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Histoire universelle/Tome IV/X

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Société de l’Histoire universelle (Tome IVp. 122-147).

NAPOLÉON iii ; L’EUROPE NOUVELLE

Que le règne de Napoléon III forme le carrefour principal du xixme siècle, on n’en saurait douter si l’on remarque l’impossibilité où se trouve l’historien d’étudier ce règne sans toucher aux annales intérieures de la plupart des pays du monde. Que la France d’autre part, ait failli atteindre en ce temps l’apogée de sa fortune, c’est ce que doit reconnaître une critique impartiale. Son prestige, lors de ce congrès de Paris de 1856, où elle prit si largement sa revanche de certaines humiliations antérieures, ne parut pas seulement issu du succès récent de ses armes mais du rayonnement qu’exerçaient alors sa prospérité et sa modération. De pareils résultats ne semblent guère proportionnés à la valeur de ceux qui les avaient obtenus. Ni l’empereur ni ses collaborateurs n’étaient des hommes de génie ; mais s’étant orientés au début dans une voie conforme aux besoins nouveaux qui allaient se manifester, ils avaient eu la chance de bénéficier de circonstances favorables à leur initiative. Cette orientation était en grande partie le fait personnel de Napoléon III. Il y avait en lui une sorte de divination qui lui faisait parfois pressentir ce que de plus intelligents n’apercevaient point. Malheureusement ce don fut bientôt annihilé par un état de santé qui devait finir par faire de lui le jouet des circonstances ; et cela en un temps où il eut fallu la plus grande dextérité pour naviguer à travers les écueils sans mettre en péril le vaisseau national. L’évolution de l’Europe était fatale. Il pouvait être très fructueux pour la France inapte à l’empêcher, de paraître y présider. C’était là de la grande politique. Des desseins d’une telle envergure nécessitent avant tout une continuité patiente et ferme. Dans la seconde partie de son règne Napoléon III en manqua complètement. Il avait foi en son étoile sans avoir pour cela la confiance en soi-même ; de là les apparentes complexités d’un caractère en somme plutôt simple. Le sort dressa sur sa route trois personnalités plus fortes que la sienne : Cavour, Bismarck et Pie IX. Il se perdit en voulant se servir d’elles. Rien, en tous cas, ne rappelle chez lui l’oncle dont il se réclamait et dont, aussi bien, on prétend que le sang familial ne coulait pas dans ses veines. Il crut le continuer en restaurant son œuvre. Entre les institutions le rapprochement fut de pure forme. Si l’on compare, éphémères toutes deux, les constructions impériales de 1804 et de 1852, on constate que la première fut cimentée avec du passé rénové et la seconde, avec de l’avenir entrevu.

En accédant non sans peine au pouvoir suprême, le premier Bonaparte s’était trouvé devant une situation difficile et incertaine. Le second au contraire y fut porté par une insurrection sans racines dont la secousse avait laissé intactes les immenses réserves de forces accumulées depuis trente-trois ans (1815-1848) par la monarchie constitutionnelle. Forces de tout ordre : forces nerveuses d’abord et dont l’action sociologique, malgré qu’on la perde généralement de vue, n’est pas moins importante à considérer que l’action physiologique individuelle. Rien ne vaut pour un peuple une longue période de travail suivi, sans heurts graves comme sans somnolence déprimante. Sous les règnes de Louis XVIII (1815-1824), de Charles X (1824-1830) et de Louis-Philippe (1830-1848) la France avait ainsi vécu. En vain les turbulences parisiennes consécutives à l’escamotage de 1830[1] avaient-elles provoqué des répliques dans quelques grandes villes de province, la nation s’était vite ressaisie et était retournée à son labeur ordonné.

Forces économiques ensuite ; il y avait eu perfectionnement et enrichissement dans toutes les directions ; on avait tracé vingt neuf mille kilomètres de bonnes routes et creusé trois mille kilomètres de canaux. La houille remplaçant le combustible végétal pour fabriquer la fonte et le fer, la grande industrie se substituant au petit atelier, le coton, le lin, la laine filés et tissés mécaniquement, la vapeur devenant force motrice et actionnant la navigation et les premiers chemins de fer… ce furent là sans doute des progrès dont quelques uns dévoilèrent plus tard leur mauvais côté, dont il serait absurde néanmoins de discuter la valeur et de vouloir nier l’heureuse répercussion finale sur la destinée du travailleur manuel. Tout cela se traduisait par une hausse rapide des fonds d’État. Du cours de 52 en 1815 le 5 % français était monté à 80 dès 1818 et atteignit 110 en 1829.

Forces intellectuelles aussi : l’agitation féconde de partis politiques bien charpentés, le gouvernement passant des mains de sages conservateurs comme le duc de Richelieu et Villèle à celles de libéraux modérés comme Decazes et Martignac, plus tard l’énergie d’un Casimir-Périer puis l’intéressante rivalité d’un Thiers et d’un Guizot — un mouvement d’idées tel qu’on n’en vit jamais de plus intense, le modernisme catholique de Lamennais, de Lacordaire, de Montalembert côtoyant les audaces sociales de Saint Simon et de Fourier : tout cela revêtu de somptuosité par le romantisme de Chateaubriand, de Victor Hugo, de Lamartine[2] — l’éloquence de la tribune répondant à celle de la chaire — une presse encore inexperte mais brillante et consciencieuse… on eût dit que l’esprit français pendant cette belle période ressemblait à quelque palais enchanté, répandant de la lumière par toutes les fenêtres de ses façades.

Forces militaires enfin : au temps des armées de métier, il était malaisé pour une nation attachée à la paix de maintenir ses troupes en haleine mais l’Algérie fournit à la France un merveilleux terrain d’entraînement propre à lui former des soldats endurants et des chefs énergiques sans compter l’occasion d’un apprentissage colonial dont elle devait par la suite utiliser les enseignements. À la veille de sa chute, Charles X par l’opportune occupation d’Alger, repaire de pirates, avait accru de la façon la plus heureuse le patrimoine national. Cette conquête pourtant, on faillit l’évacuer pour complaire aux Anglais et par méconnaissance de sa valeur ; la conservant, il fallut l’étendre afin de la rendre sûre et stable. Quinze années durant, en face de la résistance habilement concentrée par Abd-el-Kader, l’armée française avait bataillé, gagnant en vaillance, en souplesse, en unité au point de devenir un remarquable instrument de guerre.

De tout cela Louis-Napoléon Bonaparte se trouva le bénéficiaire ; et il avait encore une force à son actif, le besoin de réaction d’une opinion humiliée. Louis-Philippe, bon administrateur, avait mal régné. Avant lui, la monarchie de Louis XVIII, malgré l’affaiblissement initial que lui avait valu l’aventure des « cent jours », avait su assez vite reprendre son rang en Europe. Le principe discutable de l’expédition d’Espagne (1823) n’avait pas empêché la prise du Trocadéro de jeter quelque lustre sur son drapeau fleurdelisé. Sous Charles X, Navarin et Alger avaient apporté de la vraie gloire, saine et franche. Avec Louis-Philippe tout changea. La bourgeoisie triomphait, non pas celle de jadis sur laquelle les rois capétiens ou valois s’étaient souvent appuyés pour lutter contre l’emprise des seigneurs mais la bourgeoisie issue de la révolution de 1789 qu’elle avait dévoyée. Hostile à la fois à l’aristocratie par jalousie et au peuple par dédain, elle ne connaissait d’autre dogme que la protection de la « Propriété », n’aimait à dépenser qu’en vue d’un gain immédiat et envisageait la politique extérieure d’un point de vue d’arrière-boutique. Le roi, ne pouvant se réclamer ni du droit héréditaire ni des suffrages populaires manquait d’autorité pour diriger cette politique. Il avait passé la moitié de son règne à consolider son fauteuil et l’autre moitié à tenter d’élever ce fauteuil sur un trône. Vers la fin y ayant à demi réussi, il était devenu partisan de l’immobilité à un degré dont ses fils même s’alarmaient. Pareil régime naturellement avait souvent manqué de prestige et valu au pays des avanies et même quelques affronts. Le plus pénible à supporter avait été en 1840 la signature à Londres d’une convention par laquelle l’Angleterre, l’Autriche, la Prusse et la Russie s’étaient mises d’accord à l’insu de la France et contre elle pour dépouiller le khédive d’Égypte, Mehemet Ali, de la Syrie ; vainqueur des Turcs, il réclamait du sultan le gouvernement héréditaire de ce pays ; la France très entichée de lui, appuyait ses revendications. L’humiliation ressentie fut indicible. Elle coïncida maladroitement avec le retour des cendres impériales de l’île de Ste-Hélène. Tout contribuait ainsi à préparer la restauration bonapartiste[3] mais personne ne s’en rendait compte faute d’un Bonaparte sur qui concentrer les regards. À peine se rappelait-on l’existence de Louis-Napoléon. Les mieux renseignés savaient qu’il avait vécu en Italie et s’y était affilié à la secte révolutionnaire des « carbonari » et, que devenu citoyen suisse, il était lieutenant dans l’armée fédérale. Par une ridicule tentative pour provoquer le soulèvement d’un régiment de la garnison de Strasbourg (1836), il avait donné jadis une faible opinion de ses moyens. Quand il avait voulu quelques années plus tard recommencer l’aventure, personne n’y avait fait attention.

La chute de la monarchie orléaniste survint par surprise. Paris même, centre de la campagne menée en faveur de la réforme électorale, ne s’y attendait point. Louis-Philippe ne sut pas réagir et abdiqua. Trois dynasties usées en moins de quarante ans, il ne restait plus que la forme républicaine. On s’y jeta avec beaucoup de bonne volonté. Le gouvernement provisoire trouva pour le servir quelques bons esprits et un grand nombre d’utopistes. Parmi les premiers Lamartine et le général Cavaignac tenaient la tête. L’illustre poète fut égal à lui-même par son éloquence infatigable comme par son sens politique. On était d’accord pour écarter la violence mais le mouvement social devait y conduire. C’était là un terrain nouveau où les Français s’aventuraient sans préparation préalable. L’égalisation des conditions, le nivellement par l’impôt, l’organisation du travail, les institutions mutualistes, tout cela n’avait été ni tenté ni même désiré par les révolutionnaires de la fin du dernier siècle ; ils étaient restés bourgeois et propriétaires avant tout. Depuis lors les idées avaient marché, mais les idées seulement. L’application tentée prématurément fut désastreuse. À Paris où la crise politique avait déterminé une crise économique, on proclama le « droit au travail » et on créa des « ateliers nationaux » pour les ouvriers inoccupés. Il en vint de la province ; ils furent vingt cinq mille en mars, soixante mille en avril, cent mille en mai. Il n’y avait plus de travail. L’Assemblée nationale qui venait d’être élue au suffrage universel provoqua la suppression des ateliers nationaux laissant aux ouvriers le choix entre l’enrôlement dans l’armée ou l’envoi en province comme terrassiers sans garanties sérieuses d’existence. Une insurrection terrible éclata qui, quatre jours durant, ensanglanta Paris. Ces « journées de juin » de l’année 1848 constituèrent un des tournants de l’histoire intérieure du pays comparable en importance à ce qu’avaient été pour l’histoire extérieure les événements de 1840. La grande majorité des Français se révélèrent dès lors assez indifférents à la forme du gouvernement mais très résolus à défendre énergiquement l’ordre social basé sur le dogme de la propriété. Les belles formules dont s’était montrée prodigue la nouvelle république étaient déjà désavouées quatre mois plus tard et, quand sonna l’heure d’élire le nouveau chef de l’État, Lamartine qui avait droit à quelque reconnaissance et Cavaignac dont le caractère était fait pour inspirer confiance se trouvèrent distancés et de très loin par un inconnu mais dont le nom était synonyme d’autorité. Cinq millions et demi de suffrages se portèrent sur Louis-Napoléon Bonaparte : suffrages librement exprimés car il n’existait aucun parti bonapartiste. Il commença de se former le lendemain de l’élection.

C’est ainsi que dès le 10 décembre 1848, la république instituée le 24 février précédent se trouvait déjà moribonde. Le « prince président » ne prit point la peine de l’achever. Élu pour quatre ans et non rééligible, il savait que le pays allait le pousser à proroger lui-même ses pouvoirs. Ainsi le coup d’État de 1851 se trouvait en quelque sorte approuvé d’avance avant même de l’être par un plébiscite de sept millions et demi de suffrages favorables. Il est regrettable que pour se donner apparence d’avoir « sauvé la société », les collaborateurs de Louis-Napoléon aient cru devoir exercer contre la petite minorité protestataire une répression aussi cruelle qu’inutile. Quoiqu’il en soit, le rétablissement de la dignité impériale proposé au peuple français dès l’année suivante rencontra la même adhésion. Le nouveau souverain eut le droit de se dire empereur « par la grâce de Dieu et la volonté nationale ». Et tout de suite s’affirma la politique interventionniste que, dès son élection à la présidence, il avait inaugurée résolument.

L’avènement de Pie IX au trône pontifical (1846) avait semblé ouvrir pour l’Italie une ère nouvelle et la répercussion s’en était fait sentir au loin. Le gouvernement des États pontificaux n’avait jamais été bon ; il était devenu détestable. Léon XII, Pie VIII, Grégoire XVI n’avaient apporté à le réformer aucun zèle. Mais voici que le conclave leur donnait pour successeur un pape jeune, prestigieux, affable et dont la carrière épiscopale semblait annoncer un libéralisme sincère. L’enthousiasme fut immense dans toute la péninsule. Les Italiens depuis le début du siècle avaient vécu d’espérances et de déceptions alternées. L’idée de l’unité les travaillait mais à force de la voir démentie par les circonstances, beaucoup se prenaient à douter que cette unité fut réalisable tandis qu’un petit nombre d’exaltés n’en apercevaient la possibilité qu’avec le concours d’une révolution sociale. Ceux-là avaient afflué à Rome où leurs excès et leur précipitation eurent vite fait de compromettre les résultats acquis. Déjà l’exemple de Pie IX avait obligé le grand duc de Toscane et le roi Charles-Albert de Piémont à faire des concessions. Le roi de Naples résistait mais il allait être entraîné dans la même voie. Les révolutionnaires non contents de harceler le pape lui rendirent bientôt la position intenable ; il dut pour échapper à leur étreinte s’enfuir à Gaëte tandis qu’un régime démagogique était établi dans sa capitale. Toute l’Italie était en effervescence ; car la révolution parisienne de 1848 ayant provoqué des agitations un peu partout en Europe et notamment à Vienne, les Vénitiens et les Milanais en avaient profité pour secouer le joug étranger. Mais Charles-Albert s’étant fait battre à Custozza par les Autrichiens, ceux-ci avaient repris possession de leurs domaines italiens. Victorieuse, l’Autriche s’apprêtait à intervenir à Rome. Par une initiative hardie, Louis-Napoléon l’avait devancée. Sans même s’inquiéter de l’assemblée que la constitution républicaine plaçait à ses côtés, il avait de sa propre autorité dirigé sur Rome par la voie de mer un corps expéditionnaire qui avait assiégé la ville, s’en était emparée et l’avait rendue au pape (1849). Le clergé aussitôt groupé autour de lui l’avait acclamé. Mal vus et mal traités après 1830, les prêtres français en avaient gardé à Louis-Philippe une longue rancune. Aussi s’étaient-ils volontiers ralliés à la république, bénissant dans chaque commune les « arbres de la liberté » et s’associant à toutes les manifestations civiques. Le bonapartisme renaissant semblait peu propre à les attirer car le nom de Napoléon évoquait les mauvais traitements infligés à la papauté par le premier qui l’avait porté. Que restait-il de ce souvenir désormais  ? Le nouveau chef de l’État s’était montré « fils aîné de l’Église. » plus qu’aucun des rois de France ne l’avait jamais été. L’impression ne fit que s’accentuer lorsqu’on le vit, devenu empereur, prendre les armes pour rendre aux catholiques la garde du tombeau du Christ.

Cette affaire des « lieux saints » traînait depuis bientôt cent ans. C’est en 1757 que les moines grecs de Jérusalem qui de tout temps en disputaient aux « latins » la possession s’étaient emparés de quelques uns des sanctuaires dont en 1808 ils avaient réussi à les déposséder totalement. Une abondante paperasserie diplomatique s’était depuis lors échangée à ce sujet. Or l’avènement du tsar Nicolas Ier avait donné à la politique russe des contours décidés et agressifs. Alexandre était mort en 1825 n’ayant cessé, dit Rambaud, « d’éveiller et d’encourager chez ses sujets des rêves de liberté pour les en punir ensuite » ; aussi son gouvernement bien intentionné mais trop souvent incohérent avait-il fait éclore de nombreuses sociétés secrètes et donné naissance parmi les intellectuels à un dangereux anarchisme. Il n’avait pas même su régler sa succession ; finalement ce fut le second de ses frères qui régna. Laborieux, exact, économe mais étroit et méfiant, Nicolas s’appliqua à réaliser d’utiles améliorations matérielles par le moyen de l’autocratisme en lequel il voyait la formule nationale russe. Inquiet des secousses que subissait l’Europe de 1848, il se tint pour « gendarme de l’ordre », rôle hérité de Metternich mais qu’il remplissait avec plus de vigueur que le chancelier autrichien. Dans ce rôle il lassa tout le monde ; il inquiéta surtout l’Angleterre en lui offrant secrètement l’Égypte et la Crète pour la désintéresser du sort de l’empire ottoman avec lequel il était en guerre perpétuelle et qu’il cherchait à dépecer à son profit. Mécontent du rétablissement de l’empire en France et se plaisant maladroitement à humilier Napoléon III[4], il fournit à ce souverain une excellente occasion de se poser en champion de la paix générale que menaçaient ses propres agissements. Tous les rôles maintenant se trouvaient intervertis ; on allait voir un Bonaparte allié de l’Angleterre et serviteur de l’Église prendre la revanche de 1812 au nom de l’équilibre européen ; on le verrait ensuite, la victoire obtenue, présider des assises magnanimes d’où la France sortirait grandie par son attitude généreuse et pacifique. Tels furent la guerre de Crimée (1854-1856) et le congrès de Paris.

Tandis que les alliés poussaient leurs flottes à travers la mer Noire et que débutait le dur et long siège de Sébastopol, une attaque était également dirigée par eux contre les défenses de la Baltique protégeant St-Pétersbourg. Le sort de la Finlande n’allait-il pas se trouver remis en question ? En 1815 on en avait reconnu la possession aux Russes. Pour dédommager les Suédois qui la tenaient sous leur influence depuis le xiiime siècle, on avait imposé au Danemark la rupture de son union séculaire avec la Norvège ; et la Norvège avait été un peu malgré elle, unie à la Suède. Par la suite un événement singulier était intervenu. Adopté par le roi de Suède et de Norvège, le maréchal français Bernadotte lui avait succédé sous le nom de Charles XIV (1818-1844)[5]. C’était maintenant son fils Oscar Ier qui régnait. Or le tsar Nicolas ne bornait point à la Finlande ses visées scandinaves ; il convoitait les ports de la Norvège septentrionale dont l’accès demeure, pendant l’hiver, libre de glaces. Dans le nord la frontière suédo-norvégienne était quelque peu fictive. Pour les besoins de leur vie nomade, les Lapons, avaient l’habitude de passer librement d’un pays à l’autre. L’annexion de la Finlande avait permis à la Russie d’intervenir. Après des pourparlers sans issue, celle-ci avait en 1852 supprimé le droit d’errance des Lapons, créant de la sorte un état de choses propre à lui fournir de faciles prétextes à querelles. Ces faits avaient alarmé l’opinion britannique qui soupçonnait les Russes de vouloir mettre la main sur la Norvège et s’assurer par là « la domination complète des mers du nord ». De tout cela résultait une situation avantageuse à exploiter par les alliés mais ils ne se décidèrent pas à promettre aux Suédois en cas de victoire de leur rendre la Finlande. Ils se bornèrent à leur garantir l’intégrité de leur territoire actuel. On peut concevoir quelle influence eût exercé sur l’équilibre européen au xixme siècle la reconstitution dans le nord d’une grande puissance scandinave ; l’occasion manquée ne devait plus se retrouver.

Il en alla de même avec la Pologne. Napoléon III n’osa pas la servir ni s’en servir. L’étrange est que les Polonais n’aient pas cherché davantage à l’y inciter. Lorsqu’en 1813 les troupes russes y étaient entrées, Varsovie servait encore de capitale au grand-duché créé en 1807 par Napoléon Ier ; création hybride qui avait déplu à tout le monde. Promptement annulée, un nouveau partage était intervenu entre les anciens spoliateurs. Posen avait fait retour à la Prusse et la Galicie à l’Autriche (sauf Cracovie érigée en minuscule république). Mais la Pologne russe avait formé sous le sceptre du tsar un royaume autonome ayant son armée distincte, sa constitution, son drapeau, son université et conservant l’usage de la langue nationale. C’étaient là de précieux privilèges gageant l’avenir. Les Polonais ne l’avaient pas su comprendre. Ils avaient rendu la vie dure au grand-duc Constantin qui résidait parmi eux comme représentant du souverain. Son esprit tatillon ne l’empêchait pas pourtant de leur témoigner en toute occasion un réel bon vouloir et son administration assurait leur prospérité. La population du petit royaume avait en effet passé rapidement de deux millions et demi à quatre millions et les revenus de l’État de douze à quarante millions de marks. Malgré tout, le mécontentement sévissait. Le contrecoup de l’agitation générale de 1830 avait provoqué le soulèvement prévu : révolte déraisonnable et mal conduite qui fut punie par l’abandon de la politique de bienveillance. Une bureaucratie méfiante et tracassière fut installée. À partir de 1846 — l’indépendance de Cracovie supprimée — la Pologne n’eut plus aucune existence légale mais elle demeura frémissante et portée à une nouvelle rébellion. Que cette rébellion, au lieu de coïncider avec la guerre de Crimée et de forcer ainsi la France et l’Angleterre à prendre en mains au rétablissement de la paix, la cause polonaise — n’ait éclaté que huit ans plus tard (1863) c’est ce qui, à distance, paraît peu compréhensible. Mais la Pologne, alors, ne réfléchissait ni ne calculait ; elle était de nouveau en proie à une de ces crises mystiques qui l’avaient maintes fois secouée ; elle ne voulait attendre son salut que de l’intervention divine et, ne croyant plus en la justice humaine, s’en remettait aux forces surnaturelles du soin d’opérer le miracle de sa résurrection. De là le caractère tragiquement romantique des événements de 1863. Les Polonais bientôt écrasés furent traités cette fois avec barbarie par les Russes exaspérés. L’Europe détachée d’eux leur marqua une complète indifférence. On traqua leur langue, leur religion, leurs traditions. Il semble qu’ils n’eussent plus d’amis sinon dans l’Amérique lointaine. La France s’était ôté le droit d’agir et même de parler en leur faveur. Napoléon III avait fait avec la Russie une paix complète, paix dictée à la fois par le sentiment et l’intérêt. C’était un trait de son caractère de chercher à panser les blessures que lui-même avait faites ; mais il entrevoyait aussi l’opportunité de s’assurer les bons offices moscovites dans sa querelle prochaine avec l’Autriche.

Depuis qu’en 1849 les tentatives d’émancipation avaient échoué en Italie, la politique autrichienne de réaction y dominait : non seulement de façon directe à Milan et à Venise retombées sous le joug étranger mais à Parme, à Modène, en Toscane, à Naples par l’entremise de souverains tout dévoués à la cause de l’absolutisme monarchique et prenant leur mot d’ordre à la cour de Vienne. Le pape de son côté s’était détourné à jamais du libéralisme. On sentait qu’il ne l’avait servi d’ailleurs qu’avec l’espoir d’y trouver le germe de conquêtes nouvelles pour l’Église dont il était le chef. Ce résultat, il le cherchait maintenant dans une direction différente. Dominateur par instinct et par goût, persistant dans ses visées, volontiers audacieux dans ses procédés, Pie IX venait de remporter en pays protestants des succès propres à compenser les ennuis que pouvaient lui causer les affaires d’Italie. D’un trait de plume, il avait rétabli en Angleterre et en Hollande la hiérarchie catholique qui n’existait plus. Il avait délimité des diocèses, érigé des sièges épiscopaux, désigné des titulaires ; et malgré la mauvaise humeur des gouvernements intéressés avec lesquels il n’avait pas entamé de négociations préalables, tout cela demeurait acquis. L’autorité du Saint-siège recouvrait ainsi et très rapidement le prestige que lui avait fait perdre une succession de pontifes incapables.

Seul de tous les États italiens, le petit royaume de Piémont et de Sardaigne restait fidèle à l’idée nationale. Il conservait le drapeau aux trois couleurs autour duquel s’étaient groupés en 1848 les partisans de l’indépendance et de l’unité ; il servait d’asile aux proscrits. Sous son nouveau roi Victor Emmanuel II (1849-1878), il était gouverné d’ailleurs par le plus grand politique du xixme siècle, le comte de Cavour. D’accord avec Napoléon III, Cavour ayant fait participer son pays à l’effort militaire de la guerre de Crimée avait acquis par là le droit de siéger au congrès de Paris. Il y prit tout de suite une place de premier plan[6]. Comme prix de sa collaboration, le Piémont ne réclamait rien ; pouvait-on dès lors refuser d’écouter son représentant lorsque celui-ci, prenant à partie l’Autriche et les gouvernements rétrogrades de la péninsule, les déclarait d’avance responsables des troubles prochains. Et, de fait, en matière de corruption, d’oppression et d’obscurantisme, ces gouvernements s’équivalaient. Aux représentations qui lui furent faites peu après par la France et l’Angleterre, le roi de Naples répondit en termes d’où résulta la rupture des relations diplomatiques entre les trois pays (octobre 1856). L’Autriche qui redoutait par dessus tout les ingérences et l’habileté de Cavour pensa l’embarrasser en rompant à son tour avec le Piémont. Mais Napoléon III qui avait gardé à l’Italie de sa jeunesse une affection profonde, était résolu à l’émanciper du joug autrichien. Quoiqu’on en ait dit, il n’était pas besoin de l’attentat d’Orsini (1858) et de l’éloquent appel que, condamné à mort, celui-ci adressa à l’empereur avant d’être exécuté pour éveiller en lui une résolution nouvelle. Seulement pour la mettre en pratique il fallait braver Pie IX ; et derrière Pie IX se dressaient les catholiques français premiers soutiens du trône impérial. Plutôt que de choisir entre deux orientations opposées, Napoléon s’attacha à les concilier en imaginant une Italie confédérée dont le pape exercerait la présidence honoraire et Victor Emmanuel, la présidence effective : projet trop simple pour n’être point naïf. C’est dans ces conditions que se produisit l’intervention de 1859.

L’Autriche n’était certes pas prise au dépourvu. On l’avait prévenue comme par un sentiment chevaleresque exagéré. Mais à Vienne aucun préparatif n’était intervenu. Cavour au contraire avait utilisé les délais qu’on lui imposait pour perfectionner les armements de son pays. La campagne fut rapide. Entre le premier engagement à Montebello et la bataille finale livrée à Solferino, il ne s’écoula que quelques semaines. Alors, brusquement, Napoléon proposa la paix à François-Joseph et la signa à Villafranca sans souci de son allié pour lequel il obtenait seulement la cession de la Lombardie. Venise restait autrichienne. Or n’avait-il pas promis solennellement aux Italiens au début de la guerre de les rendre « libres jusqu’à l’Adriatique » ? Leur colère fut intense. Cavour affecta d’abandonner par dépit la direction des affaires publiques mais c’était pour les mieux diriger et pouvoir utiliser plus librement les insurrections qui éclataient à Florence, à Modène, à Bologne où des gouvernements provisoires s’instituaient en vue de préparer les annexions ultérieures au « royaume d’Italie ».

L’Angleterre s’empressa d’approuver le mouvement. Lord Palmerston, alors premier ministre, voyait avec satisfaction la France engagée dans une aventure où elle ne pouvait plus recueillir que des ennuis et se susciter de la méfiance et des rancunes[7]. Napoléon III se décida donc à reconnaître à son tour le nouvel état de choses dans la péninsule mais il réclama la session à la France de la Savoie et du petit comté de Nice selon les arrangements secrets pris naguère avec Cavour. Ce fut l’objet du traité de Turin (1860). Des plébiscites locaux sanctionnèrent toutes ces modifications territoriales. Restait à résoudre la question napolitaine. Garibaldi s’en chargea. Débarqué en Sicile et bientôt maître de l’île, il ne tarda pas à s’emparer de Naples. Comme il paraissait douteux qu’il y pût maintenir l’ordre, Cavour avec une audace extrême et sous le prétexte de protéger Rome fit mobiliser contre lui. Or pour atteindre les frontières napolitaines, l’armée piémontaise devait traverser la partie orientale des États de l’Église, donc affronter les troupes pontificales. De formation récente, non aguerries mais exaltées par le caractère sacré de leur mission défensive, ces troupes se composaient de volontaires catholiques de pays divers — et principalement de France accourus à l’appel du pape. Un vieux soldat d’Afrique, le général de Lamoricière les commandait. Le choc qui se produisit à Castelfidardo et fut suivi de la capitulation d’Ancone rendit la situation vraiment tragique pour la France dont les traditions séculaires et les intérêts immédiats se trouvaient aux prises sans conciliation possible. Le jeune roi de Naples, François II, réfugié à Gaète avec ses fidèles, y luttait contre toute espérance. Quelques régiments français qu’on avait toujours maintenus à Rome veillaient sur le pape. L’Angleterre malicieusement réclamait leur éloignement. Napoléon III était en butte à l’indignation des catholiques français comme à celle des libéraux italiens ; les uns et les autres l’accusaient de « trahisons » imaginaires. Mais l’unité de l’Italie était faite. Lorsque en février 1861 le premier parlement national s’assembla à Turin, il n’y manquait que les députés de Rome et de Venise. Vingt mois avaient suffi à une si prodigieuse transformation.

L’opinion française avait besoin de diversions. Précisément il y en avait à portée. En Syrie et en Chine des interventions avaient été rendues nécessaires et dans des conditions avantageuses car les intérêts nationaux y concordaient avec la défense des privilèges religieux. Au Liban se trouvaient en présence les Maronites, chrétiens protégés par la France depuis l’époque des croisades et les Druses, peuplade batailleuse, que soutenaient volontiers les consuls britanniques pour lesquels il était habituel de chercher à saper en ces régions l’influence française. À plusieurs reprises des conflits sanglants en étaient résultés. Les événements de 1860 revêtirent un caractère de particulière gravité : il y eut cent cinquante villages détruits et dix à douze mille victimes. Une flotte française débarqua des troupes qui rétablirent l’ordre mais l’Angleterre s’arrangea pour limiter l’importance de l’action et en atténuer les résultats. L’empereur se laissa faire. Il ne s’intéressait guère, à ces « pays du passé ». Il rangeait la Chine dans la même catégorie. L’expédition franco-anglaise qui y fut envoyée eût pu assurer définitivement et dignement la sécurité européenne. Mais l’entreprise fut entachée par son but inavoué (le commerce de l’opium) et par de fâcheux pillages. Une démonstration ultérieure en Corée à la suite d’un meurtre de missionnaires demeura sans profit. Si en Indo-Chine un cas similaire développa des conséquences différentes, c’est que l’opiniâtreté de quelques marins y sut utiliser des hasards favorables. L’occupation de Saïgon (1859) entraîna de la sorte la cession des trois provinces de la Basse Cochinchine (1862) à quoi s’adjoignit l’année suivante le protectorat du Cambodge dont le souverain de ce pays fut habilement conduit à solliciter lui-même l’établissement. Le gouvernement impérial n’y consentit point sans hésitation. Il avait peu de visées coloniales ; l’Algérie seule comptait pour lui. Par contre il ne lui déplaisait pas de faire flotter sur quelques plages lointaines le drapeau tricolore. À quoi l’on dut l’annexion des îles Marquises, de la Nouvelle-Calédonie, d’Obock et de quelques points du Dahomey cependant que se creusait le canal de Suez (1859-1869) et qu’au Sénégal le gouverneur Faidherbe (1854-1865) transformait à peu de frais en un pays d’avenir la vieille colonie fondée dès le xvime siècle et demeurée longtemps stagnante.

Plutôt que de porter les regards sur tous ces territoires, Napoléon III s’en fut chercher au Mexique une aventure extraordinaire et inattendue. Il s’agissait d’y édifier un empire catholique et latin ayant pour mission de disputer l’hégémonie du nouveau-monde à l’anglo-saxonisme auquel, en ce temps, l’Europe prêtait volontiers des arrières-pensées de domination confessionnelle. L’idée n’était point banale mais elle était erronée. Le catholicisme transatlantique ne risquait plus d’être malmené ; point n’était besoin de l’aller protéger. D’autre part, ceux qui avaient visité les États-Unis (Napoléon III était du nombre) devaient se rendre compte de l’impossibilité d’implanter en Amérique de nouvelles monarchies. L’empire brésilien ne s’y maintenait que par le respect témoigné aux mérites personnels du souverain et grâce au développement politique encore insuffisant des populations soumises à son sceptre. Sur le Mexique toutefois dont l’âme indigène demeurait hantée par l’image de la grandeur aztèque, on se flattait de pouvoir greffer le sentiment monarchique. En 1823 un aventurier, Iturbide, l’avait tenté à son profit et s’était fait proclamer empereur sous le nom d’Augustin Ier ; incident sans conséquences. Depuis, l’anarchie s’était perpétuée. Le pays ne savait point s’il voulait d’une administration centraliste ou d’une organisation fédérale à la manière des États-Unis ; et il passait de l’une à l’autre formule. Santa Anna qui, entre 1848 et 1858, avait exercé le pouvoir n’était qu’un ambitieux vulgaire. Benito Juarez le lui avait enlevé ; indigène d’humble extraction, de simple domestique devenu avocat puis député, chef de parti et enfin président de la république, Juarez gouvernait en despote, sans scrupules et sans mesure mais avec une énergie farouche. Ses tendances nettement anticléricales alarmaient l’Église. Les résidents étrangers — principalement anglais, français, espagnols — voyaient leurs intérêts gravement lésés ; des diplomates mêmes furent maltraités. Les trois puissances se mirent d’accord pour intervenir. La Vera-Cruz fut occupée. Mais alors Napoléon se séparant de ses alliés fit connaître son intention d’abattre au Mexique le régime républicain. Un candidat au trône était trouvé ; ce serait l’archiduc Maximilien, frère de l’empereur d’Autriche (1862). Toute une armée française traversa l’océan. Le 10 juin 1863, après de pénibles combats, elle entrait dans Mexico. Une junte complaisante consentit à proclamer Maximilien. Aussi bien Juarez par ses procédés s’était-il fait beaucoup d’ennemis. Le régime instauré par la force n’en était pas plus viable. Les années 1864, 1865, 1866 se passèrent en luttes incessantes entretenues par l’insaisissable Juarez. Maximilien n’ayant pas d’enfants avait adopté les petits fils d’Iturbide. Il ne s’illusionnait guère mais jugeait déshonorant de renoncer à la mission qu’il avait assumée. Ses partisans étaient assez nombreux mais hésitants. On sentait que, sans les baïonnettes françaises, son trône s’écroulerait rapidement. Or en France, le mécontentement grandissait. De plus, les États-Unis, sortis maintenant du cauchemar de la guerre civile, menaçaient d’intervenir et le ton de leur diplomatie réclamant l’évacuation devenait de plus en plus hautain. Au début de 1867, il fallut se résigner à abandonner Maximilien et à rappeler les troupes en France. L’infortuné monarque qui avait refusé d’abdiquer s’enferma dans Queretaro et, après un siège de deux mois, fut pris et fusillé. Napoléon III perdit dans cette affaire une grande part de son prestige personnel. L’amitié américaine pour la France devait être longue à renaître ; la confiance de l’Europe dans le bon sens français demeura ébranlée.

Pendant ce temps des événements de haute importance s’étaient produits en Allemagne. Autant les destins italiens s’étaient dessinés et déroulés de façon limpide et prompte, autant les horizons germaniques étaient restés longtemps embrumés sans qu’aucun indice permit de prévoir d’où soufflerait le vent qui dissiperait finalement les nuages amoncelés. Son instinct poussait l’Allemagne vers l’unité mais sans qu’elle y eût foi ; et d’autant moins qu’ayant cru en 1848 trouver sa voie et n’ayant rencontré que le vide, elle s’était sentie déconcertée. Le roi de Prusse, Frédéric Guillaume IV (1840-1861) qui avait alors refusé le sceptre impérial[8] était un féodal piétiste, agité et têtu. En face de lui le jeune empereur d’Autriche, François-Joseph Ier devant lequel s’ouvrait un si long règne (1848-1916) semblait bien ne « représenter que des négatives ». Étaient-ce là des chefs ? Sur quel sol bâtir d’ailleurs et en quel style ? La confédération germanique reconstituée à Vienne en 1815 comprenait trente cinq royaumes ou principautés et quatre villes libres ; la tendance dominante dans la plupart de ces États était réactionnaire ; on s’y montrait hostile aux « idées modernes » ; par là il convient d’entendre les doctrines françaises de 1789 et le pseudo-libéralisme qui en était issu. Mais un autre démocratisme naissait et se propageait sans qu’on y prit garde ; et celui-là était basé non sur des principes mais sur des intérêts et des faits. Esquissée dès 1828, l’union douanière, le Zollverein avait gagné de proche en proche en Allemagne, engendrant partout une activité féconde. La prospérité matérielle grandissait. D’autre part les sociétés de gymnastique, malgré les persécutions dont elles avaient été l’objet s’étaient multipliées et par elles, s’implantaient le goût et l’habitude de la force disciplinant l’individu pour le bien de la collectivité. C’est à peine si aujourd’hui l’on commence à concevoir rétrospectivement la portée du mouvement gymnique allemand et la part qui revient au Turnerbund dans la création de l’unité nationale. À quoi s’ajoutait l’enseignement réaliste donné dans les universités. À l’heure où disparaissaient Beethoven et Gœthe, Hegel avait commencé de professer à Berlin. Les applications de la science enthousiasmaient la jeunesse qui s’accoutumait au culte simultané de l’art et de la chimie et modelait ses aspirations futuristes sur cette alliance inattendue.

Otto de Bismarck appelé en 1862 aux affaires par le nouveau roi de Prusse, Guillaume Ier ne regardait pas si loin. Mais il était prêt à utiliser les occasions ou les instruments qui s’offraient pour atteindre son but lequel consistait à soumettre l’Allemagne à la Prusse et à faire ainsi de sa patrie l’arbitre de l’Europe. Pour quoi il fallait achever d’évincer l’Autriche. Affaiblie par ses récentes défaites en Italie, cette puissance se trouvait aux prises avec de grandes difficultés intérieures. Mosaïque de peuples qui la pressuraient pour lui arracher la reconnaissance de leur autonomie, sa résistance était vaine faute d’un point d’appui. Deak en Hongrie, Palacky en Bohême[9] incarnaient avec prestige de justes causes ; les revendications des Galiciens, des Croates venaient épauler les leurs. L’« affaire des duchés » permit à la Prusse de s’assurer à la fois la prédominance en Allemagne et la possession de Kiel et du canal de la mer du Nord. Il s’agissait du Schleswig et du Holstein qui, tout en dépendant de la couronne de Danemark n’en faisaient pas partie intégrante[10]. Danois et Allemands (ceux-ci en majorité) y vivaient en mésintelligence. Une question successorale s’y étant superposée à la mort du roi Frédéric vii (1863) l’opinion allemande habilement manœuvrée s’enflamma. Cette question avait été réglée d’avance par une convention signée à Londres en 1852 et à laquelle avaient adhéré outre la Suède et la Russie, l’Autriche et la Prusse mais non pas la Confédération germanique en tant que pouvoir distinct : d’où prétexte pour manquer aux engagements pris. Tout fut conduit du reste avec autant de célérité que d’audace. En huit jours (février 1864) soixante-dix mille hommes jetés dans les duchés rendirent la défense impossible. Christian ix qui venait de monter sur le trône de Danemark, dut sanctionner le brutal traité par lequel lui étaient enlevés la moitié de ses États et un million de sujets sur moins de trois. L’Europe prise de court et médusée avait laissé faire. Il n’était plus besoin de proclamer que « la force prime le droit » ; la preuve en était fournie[11].

Entre les deux spoliateurs du Danemark une querelle éclata. L’Autriche prétendait faire des deux duchés un État indépendant membre de la Confédération germanique ; la Prusse se les réservait. Aussi bien le conflit était-il prévu et même désiré à Berlin — tout au moins par Bismarck dont les écrits ont révélé que, dès 1856, il jugeait impossible « d’éviter la collision », l’Allemagne étant selon lui « trop étroite » pour « contenir à la fois l’Autriche et la Prusse ». Moltke de son côté a reconnu que la guerre de 1866 avait été longuement « préméditée et préparée ». Napoléon iii commit alors une lourde faute. Bismarck, venu à Biarritz, pour le sonder y reçut des encouragements à s’allier à l’Italie pour attaquer l’Autriche. L’empereur mal renseigné sur l’état des forces en présence escomptait une lutte difficile et sans résultats décisifs mais au cours de laquelle les Italiens auraient l’occasion de récupérer enfin la Vénétie. L’écrasement de l’Autriche à Sadowa (1866) fut si prompt et si complet que, d’un coup, les destins de l’Europe s’en trouvèrent modifiés. Le fameux « concert européen » allait changer de direction. Un chef d’orchestre prussien s’emparait du bâton.

Quant à l’Italie, elle obtint bien la Vénétie. Mais défaits par les Autrichiens sur terre et sur mer, les Italiens se virent contraints d’accepter Napoléon iii comme entremetteur et de lui devoir cette Vénétie dont l’Autriche faisait maintenant le sacrifice en vue de s’assurer une paix générale plus solide. Ils avaient rêvé de ne la tenir que de leur propre valeur et leur orgueil en demeura ulcéré à jamais.

En compensation des retentissants échecs éprouvés en Allemagne, au Mexique, en Italie… la politique française pouvait inscrire à son actif des succès peu remarqués mais dont l’avenir soulignerait l’importance. La péninsule des Balkans en était le théâtre. Le feu y couvait toujours. La Serbie, la Bosnie, l’Herzégovine, le Monténégro, les principautés roumaines donnaient l’impression d’un monde instable, vivant de compromis improvisés. À tous ces peuples chrétiens, opprimés mais non domptés, il faudrait bien finir par assurer des statuts qui leur donnassent avec la liberté une sécurité durable. Aucune nation n’était mieux qualifiée que la France ne l’était par son passé pour intervenir dans ce sens. Dès le congrès de Paris (1856) ses plénipotentiaires avaient élevé la voix en faveur des Roumains. Toujours séparés en deux groupes, ces derniers désiraient de plus en plus vivement l’union qui seule leur donnerait la force de compléter leur émancipation. L’Angleterre et l’Autriche appuyaient la Turquie dans sa résistance. On transigea. Il fut convenu (1858) que la Moldavie et la Valachie auraient chacune son « hospodar » et son assemblée distincte, mais avec certaines institutions communes. Les intéressés tournèrent ingénieusement la difficulté en élisant le même prince à Bukarest et à Jassy (1859). Napoléon III qui avait déployé déjà en leur faveur une grande énergie imposa au sultan la reconnaissance de la double élection d’Alexandre Couza. Deux ans plus tard, sans en demander permission, les assemblées fusionnèrent. Constantinople dut encore y consentir. L’union était dès lors virtuellement réalisée. Mais en ces régions, l’indépendance politique ne vaut guère sans l’indépendance religieuse. Il n’y avait pas d’église roumaine. Les couvents de Roumanie nombreux et riches (environ le huitième du sol, dit-on, leur appartenait) vivaient sous l’exclusive dépendance des patriarches et des moines grecs et russes. Une sécularisation était devenue nécessaire. Couza l’opéra. La Russie cette fois protesta mais le cabinet de Paris intervint encore et l’église nationale fut reconnue. D’autres progrès s’imposaient. Couza était un homme impatient. Il osa un coup d’État à la Bonaparte et, s’étant attribué le pouvoir absolu (1864) réalisa en sept mois nombre de réformes dont la plupart étaient louables mais qui ne s’accomplirent point sans léser beaucoup d’intérêts privés et susciter contre leur auteur des inimitiés violentes. Un complot le déposséda. On le força d’abdiquer. Les Roumains se cherchèrent un prince à l’étranger. On n’en trouvait pas. Des intrigues se nouaient. Napoléon III mit en avant la candidature du prince Charles de Hohenzollern son parent en même temps que le neveu du roi de Prusse[12]. Comme en Angleterre et en Russie, on faisait grise mine au candidat, celui-ci d’accord avec ses parrains partit pour la Roumanie et se mit vivement en possession du trône. Par cette série d’événements la France s’ancra solidement au cœur de la nation roumaine. Bukarest, déjà portée à une intimité intellectuelle avec Paris, sentit se resserrer les liens qui unissaient les deux capitales.

En Serbie, Alexandre Karageorgevitch qu’une insurrection avait en 1842 porté au pouvoir s’était vite rendu impopulaire par sa docilité envers les Habsbourg et le sultan. Aussi en 1858 les Obrénovitch avaient-ils été restaurés. Leur chef Michel eut un règne prospère mais trop court (1860-1868) ; un assassinat y mit fin dans lequel il semble que la dynastie rivale ne soit pas sans responsabilité. Son neveu Milan lui succéda. En Europe on commençait à parler de la Serbie comme d’un « Piémont oriental ». L’état serbe ne groupait encore qu’un million de nationaux mais il possédait une armée de cent cinquante mille combattants à l’aide de laquelle Michel avait compté assurer la prochaine émancipation de la Bosnie encore sous le joug. Des garnisons turques continuaient pourtant d’occuper certaines forteresses, notamment la citadelle de Belgrade ; il en résultait de sanglantes échauffourées. La France et la Russie généralement d’accord dans leur politique pro-serbe finirent par imposer à la Turquie, malgré l’Angleterre, le retrait de ses soldats.

Au Monténégro, le pouvoir princier, comme nous l’avons vu, avait longtemps revêtu un caractère semi-ecclésiastique ; il avait été sécularisé en 1851 à l’avènement du prince Danilo et lorsque, plus tard, les Turcs avaient menacé à nouveau l’indépendance monténégrine, une flotte française s’était interposée.

Pour compléter ces interventions balkaniques et établir solidement l’influence française sur les États de la péninsule, il eût fallu ne pas négliger les Hellènes. Le cabinet de Paris ne s’en avisa pas. Les hommes politiques étaient pour la plupart fort ignorants du monde balkanique. Un des ministres de l’empereur appréciant sa sage politique roumaine la qualifiait de « joujou impérial ». La Grèce, de plus, avait cessé d’être populaire en France. Les facéties d’un journaliste, Ed. About exerçaient sur l’opinion une action singulièrement disproportionnée avec la valeur de l’écrivain. On se gaussait des crises gouvernementales : onze en trois ans ; on n’attendait pas plus du roi Georges élu en 1863 que de son prédécesseur le roi Othon. À y regarder de près cependant la question grecque était simple. De même que pour assurer l’avenir roumain, il fallait réaliser l’union des deux principautés, l’avenir hellène exigeait avant tout la réunion de la Crète à la mère-patrie. Selon le mot du prince de Saxe-Cobourg, l’État grec sans la Crète, restait « estropié ». Or les Crétois, jamais résignés, se soulevaient périodiquement. L’Europe les laissait écraser. En 1866 leur effort fut héroïque : quarante mille turcs n’en purent venir à bout. L’Angleterre violemment hostile réussit à paralyser la bonne volonté des autres puissances. La France n’intervint pour finir que très mollement. La Turquie demeura maîtresse de l’île infortunée ; le siècle devait s’achever avant que la liberté lui fut donnée.

En 1867, tandis que l’Exposition universelle attirait à Paris des foules émerveillées, l’affaire du Luxembourg surgit inopinément. Le grand-duché avait cessé de faire partie de la Confédération germanique dissoute après Sadowa et il était demeuré en dehors du nouveau groupement institué sous la direction de la Prusse ; du moins politiquement car économiquement, sa situation n’avait pas changé ; il restait dans le Zollverein. Une garnison prussienne, par une fâcheuse anomalie, continuait aussi d’occuper Luxembourg. Le roi des Pays-bas en sa qualité de grand-duc fut saisi secrètement par Napoléon III d’une proposition de cession à la France. L’empereur espérait par cette acquisition fortifier la frontière française de l’est et en même temps réaliser une sorte de compensation des agrandissements récents de la Prusse. Rien ne s’opposait à une amicale tractation entre la France et la Hollande. L’aventure de 1830 et ses suites n’avaient point laissé de souvenirs amers. Toute l’Europe était d’accord pour considérer qu’en soumettant en 1815 les provinces belges à la domination hollandaise les congressistes de Vienne avaient commis une sottise, sottise fort aggravée par la façon dont le roi Guillaume Ier de Hollande s’était comporté envers les sujets auxquels on imposait son joug. Dès lors la révolution bruxelloise de 1830 apparaissait parfaitement légitime et puisque Guillaume s’était obstiné à vouloir employer la force, l’intervention armée de la France en faveur de l’indépendance de la Belgique n’avait été qu’un acte d’ordre public européen. Aussi bien depuis lors les deux pays avaient progressé en paix, la Hollande sous les gouvernements de Guillaume II (1840-1849) et de Guillaume III ; la Belgique sous ceux de Léopold Ier (1831-1865) et de Léopold II. Le sort du petit pays luxembourgeois qu’une simple union personnelle passagère (les lois de succession n’étant pas les mêmes) rattachait à la Hollande n’intéressait donc que de façon très indirecte les monarchies voisines sauf toutefois la Prusse au cas où elle méditerait d’attaquer la France. Méfiant, le gouvernement hollandais crut devoir consulter — toujours secrètement — le cabinet de Berlin. M. de Bismarck ayant intérêt à ce que l’affaire s’ébruitât, la chose advint aussitôt. De même que dans l’affaire du Schlesvig, l’opinion publique allemande habilement travaillée s’enflamma. M. de Bismarck s’entendait à merveille à ces manœuvres. Le gouvernement français dut battre en retraite en affectant l’innocence et la surprise mais à partir de ce moment on sut en Europe qu’un conflit entre la France et la Prusse pouvait surgir d’un moment à l’autre et que cette dernière puissance n’en redoutait pas l’éventualité.

Le dernier pays que Napoléon III rencontra sur son chemin fut l’Espagne. Fatale à son oncle, elle l’allait être à lui-même. Cependant — bien qu’ayant épousé une espagnole — il ne s’était guère occupé des affaires de la péninsule. Affaires peu reluisantes. L’Espagne traversait une période stérile et agitée dont elle était principalement redevable au long règne de Ferdinand VII (1813-1833). Rétrograde en politique et ennemi de toute culture[13] ce prince n’avait laissé qu’une fille encore enfant, l’infante Isabelle en faveur de laquelle il avait supprimé la loi salique (d’ailleurs d’importation française) lésant ainsi les droits de son frère Don Carlos. Les partisans de ce dernier avaient aussitôt pris les armes ajoutant la guerre civile aux maux dont souffrait l’Espagne. En fait la lutte s’établit surtout entre la centralisation castillane et les fueros ou privilèges provinciaux dont les « carlistes » se proclamaient défenseurs. Isabelle II prématurément émancipée et mariée à un de ses cousins ne sut ni diriger les affaires publiques ni se laisser diriger avec suite. Tantôt le pouvoir se trouvait aux mains de généraux dont quelques uns ne manquaient ni d’intelligence ni d’allant, tantôt il passait à des coteries cléricales, composées de fourbes et d’intrigants. L’incohérence et l’obscurantisme se succédaient de la sorte sans qu’un effort durable fut tenté pour rétablir la situation financière obérée, développer la production ou l’instruction. Une seule page marquante : la campagne vigoureuse menée en 1859 contre les tribus marocaines qui menaçaient sans cesse les « presides » espagnoles[14].

La révolution de 1868 débarrassa l’Espagne de ce régime. La reine Isabelle réfugiée en France dut abdiquer. De longs désordres suivirent. Un gouvernement provisoire, présidé par le maréchal Serrano, pourvut à la vacance du pouvoir. On se mit en quête d’un souverain. Isabelle avait un fils qui devait devenir Alphonse XII (1874-1885) mais pour le moment l’opinion populaire s’en prenant aux Bourbons exigeait leur déchéance collective. On se tourna du côté du Portugal dont les liens avec le Brésil étaient depuis 1822 définitivement rompus. Là aussi il y avait eu des conflits dynastiques, des guerres civiles, un cléricalisme outrancier provoquant des réactions violentes, une stagnation intellectuelle, des abus financiers. Néanmoins le dernier roi Pedro V (1853-1861) et son frère Louis Ier qui lui avait succédé eussent été des monarques acceptables. Mais le vieil antagoniste hispano-portugais survivait Alors surgit la candidature du prince Léopold de Hohenzollern, frère de celui que Napoléon III avait contribué à placer sur le trône roumain. L’opinion française prit ombrage. Le gouvernement impérial au lieu de se prononcer avec calme et netteté laissa approcher l’orage[15]. Il est probable que le comte de Bismarck qui était résolu à la guerre n’avait pas suscité cet incident avec l’intention d’y aboutir aussi vite. Mais par sessions la Prusse était prête et il savait que la France ne l’était pas. Le terrain lui parut bon. L’empire français était en complète effervescence. Napoléon III après avoir, par concessions successives et non sans sagesse, modifié la constitution dans un sens libéral venait d’établir en fait la monarchie parlementaire. Un plébiscite général avait approuvé ces réformes. L’opposition républicaine ne désarmait pas mais le premier ministre Émile Ollivier et ses collaborateurs auguraient bien de la mission qui leur était confiée. Par malheur les rouages militaires s’étaient détendus. Le public les croyait au point ; ils en étaient loin. Ni l’armement ni le commandement ni les effectifs n’avaient été portés au niveau de ce qu’exigeaient les progrès réalisés en Allemagne. Oubliant Sadowa les Français se croyaient toujours au temps de Solférino. Mais tel était encore leur prestige guerrier que leurs adversaires se gardèrent de toute attaque brusquée malgré l’avance dont ils bénéficiaient. Les hostilités s’engagèrent très lentement laissant à la diplomatie des délais que le cabinet de Paris ne sut point utiliser. L’impéritie des chefs fit le reste. On ne s’entendit pas. Ordres et contre-ordres se croisèrent. On arriva ainsi au désastre de Sedan (2 septembre 1870). Après de sanglants combats l’empereur fut fait prisonnier avec son armée. La guerre ne cessa pas pour cela mais l’empire disparut. Le 4 septembre la république fut proclamée sans résistance et les députés de Paris constitués en « gouvernement de la défense nationale » entreprirent de poursuivre héroïquement une lutte inégale contre l’envahisseur.

Ainsi disparut Napoléon III de la scène politique[16]. Ni l’Europe ni la France ne le regrettèrent. Il avait lassé tout le monde par l’espèce de fièvre en laquelle on avait vécu à cause de lui. « L’empire, c’est la paix », avait-il proclamé dix-huit ans plus tôt dans un discours inaugural. Et ç’avaient été sinon la guerre, du moins la surprise, l’aventure, la secousse à jet continu. L’horreur de la catastrophe finale d’ailleurs revêtait tout le règne de ténèbres, soulevant la réprobation générale. Mais aujourd’hui il est permis de prendre une plus juste vue des choses et, sans que disparaissent les petitesses de l’homme ni que s’atténuent les maladresses de son gouvernement, on est amené à reconnaître que le plus grand nombre des initiatives françaises de ce temps ont été consacrées depuis par l’adhésion des peuples ; et l’on est bien forcé d’admirer par exemple la persévérance à l’aide de laquelle Napoléon III réussit à enrichir ses sujets malgré eux en substituant le régime des traités de commerce à un protectionnisme vieilli ou bien la constance avec laquelle il soutint le grand ministre Victor Duruy qu’il avait choisi en dépit de ses opinions républicaines pour rénover la pédagogie. Premier des chefs d’État modernistes, de ces intendants couronnés, de ces animateurs de la chose publique dont le type allait se répandre, il contribua plus que tout autre à orienter l’Europe dans la voie de l’activisme, c’est-à-dire du progrès matériel basé sur l’invention et l’application scientifiques, les échanges intensifs, le perfectionnement indéfini de l’outillage. Et parce que cet activisme, faute d’avoir été doublé en temps voulu par une réfection morale et sociale équivalente, a conduit le vieux monde à de douloureux déboires, il ne s’ensuit pas que doivent être méconnus ceux qui lui avaient ouvert à cet égard des perspectives opportunes et fécondes.

  1. Louis-Philippe fut proclamé « roi des Français » par quelques deux cents députés appartenant à une Chambre dissoute ; ils représentaient à peine cent mille électeurs dont aucun ne leur avait donné mandat d’opérer un changement de dynastie ; la France dans son ensemble y était certainement opposée. L’émeute parisienne de 1830 fut alimentée par la pédanterie des « doctrinaires » et les excitations intéressées de certains arrivistes. Les ordonnances royales qui y servirent de prétexte étaient d’une légalité très discutable mais n’avaient rien d’un coup d’État. Le changement de règne coûta à la France les provinces belges dont le prince de Polignac, ministre de Charles X, était en train de préparer l’annexion.
  2. Autour de ces trois illustres écrivains peut-on s’abstenir de nommer Vigny, Musset, de Maistre, Balzac, Stendhal, Augustin Thierry, Henri Martin, Michelet, Tocqueville et combien d’autres composant une pléiade d’une singulière richesse de pensée et d’expression.
  3. Dès les premiers temps du règne de Louis XVIII s’était répandue la légende d’un Napoléon Ier champion des idées libérales dont il avait voulu imposer le respect à l’Europe et que celle-ci avait méchamment obligé à des guerres incessantes. Il y eut là une des plus curieuses déformations du sens critique collectif. L’opposition l’utilisa abondamment. En fin de compte ce fut Louis-Napoléon qui en profita.
  4. Le chiffre iii ne contentait pas les souverains. Une curieuse anecdote porte à croire que Louis-Napoléon était prêt à régner sous le nom de Napoléon II. Une proclamation se terminant par les mots : vive Napoléon II ! aurait été portée hâtivement à une imprimerie où le point d’exclamation suivant le chiffre ii fut confondu avec le chiffre lui-même.
  5. Charles XIII qu’une révolution avait en 1809 porté au trône en place de son neveu Gustave IV, auquel le peuple suédois reprochait d’agir en créature de l’Angleterre, n’avait pas d’héritier direct. Un de ses parents adopté par lui mourut aussitôt. Un parti se forma autour de Bernadotte entré par mariage dans la famille de Napoléon et qui au cours des guerres impériales s’était fait bien venir en Poméranie des Suédois immigrés ou prisonniers. Bernadotte consentit à devenir luthérien et avec l’assentiment de Napoléon et des États-généraux de Suède fut reconnu comme prince royal.
  6. La maîtrise dont fit preuve Cavour en cette circonstance rappelle, sans toutefois l’égaler, celle qu’avait déployée au congrès de Vienne en 1814, Talleyrand, ambassadeur de Louis XVIII. Isolé et suspecté, il avait su comme en se jouant rompre la coalition qui lui était opposée et y substituer un système d’alliances utile à la France. Ce tour de force est le plus réputé de l’histoire diplomatique.
  7. Il n’y avait jamais eu à proprement parler d’alliance franco-anglaise mais une sorte d’entente générale superposée à de perpétuelles mésententes de détail. Cela durait ainsi depuis Louis-Philippe. Les deux gouvernements se proclamaient amis mais les deux peuples se tenaient pour ennemis.
  8. Le parlement de Francfort qui le lui avait offert était une assemblée irrégulière car c’étaient cinquante et un membres du parti libéral qui, réunis à Heidelberg, en avaient décidé la convocation, mais il incarnait bien l’esprit national de l’Allemagne nouvelle.
  9. Le célèbre historien Palacky personnifie la renaissance du nationalisme tchèque. Accablée après la bataille de la Montagne-blanche (1620) la Bohême n’avait que très lentement repris conscience d’elle-même. Le mouvement se manifesta d’abord dans les arts, les lettres et l’histoire. Il acquit au xixe siècle une force remarquable.
  10. Le Schlesvig habité primitivement par les Angles et les Frisons et le Holstein dépendance du duché de Saxe puis de l’évêché de Lubeck se trouvèrent passer au xve siècle aux mains du comte d’Oldenbourg élu roi de Danemark. Mais cela n’impliquait pas aux yeux des Allemands qui habitaient ces régions une annexion au Danemark.
  11. L’année 1864 apparaît ainsi comme un important « tournant de siècle ». Elle vit d’autre part se constituer une « Internationale des travailleurs » ayant son siège à Londres, et s’assembler à Malines les « catholiques libéraux », à Amsterdam le congrès des « sciences sociales » et à Genève les fondateurs de la Croix rouge : quadruple nouveauté.
  12. Le prince était le petit-fils d’une cousine de l’impératrice Joséphine, mariée au margrave de Bade devenu grand-duc en 1806 par la faveur de Napoléon Ier. D’autre part le fils de l’impératrice, Eugène de Beauharnais, adopté par Napoléon et fait par lui vice-roi d’Italie avait épousé une princesse de Bavière et en avait eu cinq enfants. Napoléon III se trouvait ainsi en relations de parenté avec plus d’une famille régnante. Mais sa vie de jeune homme aux allures indépendantes et ses idées avancées l’avaient isolé et fait mal voir de cette lignée aristocratique.
  13. Sous les premiers rois Bourbons s’était affirmé ce qui semblait être déjà une caractéristique de l’Espagne antérieure, la séparation mentale de l’élite et de la foule. Proches les uns des autres dans le domaine du sentiment, enclins aux mêmes élans patriotiques, les Espagnols dans le domaine de l’esprit vivaient sans contact entre eux. D’un côté se tenaient quelques hommes hautement cultivés mais dont l’effort altruiste s’étiolait par isolement ; de l’autre, une population retardataire, retranchée dans son indolente ignorance. En vain un roi comme Charles III (1759-1788) servi par des ministres comme Campomanès s’était-il employé à « organiser » la renaissance intellectuelle ; celle-ci très intense ne franchit pas les enceintes des cénacles. Campomanès qui à 12 ans traduisait Ovide en vers castillans fut à la fois philosophe, historien, ironiste cinglant et homme politique novateur et hardi. On peut rapprocher de lui Jovellanos à la fois poète, auteur dramatique et homme d’État. Mais depuis le début du xixe siècle le niveau de l’élite avait baissé sans que celui de la foule se fut relevé.
  14. Presides (du latin præsidium) terme employé aux Indes puis en Méditerranée pour désigner des postes fortifiés. Les presides possédés par les Espagnols au Maroc étaient Ceuta, Alhucemas, Melilla…
  15. Le prince de Hohenzollern retira sa candidature donnant ainsi à la France une satisfaction dont il eut été prudent de se contenter. Ce fut Amédée de Savoie qui fut choisi. Au bout de trois ans (1870-1873) il se démit, sentant ses efforts vains. Après quelques mois de république Alphonse XII fut restauré.
  16. Retiré en Angleterre il y mourut au début de 1873. Son fils unique, le prince impérial, fut tué en 1879 dans le Sud-Afrique où il s’était joint à une expédition anglaise dirigée contre des indigènes insurgés.