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Histoire politique des États-Unis/Tome 1/Leçon 6

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Charpentier (1p. 127-149).
SIXIÈME LEÇON.
histoire des colonies de la nouvelle-angleterre.
1. colonie de new-plymouth.
Messieurs,

En commençant l’histoire des colonies anglaises, nous avons vu qu’en l’an 1696, le roi Jacques Ier partagea le continent entre deux compagnies, l’une du sud, dont le siège était à Londres, l’autre du nord, formée par une société de marchands de Bristol et de Plymouth. Nous avons fait l’histoire de la première compagnie qui colonisa la Virginie ; il nous faut maintenant étudier la colonisation du nord.

Il y avait sans doute une pensée politique dans le siège assigné à chacune de ces deux compagnies, l’un placé à l’est, l’autre à l’ouest de l’Angleterre. Le roi espérait répandre ainsi l’esprit d’industrie, en répartissant sur différents points le commerce avec l’Amérique ; mais à cette époque, Londres seul possédait assez de capitaux et avait assez de relations pour se lancer dans les aventures. La compagnie du nord, avec peu de ressources, et par conséquent peu de hardiesse, échoua dès le début, malgré le zèle de ses deux chefs, sir John Popham, grand juge d’Angleterre, et sir Ferdinando Gorges, gouverneur de Plymouth, l’ami, le compagnon de Raleigh, deux hommes qui, assurément eussent réussi, si la volonté seule faisait le succès.

Le premier vaisseau expédié par la compagnie fut pris par les Espagnols, qui s’attribuaient le monopole du nouvel hémisphère. En 1607, on essaya d’un établissement à Sagahadoc (c’est aujourd’hui l’État de Maine) ; mais la rigueur du climat le fit abandonner, et pendant quelques années on se contenta d’expéditions de pêche au cap Cod[1], ou de quelque misérable trafic d’huile et de pelleteries avec les naturels.

Mais en 1614, le capitaine Smith, dont le nom nous est déjà connu par ses exploits en Virginie, et qui avait compris avec une rare sagacité et soutenu avec énergie que la colonisation de l’Amérique était la véritable politique de l’Angleterre, le capitaine Smith équipa deux vaisseaux, en société avec quatre marchands de Londres. Il arriva sur la côte du Maine à la fin d’avril, et non content de trafiquer avec les Indiens, il reconnut la côte nord-est, depuis la rivière Penobscot jusqu’au cap Cod, et dressa la carte du pays, comme il avait fait pour la baie de la Chesapeake.

Avec une exagération qu’on pardonne aux faiseurs de découverte, et qui s’explique aussi par la beauté de la saison où il vit l’Amérique, Smith peignit ces contrées nouvelles sous des couleurs si brillantes, que le jeune prince, qui fut depuis Charles I, déclara que le pays, dont Smith lui présentait la carte, serait désormais appelé la Nouvelle-Angleterre, nom qui a effacé celui de Virginie, et qui est devenu cher au delà de toute expression aux habitants de ce rude, mais salubre climat.

Ce nom de Nouvelle-Angleterre, qui reviendra souvent dans nos études, a depuis lors désigné tout le pays à l’est de New-York ; c’est-à-dire qu’il comprend les États de Maine, New-Hampshire, Vermont, Massachussets, Rhode-Island et Connecticut. C’est une dénomination un peu arbitraire, car il n’y a jamais eu de province ou d’État de la Nouvelle-Angleterre, mais c’est un titre commode qui comprend sous une même désignation toute une classe de colonies, marquées d’une empreinte commune et qui les distingue du reste de l’Amérique[2].

Malgré le récit favorable de Smith et le succès de son voyage, la compagnie ne donna pas suite aux projets du capitaine ; il fallait un motif plus puissant que l’intérêt pour décider des hommes à s’exiler dans un pays qui était loin d’offrir les séductions de la Virginie ou les ressources de la patrie. Un climat rude, une terre peu fertile, couverte de forêts séculaires, occupée par des tribus sauvages, c’était là toute la Nouvelle-Angleterre.

Aussi, ce ne fut ni l’industrie d’une corporation, ni les privilèges du roi Jacques qui peuplèrent le nord du continent : ce fut la religion. La foi exaltée par la persécution donna aux émigrants ce courage qui surmonte tous les obstacles, cette persévérance que les misères, la guerre et la mort même n’épuisent pas, cette énergie enfin qui rend capable d’efforts surhumains, parce qu’avec une confiance absolue dans l’assistance de Dieu, on ne doute point de ses propres forces et on n’attend rien d’autrui.

Pour bien comprendre quel fut l’esprit de ces émigrants qui ne ressemblaient guère aux colons de la Virginie, il nous faut entrer dans quelques détails sur leurs croyances et sur les persécutions qui les poussèrent dans le nouveau monde.

Ces détails ne sont point un hors d’œuvre, car s’il est une vérité évidente pour qui étudie la société américaine dans ses origines, c’est que la religion seule l’a faite ce qu’elle est. La liberté politique y est sortie de la liberté religieuse, et c’est parce que la discipline ecclésiastique des premiers colons était républicaine, que dès l’origine leur gouvernement a été républicain. En Angleterre, le puritanisme amena la république comme un fruit naturel. Elle ne tint pas, il est vrai, devant la résistance d’une société, dont la foi n’était point celle de Milton ; mais en Amérique il en fut autrement, et on peut dire que dans la Nouvelle-Angleterre, où les puritains étaient seuls maîtres, c’était une loi de nécessité que les institutions et les mœurs fussent démocratiques, parce que la religion le voulait ainsi. Ces institutions, il faut donc les étudier. Nous ne pourrions comprendre la révolution d’Angleterre et la mort de Charles I en laissant de côté le mouvement religieux ; il serait aussi impossible de comprendre la Nouvelle-Angleterre sans connaître les doctrines puritaines, car c’est de là qu’elle est sortie tout entière, et c’est de cet esprit qu’elle vit encore aujourd’hui.

On sait quelle agitation suivit l’entreprise de Luther ; alors comme en toute révolution, on ne s’arrêta point aux propositions du premier novateur, on renversa les bornes qu’il avait posées, et un logicien plus terrible et plus sévère, Calvin, soumit à une réforme bien autrement radicale, la doctrine, le culte, le gouvernement de l’Église. Tandis que Luther soumettait la religion aux princes qu’il constituait évêques extérieurs avec une autorité supérieure à celle que possédaient les princes catholiques, Calvin fondait une théocratie austère où la puissance séculière s’effaçait, où le ministre avait la direction suprême des actions humaines. Les idées de Calvin eurent un grand succès ; la république de Genève, ordonnée, dirigée par lui, devint le type de gouvernement pour les églises protestantes. La rigidité de ses institutions, qui contrastait bien plus fortement que la discipline luthérienne avec les cérémonies et les usages de Rome, les fit adopter par tous les esprits ardents, et Genève servit de modèle aux Églises de Hollande, d’Écosse et de France.

Il en fut autrement en Angleterre, où la réforme était dirigée par un roi, ennemi de la papauté plutôt que des croyances catholiques. C’était à la suprématie et non pas à la foi que s’attaquait Henri VIII : il voulait être pape dans ses domaines et rien de plus. Aussi ce mauvais prince, repoussé des protestants comme étant resté catholique, et rejeté par les catholiques comme chef d’hérésie, conserva-t-il en grande partie et le fonds et la forme du catholicisme. La hiérarchie fut respectée comme institution religieuse et civile tout ensemble ; on laissa aux archevêques, aux évêques, à tous leurs subordonnés leurs titres, leurs dignités et leur juridiction. On respecta également d’anciens usages auxquels le peuple était accoutumé et que le temps avait rendus vénérables, les vêtements du clergé officiant, le surplis, le bonnet carré, le salut au nom de Jésus, la génuflexion lors de la communion, le signe de la croix au baptême, l’usage de l’anneau dans le mariage, et quelques autres rites aussi innocents. En deux mots, suivant la spirituelle expression de Jacques I, élevé dans les doctrines presbytériennes de l’Église écossaise qu’il proclamait la plus pure du monde : le service anglican ne fut rien autre chose qu’une messe moins bien chantée[3].

Le parlement ordonna d’observer ces cérémonies sous des peines cruelles, mais quand l’avénement d’Élisabeth ouvrit l’Angleterre aux protestants qui avaient fui les persécutions de Marie Tudor, l’opinion demanda une réforme nouvelle et plus rigide. Tous les exilés qui rapportaient de Francfort, de Strasbourg, de Bâle, de Genève le respect de l’austérité calviniste, se prononcèrent avec ardeur contre l’idolâtrie de l’Église anglicane, qu’ils comparaient à la moderne Babylone, c’est-à-dire à l’Eglise catholique.

Élisabeth n’accueillit point ces idées ; comme Henri VIII, elle en voulait à la puissance du pape plus encore qu’aux doctrines. Tout en s’éloignant des catholiques par raison d’État, elle aimait leur obéissance et leur docilité ; elle avait du goût pour l’ancienne discipline et songeait moins à adopter des formes simples et sévères qu’à rivaliser de pompe et de splendeur avec l’Église romaine.

Le premier acte que rendit le parlement, sous le règne d’Élisabeth, déclara la suprématie de la couronne dans les affaires de religion, et établit l’uniformité de liturgie[4]. Ce fut alors que s’enflamma une discussion qui n’est point encore éteinte. Les cérémonies qu’on avait conservées de l’ancien culte n’avaient point, aux yeux même de leurs défenseurs, un caractère sacré ; la foi n’était point intéressée à leur maintien ; mais le respect qui les protégeait depuis tant de siècles, l’impression qu’elles produisaient sur l’imagination et sur les sens, les rendaient, disait-on, éminemment propres à fixer l’attention, à émouvoir le cœur, à exciter des sentiments pieux. Les garder était sage, car on n’avait rien de mieux pour les remplacer[5].

Les puritains (c’est ainsi qu’on nomma ceux qui par scrupule résistaient à l’uniformité), les puritains, qui avaient rêvé tout autre chose que de changer le joug de Rome contre un joug domestique, prétendaient que ces rites d’invention humaine compliquaient dangereusement le service simple et raisonnable requis par le livre de Dieu. Suivant eux, la Bible seule faisait loi pour la discipline comme pour la croyance. « Dans les matières religieuses, » disait Cartwright, un des premiers écrivains du parti, « on ne doit rien faire que suivre la parole de Dieu, Ce n’est pas assez que l’Écriture ne dise rien contre un usage, il faut qu’elle l’établisse et le justifie. » À voir l’excessive sollicitude avec laquelle on exige la conformité, ajoutaient les puritains, la multitude prendra si haute opinion de la valeur et de l’importance des cérémonies qu’elle quittera la religion pour en suivre l’ombre ; elle croira que des observances extérieures compensent le défaut de sainteté. Pourquoi enfin conserver les cérémonies qu’une Église corrompue a longtemps employées pour cacher ses défauts, et fasciner le genre humain ; il les faut rejeter comme des reliques de superstition, indignes d’une Église qui se glorifie du nom de Réformée.

Tel était le sujet qui mettait aux prises les ennemis communs du catholicisme, l’Église établie et les puritains. Ces querelles nous paraissent stériles et sans intérêt ; allons au fond des choses, nous verrons que sous ces formes vieillies s’agitaient des questions toutes vivaces aujourd’hui ; et sous le puritain nous trouverons le républicain.

Qu’était-ce que cette prétention de ne reconnaître que la Bible comme règle de croyance ou de discipline, et en même temps de s’en réserver l’interprétation ? Qu’était-ce que refuser ce droit au roi, au parlement, à l’autorité ecclésiastique, sinon la revendication la plus complète de la liberté d’opinion, la négation absolue, non-seulement de la suprématie spirituelle que réclamait la royauté, mais encore de la suprématie temporelle, puisque la Bible était la loi souveraine des actions humaines devant laquelle tout pouvoir devait s’incliner ?

À une époque où la chaire était la seule tribune ouverte a qui voulait parler au peuple, où les prédicateurs touchaient à toutes les questions du moment avec une liberté qui ne peut plus exister aujourd’hui, car les questions politiques ont une autre place ; qu’était-ce que cette liberté de prophétiser que réclamaient les puritains, sinon ce que serait aujourd’hui la liberté de réunion et la liberté de la presse sans limites, et telles enfin qu’une république même peut à peine les supporter ?

Aussi personne ne s’y trompa : le peuple qui va aisément, aux partis extrêmes parce que la simplicité le séduit, et qui d’ailleurs, tout sanglant des persécutions de Marie Tudor, avait en horreur tout ce qui ressemblait au papisme, le peuple courut en foule aux puritains, dont le nombre et la hardiesse croissaient chaque jour. Les évêques accusèrent les dissidents de pousser à l’état populaire ; et Élisabeth, effrayée pour son autorité, jugea qu’il était temps d’arrêter les progrès d’une secte qui menaçait à la fois l’État et la religion.

Malheureusement, il faut bien le dire à la honte du passé et pour l’instruction du présent, on ne comprenait guère les droits sacrés de la conscience et de la raison. Cette patience qui, tout en condamnant l’erreur, souffre ceux qui s’égarent, cette charité que l’infidélité ne rebute pas, cette douceur qui est l’esprit même de la religion, étaient des vertus inconnues en Europe au xvie siècle, et comme l’a remarqué Robertson, l’idée de tolérance était si étrangère alors, que le mot même n’existait pas.

En ce point, nulle différence entre les catholiques et les protestants. C’est une erreur de croire que les réformateurs soient venus pour émanciper la conscience et lui donner la liberté dont elle jouit à présent. La reconnaissance des droits de la raison humaine, loin d’être la cause qui fit rompre avec Rome, a été un des derniers fruits de la Réforme. Luther était plus dogmatique que ses adversaires, quoique du reste l’élévation de son esprit l’éloignât des moyens violents. Calvin, ennemi déclaré de quiconque ne pensait pas comme lui, brûlait le malheureux Servet coupable d’hérésie ; Henri VIII jetait au feu ceux qui osaient nier la transsubstantiation ; Edouard VI frappait quiconque osait y croire, et si l’inquisition poursuivait à Rome ceux qui niaient l’infaillibilité du pape, Élisabeth faisait pendre à Tyburn ceux qui ne reconnaissaient point sa suprématie.

Aucune secte ne mit en doute l’infaillibilité de ses doctrines et de ses pratiques ; on eût dit que chaque église ne prétendait être en communion avec Dieu que pour avoir le droit d’excommunier le reste des chrétiens. Ce n’était point comme des aveugles dignes de pitié qu’on regardait les hommes d’une autre opinion, c’était comme des idolâtres, des sacrilèges, des ennemis publics qu’il fallait exterminer par le fer et par le feu ainsi que les Juifs avaient fait des Madianites. Souffrir l’erreur comme un moindre mal que la violence faite aux consciences, c’était agir en politique, en athée qui cède à de misérables considérations temporelles. L’hérésie était un crime aussi grand que le meurtre, l’extirper était le premier devoir du magistrat.

C’est une remarque profonde de Hume, qu’il y a peu de martyrs qui, au sortir du supplice, ne l’imposent volontiers à autrui. La lutte des sectes d’Angleterre est la justification de cette pensée de saint Paul, qu’on peut livrer son corps au bûcher sans avoir la charité[6]. La persécution qui fait violence aux sentiments d’humanité qui sont notre essence même, la persécution trouva des apologistes parmi les hommes de la vie la plus sainte ; la foule l’accueillit avec transport ; les docteurs la défendirent ; les magistrats la favorisèrent ; le zèle aveugle du sectaire la soutint, que dis-je, du sectaire ? le zèle même du martyr ; le puritain mourant amnistiait le supplice : il accusait le bourreau d’erreur, et rien de plus.

« Les hérétiques, écrivait Cartwright, doivent être mis à mort. Si vous appelez cela être sanguinaire et extrême, je suis satisfait d’être compté dans ce nombre avec le Saint-Esprit. Je nie que le repentir entraîne le pardon de la mort. Les magistrats qui punissent le meurtre et sont lents à punir l’infraction de la première table de la loi commencent par le mauvais bout. »

Cet aveuglement nous étonne, et cependant, changez le sujet de la passion humaine, mettez la politique à la place de la religion, et cette histoire est la nôtre.

Il a fallu le sang versé pendant la Révolution, et les brusques retours de la fortune et de l’opinion pour ébranler notre fanatisme, pour nous imposer à force de douleurs cette tolérance, qui indique l’aurore d’un âge nouveau, la fin de l’importance qu’on attache aux formes de gouvernement. Qu’est-ce que Robespierre, sinon un puritain politique qui croit en l’infaillibilité de son esprit étroit et jaloux ? Qu’était-ce que cette accusation de modérantisme avec laquelle on menaçait la tête de tous les gens tièdes ou indifférents ? Révolution ou réforme, c’est le même spectacle. Dans ces fièvres de l’humanité, il n’y a plus que des partis extrêmes : persécuteur ou persécuté, victime ou bourreau ! C’est une guerre sainte où l’on poursuit la victoire ou le martyre, où l’on ne sent ni les coups portés, ni les coups reçus jusqu’au moment où l’ivresse du sang dissipée, il ne reste plus à tous que l’horreur et le remords.

Nulle part l’intolérance ne fut plus grande qu’en Angleterre. L’Église établie réclama avec passion l’extirpation de l’hérésie ; elle y intéressa la royauté que les puritains avaient blessée dans son orgueil et sa puissance. C’était une réflexion favorite de Jacques I, que l’intérêt de la monarchie était le même que celui de l’Église : Point d’évêque, point de roi, disait-il, No cross, no crown, et cette maxime fait encore aujourd’hui le fonds de la constitution anglaise.

Les lois du royaume armèrent de moyens violents Élisabeth, singulièrement disposée à en user avec rigueur. L’amende, la prison, la mort frappaient les chefs des puritains, et comme toujours, au lieu d’éteindre le zèle, la persécution l’enflamma. Les puritains exaspérés, poussèrent leurs opinions aux dernières limites ; la haine de l’Eglise anglicane leur fit prendre en horreur toute autorité ecclésiastique ; les presbytériens qui avaient conservé un semblant de hiérarchie, parurent froids et politiques. On ne voulut plus souffrir aucune règle, aucune contrainte ; on demanda la liberté la plus absolue dans le gouvernement de l’Église. En deux mots, c’était le régime républicain dans la croyance, en attendant qu’il passât dans le gouvernement.

Le martyre, cette force irrésistible de la faiblesse, comme le nomme éloquemment Milton[7], doubla le nombre des puritains. En 1593, il fut dit dans le parlement, qu’il y avait plus de vingt mille individus fréquentant leurs réunions, et on proposa de les bannir comme l’Espagne avait fait des Maures. La déportation seule pouvait donner la conformité, car la rage des persécuteurs était impuissante, malgré le zèle de la haute commission pour les affaires ecclésiastiques, tribunal d’exception qui, pour la cruauté et le mépris des formes ne le cédait en rien à l’inquisition d’Espagne, qu’on abhorrait en l’imitant.

Dans la chambre des communes, quelques voix s’élevèrent en faveur de la modération, mais la reine leur imposa silence ; c’était un sujet qui ne relevait que de la prérogative royale. Le parlement, toujours docile, consentit une loi par laquelle toute personne qui s’absentait de l’Église durant un mois, était punissable de l’amende et de la prison. On avait le droit, comme l’inquisition, d’interroger sur serment un citoyen et de lui demander son opinion. Tout puritain ainsi reconnu, qui dans les trois mois ne renonçait pas à ses erreurs, était obligé de quitter le royaume ; et s’il n’abjurait pas ou s’il revenait de l’exil, il était puni de mort comme félon et sans le bénéfice de clergie.

L’avènement de Jacques I, élevé par Buchanan dans les idées presbytériennes, n’amena point pour les puritains une position plus favorable : « Je ne veux pas, disait-il, de cette liberté prétendue ; je veux une doctrine et une discipline ; une religion en substance et en cérémonie. Ne touchez pas ce point davantage, je vous le défends. »

Les puritains demandèrent au moins le droit de s’assembler et de discuter librement ; mais le roi, prompt à découvrir qu’une telle concession entraînerait la liberté politique, interrompit la pétition : « Vous voulez le presbytérianisme d’Écosse, qui s’accorde avec la monarchie aussi bien que Dieu avec le diable. Et alors Jack, et Tom, et Will, et Dick auront le droit de se réunir, et à leur plaisir censureront et moi et mon conseil, et toute notre conduite. Et Will se lèvera et dira : Cela doit être ainsi ; et Dick répondra : Non vraiment, nous le voulons de telle façon. Et moi je vous réitère ma première parole et je dis : le roi s’avisera, le roi seul doit décider. » Puis, se tournant vers les évêques, il leur déclara que la hiérarchie était le plus ferme appui du trône. « Quant aux puritains, ajouta-t-il, je les rendrai conformistes ou je les chasserai du pays et pis encore : qu’on les pende et tout sera dit. Ainsi on n’avait rien à attendre de Jacques, aussi jaloux de son autorité qu’Élisabeth, et qui avec une sagacité toute royale, sentait la question politique qui brûlait sous la question religieuse ; et cependant, par une singulière fortune, ce fut l’intolérance du roi qui peupla l’Amérique et fit établir la première colonie de la Nouvelle-Angleterre. C’est à la persécution que la Grande-Bretagne doit ces établissements, qui aujourd’hui assurent la suprématie de la race anglaise, et lui donnent l’avenir.

Parmi ceux qui réduisirent en système les idées puritaines, un des plus hardis fut un certain Robert Brown, qui, en 1580, fonda une secte, une église qui porta quelque temps son nom.

Brown allait plus loin que les premiers puritains. Ceux-ci considéraient l’Église anglicane comme le temple de Dieu ; l’autel avait besoin de purification, mais on y pouvait adorer le Christ. Au contraire, Brown et ses disciples, qu’on nomma pour cette raison les séparatistes, repoussaient toute alliance. La part de vérité qui restait dans l’Église d’Angleterre y était captive et souillée par le contact des infidèles ; c’était l’arche du Seigneur entre les mains des Philistins.

Brown enseignait donc que l’Église d’Angleterre était corrompue et antichrétienne ; ses ministres n’étaient point régulièrement ordonnés, ses lois et ses sacrements étaient sans valeur, et, en conséquence, il défendait toute communion avec elle. En même temps il maintenait que la discipline était aussi invariable que la croyance, toutes deux reposant sur la parole de Dieu. Mais quelle était la discipline qu’il lisait dans la Bible ? La voici :

Point d’évêques, point de hiérarchie, une forme toute républicaine. Toute société de chrétiens s’unissant ensemble pour honorer Dieu, constituait suivant lui une Église indépendante, parfaite en soi, possédant une juridiction complète pour la conduite de ses propres affaires, et ne relevant d’aucun supérieur ni laïque, ni ecclésiastique. De là le nom d’indépendants, donné souvent au brownistes. La grande république chrétienne se composait ainsi d’une fédération de petites républiques indépendantes, souveraines, unies seulement par la foi[8]. Vous voyez là les premières origines de la démocratie moderne.

Ce n’est pas tout ; Brown ajoutait que la prêtrise n’était point un ordre distinct dans l’Église, et ne conférait pas un caractère indélébile : c’était une simple fonction. Tout homme capable et pieux pouvait être nommé ministre par l’élection des frères et l’imposition des mains ; et de la même façon, par la même autorité, il pouvait être déchargé de son office et réduit au rang de simple chrétien.

Ainsi, tout pouvoir était remis aux membres de l’Église. Seulement, pour être considéré comme tel, il fallait faire publiquement une profession de foi, et déclarer qu’on se sentait en état de grâce avec Dieu ; en deux mots, il y avait certaines conditions d’élection, mais une fois membre de l’Église, on était souverain, et tout se décidait par le vote universel de la congrégation du Christ. J’emprunte les expressions de Milton.

Il est visible que la république était en germe dans cette doctrine des puritains. Il suffisait d’appliquer à la vie politique les règles de la vie religieuse pour constituer une démocratie pure ; et, ne l’oublions pas, les idées gouvernent le monde, et c’est toujours la croyance qui finit par l’emporter et par transformer la société et le gouvernement. Le passage de la religion aux affaires était si aisé, que les écrivains et les hommes d’action ne s’arrêtaient point sur cette pente. Ouvrez les traités de Milton, qui fut le grand pamphlétaire des puritains, vous y verrez qu’à chaque page, la république chrétienne mène à la démocratie politique ; rien ne vous fera mieux comprendre quel germe la persécution allait porter sur le sol américain.

La secte des brownistes, plus tranchée que les autres et surtout plus hostile à l’Eglise établie, appelait sur elle le dédain des beaux esprits[9] et l’effort de la persécution. On fit des lois particulières pour exagérer le châtiment : l’amende, la prison, la mort frappaient sans relâche ces indomptables adversaires. Brown, avec une légèreté et une faiblesse rares chez les fondateurs de secte, mais qu’on rencontre souvent chez les imaginations vives, Brown, qui avait résisté à la persécution et aux cachots, se lassa de l’exil et se réconcilia avec l’Église anglicane, jusqu’à en accepter un bénéfice. Il abandonna le Seigneur et le Seigneur l’abandonna, dirent ses disciples ; mais sa défection n’affaiblit point le parti, qui fit de nouveaux progrès parmi le peuple et la classe moyenne. Les Indépendants jouèrent un grand rôle au temps de Cromwell, et aujourd’hui, sous ce nom d’Indépendants ou de Congrégationalistes, c’est encore une des communions les plus considérables des États-Unis.

Toutefois, l’ardeur avec laquelle les tribunaux civils et ecclésiastiques poursuivaient ces niveleurs, leur rendit intolérable le séjour de l’Angleterre, et en 1607, les plus ardents brownistes, conduits par leur pasteur John Robinson, homme de grand mérite, s’enfuirent sur le continent, à Leyde, en Hollande, « là où, suivant ce qu’ils avaient ouï dire, la liberté de religion appartenait à tous les hommes. »

Ils y restèrent quelques années tranquilles et obscurs ; luttant contre la nécessité qui, dans un pays d’industrie, était extrême pour des hommes accoutumés au travail des champs. Mais chaque jour diminuait leur nombre, et le mariage des jeunes gens dans les familles hollandaises, affaiblissait la petite Église qui ne se recrutait plus en Angleterre et qui ne faisait point de prosélytes à Leyde. Décidés à rester Anglais et à propager une doctrine qu’ils regardaient comme la seule vraie, les exilés résolurent, pour ne point laisser perdre le trésor dont ils étaient dépositaires, de se transporter sur quelque terre anglaise, où il leur fût possible, de trouver un abri contre la fureur des évêques, sans perdre leurs droits de citoyens. Leur ambition était de fonder une cité de refuge où il leur fût enfin permis d’enseigner et de propager leurs opinions avec une pleine liberté.

L’Amérique, où l’Angleterre tentait d’installer des colonies, s’offrit alors à leur pensée ; déjà leurs frères, les calvinistes de France, avaient essayé, mais sans succès, de s’établir au Brésil, en Acadie, dans ce qui fut plus tard la Caroline ; les puritains voulurent suivre cet exemple. Les dangers de l’émigration, les périls de la mer n’effrayaient point des hommes habitués à l’exil, soutenus par la foi, éprouvés par la souffrance commune, et qui n’attendaient plus rien de cette patrie marâtre qui les rejetait de son sein.

« Il y a longtemps, disait Robinson, que nous sommes sevrés du lait délicat de notre mère-patrie et habitués aux difficultés d’une terre étrangère ; le peuple est industrieux et frugal. Nous sommes liés ensemble, en corps, par un contrat consacré par Dieu même ; ce serait conscience à nous de le violer, et nous nous croyons étroitement engagés à nous occuper tous du bien d’autrui et du bien de la communauté. Il n’en est pas de nous comme des hommes que les petites choses peuvent décourager[10]. »

Le premier soin des exilés de Leyde fut de s’assurer le libre exercice de leur religion. Jacques accueillit leur projet de colonisation avec une certaine faveur, remarquant avec son pédantisme ordinaire que « pêcher était un honnête commerce, la vocation même des apôtres ; » mais il refusa de donner une promesse explicite de tolérance. Il paraît cependant que les émigrants obtinrent l’assurance qu’on ne les inquiéterait pas ; ils se contentèrent de cette vague garantie, par une raison qui peint le siècle et son peu d’honnêteté, « Si plus tard, dirent-ils, on veut nous faire tort, eussions-nous un sceau aussi large que la porte d’une maison, on aura toujours assez de moyens pour le révoquer ou l’anéantir[11]. »

N’espérant rien de plus de ce côté, ils traitèrent avec la compagnie de Virginie ou du Sud, pour une concession de terres dans les limites de la patente, ce qu’ils obtinrent facilement d’une société désireuse d’encourager l’émigration dans cette vaste contrée, dont elle n’occupait que la moindre place.


  1. Le nom indique une situation favorable : Cod veut dire en anglais : morue.
  2. Le caractère du colon de la Nouvelle-Angleterre s’est conservé dans les provinces primitives, assez pur de tout mélange, pour qu’aujourd’hui encore on distingue le Yankee des autres Américains. Le Yankee (corruption indienne du mot english ou anglais), c’est le colon de la Nouvelle-Angleterre, avec toutes ses qualités comme avec tous ses défauts, c’est-à-dire avec ce caractère âpre et aventureux, mais religieux et moral, qui marque cette race républicaine d’une ineffaçable originalité.
  3. Bancroft, I, 204.
  4. I, Élisab., chap. ii.
  5. C’est le système défendu par Hooker dans un célèbre traité souvent réimprimé : The Laws of Ecclesiastical polity ; Lond., 1592.
  6. Paul ad Corinth., xiii, 3.
  7. Of reformation in England, book I.
  8. En 1619, Robinson publia à Leyde son Apologia pro exulibus Anglis qui Brownistœ vulgo appellantur, et il y définit très-clairement l’indépendance de chaque Église : « Cœtum quemlibet particularem, esse totam, integram et perfectam Ecclesiam, ex suis partibus constantem, immediate et independenter (quoad alias Ecclesias) sub ipso Christo. » Apologia, cap. v, p. 22, citée par Mobheim, Eccles. hist., vol. V, p. 388.
  9. Bacon et Shakspeare ont raillé les puritains avec une extrême amertume. Everett, Speeches and orations, t. II, p. 486.
  10. Bancroft, I, 305.
  11. Bancroft, I, 305.