relevant directement de la couronne. « Le but de l’ordonnance, est-il dit dans le préambule de la charte, est de procurer le plus grand soulagement et le plus grand bien-être du peuple, et de prévenir ainsi l’injustice et l’oppression. »

Les dispositions de l’acte sont peu nombreuses et simples. Un gouverneur choisi par la compagnie, un conseil permanent, nommé par la même autorité, une assemblée générale qu’on doit réunir tous les ans, et qui se compose des membres du conseil et de deux députés élus en chaque plantation par les habitants, telle est la composition des pouvoirs publics, qui dans ses traits principaux rappelle la constitution anglaise : un roi, une chambre haute, une chambre des communes.

À l’assemblée le plein pouvoir législatif ; mais le gouverneur a un droit de veto ; et nulle loi n’est valide qu’autant qu’elle est ratifiée par la compagnie de Londres. Par contre (et cette disposition, aussi juste que bien entendue, mérite d’être remarquée), aucun des ordres de la compagnie de Londres ne peut obliger la colonie avant d’être ratifié par l’assemblée.

Quant aux cours de justice, il leur fut enjoint de suivre les lois et les formes anglaises ; c’était le rétablissement du jury, c’était l’abolition des cours martiales qu’on avait établies de l’avis de Bacon, et que défendait le comte de Warwick, déclarant que nul jugement n’était plus noble qu’une sentence militaire, puisque c’étaient des soldats, des hommes d’épée, qui prononçaient. Les planteurs préféraient déjà être traités en citoyens plutôt qu’en gentilshommes.

Ainsi, dès que la colonie se sentit vivre, il lui fallut les libertés de la terre natale, les deux prérogatives qui font la gloire et la grandeur du citoyen anglais : le libre gouvernement, le jugement par jurés.

Dès lors, les Virginiens ne furent plus les agents, les serviteurs d’une compagnie, mais des hommes libres, des Anglais, des citoyens ; depuis lors aussi la prospérité de la colonie a pu être troublée par les événements du dehors, par les incursions des Indiens, par la mauvaise police du gouvernement anglais, mais à l’intérieur elle était fondée sur une base trop durable, pour être ébranlée d’un instant.

À ce sujet deux réflexions, l’une qui nous fera mieux comprendre la constitution américaine, l’autre qui touche nos essais de colonisation, et nous montre le principal défaut de notre politique coloniale, aussi bien de celle que nous suivons aujourd’hui que de celle que suivit Louis XIV ; car toutes deux se ressemblent en un trait, je dirais presque en un vice essentiel : l’intervention exagérée, la tutelle excessive de l’Etat.

Vous voyez comment, dès le premier jour, la constitution anglaise, toute proportion gardée, fut naturalisée en Amérique ; et combien, de cette première ébauche politique, il est aisé de dégager le système du gouvernement fédéral. L’indépendance du pouvoir exécutif, et le veto qui en est la garantie, la division du pouvoir législatif, qui se fit d’elle-même du jour où l’on sentit la nécessité de séparer le conseil, mêlé à l’administration, de l’assemblée qui n’avait que le vote des lois, enfin la distinction du pouvoir judiciaire, étaient déjà d’antiques libertés au moment de la révolution ; et quand, après l’essai désastreux d’une chambre unique, maîtresse de tous les pouvoirs, Washington et ses amis proposèrent d’établir la présidence et le sénat, ils ne firent que revenir à la tradition, à une expérience qui comptait en Amérique plus d’un siècle de succès. Heureux pays, qui, en recherchant son passé, n’y trouve que de tels exemples, et qui a acquis, par une longue habitude, le maniement de cet outil puissant, mais dangereux, qui blesse trop souvent la main qui s’en sert pour la première fois, la liberté !

Quant au système colonial anglais, vous voyez que ce qui le caractérise, c’est, dès le début, la libre administration ou du moins le libre contrôle remis aux planteurs. La Virginie, en 1621, était un établissement bien faible, bien misérable, peuplé d’une poignée d’hommes à peine campés sur le sol ; les Indiens étaient tout près, menaçants et dangereux : rien ne nous eût semblé plus naturel que de tout remettre entre les mains de l’État, et de charger un gouverneur de protéger les émigrants, de les conduire et de les faire coloniser sous sa direction ; il est probable que l’entreprise eût échoué.

C’est qu’il en est des sociétés comme des individus ; c’est qu’une même loi régit les hommes, qu’ils agissent isolément ou en corps. Chargez-vous de diriger un homme, de le faire travailler, de le nourrir ; ne l’abandonnez jamais à ses propres forces ; ne lui laissez aucune responsabilité, vous n’en tirerez rien, vous en ferez un fainéant ; la liberté au contraire et la responsabilité lui rendront tout facile, et lui feront déployer une énergie dont il ne se croyait pas doué. Il en est de même des sociétés, c’est la liberté, c’est la responsabilité qui fait leur puissance et leur vie.

Pourquoi les colonies grecques ont-elles atteint sitôt la richesse et la grandeur ? c’est qu’elles ont toujours été libres. Dès que l’essaim s’envolait, il était maître absolu de ses destinées, et rien n’inquiétait son indépendance. Les émigrés n’étaient point les serviteurs, mais les alliés naturels de la métropole. Les deux peuples parlaient la même langue, avaient les mêmes dieux, gardaient les mêmes coutumes, mais chacun était maître de ses intérêts et de ses droits. C’est la liberté qui, en stimulant l’énergie des colonies naissantes, leur permit de s’étendre par toute la Méditerranée ; jamais le monopole n’a connu cette fécondité. Dans les temps modernes, prenons pour exemple l’Amérique du nord.

Tandis que le Canada, établi avant la Virginie, le Canada, où l’on donnait aux émigrants des terres, du bétail, de l’argent, languissait sous la protection de nos rois, la Virginie, abandonnée à ses propres ressources, faible, mais sachant qu’elle ne pouvait compter que sur elle-même, et que chaque effort lui profiterait, la Virginie s’organisa, se développa librement, et quand, franchissant les Alleghanys, elle vint disputer aux Français la vallée de l’Ohio, la colonie libre qui n’avait rien demandé à la métropole était riche et peuplée et pouvait mettre en ligne des forces bien plus considérables que la colonie royale, qui avait coûté, qui coûtait encore à la France d’énormes et d’inutiles sacrifices.

Il en est de même de l’Algérie ; ce ne seront pas trois représentants, noyés dans la Chambre, qui feront sa prospérité ; c’est une administration coloniale indépendante, c’est la liberté, c’est la responsabilité. Qu’y aurait-il de dangereux à donner au moins à la province d’Alger une représentation indépendante, à imiter la sage disposition qui commença la prospérité de la Virginie, il y a deux siècles : laisser la colonie faire ses lois, sauf veto de la métropole, n’y point appliquer d’ordonnances sans l’aveu de l’assemblée coloniale ?

Personne plus que moi n’est convaincu de l’avantage qu’il y a pour nous à posséder une colonie aussi bien située, à y écouler les esprits ardents qui sont un danger ici, qui seront là-bas une gloire et une force ; mais, l’histoire à la main, il est aisé de prédire l’insuccès après tant de millions dépensés, si l’on persiste dans cette fausse politique qui tient les colonies en tutelle. Aujourd’hui surtout que la liberté séduit tous les peuples, parce qu’ils en comprennent les avantages économiques non moins que les avantages politiques, si le courant de l’émigration qui va aux États-Unis ou à Montevideo ne se détourne en rien pour l’Algérie, c’est, sachez-le bien, parce que la liberté y manque. Quand on trouvera en Algérie, non pas un camp mais une patrie ; quand, après une courte épreuve, le colon, d’où qu’il vienne, sera non pas un étranger mais un citoyen, mais un membre du gouvernement, alors le succès de la colonisation ne sera pas un instant douteux. Jusque-là on pourra toujours craindre que la France ne se lasse d’une conquête ruineuse, et ne perde quelque jour une colonie dont elle pourrait, par un décret, faire la patrie commune des races latines. Le secret de l’heureuse fortune des plantations anglaises n’est autre que la liberté.

Je reviens à la Virginie. La liberté qu’elle venait d’obtenir était sans doute un élément de prospérité ; mais il restait encore plus d’une épreuve à traverser. Une invasion indienne mit l’établissement nouveau à toute extrémité, et fut suivi d’une guerre sanglante où les Anglais rivalisèrent de perfidie et de cruauté avec les sauvages. Plus que jamais il était nécessaire que la compagnie vînt au secours des planteurs ; mais, à ce moment même, elle excita la jalousie du roi ; il conspira de la ruiner et il réussit.

La compagnie était devenue beaucoup plus importante qu’au début ; le nombre des associés était considérable, et les réunions tumultueuses. Comme le roi convoquait rarement le parlement, c’était dans les assemblées de la compagnie que l’opposition cherchait une tribune ; c’est là qu’on attaquait les proclamations du roi, les ordonnances coloniales rendues par le conseil privé. « L’assemblée de la compagnie du Nord, disait l’ambassadeur d’Espagne au roi Jacques, jaloux de sa prérogative et redoutant l’opinion populaire, c’est la pépinière d’un parlement séditieux. »

Il fallait un prétexte pour venir à bout de la compagnie, car elle refusait de renoncer à un établissement qui lui avait coûté fort cher et ne donnait encore qu’un revenu insignifiant : mais dans un gouvernement despotique quand le maître veut quelque chose, les moyens ni les hommes ne lui font défaut. Le massacre des planteurs par les Indiens avait ému l’opinion ; la colonie n’était guère plus avancée qu’au premier jour ; des sommes énormes avaient été enfouies ; les actionnaires mécontents étaient divisés : c’en était assez pour que Jacques ordonnât une enquête sur les lieux. À la suite de cette enquête, le roi contesta la validité de la charte, et elle fut annulée ; la Virginie devint province royale, et garda cette situation jusqu’en 1776.

La compagnie tomba, comme toutes les compagnies malheureuses, sans que personne la plaignît, sans que le parlement alors assemblé en prît la défense. Dans la colonie, sa chute n’excita pas davantage de regrets ; peu importait à la Virginie de changer de maître, pourvu qu’elle conservât ses libertés : c’était la seule chose qui l’occupât. Le seul point sur lequel elle insista auprès des commissaires chargés de l’enquête, c’est qu’on ne donnât pas un pouvoir absolu au gouverneur, et qu’on ne touchât pas à l’assemblée, rien ne pouvant mieux conduire à la satisfaction et à l’utilité du public ; ce furent les expressions des délégués.

La chute de la compagnie fut, tout bien considéré, un bienfait pour la Virginie. Une compagnie est le pire des souverains ; le gain, tel est le but pour lequel elle se forme et qu’elle poursuit uniquement. Mal administrés, les colons sont pillés par des agents infidèles ; bien administrés, ils servent d’instruments à l’avarice des associés. Quand c’est un individu qui commande, on peut espérer en son génie, en son amour de la gloire, en sa bonté ; sous un libre gouvernement, il est évident qu’un intérêt commun et permanent finira par triompher de toutes les difficultés ; mais une compagnie, sourde à la pitié, insensible à la honte, sans responsabilité, même devant l’opinion, sacrifie tout à son avarice : témoin la compagnie des Indes servie par des hommes tels que Warren Hastings, des hommes qu’un roi même ne maintiendrait pas devant le juste soulèvement de l’opinion.

Jacques nomma un conseil chargé de diriger de Londres le gouvernement de la Virginie ; il s’était réservé d’établir lui-même un code de lois fondamentales pour la colonie ; mais la mort empêcha le royal législateur de se livrer à une fonction qui eût singulièrement flatté sa vanité, mais qui peut-être eût moins bien servi les planteurs.

Le premier acte de Charles Ier fut de confirmer le monopole du tabac que le roi Jacques avait donné à la Virginie pour en assurer la fortune ; non-seulement on prohiba le tabac espagnol dont la qualité était supérieure, mais on défendit la culture de la feuille nouvelle en Angleterre et dans le pays de Galles, et on arracha les plants qui existaient. Charles avait compris qu’il y avait pour le trésor une source de richesses dans le monopole du tabac ; et, dès le premier jour, il essaya de devenir par ses agents le seul facteur de la colonie. Indifférent à la constitution qui régissait les planteurs, son seul but fut d’accaparer le fruit de leur industrie, et c’est ainsi que subsistèrent les droits politiques de la Virginie[1]. Ils se conservèrent comme usages, grâce à l’heureuse indifférence du roi.

Ainsi, pendant que l’Angleterre était agitée par le ferment de la guerre civile, la Virginie s’essayait au libre gouvernement ; c’était l’assemblée qui déclarait la guerre aux Indiens, faisait la paix, acquérait de nouveaux territoires. En 1648, il y avait vingt mille colons, et ce nombre fut sensiblement augmenté par la ruine de la noblesse d’Angleterre après la mort du roi. Des hommes considérables dans le parti des cavaliers, frappés d’horreur et de désespoir par les excès de la rébellion, et ne voulant à aucun prix se réconcilier avec les vainqueurs, allaient chercher une nouvelle patrie par delà les mers. C’est en Virginie qu’ils s’établissaient, car ils y trouvaient, non pas comme au Massachusets, un peuple de puritains qui ressemblait à leurs ennemis, mais la société anglaise, avec ses mœurs, ses idées, ses préjugés, un pays enfin d’aristocratie terrienne où toute maison était pour eux un asile et tout planteur un ami.

Aussi l’esprit aristocratique, les sentiments royalistes de la vieille Angleterre prirent-ils en Virginie un ascendant considérable, d’autant plus que le gouverneur, sir William Berkeley, était un des hommes les plus dévoués au parti des Stuarts. Grâce à lui, la Virginie fut la dernière province qui reconnut la république, la première qui proclama les Stuarts, aussitôt après la mort de Cromwell et avant la restauration.

Cromwell, devenu protecteur, envoya une escadre pour que la colonie se soumît au nouveau gouvernement. Le royalisme des Virginiens n’allait pas jusqu’à tenter une résistance inutile, et d’un autre côté l’agent du protecteur avait ordre de laisser la plantation maîtresse de ses destinées pourvu qu’elle reconnût la république. On fut donc bientôt d’accord sur des conditions sans doute remarquables par l’esprit de liberté qui règne dans tout ce que demandent les colons, mais plus remarquables encore par la générosité des instructions qu’avait données Cromwell.

Il fut convenu que le peuple de Virginie (c’est l’expression textuelle) conserverait toutes les libertés du peuple d’Angleterre ; que l’assemblée générale se réunirait comme auparavant et dirigerait les affaires de la colonie ; que les habitants auraient partout et avec toutes les nations la même liberté de commerce que les Anglais ; qu’on ne pourrait, sans le consentement de l’assemblée générale, imposer aucune taxe, faire aucune levée de deniers, construire des forts ou tenir des troupes sur pied. C’était l’indépendance la plus complète ; il n’y avait entre la colonie et la mère-patrie qu’un lien de suzeraineté.

La nouvelle du rétablissement de Charles II fut accueillie avec une joie universelle, mais qui ne fut pas de longue durée. Le nouveau roi eut de belles paroles pour la fidélité de ses serviteurs ; mais il traita la colonie avec ingratitude, et, suivant l’exemple de toutes les restaurations, il oublia ou délaissa ceux qui l’avaient aimé, pour conquérir les bonnes grâces de ses adversaires. Les provinces puritaines de Massachusets et de Rhode-Island furent mieux traitées que la fidèle province de Virginie. Le roi légitime la dépouilla des privilèges que Cromwell avait respectés. Sous le protecteur, la Virginie était presque aussi indépendante, presque aussi souveraine qu’aujourd’hui ; dix ans après la restauration, ses libertés sont réduites, ses privilèges amoindris.

Au lieu d’une assemblée qu’on réunissait chaque année, et dont les pouvoirs, expirant au bout de deux ans, ne laissaient point oublier aux députés qu’ils étaient dans la dépendance immédiate des électeurs, on trouve maintenant une assemblée dont la durée est indéfinie, comme celle du parlement anglais ; au gouverneur seul appartient le droit de la dissoudre, et, pendant plus de quinze ans, il se garda bien d’user de ce droit. Une législature, ainsi constituée, ne pouvait pas être bien zélée pour les droits du peuple ; aussi prit-elle des mesures qui ne furent rien moins que populaires, et commença-t-elle par réduire le droit électoral : attendu, disait-elle, les troubles et l’agitation qui accompagnent les élections. C’est toujours au nom de la paix publique qu’on supprime la liberté !

Au gouverneur tenu jusque-là dans la dépendance de la colonie par le vote annuel de son traitement, on assigna un salaire élevé et permanent ; on affranchit les conseillers de l’impôt ; quant à l’assemblée, qui ne s’oublia pas davantage, elle vota, pour chacun de ses membres, un salaire énorme, et qui monta à deux cent cinquante et une livres de tabac. Ce n’est pas tout, on rendit à l’église anglicane le monopole de la croyance ; des peines sévères furent prononcées contre les dissidents qui allèrent peupler la Caroline ; un traitement considérable fut assigné aux ministres de l’église établie. C’était l’Angleterre au petit pied.

Quant aux droits de l’intelligence, qu’étaient-ils dans ce gouvernement où rien n’était fait que pour la grande propriété ? On en peut juger par les paroles suivantes du gouverneur Berkeley, homme de bien sans doute, mais imbu des préjugés de sa caste, et qui naturellement avait en horreur les puritains de la nouvelle Angleterre et les idées nouvelles.

« Les ministres, disait-il en 1671, doivent prier davantage et prêcher moins. Mais, grâce à Dieu, nous n’avons ni écoles, ni imprimerie, et j’espère que de cent ans nous n’en aurons pas ; car c’est la science qui a amené dans le monde la désobéissance, l’hérésie, les sectes ; c’est l’imprimerie qui les a divulguées, et qui a diffamé le meilleur gouvernement. Dieu nous garde de ces deux fléaux ! »

Sir William Berkeley était un vieux cavalier dont les opinions arriérées rappelaient les idées régnant à la cour despotique des Tudors, plutôt que celles qu’acceptait la cour de Charles II. C’était l’esprit ancien, qui, à la suite d’une restauration, réagissait sur la société fatiguée et par cela même souffrant tout ; quelques années plus tard, un chef de révolte, Bacon, soutenu alors par l’opinion, se portait accusateur du gouvernement, et lui demandait quels arts, quelles sciences il avait encouragés ? quelles écoles il avait établies ? Mais alors tout était possible ; c’est la suite ordinaire des révolutions de dégoûter de la liberté les esprits faibles ; et, après les rudes secousses qu’avait éprouvées la société anglaise, les colons n’avaient plus d’autre passion que le repos, d’autre soin que leurs intérêts.

Malheureusement, ils furent blessés à cet endroit et de la façon la plus sensible par un acte du parlement anglais, célèbre dans les fastes de la Grande-Bretagne, l’acte de navigation, une mesure de Cromwell, que l’Angleterre a considérée pendant près de deux siècles comme la base de sa grandeur maritime, et qu’elle n’a abandonnée que d’hier.

Cromwell, jaloux de la puissance maritime des Hollandais, qui, suivant l’expression de W. Temple, s’étaient emparés du roulage de l’Océan, et qui faisaient déjà des affaires considérables avec les colonies anglaises[2], Cromwell voulut créer à l’Angleterre un monopole de navigation afin d’affaiblir les Pays-Bas et de donner aux Anglais l’empire des mers et le marché du monde. Il lui fallait des vaisseaux et des marins à tout prix, et l’intérêt du commerce devait céder à l’intérêt politique. Pour réussir dans ce dessein, il fallait commencer par assurer à la Grande-Bretagne le privilège exclusif de son industrie. C’est dans cette intention qu’en 1651, le parlement rendit l’acte de navigation. Cette loi décidait que le commerce de l’Angleterre avec ses colonies, comme avec le reste du monde, ne devait être fait que sur des vaisseaux construits, possédés, montés par des Anglais ; les étrangers n’étaient admis qu’à porter en Angleterre les produits de leur pays, le commerce international étant réservé aux seuls Anglais.

Les marchands anglais ne s’arrêtèrent pas à cette mesure, qui portait en elle sa justification politique ; ils demandèrent qu’on leur donnât l’entier monopole des colonies ; ce désir échoua devant la résistance de la Virginie, qui avait obtenu de Cromwell les privilèges de la mère-patrie ; mais après la restauration, quand le parlement s’occupa d’encourager le commerce par des règlements dont l’intention était meilleure que l’effet, l’acte de navigation fut renouvelé[3], et non-seulement la chambre des communes approuva toutes les idées commerciales de Cromwell, mais encore elle les exagéra.

Le commerce d’importation et d’exportation entre l’Angleterre, l’Asie, l’Afrique et l’Amérique fut, sous peine de confiscation, réservé aux vaisseaux construits en Angleterre ou dans les colonies ; le propriétaire, le capitaine et les trois quarts de l’équipage devaient être Anglais ; nul autre qu’un Anglais de naissance n’avait le droit d’être marchand ou facteur dans les plantations. Enfin c’est en Angleterre seulement qu’on avait le droit d’expédier le sucre, le tabac, le coton, l’indigo, denrées qui ne faisaient point concurrence à la production locale ; et, pour assurer l’exécution de cette mesure si rigoureuse pour les colonies, il fallait, avant d’expédier un navire d’Amérique, donner caution que le fret serait vendu en Angleterre.

Ce n’est pas tout : en 1663 on rendit l’acte de navigation plus sévère encore pour les plantations et plus favorable au monopole anglais. Les pénalités furent aggravées, et un préambule qui accompagne la loi explique quels étaient alors la politique commerciale, les principes avoués de l’Angleterre. Nous pourrons nous reconnaître dans ce tableau.

On y déclare que les plantations étant habitées et peuplées par des sujets de l’Angleterre, c’est le droit de la métropole de les maintenir dans une étroite alliance, et d’en tirer parti pour développer le commerce et la navigation anglaise ; c’est ainsi, dit-on, qu’on fera de l’Angleterre le marché, non-seulement des colonies, mais du monde, puisqu’il faudra que les autres nations tirent de la Grande-Bretagne les denrées coloniales, et d’ailleurs, est-il ajouté, c’est la politique constante des autres nations d’Europe, de se réserver le commerce de leurs colonies.

Bientôt le parlement, entraîné par ces idées, alors en grande faveur dans l’opinion, fit un pas plus décisif. L’acte de navigation, si rigide qu’il fût, permettait le commerce des colonies entre elles, et, sous ce régime, la nouvelle Angleterre était devenue, par son industrie, le marché (marché peu considérable) des plantations du sud ; Boston envoyait des navires à Philadelphie, à Baltimore, à la Jamaïque ; c’en fut assez pour exciter la jalousie des marchands de la métropole ; et en 1672 pour chasser du sud leurs compétiteurs, ils ôtèrent la liberté de commerce entre les colonies, en frappant leurs échanges d’une taxe égale à celle qui pesait en Angleterre sur les articles importés d’outre-mer[4].

Par degrés, l’avarice des marchands anglais devint encore plus hardie, et un nouvel acte du parlement défendit à l’Amérique, non-seulement de fabriquer des articles qui auraient pu faire concurrence aux produits anglais sur le marché étranger, mais encore de se fournir elle-même, par son propre travail, les produits nécessaires à la consommation locale.

C’est ainsi que l’industrie américaine fut complètement détruite au profit des manufactures anglaises. Berkeley écrivait au roi, en 1671 : « Cet acte sévère du parlement, qui nous interdit tout autre négoce qu’avec l’Angleterre, est un obstacle si puissant et si désastreux à notre commerce et à notre navigation, que nous ne pouvons établir dans nos plantations les cultures qui y viennent naturellement, l’olivier, le coton, la vigne ; nous ne pouvons nous procurer un seul homme habile pour notre industrie de la soie, qui donne tant d’espérances ; il est illégal de porter un morceau de bois ou un boisseau de grain en Europe, hors des domaines de Votre Majesté. Si cela était pour le service du roi ou dans l’intérêt de ses sujets, nous ne nous plaindrions pas, quelles que fussent nos souffrances ; mais, sur mon âme, c’est tout le contraire, et c’est la cause pourquoi on ne construit ici ni grands ni petits vaisseaux. C’est que nous, nous obéissons à la loi, tandis que la Nouvelle-Angleterre s’en dispense et fait le commerce partout où son intérêt l’appelle. Je ne vois pas d’amélioration possible dans nos affaires si on ne nous laisse la liberté de transporter autre part que dans les domaines du roi, et nos bois et nos grains. »

Trente ans plus tard, Beverly consacrait un chapitre de son Histoire de Virginie au peu de soin qu’on a des manufactures en Virginie, sans se rendre compte que les coupables étaient non pas les planteurs, mais les Anglais, et sans se douter qu’il faisait la plus sanglante satire du système colonial.

On y reçoit d’Angleterre tout ce qui sert à s’habiller, comme les toiles, les étoffes de laine et de soie, les chapeaux et le cuir. Cependant il n’y a point d’endroit au monde où le lin et le chanvre soient meilleurs ; les brebis y sont d’un excellent revenu et portent une bonne toison, mais on ne les tond que pour les rafraîchir. Les mûriers dont les feuilles servent à nourrir les vers à soie croissent ici naturellement, et les vers à soie y prospèrent le mieux du monde. — Il y a grande apparence que les fourrures dont on y fait les chapeaux sont renvoyées dans le pays après en être sorties. D’ailleurs on y laisse pourrir une infinité de peaux, et l’on ne s’en sert qu’à couvrir quelques denrées sèches dans les maisons un peu délabrées… Malgré les vastes forêts qui couvrent le pays, on y fait venir d’Angleterre des meubles, des chaises, des fables, des coffres, des tabourets, des caisses, des roues de charrette, en un mot, toutes sortes d’ustensiles de bois, et qui pis est, des balais de bouleau, ce qu’on aura de la peine à croire[5].

Telle fut la politique coloniale de la Grande-Bretagne, système de monopole emprunté de l’Espagne et poursuivi strictement pendant plus d’un siècle par vingt-neuf statuts du parlement. Pendant longtemps on a vu dans l’acte de navigation un chef-d’œuvre de politique. Au point de vue économique, Adam Smith déclarait que c’était une véritable violation des droits de l’humanité, mais au point de vue politique il l’approuvait : « Comme la sûreté d’un État est d’une plus grande importance que son commerce, nous dit-il, l’acte de navigation est peut-être le plus sage de tous les règlements de commerce de l’Angleterre[6]. »

Ce n’est point ici le lieu d’examiner ce qu’il y a de fondé dans l’opinion d’Adam Smith ; il ne serait pas malaisé de démontrer que ce faux système, qui isolait toutes les nations, et les constituait ennemies l’une de l’autre, au lieu de les unir par le lien de mutuels échanges, a été la cause de la plupart des guerres faites dans les derniers siècles, et que tour à tour il a mis l’Angleterre aux prises avec la Hollande, avec la France et enfin avec l’Espagne, l’Espagne que, par un abus de la force bien remarquable, le cabinet de Londres contraignit à se relâcher de ses rigueurs coloniales, et à souffrir dans son domaine d’outremer ce que l’Angleterre lui refusait de son côté.

La théorie des lois prohibitives, a dit M. d’Hauterive, est écrite en lettres de sang dans l’histoire de toutes les guerres qui, depuis quatre siècles, mettent partout l’industrie aux prises avec la force, oppriment l’une, corrompent l’autre, dégradent la morale politique, infectent la morale sociale et dévorent l’espèce humaine.

Le système colonial, l’esclavage, les haines de l’avarice, qu’on appelle haines nationales ; les guerres de l’avarice, qu’on appelle guerres de commerce, ont fait sortir de cette boîte de Pandore l’inondation des erreurs, des fausses maximes, des richesses excessives, corruptrices, et mal réparties, de la misère, de l’ignorance et des crimes, qui ont fait de la société humaine, dans quelques époques de l’histoire moderne, un tableau si odieux, qu’on n’ose s’y arrêter, de peur d’avoir à prononcer contre le développement de l’industrie et le progrès même de la civilisation[7].

Pour ne parler que de l’Amérique, les effets de cette politique furent désastreux ; ce fut le triomphe de la force et de l’injustice sur le droit qu’a tout homme d’acheter et de vendre librement. Les colons ne pouvant demander les produits de l’Europe qu’aux marchands anglais, qui nécessairement gagnaient au monopole, il en résultait cette iniquité qu’on appauvrissait les habitants de l’Amérique pour enrichir quelque négociant de Londres ou de Bristol. Dans la vente de leurs produits, les planteurs ne souffraient pas un moindre préjudice ; le prix des tabacs baissait parce qu’il y avait peu d’acheteurs, le prix des articles importés augmentait parce qu’il y avait peu de vendeurs, double perte pour le colon. Aussi voyons-nous que plus d’une fois les planteurs de la Virginie, de la Caroline, du Maryland, essayèrent de se concerter pour arrêter ou réduire la culture du tabac, et dominer ainsi le marché. Ces essais ne réussirent point à cause des jalousies provinciales, mais l’ardeur avec laquelle on y revint prouve assez ce que l’acte de navigation causa de souffrances.

Quant à la métropole, qui ne gagnait rien au privilège qui enrichissait quelques individus en dépouillant les planteurs, elle y perdit son influence sur les colonies. Les relations durables sont celles qui sont réciproques et également profitables aux deux parties. Ici la loi était faite par l’un des intéressés pour garrotter l’autre, et le principe proclamé par le parlement était un principe d’iniquité. Établi comme la loi du plus fort, il ne pouvait se maintenir que par la force. Il convertit le commerce, qui est un lien de paix, en une cause incessante d’irritation, et sema les premiers germes de la guerre civile. L’acte de navigation eut comme résultat obligé l’indépendance de l’Amérique.

L’histoire de Virginie, depuis ce moment, n’est en effet que le récit des luttes de la colonie, des restrictions et des violences de la métropole. Dès que l’acte de navigation fut connu en Amérique et qu’on en sentit les effets destructeurs, les planteurs réclamèrent auprès du roi ; mais les idées de Charles II et de son ministère étaient si parfaitement d’accord avec celles du parlement, qu’au lieu d’écouter les colons on mit tout en action pour faire exécuter strictement le monopole. C’était chose malaisée, car des lois qui subordonnent l’intérêt de tout un peuple à l’intérêt d’un autre pays situé à quinze cents lieues par delà les mers, ne sont pas d’une exécution facile. On construisit des forts sur les rives des principaux fleuves ; on entretint des croiseurs à la côte, ce qui n’empêcha pas la contrebande de prendre aussitôt un développement considérable. Plus tard il fallut introduire les cours d’amirauté. En un mot on fit sentir à la Virginie toutes les rigueurs de ce système, que, par dérision sans doute, on nomme le système protecteur.

La Virginie n’était pas au bout de ses souffrances ; le parlement avait ruiné la production de la colonie, et diminué les franchises de l’assemblée ; le roi, dans ses prodigalités, imagina de donner la province elle-même à ses courtisans. Neuf ans après la restauration, en 1669, il avait fait une concession de terres des plus considérables à lord Culpepper, concession d’autant plus injuste, d’autant plus oppressive qu’elle comprenait dans son étendue des terres cultivées et possédées depuis longtemps par les planteurs ; mais il alla plus loin en 1673, car il donna, à deux favoris, pour le terme de trente et un ans il est vrai, tout le domaine de la terre et des eaux qu’on nomme Virginie, c’est-à-dire la colonie tout entière. Le premier de ces heureux donataires était ce même lord Culpepper, membre du conseil des colonies, courtisan avide et rusé ; l’autre était Henri, comte d’Arlington, noble seigneur perdu de dettes, mais qui avait auprès du roi un titre des plus sérieux, celui d’avoir donné la main de sa fille au bâtard que le roi avait eu de lady Castlemaine. Telle était la récompense que le roi réservait à ses fidèles provinces d’outre-mer[8].

Les colons, menacés dans leurs libertés et dans leurs propriétés par ces largesses royales, envoyèrent à Londres pour supplier Charles II de reprendre la souveraineté qu’il avait si follement abdiquée.

« Nous ne voulons pas, disait noblement l’adresse votée par l’assemblée, et nous sentons que nous ne devons pas nous soumettre à ceux à qui Votre Majesté mal informée a concédé la suprématie sur nous, qui payons avec joie à Votre Majesté plus que nous ne gardons pour notre peine. Travaillant pour l’avantage de la couronne, et désireux d’être plus utiles encore au roi et à la nation, nous vous prions humblement de ne pas nous soumettre à des hommes qui sont comme nous vos sujets, et de nous garantir pour l’avenir de toute crainte d’être réduits en servitude. »

Les envoyés étaient chargés de réclamer pour la Virginie les privilèges d’une corporation, ce qui, en donnant à la colonie une existence légale, l’eût garantie à l’avenir contre un nouvel envahissement, et en même temps lui eût permis d’acheter et d’éteindre à son profit les droits des concessionnaires. Les agents firent mieux que remplir leurs instructions, ils défendirent et maintinrent la liberté naturelle des colons, réclamèrent l’exemption des taxes arbitraires, et insistèrent sur le droit inaliénable des Anglais, de jouir partout d’une représentation nationale. Mais les nouvelles de la Virginie paralysèrent bientôt tous leurs efforts[9].

Pendant qu’ils réclamaient inutilement à Londres, la fausse politique du gouvernement avait amené la révolte de la province. Le 4 juillet 1676, un siècle jour pour jour avant la déclaration d’indépendance, les planteurs poussés à bout se soulevèrent, sous la conduite de Nathaniel Bacon, colonel de milices, homme hardi, éloquent, possédant la confiance de la colonie bien qu’il y fût nouveau venu et qui pendant sept mois sut gouverner en maître.

Dès le premier jour de la révolte, le vieux Berkeley avait demandé au roi des soldats pour étouffer une rébellion qui mettait tout en feu ; il représentait la Virginie comme étant tellement exaspérée par les restrictions mises à son commerce, qu’elle était impatiente de secouer le joug de la métropole. Charles expédia des troupes, mais quand elles arrivèrent, tout était terminé. Une maladie avait emporté Bacon, et avec lui s’était éteinte la rébellion.

Berkeley vengea son autorité méconnue par une répression des plus rudes ; les prisons se remplirent ; vingt-deux personnes furent pendues. « Le vieux fou, disait Charles II dont le cœur était bon et inaccessible à la vengeance, le vieux fou a pris plus de vies dans ce misérable pays que moi pour le meurtre de mon père, » et il disait vrai, car il n’était monté sur l’échafaud que six régicides. Dans une proclamation publique le roi blâma la conduite du gouverneur comme contraire à ses ordres et blessant sa clémence, et bientôt Berkeley lui-même fut rappelé. Mais déjà l’assemblée coloniale avait pris le devant en votant une adresse au gouverneur pour qu’il voulût bien ne plus verser de sang davantage. « Si nous l’avions laissé faire, disait un des membres de l’assemblée, il eût pendu la moitié du pays. »

Du sang versé, tel fut pour la Virginie le premier résultat du système colonial. Elle y perdit également plus d’une liberté. L’imprimerie fut défendue. Mal parler du gouverneur ou de son parti était un délit puni de l’amende et du fouet ; parler ou écrire en faveur de la rébellion c’était un crime de haute trahison. Rien ne fut publié sur ce mouvement ; et c’est seulement de nos jours qu’on a imprimé les détails de cet événement, resté célèbre dans les souvenirs de la colonie sous le titre de la grande rébellion du colonel Bacon.

L’insurrection fournit au roi un prétexte suffisant pour refuser une charte libérale ; les droits de la Virginie ne reposèrent plus que sur la tolérance de l’autorité. Ce fut une faveur royale, au moins pour tout ce qui dépassait la protection que la loi civile assure aux citoyens anglais. Des instructions royales réglèrent la forme du gouvernement. L’assemblée ne devait être convoquée qu’une fois en deux ans, et la session ne devait pas durer plus de quinze jours.

Quant aux restrictions commerciales, elles furent maintenues dans toute leur sévérité, et l’esprit de monopole ne fit que s’accroître. C’est ainsi qu’en 1698 Nicholson, gouverneur de la colonie, tout en reconnaissant, dans un mémoire envoyé au parlement, que depuis l’acte de navigation le tabac était souvent à si bas prix qu’il ne fournissait pas à ceux qui le cultivaient de quoi s’habiller, conseillait cependant au législateur de rendre une loi pour défendre aux planteurs de faire leurs propres habits[10].

Les conséquences de ce système égoïste ne se firent pas attendre ; Nicholson lui-même se plaignait dès lors que les habitans de la Virginie avaient des principes républicains, ajoutant qu’il était temps ou jamais de maintenir les prérogatives de la reine, et d’arrêter le cours de ces notions pernicieuses.

Et le moyen qu’il avait trouvé était remarquable ; c’était : Que toutes les colonies anglaises de l’Amérique du nord fussent réduites en un seul gouvernement et sous un vice-roi, et qu’on y entretînt une armée sur pied pour réduire les ennemis de la reine[11].

On refusa d’user d’un pareil remède, car il était évident que l’Union, en donnant aux colonies le secret de leur force, eût précipité l’émancipation.

Nous avons suivi l’histoire de la Virginie jusqu’à la révolution de 1688, qui ouvrit pour les colonies une ère nouvelle. C’est le parlement qui, en ce point, remplaça la royauté, et soumit les plantations à une règle commune. Mais ce changement, comme nous le verrons, ne fut en rien profitable à l’Amérique. Le parlement fut plus jaloux de sa suprématie et du monopole commercial que ne l’avait été la royauté ; il se crut le droit de traiter les colons, non pas comme des concitoyens, mais comme des sujets ; et subordonna les droits des plantations à l’intérêt de la métropole. C’est la politique du parlement qui fut la cause des événements de 1776 et sépara les deux pays.



  1. C’est ce qu’a démontré M. Bancroft, contre Robertson qui a cru à la destruction de ces libertés.
  2. Sur quarante vaisseaux trafiquant avec les colonies, trente-huit étaient hollandais.
  3. Charles II.
  4. Bancroft, chap. ix.
  5. Beverly, p. 383.
  6. Adam Smith, liv. IV, chap. ii.
  7. Précis d’écon. polit.
  8. Bancroft, chap. xiv.
  9. Bancroft, chap. xiv.
  10. Beverly, p. 142.
  11. Beverly, p. 143.