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Histoire universelle/Tome IV/XI

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Société de l’Histoire universelle (Tome IVp. 147-159).

LA FORMATION DES ÉTATS-UNIS

De tous les drapeaux nationaux qui flottent dans le monde, celui des États-Unis est sans doute le plus ingénieusement symbolique car il résume l’histoire de la nation. Les étoiles indiquent le nombre des États actuellement groupés dans la confédération tandis que les bandes blanches et rouges figurent les colonies d’origine.

Dès la fin du xviime siècle, échelonnés du nord au sud, le long de l’Atlantique, ces colonies vivaient d’une vie certaine bien que précaire encore et disparate. C’étaient d’abord le Massachusetts de fondation puritaine, englobant les modestes pêcheries du Maine et du New-Hampshire ; puis Rhode-Island et le Connecticut, deux sécessions ecclésiastiques du Massachusetts. Venaient ensuite : le territoire de New-York et, sur l’autre rive de l’Hudson, le New-Jersey, pays d’élevage mis en valeur par des Écossais presbytériens ; le Delaware, colonie suédoise ; la Pennsylvanie, asile ouvert par William Penn aux adeptes persécutés de la secte des quakers ; le Maryland fondé par lord Baltimore pour servir de refuge aux catholiques anglais ; enfin la Virginie où prospéraient les premières plantations de tabac et la Caroline dont nous avons déjà noté l’origine française. Un peu plus tard devait s’ajouter à cette liste une treizième colonie, la Géorgie où des protestants dissidents d’Allemagne chercheraient un abri contre l’intolérance européenne.

L’intolérance américaine était-elle moindre ? On s’est trop accoutumé à croire les États-Unis issus d’une aspiration libérale. En réalité les puritains de la « nouvelle Angleterre » furent des fanatiques et beaucoup d’entre eux eurent une mentalité d’inquisiteurs[1]. Ils cherchaient la rénovation morale. La passion était en eux de créer l’État chrétien modèle selon la conception étroite qu’ils avaient du christianisme. Pour y atteindre, ils étaient résolus à user de toutes les rigueurs. Mais il leur fallut en même temps s’implanter, sur ce sol inculte où les menaçaient la violence des intempéries et la cruauté des indigènes. Ils durent pour y parvenir déployer une opiniâtreté et une endurance rares. Et, comme pour les tremper encore plus rudement en vue de leurs grandioses destins, la guerre éclata derrière eux ; une guerre qui devait durer bien près de quatre-vingts ans (1690-1765) et d’où ils sortiraient formés en une nation vouée presque malgré elle à vivre libre et unifiée.

Une nuit d’hiver de l’année 1690, la petite bourgade de Shenectady située au nord d’Albany dans l’État actuel de New-York fut attaquée par des Français du Canada qu’assistait un parti de peaux-rouges. Les demeures incendiées, les habitants massacrés, l’agresseur se retira inconscient des conséquences mondiales qu’allait avoir son exploit. Au Canada cette initiative parut légitimée par l’état de guerre existant depuis l’année précédente entre la France et l’Angleterre mais du côté des victimes l’on ne s’était attendu à rien de pareil et l’on en jugea autrement. L’émoi fut intense. Les autorités du Massachusetts convoquèrent un congrès intercolonial qui s’assembla à New-York le 1er mai. Il fut décidé de former un corps spécial pour défendre Albany et en même temps de diriger une double expédition de représailles contre Québec et contre Port-royal en Acadie. Ainsi fut fait. Québec résista mais Port-royal tomba au pouvoir de ces conquérants improvisés.

À première vue, il semblait bien y avoir disproportion de forces entre les adversaires. Sans doute les Français d’Amérique n’étaient guère plus de douze mille : trappeurs, missionnaires, aventuriers, officiers, soldats derrière eux la métropole indifférente n’encourageait point l’émigration. Là était leur faiblesse. Mais par ailleurs ils détenaient les positions les plus fortes. Sur les pas des Jésuites qui écrivaient à travers ces solitudes une belle page de leur histoire, on avait exploré les grands lacs et descendu le Mississippi. Une série de postes et de fortins commençaient à dessiner l’arc de cercle redoutable qui, allant du Saint-Laurent au golfe du Mexique, assurerait à la France la possession de terres fertiles traversées par le plus beau réseau fluvial. Quant à l’Espagne, installée en Floride et à Cuba, elle entretenait des visées sur la Caroline et pouvait de ce chef être incitée à apporter aux Français un utile renfort : ce qui ne tarda pas à se produire en effet.

Que représentaient en regard, les ressources des coloniaux de langue anglaise auxquels on peut dès alors donner ce nom car parmi une si grande diversité de races, de conditions, d’aspirations, un seul principe d’unité tendait à s’affirmer. On parlait maintenant l’anglais sur la côte depuis la frontière canadienne jusqu’à celle de Floride. Répartis sur ce territoire vivaient environ trois cent mille émigrés ou fils d’émigrés européens dont un peu plus d’un sixième dans la Nouvelle Angleterre — et un peu moins en Virginie — formaient probablement les deux groupes les plus homogènes. New-York, bourgade de cinq à six mille habitants, déjà remuée par l’instinct des affaires malgré que les vaches circulassent encore dans les rues — et Philadelphie, riante et paisible, étaient les centres importants. Point de vie commerciale car les communications d’une colonie à l’autre n’existaient guère et le protectionnisme de la mère-patrie s’appliquait d’ailleurs à restreindre tout négoce[2]. Point de vie intellectuelle car en dehors de la religion il n’était guère de sujets sur quoi discourir. Mais presque partout, sauf en Virginie, fonctionnaient des institutions municipales, cellules inconscientes de la république future : le town meeting, l’école la milice. Ainsi se formait un civisme égalitaire dont il n’existait encore d’exemplaire sur aucun point du globe[3]. Les débats au sujet de l’administration de la commune manquaient bien d’envergure et l’enseignement donné à l’école était encore rudimentaire. La milice au contraire, sans cesse tenue en haleine par les escarmouches avec les indigènes, avait progressé rapidement. Tout citoyen de seize à soixante ans en faisait partie. De la sorte purent se former avec une sûreté et une célérité remarquables des armées qui, non contentes d’opposer à l’adversaire une résistance efficace, passèrent à des offensives énergiques. La principale, en 1744, fut dirigée contre Louisbourg, la forteresse réputée imprenable que les Français avaient élevée dans l’île du cap Breton. Des contingents de presque toutes les colonies y prirent part sous le commandement d’un riche marchand, officier de la milice qui se montra capable d’alterner de façon opportune la hardiesse et la prudence. Louisbourg capitula. Les Anglais s’en attribuèrent l’honneur bien que n’y ayant eu presqu’aucune part. Leurs officiers s’entendaient fort mal à cette guerre conduite en dehors des règles admises. Ils se moquaient des coloniaux et, les critiquant sans cesse, s’irritaient de leurs succès. En 1755 il advint que le général anglais Braddock, s’étant jeté dans une embuscade près du fort Duquesne[4], ce fut Washington qui, à la tête des Virginiens, assura et couvrit la retraite. Presqu’en même temps l’américain Lyman et ses hommes regagnèrent à Crown Point une bataille à demi perdue par le général Johnson.

Ni la prise de Québec (1759) ni celle de Montréal ne mirent fin aux hostilités que les indigènes prolongèrent bien après que le traité de Paris (1763) eût consacré la défaite française et la cession de tout le Canada à l’Angleterre. Dans l’ensemble, la lutte entamée en 1690 coûtait aux coloniaux trente mille hommes et quatre-vingt millions de francs, sommes dont la mère-patrie ne remboursa pas même le tiers ; mais leur objectif était atteint car dès le début, ils s’étaient accoutumés à l’idée d’un duel à mort entre eux et les Français, duel qui ne comporterait point d’accommodement quelconque.

Il y avait désormais un peuple américain ayant le sentiment de sa force et éveillé à la notion fédéraliste. Pour conduire un pareil effort guerrier, il avait bien fallu s’assembler et délibérer en commun. Au congrès d’Albany dès 1754, divers plans d’union avaient été discutés dont l’un présenté par Franklin. Mais l’hostilité absolue de l’opinion anglaise à toute initiative de ce genre en arrêtait l’essor. Car les Américains demeuraient loyalistes à un degré extraordinaire. Les injustices, les mauvais traitements, les tracasseries de l’Angleterre avaient beau se multiplier et s’aggraver sans cesse, ils ne se détachaient point d’elle. Ce fut elle-même qui apporta à les jeter dans la rébellion un zèle infatigable. Tant que l’intérêt matériel seul fut en jeu, leur patience ne se démentit pas. Du jour où l’on porta atteinte à leurs libertés essentielles, ils se dressèrent d’un élan spontané. Le domicile privé livré aux perquisitions sous prétexte de réprimer la contrebande, des impôts établis sans le consentement préalable des mandataires du contribuable, c’étaient là des violations de principes sacrés propres à déchaîner une résistance vigoureuse. L’assemblée de Virginie en donna le signal. Elle s’étendit promptement à toutes les colonies. Les produits anglais furent mis en interdit, les marchés dénoncés. L’initiative privée, par des prodiges d’ingéniosité et d’activité, improvisa les industries nécessaires. En même temps un congrès réuni à New-York rédigeait une « Déclaration des droits des colonies » qu’accompagna une adresse d’attachement au roi Georges III. À Londres l’aveuglement persistait. Plusieurs années passèrent encore sans que la situation se détendit. Enfin le 19 avril 1775, jour mémorable, les troupes par lesquelles l’Angleterre avait commis l’imprudence de faire occuper Boston entrèrent en collision à Lexington avec un bataillon américain. Elles furent repoussées. Dès lors la séparation était faite. Le 10 mai, le congrès de Philadelphie décréta la levée générale et appela George Washington au commandement suprême.

Cette nouvelle guerre dura six ans (1775-1781). Les Anglais affectant de tenir leurs adversaires pour des insurgés et non des belligérants s’en prévalurent pour leur refuser les garanties habituelles du droit des gens. Ils les traitèrent de façon barbare. Mais ils avaient à faire à forte partie[5]. De toutes les difficultés rencontrées par les Américains, l’absence de crédit était la pire. La monnaie émise par eux baissant indéfiniment, le coût de la vie haussa en proportion. Un jour vint où une paire de chaussures valut quatre cents dollars. C’est en quoi l’intervention française leur fut le plus efficace. Au début, l’élan de Lafayette et de ses compagnons leur avait apporté un appui moral et technique mais l’alliance officielle du roi de France pouvait seule inspirer à l’Europe confiance en leur avenir. Sans aide ils fussent sortis vainqueurs mais ruinés d’une lutte épuisante. La participation des troupes françaises à la capitulation de Yorktown hâta la paix. C’était là un bienfait précieux car, ce grand pays une fois émancipé, il fallait maintenant l’organiser ; la chose ne serait point aisée.

On dut s’y reprendre à deux fois. La première constitution rédigée par des députés sans autorité n’aboutit qu’à une prompte anarchie. Chacune des colonies devenues États se montrait jalouse de son indépendance. La victoire assurée, les hommes de premier plan qui s’étaient associés pour l’obtenir avaient reporté leurs regards sur leurs États respectifs et s’étaient désintéressés du gouvernement fédéral lequel, pourtant, avait seul façade sur le monde. Maintes questions d’ordre général ne tardèrent pas à surgir dont l’étude et la solution ne pouvaient incomber qu’au pouvoir central. Celui que l’on avait établi manquait à la fois de vouloir et de moyens ; il était comme amorphe. La crise s’aggravant, l’urgence apparut d’y porter remède. Sur la proposition de la Virginie une nouvelle assemblée constituante fut convoquée. Après sept mois d’épineux débats, elle vota le 17 décembre 1787 le texte constitutionnel qui depuis lors a régi l’Union américaine. Il fallut encore un an pour que ce texte fut approuvé par les parlements de chaque État. Il ne le fut qu’à grand peine et par de faibles majorités. Au début de 1789 on put enfin procéder à l’élection présidentielle. Le vote unanime des députés se porta sur George Washington. Si profonde que soit la vénération dont aujourd’hui encore ce nom est entouré par eux, il n’est pas certain que les Américains aient suffisamment réalisé ce qu’ils doivent à celui qui orienta leur marche et fonda leur prestige. L’opinion universelle en tous cas n’a jamais pleinement saisi l’extraordinaire beauté de cette figure incarnant, à l’orée des temps nouveaux, l’équilibre parfait auquel peut aspirer et atteindre l’homme moderne par simple adaptation aux circonstances complexes qui l’entourent, d’une conscience pure et droite.

De 1789 à 1829 les États-Unis vécurent tournés vers l’Europe et suivant avec une surprise inquiète le développement de ses destins agités. Les premiers successeurs de Washington, parmi lesquels furent Jefferson, Madison et Monroe appartenaient comme lui-même à une aristocratie lettrée. Ils ne pensaient point que le nouveau monde put se passer de l’esprit et de la culture du vieux monde ni songer à s’isoler de lui. Or une série d’événements se produisaient d’où cet isolement découlerait de façon fatale. Entre 1792 et 1802 trois nouveaux États, le Kentucky, le Tennessee et l’Ohio avaient été fondés. C’étaient des États continentaux, sans accès à l’océan, découpés dans ce vaste « nord-ouest » dont les gens de l’est n’avaient parlé jusqu’alors qu’avec une sorte de dédain mêlé d’effroi. Au même moment la Louisiane avait été vendue aux États-Unis par Bonaparte (1803). Se l’étant fait restituer par l’Espagne[6] et ne jugeant pas pouvoir la conserver utilement, il voulait éviter avant tout qu’elle ne tombât aux mains des Anglais. À noter que la constitution américaine ne prévoyait pas les agrandissements territoriaux. Jefferson, alors président hésita puis signa le marché. Qu’était la Louisiane ? Personne ne savait au juste ; simple province sise aux bouches du Mississippi ou bien territoire immense atteignant les Montagnes rocheuses ?… La génération nouvelle se prononçait pour cette seconde hypothèse. Aux États récemment créés d’autres s’adjoignaient : l’Indiana, le Mississippi, l’Illinois, l’Alabama. Là se développait un idéal purement américain, nourri par la perspective d’agrandissements indéfinis. Une démocratie à la fois belliqueuse et égalitaire, dédaigneuse de l’Europe, aimant le risque et parlant haut s’approchait du pouvoir. Lorsqu’elle s’en empara par l’élection à la présidence d’Andrew Jackson (1829)[7] elle faisait déjà depuis longtemps sentir son action. C’est cette démocratie impérialiste qui avait poussé à une seconde guerre contre l’Angleterre[8] et cherché à provoquer l’annexion du Canada ; c’est elle qui suscita la république du Texas et, dix ans plus tard, son absorption par l’Union ; elle enfin qui déclancha le conflit armé avec le Mexique. La prise de Mexico par les soldats américains (1847) la ravit d’aise et le traité de Guadalupe Hidalgo signé l’année suivante combla ses vœux. Ce traité — un des plus considérables de l’histoire quant aux stipulations territoriales qu’il renfermait — cédait aux États-Unis la Californie, le Nouveau Mexique, l’Arizona et la région où se formèrent par la suite les États de Colorado, d’Utah et de Nevada[9].

Tout cela ne pouvait s’accomplir sans qu’il en résultât des commotions nerveuses, un ébranlement moral, une sorte de surexcitation collective. C’est en effet ce qui se produisit. L’âme américaine grisée par une si prodigieuse extension des possibilités nationales était demeurée par ailleurs éprise de l’idée ancestrale de rénovation religieuse. En ce domaine aussi elle se jugeait appelée à renouveler la face du monde. Les revivals, ces « cyclones mystiques » qui groupaient pendant une semaine au milieu des forêts des millions d’auditeurs venus de loin pour entendre l’éloquence virulente de quelque apôtre réputé, entretinrent l’agitation. Dans ces meetings, de véritables actes de folie se perpétraient et l’hystérie s’y donnait libre cours. D’autre part de nombreuses sectes prirent naissance dont les unes annonçaient la prochaine réapparition du Christ (en Amérique cette fois) et les autres proclamaient le célibat obligatoire ou s’efforçaient d’organiser le communisme. Dans les assemblées politiques, chez les étudiants, dominait de même la passion des harangues enflammées. Le spiritisme s’en mêlait. Le jeu, l’ivrognerie, la brutalité régnaient dans l’ouest. De toutes parts le désordre gagnait dans les mœurs et dans les idées.

Cependant la crise dont la menace pesait sur les États-Unis, éclata. Le germe en était lointain. Il datait du jour où un vaisseau hollandais, l’an 1619, avait débarqué sur la côte de Virginie une vingtaine d’esclaves noirs. Les planteurs se les étaient partagés et en avaient fait venir d’autres. Avec l’extension des cultures cotonnières le chancre avait grandi ; sur une population globale d’environ dix millions et demi[10], il y avait en 1830 deux millions d’esclaves. Leur présence dans les États du sud y avait développé une civilisation contraire aux intérêts généraux comme aux principes essentiels de l’ensemble de la nation. Ni l’esprit ni les mœurs de l’opulente aristocratie territoriale qui dominait en ces régions n’étaient compatibles avec le progrès américain tel qu’A. de Tocqueville, voyageant alors en Amérique, allait en saisir et en fixer dans son admirable ouvrage le caractère novateur. Chacun, à mesure pourtant que le péril s’affirmait plus pressant, semblait redouter davantage de l’évoquer. L’« institution particulière » (ainsi désignait-on l’esclavage par un euphémisme timoré) bénéficiait de la sorte d’une manière d’équilibre sous lequel on cherchait à dissimuler la cassure chaque jour plus nette entre l’opinion du nord et celle du sud ; celle-ci plus nombreuse, celle-là plus unie, l’une hésitante, l’autre volontaire, troublées toutes deux par la perspective d’un conflit prochain.

La Caroline du sud en donna le signal. Elle avait continué de revendiquer le droit de « nullification » c’est-à-dire le privilège pour chaque État de repousser en ce qui le concernait un acte du gouvernement fédéral jugé contraire à ses propres intérêts. La Caroline du sud se retira de l’Union (déc. 1860) suivie peu après par les États de Mississippi, de Floride, d’Alabama, de Géorgie, de Louisiane, de Texas auxquels se joignirent encore ceux de Virginie, de Kentucky, de Tennessee et de Missouri. Au même moment Abraham Lincoln récemment élu prenait possession de la présidence (1861).

Rude et pauvre bûcheron, né dans une cabane de l’Illinois, s’étant instruit lui-même, devenu avocat puis député, le second « père de la patrie » différait du premier à tous les égards sauf en ce qu’il possédait la même pureté de conscience et la même aspiration à servir la justice et le droit. La situation en face de laquelle il se trouva eût ébranlé une âme moins bien trempée. Une confédération rivale avait surgi avec son drapeau, son président, son armée. Les États séparatistes n’avaient point eu de peine à la constituer car ils possédaient le personnel dirigeant. La Virginie en particulier leur pouvait fournir une élite de chefs militaires et d’administrateurs civils. En regard de ce bloc « sudiste » bien ordonné, la foule « nordiste » paraissait inorganique[11]. Mais Lincoln veillait. Sa foi chrétienne en une cause juste le soutenait. Repoussant tout compromis, il lança un appel aux armes. Il demandait soixante quinze mille volontaires ; trois cent mille s’offrirent. La guerre qui commençait devait être longue, meurtrière et coûteuse. Elle dura d’avril 1861 à avril 1865, anéantit ou estropia un million d’hommes et se solda par environ quatorze milliards de francs de dépenses, somme considérable pour l’époque. Mais les États-Unis y trouvèrent le salut et la démocratie, la victoire. De belles figures de combattants surgirent, Lee, Sherman, Grant. Au dessus d’eux tous se tenait Lincoln. Le poignard assassin qui le cherchait depuis le début l’atteignit alors que, réélu, il se préparait à panser les blessures des vaincus. Mais son esprit survécut. Toute une génération en demeura comme imprégnée. Le monde vit avec surprise la lutte se terminer sans représailles inutiles. Les victimes de l’holocauste furent honorées avec un respect égal et la nation purifiée par leur sacrifice reprit sa route vers un destin unifié.

Les difficultés, bien entendu, abondèrent. Il fallait réajuster chaque pièce de l’énorme machine gouvernementale et faire face aux problèmes suscités par l’incessant accroissement de la population. En dix ans (1870-1880) l’augmentation allait être de onze millions. Cinquante millions d’habitants dont six et demi de noirs et déjà plus de cent mille asiatiques dont les trois quarts en Californie — bientôt quarante États dont dix-neuf dépassant le million — vingt villes de plus de cent mille âmes, tout cela composait un bilan grandiose mais troublant. Les possibilités économiques, heureusement, croissaient en proportion et aussi les audaces de l’esprit d’entreprise. La pose des premiers câbles transatlantiques, la construction de chemins de fer transcontinentaux reliant New-York et la Nouvelle-Orléans à San Francisco ouvrirent une ère d’intense activité. Les trois grandes expositions de Philadelphie, de Chicago et de St-Louis associèrent toutes les nations à la célébration des principaux anniversaires américains. La richesse publique et privée dessina une courbe ascendante qu’on n’eût pas cru possible. Cette montée s’accompagna d’un effort immense en faveur du progrès intellectuel. Bibliothèques, universités, fondations de tout genre se multiplièrent. Les nouveaux enrichis apportaient à les doter une inlassable générosité, témoignant en outre d’un sentiment solidariste qui sembla un moment devoir suffire à l’apaisement des haines sociales.

Une puissance pourvue de pareils moyens d’action pouvait-elle continuer à suivre une politique d’isolement par rapport au reste de l’univers ? Washington, à cet égard, avait par ses instructions testamentaires rendu ses concitoyens méfiants. La majorité de ceux-ci persistaient à penser qu’envers l’étranger une complète indifférence gouvernementale resterait compatible avec l’extension indéfinie des relations d’affaires. Mais d’une part la famille anglo-saxonne ne se bornait plus à l’aïeule au joug de laquelle on s’était soustrait jadis ; il y avait les autres communautés, l’Australie surtout, avec lesquelles il était naturel que l’on cultivât les liens de parenté. D’autre part, depuis le fameux message rédigé en 1823 par le président Monroe[12] les États-Unis se sentaient investis de la mission sacrée de veiller sur l’indépendance des autres républiques américaines. Par ce double canal s’introduisit l’obligation d’une politique extérieure ; et lorsque la guerre de 1898 eut arraché Cuba à l’Espagne et parachevé de la sorte l’émancipation de ses anciennes colonies, il devint malaisé au vainqueur de repousser les conséquences de sa victoire et de se tenir en dehors des litiges mondiaux. Le citoyen l’eût-il voulu du reste que son journal l’en eût empêché. Dès 1870 sur trente huit millions d’habitants la presse américaine comptait près de vingt et un millions d’abonnés auxquels elle distribuait un milliard et demi d’exemplaires : chiffres extraordinaires… et combien dépassés depuis ! C’était là un phénomène inédit. Disposant de ressources presque illimitées, surexcitée par une concurrence jamais assouvie, cette presse traita la planète comme son domaine ne voulant pas que rien s’y passât sans qu’elle en fût la première et la mieux informée.

En cette matière comme en bien d’autres l’Europe se mit peu à peu à l’école de l’Amérique et les Américains en furent flattés. Sourdement leur ancien idéal de rénovation universelle recommença de les travailler. Le moment n’était-il pas venu d’apporter au vieux monde avec les preuves tangibles de la supériorité transatlantique, les bienfaits d’une américanisation définitive. Beaucoup de mobiles divers ont sans doute convergé vers la participation des États-Unis au grand conflit de 1914 mais les plus agissants ont été des mobiles d’ordre sentimental. C’est mal connaître les fils de cette nation que d’ignorer la force de leur sentimentalisme. Avant de se lancer en une pareille aventure, ils réfléchirent certes et supputèrent ; mais ce fut l’idéalisme et non l’intérêt qui finalement en décida. Et ils entrèrent en campagne, pénétrés d’une immense espérance.

La déception éprouvée n’en a été que plus profonde : déception à constater que, somme toute, on ne se comprenait pas et que les deux continents resteraient séparés par un océan immatériel moins aisé à franchir que l’océan véritable — déception aussi à sentir quelque peu ébranlée la foi en la perfection des institutions américaines. Mise à l’épreuve de la coopération internationale, la constitution, objet d’un culte dogmatique, a révélé certaines imperfections ; l’unité nationale a trahi, de son côté, quelques fissures… faits inquiétants dont il ne faut pourtant ni s’exagérer l’ampleur immédiate ni redouter les répercussions trop prochaines.

  1. En 1657 une loi condamnait à avoir les oreilles coupées ou la langue percée d’un fer rouge tout quaker qui, expulsé du Massachusetts, y pénétrait de nouveau. En 1692 cinquante personnes y furent torturées et vingt pendues sous l’accusation de sorcellerie. L’inobservation du dimanche, là et ailleurs, était punie des peines les plus sévères. En 1741, on brûla encore un prêtre catholique à New-York.
  2. L’« acte de navigation » de 1651 n’autorisait les exportations que sur des navires anglais. En 1660 cette clause fut étendue aux importations. Puis il fut interdit aux colonies de se vendre l’une à l’autre des produits du sol ou de l’industrie. Un produit du Massachusetts acheté par Rhode Island dut passer par l’Angleterre pour aller d’une de ces colonies à l’autre bien qu’elles fussent voisines. Taxes, amendes, confiscations, restrictions de tout genre se multiplièrent. En 1750 on alla jusqu’à ordonner la destruction des forges, hauts-fourneaux, aciéries avec défense d’en établir d’autres. En somme on interdisait aux coloniaux de rien fabriquer et on voulait les obliger à tout acheter en Angleterre.
  3. Les principes égalitaires ne s’établirent pas toujours sans lutte. Parmi les premiers colons il y avait plus d’un partisan des distinctions aristocratiques et ils s’efforcèrent à diverses reprises de les remettre en vigueur mais la force des choses l’emporta.
  4. Le fort Duquesne fut ultérieurement pris et détruit et sur ses ruines fut fondée la ville de Pittsburg.
  5. L’agent secret envoyé en 1775 par le gouvernement français et qui parcourut les États-Unis déguisé en marchand disait dans son rapport daté de Philadelphie : « Chacun ici est soldat. Les troupes sont bien habillées et bien commandées. Ils ont à peu près cinquante mille hommes de troupes payées et un grand nombre de volontaires qui refusent de l’être ». L’Angleterre commença par opposer des mercenaires loués aux divers princes allemands : Hesse, Brunswick, Anhalt, Anspach Frédéric II de Prusse qui n’aimait point cette façon de faire la guerre préleva le droit sur les bestiaux pour chacun des hommes ainsi enrôlés qui eut à traverser ses États. Frédéric s’intéressait beaucoup à l’aventure américaine. Il la suivit attentivement et considéra les campagnes de Washington et notamment les batailles de Trenton et de Princeton comme des faits d’armes remarquables.
  6. Elle avait été cédée par la France au roi d’Espagne en 1763. La domination espagnole y fut sans portée. La France la recouvra en 1800.
  7. Andrew Jackson, était un self made man dans toute l’acception du terme ; il s’était acquis une renommée militaire en même temps que la réputation d’un homme politique énergique et honnête. Mais, candidat des populistes, il dut se plier en arrivant au pouvoir aux exigences de ses électeurs. De là date la « rotation des offices », c’est-à-dire le renouvellement de chaque fonctionnaire, petit ou grand, à chaque présidence nouvelle.
  8. L’Angleterre par ses mauvais procédés avait tout fait pour la rendre inévitable, il faut le reconnaître. Elle éclata en 1812 et dura deux ans. La ville de Washington fut prise et le capitole incendié mais les Anglais essuyèrent ensuite des revers importants. Une sorte de paix blanche intervint.
  9. En 1819 la Floride avait été achetée à l’Espagne. La superficie des États-Unis avait ainsi quintuplé en quarante cinq ans. Ils devaient se compléter par l’achat de l’Alaska à la Russie en 1868.
  10. Dans le mouvement de la population aux États-Unis il faut toujours tenir compte de l’élément immigré. Entre 1820 et 1830 pénétrèrent environ 143.400 émigrants ; il en était venu précédemment quelques 2.500.000. Dans les cinquante années suivantes les émigrés furent près de 8 millions. En seize ans, 250.000 scandinaves s’implantèrent. En 1870 le recensement indique que plus de la moitié des recensés étaient nés en Europe ou nés d’Européens transplantés. L’américanisation de tous était rapide.
  11. Le nord comptait au sud des sympathies efficaces. Les forestiers et petits agriculteurs peuplant certaines parties montagneuses du Kentucky, du Tennessee, de la Virginie de l’ouest, de la Caroline du nord étaient antiesclavagistes. Par contre, bien des gens d’affaires du nord qui négociaient les titres cotonniers et spéculaient sur ces valeurs nourrissaient de secrètes sympathies pour les sudistes.
  12. Le président des États-Unis y proclamait que le sol américain ne devait plus « être considéré comme susceptible de colonisation par aucune puissance européenne ». Ce célèbre document daté de décembre 1823 prit par la suite une valeur rétrospective énorme. On y vit une « doctrine », presque un dogme.