Jeunesse (trad. Bienstock)/Chapitre 13

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 2p. 65-72).


XIII

JE SUIS GRAND


Cependant, ces pensées avaient aussi leur charme.

Le 8 mai, en revenant de la dernière épreuve, celle de l’instruction religieuse, je trouvai à la maison l’employé (que je connaissais) du tailleur Rosanov, qui auparavant était venu m’essayer un uniforme et une tunique de drap noir, fin et chatoyant ; il avait rectifié les revers avec de la craie et maintenant il apportait le costume tout terminé avec de brillants boutons dorés enveloppés de papier.

Ayant revêtu cet habit et le jugeant magnifique, bien que Saint-Jérôme affirmât que le dos de la tunique faisait des plis, je descendis avec un sourire satisfait qui malgré moi éclairait tout mon visage, et j’allai chez Volodia, en feignant de ne pas remarquer les regards des gens de la maison qui, de l’antichambre et du couloir, se fixaient curieusement sur moi. Gavrilo, le maître-d’hôtel, me rejoignit dans la salle, me félicita de mon admission et sur l’ordre de papa, me remit quatre billets blancs, et m’informa, également, sur l’ordre de papa, qu’à dater d’aujourd’hui le cocher Kouzma, la drojki et le cheval bai Krasavtchik seraient à mon entière disposition. J’étais si ravi de ce bonheur presque inespéré que je ne pus jouer l’indifférence devant Gavrilo, et un peu confus et perdant haleine, je prononçai la première chose qui me vint en tête. — Il me semble que « Krasavtchik est un magnifique trotteur. » Apercevant les têtes qui se montraient aux portes de l’antichambre et du couloir, et n’ayant plus la force de me contenir, au galop je traversai la salle dans mon bel uniforme aux boutons brillants, dorés. Comme je rentrais chez Volodia, derrière moi j’entendis les voix de Doubkov et de Nekhludov venus pour me féliciter et pour me proposer d’aller dîner quelque part et boire du champagne en l’honneur de mon admission. Dmitri me dit que, bien que n’aimant pas boire de champagne, il irait aujourd’hui avec nous, afin de boire avec moi « à toi ». Doubkov me déclara que je ressemblais, je ne sais pourquoi, à un colonel ; Volodia ne me félicita pas, et dit seulement, d’un ton sec, que maintenant, nous pouvions partir après-demain à la campagne. Sans doute il était content de mon admission, mais il lui déplaisait un peu que je fusse maintenant aussi grand que lui. Saint-Jérôme, qui vint aussi, déclara avec beaucoup d’emphase que son devoir était fini, qu’il ne savait s’il l’avait accompli bien ou mal, mais qu’il avait fait tout son possible, et que demain il irait chez son Comte.

En réponse à tout ce qu’on me disait, je sentais, malgré ma volonté, que sur mon visage s’épanouissait un sourire doux, heureux, un peu bébête, qui, je le remarquai, se communiquait même à tous ceux qui me parlaient.

… Et voilà, je n’ai plus de gouverneur, j’ai ma drojki, mon nom figure sur le registre des étudiants, j’ai une épée à baudrier, parfois les sergents de ville pourront me rendre les honneurs… Je suis grand, il me semble que je suis heureux…

Nous décidâmes de dîner chez Iar, à cinq heures ; mais comme Volodia partait chez Doubkov, et que Dmitri, comme à son habitude, disparaissait quelque part, prétextant quelque chose à faire avant le dîner, j’avais donc deux heures à employer à ma guise. Assez longtemps, je marchai à travers la chambre et me regardai dans le miroir, tantôt avec l’uniforme boutonné, tantôt tout à fait déboutonné, tantôt avec le seul bouton d’en haut boutonné, et tout me paraissait superbe ; ensuite, malgré une certaine honte de montrer une joie trop vive, je ne pus me retenir, j’allai à l’écurie et à la remise, et je regardai Krasavtchik, Kouzma et la drojki ; puis je revins dans la chambre et de nouveau commençai à l’arpenter en me regardant dans le miroir, et en comptant mon argent dans ma poche, tout en souriant du même sourire heureux.

Cependant, une heure n’était pas encore écoulée que je sentis un certain ennui ou plutôt le regret de n’être vu de personne dans cette situation brillante, et j’avais le désir du mouvement, de l’activité. C’est pourquoi j’ordonnai d’atteler la drojki et décidai que le mieux pour moi était d’aller au Pont des Maréchaux pour faire des emplettes.

Je me rappelai que Volodia, lorsqu’il avait été admis à l’Université, avait acheté des lithographies de chevaux de Victor Adam, du tabac et des pipes ; je crus nécessaire de faire de même.

J’arrivai au Pont des Maréchaux, accompagné des regards qui se portaient vers moi de tous côtés, du soleil qui brillait sur mes boutons, sur la cocarde de mon chapeau et sur mon épée, et je m’arrêtai près du magasin de tableaux de Daziaro. Ayant regardé de tous côtés, j’entrai au magasin. Je ne voulais pas acheter des chevaux de Adam, pour qu’on ne pût me reprocher de singer Volodia ; mais, honteux du dérangement que je causai à un employé très obligeant, dans la hâte de choisir plus vite, je pris une tête de femme à la gouache, qui était à l’élalage et pour laquelle je payai vingt roubles. Ayant payé vingt roubles, je trouvai honteux d’avoir dérangé pour une pareille bagatelle des employés si bien habillés, et en outre je crus m’apercevoir qu’ils me regardaient avec une sorte de négligence. Désirant leur faire sentir qui j’étais, j’examinai un petit objet d’argent placé dans une vitrine ; on me dit que c’était un porte-crayon, du prix de dix-huit roubles. Je me le fis envelopper. Je payai, et ayant appris que l’on pouvait trouver de bonnes pipes et du tabac dans le magasin de tabac d’à côté, je saluai poliment les deux employés, et sortis dans la rue avec le tableau sous mon bras. Dans le magasin d’à côté, à l’enseigne d’un nègre fumant un cigare, j’achetai, afin de n’imiter personne, non le tabac Joukov, mais le tabac Sultan, une pipe de Stamboul et des tuyaux de pipe de tilleul et de rosier. En sortant du magasin, près de ma drojki, j’aperçus Sémenov, qui, en civil, la tête baissée, marchait à grands pas sur le trottoir. J’étais vexé qu’il ne me reconnût pas ; je prononçai assez haut : « Approche » et en m’installant dans la drojki je rattrapai Sémenov.

— Bonjour, — lui dis-je.

— Salut, — répondit-il, en continuant à marcher.

— Pourquoi n’êtes-vous pas en uniforme ? demandai-je.

Sémenov s’arrêta, cligna des yeux, et montra ses dents blanches, comme s’il était gêné par le soleil, mais en réalité pour témoigner de son indifférence à l’égard de ma drojki et de mon uniforme ; il me regarda en silence et s’éloigna.

Du Pont des Maréchaux je me rendis à la confiserie de la rue Tverskaia, et malgré le prétexte que dans la confiserie, les journaux surtout m’intéressaient, je ne pus me retenir et commençai à avaler un gâteau après l’autre. Malgré la honte que j’éprouvais devant un monsieur qui, derrière son journal, me regardait avec curiosité, je mangeai très rapidement huit gâteaux de toutes les sortes qui étaient dans la confiserie.

En arrivant à la maison, je sentis une petite aigreur, mais je n’y fis pas attention et me mis à regarder mes emplettes ; le tableau me déplut tellement, que non seulement je ne le fis pas encadrer et ne le mis pas dans ma chambre, comme Volodia, mais que même je le cachai très soigneusement derrière la commode, où personne ne pouvait le voir. À la maison, le porte-crayon me déplut aussi ; je le mis dans la table, en me consolant toutefois à la pensée que c’était un objet d’argent, solide, et, pour un étudiant, très utile. Je résolus d’essayer immédiatement les appareils de fumeur.

Ouvrant le paquet, je remplis soigneusement la pipe de Stamboul avec le tabac Sultan jaune rougeâtre, coupé très finement, j’y posai la mèche enflammée, et prenant le tuyau entre le majeur et l’annulaire (mouvement de main qui me plaisait surtout), je me mis à fumer.

L’odeur du tabac était très agréable, mais dans la bouche c’était très amer et j’avais peine à respirer. Pourtant, le cœur serré, je fumai assez longtemps, essayant d’aspirer et de pousser des spirales. Bientôt toute la chambre était pleine de nuages bleuâtres de fumée, la pipe commençait à crépiter et le tabac chaud sautait. Je sentais une amertume dans la bouche, et dans la tête un léger vertige. Déjà je voulais cesser et seulement me regarder avec la pipe dans le miroir, mais à mon grand étonnement, mes jambes vacillèrent, la chambre se mit à tourner, et en jetant un coup d’œil dans le miroir duquel je m’approchai avec peine, je vis que mon visage était blanc comme un linge. À peine étais-je retombé sur le divan que je ressentis un tel mal au cœur et une telle faiblesse, que je m’imaginai que la pipe était mortelle pour moi et crus que j’allais mourir. Sérieusement effrayé, je voulais déjà appeler à mon secours le domestique et envoyer chercher le médecin.

Cependant, cette peur ne dura pas longtemps, je compris bientôt ce que j’avais, et avec un affreux mal de tête, tout à fait faible, je restai longtemps allongé sur le divan, en fixant avec une attention stupide le blason du Bostenjoglo dessiné sur le paquet de tabac, en regardant la pipe qui était sur le plancher et les brindilles de tabac et les miettes de gâteaux de la confiserie, et avec désenchantement, je pensai aussitôt : « Je ne suis pas tout à fait grand, je ne puis pas fumer comme les autres, et évidemment, je ne peux pas comme les autres, le tuyau entre le majeur et l’annulaire, aspirer et renvoyer la fumée à travers les moustaches blondes. »

Dmitri, en venant me prendre à cinq heures, me trouva dans cette triste situation. Cependant, après avoir bu un verre d’eau, je me sentis à peu près remis et j’étais prêt à partir avec lui.

— Et quel besoin avez vous de fumer ? — dit-il en regardant les traces de tabac — C’est une bêtise et une dépense inutile. Je me suis promis de ne pas fumer… Mais, dépêchons-nous, nous devons encore passer prendre Doubkov.