Jeunesse (trad. Bienstock)/Chapitre 14

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 2p. 73-79).


XIV

À QUOI S’OCCUPAIENT VOLODIA ET DOUBKOV


Dès que Dmitri entra dans ma chambre, à son visage, à son allure, à un geste particulier à lui, lorsqu’il était de mauvaise humeur, quand il clignait des yeux et tendait le cou de côté, comme pour arranger sa cravate, je compris qu’il se trouvait dans cette disposition d’esprit froide et concentrée qu’il avait lorsqu’il était mécontent de lui-même, et qui jetait toujours quelque froid sur mon affection pour lui. Dans les derniers temps, je commençais à observer et à discuter le caractère de mon ami ; mais, malgré cela, notre amitié ne s’altérait pas, elle était encore si jeune et si forte que même en examinant Dmitri sous tous ses aspects je ne pouvais pas ne pas le regarder comme un modèle. Il y avait en lui deux hommes très différents que je trouvais tous deux très beaux. L’un que j’aimais ardemment : bon, caressant, doux, gai, et qui se savait ces qualités. Quand il était dans cette disposition d’esprit, tout son aspect, le son de sa voix, tous ses mouvements semblaient dire : « Je suis doux et vertueux, je jouis d’être doux et vertueux, et vous tous pouvez le voir. » L’autre — que je commençais seulement à connaître et devant la majesté duquel je m’inclinais — était un homme froid, sévère pour lui et pour les autres, fier, pieux jusqu’au fanatisme, austère jusqu’au pédantisme. En ce moment, il était ce deuxième homme.

Avec la franchise qui était la condition nécessaire de nos relations, quand nous nous installâmes dans la voiture, il me fut triste et pénible de le voir dans cet état d’esprit grave et sévère, ce même jour où j’étais si heureux.

— Quelque chose vous a probablement contrarié, pourquoi ne me le dites vous pas ? — demandai-je.

— Nikolenka, — répondit-il sans se hâter, en penchant nerveusement sa tête de côté et en clignant des yeux, — je vous ai donné la parole de ne vous rien cacher, alors vous n’avez pas raison de me soupçonner de cachotteries : on ne peut pas être toujours également bien disposé, et si quelque chose m’a dérangé, moi-même je ne m’en rends pas compte.

« Quel beau caractère, franc et honnête, » pensai-je ; et je ne lui parlai plus.

Sans causer, nous arrivâmes chez Doubkov. L’appartement de Doubkov était très beau ou me parut tel. Partout des tapis, des tableaux, des tentures, des tapisseries, des portraits, des fauteuils courbes, des voltaires ; aux murs étaient accrochés des fusils, des pistolets, des blagues à tabac et des têtes d’animaux en carton. En voyant ce cabinet, je compris qui Volodia imitait dans l’arrangement de sa chambre. Nous trouvâmes Doubkov et Volodia jouant aux cartes. Un monsieur que je ne connaissais pas (de peu d’importance probablement, à en juger par son attitude) était assis près de la table et suivait très attentivement le jeu. Doubkov était en robe de chambre de soie et en pantoufles ; Volodia, sans tunique, était assis en face de lui, sur le divan, et, d’après son visage enflammé et le regard mécontent, rapide, qu’en se détachant pour une seconde des cartes, il jeta sur nous, il était très empoigné par le jeu. En me voyant, il devint encore plus rouge.

— Eh bien, à toi de donner, — dit-il à Doubkov. Je compris qu’il lui était désagréable que je me fusse aperçu qu’il jouait aux cartes. Mais dans son expression, nul embarras. Elle me disait : « Oui, je joue, et tu t’en étonnes parce que tu es encore jeune ; non seulement ce n’est pas mal, mais à notre âge c’est obligatoire. »

Je sentis et compris cela aussitôt.

Cependant Doubkov ne donnait pas les cartes mais se levait, nous serrait la main, nous priait de nous asseoir et nous proposait des pipes que nous refusâmes.

— Voilà donc notre diplomate, le triomphateur, — dit Doubkov. — Je jure qu’il ressemble étonnamment à un colonel.

— Hum !… — fis-je en sentant reparaître sur mon visage un sourire bête et satisfait.

J’estimais Doubkov autant qu’un garçon de seize ans peut estimer un aide de camp de vingt-sept ans, duquel tous les grands disent que c’est un jeune homme très distingué, qui danse admirablement et parle français, et qui, tout en méprisant au fond de son âme ma jeunesse, s’efforce évidemment de le cacher.

Malgré toute mon estime pour lui, pendant toute la durée de nos relations, il me fut, Dieu sait pourquoi, pénible et gênant de le regarder dans les yeux. Depuis, j’ai remarqué que je suis gêné pour regarder en face trois sortes d’hommes : ceux qui sont de beaucoup pires que moi, ceux qui sont beaucoup mieux que moi ; enfin ceux qui sont tels, que me trouvant avec l’un d’eux, nous ne pouvons ni l’un ni l’autre nous décider à dire la chose que nous savons tous deux. Doubkov était peut-être mieux ou pire que moi, mais il est absolument certain qu’il mentait très souvent sans l’avouer, et que j’avais remarqué en lui cette faiblesse sans oser le lui dire.

— Jouons encore un roi, — dit Volodia en secouant l’épaule comme papa et en battant les cartes.

— Voilà comme il y tient ! — fit Doubkov, — Nous jouerons après, mais pourtant un roi ; allons.

Pendant qu’ils jouaient, j’observais leurs mains. Celles de Volodia étaient longues et jolies ; en tenant les cartes, il écartait le pouce et pliait les autres doigts tout à fait comme papa, si bien qu’il me sembla pour un moment que Volodia tenait exprès ses cartes de cette façon pour ressembler à une grande personne. Mais en observant son visage, on voyait qu’il ne pensait à rien, sauf au jeu. Les mains de Doubkov, au contraire, étaient courtes, épaisses, courbées en dedans, très agiles, les doigts mous ; il avait précisément cette sorte de mains auxquelles on voit souvent de belles bagues et qui appartiennent aux hommes qui ont du goût pour les travaux manuels et qui aiment à avoir de belles choses.

Volodia avait sans doute perdu, car le monsieur qui regardait ses cartes remarqua que Vladimir Petrovitch avait une terrible guigne, et Doubkov, prenant son portefeuille, écrivit dans le bas quelque chose, puis le montra à Volodia en disant : « C’est ca. »

— C’est cela ! — prononça Volodia en feignant de regarder distraitement dans le carnet. — Maintenant, allons.

Volodia emmena Doubkov et Dmitri me prit dans son phaéton.

— À quoi ont-ils joué ? — demandai-je à Dmitri.

— Au piquet. C’est un jeu sot et en général le jeu est une sottise.

— Jouent-ils gros jeu ?

— Pas gros, cependant, ce n’est pas bien.

— Vous ne jouez pas ?

— Non, je me suis donné la parole de ne pas jouer ; et Doubkov ne peut se passer de gagner quelqu’un.

— Ce n’est pas bien de sa part, — dis-je. — Probablement que Volodia joue plus mal que lui ?

— Sans doute, ce n’est pas bien, mais ici il n’y a rien d’extraordinairement mauvais. Doubkov aime jouer et sait jouer, et malgré tout, c’est un excellent homme.

— Mais, je n’ai pas du tout pensé… — objectai-je.

— Et on ne pense de lui rien de mal, parce que c’est vraiment un brave garçon. Moi, je l’aime beaucoup et je l’aimerai toujours, malgré toutes ses faiblesses.

Il me semble, je ne sais pourquoi, que Dmitri défendait si chaleureusement Doubkov précisément parce qu’il ne l’aimait déjà plus et ne l’estimait pas, mais qu’il ne voulait pas l’avouer, partie par entêtement, partie pour qu’on ne pût l’accuser d’inconstance. Il était de ces hommes qui aiment leurs amis pour toute la vie, pas tant parce que leurs amis leur restent fidèles, que parce qu’aimant une fois un homme, même s’ils se sont trompés, ils croient malhonnête de lui retirer leur affection.