Jérusalem (Loti)/11

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Jérusalem (1895)
Calmann-Lévy (p. 102-107).
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XI

Mercredi, 4 avril.

En me rendant aujourd’hui chez les Dominicains, — où le Père S… a bien voulu me donner rendez-vous pour me montrer le tracé des anciennes murailles de Jérusalem et m’exposer les plus récentes preuves de l’authenticité du Saint-Sépulcre, — je passe devant cette colline couverte d’herbe rase et parsemée de tombes, qu’on appelle encore le « Calvaire de Gordon ».

Il y a quelque trente ans, Gordon, rêvant dans ces parages, avait été frappé d’une certaine ressemblance de grande tête de mort que présentent les roches à la base de cette colline ; trop légèrement sans doute, il en avait conclu que ce devait être là le « champ du crâne », le vrai Golgotha, et son opinion, jusqu’à ces dernières années, jusqu’à l’époque des dernières fouilles russes, avait trouvé crédit chez tous les esprits un peu frondeurs, heureux de prendre en défaut les traditions antiques.

Elle est assez frappante, du reste, cette ressemblance des roches ; aujourd’hui surtout, le soleil est bien placé, l’éclairage est propice, et le crâne se dessine, contemplant par les deux trous de ses yeux les mélancoliques alentours.



Chez les Dominicains, maintenant, dans leur tranquille salle d’étude. — Nous regardons une grande carte accrochée à la muraille et sur laquelle se trouve savamment reconstituée presque toute la Jérusalem d’Hérode.

A priori, on s’expliquait difficilement que l’impératrice Hélène, venue dans la ville sainte à peine deux cent cinquante ans après Jésus-Christ, se fût trompée d’une façon si grossière sur la position du Golgotha. Il est vrai, les chrétiens des premiers siècles, dans leur spiritualité évangélique, n’avaient pas le culte des lieux terrestres ; mais c’est égal, comment auraient-ils pu si vite oublier où s’était passé le martyre du Sauveur qui, à cette époque, n’était guère plus loin d’eux que ne le sont de nos jours les faits du xviie siècle, ceux du règne de Louis XIV par exemple ? Il restait cependant cette objection très grave : le vrai Calvaire, d’après les historiens sacrés, était près d’une des portes et en dehors des murs de Jérusalem, tandis que celui de l’impératrice Hélène semble situé presque au cœur de la ville…

Sur la grande carte murale que nous examinons, sont tracées les trois enceintes anciennes, conjecturées d’après des fouilles dans le sol, d’après des recherches dans les vieux auteurs : la première, n’enfermant que la ville primitive et le temple ; la seconde, s’étendant vers le nord-ouest, mais laissant en dehors, dans un de ses angles rentrants, le Calvaire et le Sépulcre ; la troisième, celle qui subsiste de nos jours, englobant tout, mais postérieure, celle-ci, à l’époque du Christ. Et les dernières fouilles russes viennent, paraît-il, de donner une sanction éclatante à ces conjectures sur le parcours et l’angle rentrant de cette deuxième enceinte. Alors l’objection tombe, rien n’en subsiste plus, et on peut continuer d’admettre comme authentique ce lieu vénérable, d’où monte vers le ciel, depuis tant de siècles, une immense et incessante prière.



En sortant de chez les Dominicains, je me dirige, sur leurs indications, vers le lieu de ces fouilles nouvelles. Entré dans Jérusalem par la porte de Jaffa, je descends la rue des Chrétiens et, passant devant le Saint-Sépulcre, tête nue comme il est d’usage, je vais frapper à la porte d’un couvent russe, — qui s’ouvre, par exception, malgré l’heure tardive.

Derrière la chapelle, à cinq ou six mètres au-dessous du sol contemporain, les précieuses découvertes, soigneusement déblayées, s’abritent sous de grandes voûtes d’église, tout uniment blanches.

C’est d’abord une voie hérodienne, pavée de pierres striées, comme celles des caveaux d’hier, — vraisemblablement la continuation et la fin de cette même Voie Douloureuse qui commence là-bas, sous le couvent des Filles de Sion, pour aboutir ici, tout à côté de la basilique du Saint-Sépulcre, au pied même du Calvaire. Puis, c’est un fragment indiscutable des vieux remparts de Jérusalem ; c’est le seuil, ce sont les soubassements d’une des portes de la ville par laquelle cette sombre voie passe et sort — pour monter en tournant dans la direction de la Basilique et s’enfouir là, sous les terrassements anciens, à la base du Golgotha.

Toutes ces choses massives et frustes, d’une couleur rougeâtre comme la terre, laissées telles quelles, sous des voûtes blanches, sans un ornement, sans un tabernacle, sans une lampe, font l’effet de ces débris morts qui gisent dans les musées, — sauf qu’elles sont restées en place et qu’elles ont leurs attaches profondes dans le sol. Le rempart est composé de ces blocs, de dimensions cyclopéennes, qui dénotent les constructions antiques, et le seuil de cette porte de ville est une pierre géante, où se voient encore les trous pour les gonds énormes, l’entaille centrale pour les barres de fermeture.

Elle est étrange et unique, cette voie, tout de suite perdue dans un impénétrable grand mur et, quand même, désignant la montée et la direction du Calvaire, avec une sorte de geste indicateur mutilé, brisé, mais indéniable et décisif. Et comme il est émotionnant à regarder, ce seuil, qui a conservé le poli des usures millénaires — et où sans doute se sont posés les pieds du Christ, alourdis du poids de la croix !…

« Pourquoi cherchez-vous parmi les morts celui qui est vivant ? » dit l’ange annonciateur de la résurrection (saint Luc, XXIV, 5) ; et ces mots sont devenus comme la devise des chrétiens évangéliques, pour lesquels les lieux saints comptent à peine. Mais j’ai cessé d’être des leurs, et, comme je ne pourrai jamais marcher avec les multitudes qui dédaignent le Christ ou l’oublient, je suis retombé au nombre de ceux qui le cherchent désespérément parmi les morts. Et je poursuis partout ici son ombre, inexistante peut-être, mais demeurée quand même adorable et douce. Et je subis, sans le comprendre, le sortilège de son souvenir — seul des souvenirs humains qui ait gardé le pouvoir de faire encore couler les bienfaisantes larmes. Et je m’abîme et m’humilie, en un recueillement profond, devant ce funèbre vieux seuil, exhumé hier, sur lequel peut-être Jésus a fait ses derniers pas, le matin où il s’en allait, angoissé comme le moindre d’entre nous, au grand mystère de sa fin…