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Journal d’un voyage de Genève à Paris/Samedi

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Anonyme
J. E. Didier, imprimeur-libraire (p. 93-113).

Samedi.

Nous quittâmes à regret (si l’on peut s’exprimer ainsi pour désigner ce sentiment de peine légère que l’on ressent en voyage lorsqu’on se sépare des personnes qui nous ont comblé de politesses), les hôtes honnêtes de Montbart, qui avaient eu l’attention de nous faire préparer à déjeûner. Il était quatre heures ; je m’appercus au mouvement de la voiture que nous montions, et au milieu du silence le plus profond, j’entendis distinctement deux coups de sifflets. Le sifflet est le signal de ralliement des gens malintentionnés ; j’étais le seul qui ne dormait pas ; je crus à la possibilité de la présence de quelques voleurs : je m’imaginai les voir s’avancer aux portières ; je calculai nos moyens de défense qui se réduisaient à moins que rien ; j’étais le seul armé, et mon arsenal ne renfermait qu’un couteau ; je vous demande quelle belle résistance j’eusse fait avec cette arme ? Il est vrai que Blaque avait quatre pistolets d’arçons en bon état et chargés avec soin.

Nous passâmes donc, sans accident, la montée des sifflets, et après un trajet assez long, à ce qu’il me parut, nous nous arrêtâmes à Ancy-le-Franc.

L’on remit au bureau les paquets adressés, puis l’on nous annonça un compagnon de voyage jusqu’à Paris. Qui est-il, demandais-je ? — C’est un officier d’artillerie. — Ah ! quelqu’aristocrate, dit le Dôlois ; qu’il reste à l’auberge. Il n’y a pas de place pour lui, s’écriait un autre. On ne saurait le recevoir, ajoutait un quatrième. Après mille objections qui n’aboutissaient à rien, il arriva : au moment de s’asseoir, je m’apperçus qu’il avait des éperons à ses bottes. « Monsieur, lui dis-je, faites-nous le plaisir d’ôter vos éperons, vous devez sentir qu’ils pourraient nous blesser, serrés comme nous sommes. » L’aventure de l’homme au crapaud me faisait craindre quelqu’accident : il ne se refusa pas à faire ce que j’exigeais de lui.

Lorsqu’il sera jour, je vous ferai la description de mon officier, qui ajouta une paire de pistolets à notre arsenal.

À une grande distance de nous, s’élevait du milieu de la campagne et dans la nuit la plus noire, une flamme rouge de quinze à dix-huit pieds de hauteur. Nous crûmes que le feu avait pris à quelque habitation, et l’on se hâta d’y arriver. C’était une forge : le feu, excité par un soufflet à eau, était d’une ardeur inimaginable, et le bruit du vent qui l’animait, était tel qu’on l’entendait à plus d’un quart de lieue. Je regrettai de ne pouvoir pas examiner à loisir tous les détails d’un fourneau destiné à mettre en fusion la mine de fer, dont j’avais vu les modèles au cours de chimie de M. Tingry.

Il commence à faire jour, notre officier n’a pas encore ouvert la bouche ; j’apperçois cependant assez sa figure pour vous la dépeindre : c’est un homme de quarante-cinq ans environ, de moyenne taille, brun, d’une physionomie agréable : il a un costume de voyage qui n’annonce pas un aristocrate.

Nous sommes entrés dans le département de l’Yonne. Le pays est toujours plus peuplé ; les vignobles annoncent les soins de la culture. Mille châteaux, placés au loin, vous rappellent le régime féodal des règnes de Louis VIII, de St. Louis, et de tant d’autres rois des 11e., 12e. et 13e. siècles. Au milieu de ces petits castels fortifiés, vous en découvrez d’autres bâtis à la moderne & dans des positions délicieuses, auprès desquels sont construits des parcs, des avenues d’arbres, des bassins d’eau vive, &c. Parmi ces derniers, celui d’Anci-le-Franc peut être regardé pour le plus beau de ceux que nous avons vus en passant : c’est un superbe bâtiment quarré, de l’architecture la mieux entendue, orné de quatre pavillons : il est placé au milieu d’un parc immense, bâti à la moderne. L’on n’y voit pas ce qu’on appelle des arrangemens à l’anglaise, comme à Monceaux, à Chantilly et ailleurs, qui embellissent singulièrement les jardins plantés depuis peu d’années. Mais quoique privé de ces ornemens l’aspect de ce château n’en est pas moins noble et imposant.

Autant il m’avait plu quand je le considérais, autant il me fit horreur lorsque j’eus appris que c’était Louvois qui l’avait fait bâtir. Une croisée mal placée fit couler des flots de sang en Allemagne, et tandis que l’intendant des bâtimens du tyran de la France faisait égorger mes ancêtres, la sueur du peuple Français servait à élever des palais à ce monstre, qui s’était emparé de l’esprit d’un roi, auquel on faisait faire les choses les plus absurdes et les plus honteuses, lorsqu’on lui avait persuadé que sa gloire y était intéressée. Mais les siècles l’ont jugé, et Louis XIV n’occupe pas dans l’histoire des deux derniers siècles la place à laquelle il a cru aspirer.

La France, régénérée par la philosophie, serait le plus bel empire de l’univers, si le monarque s’était aussi régénéré[1]. Hélas ! c’est le sort des rois malheureux d’être trompés ; aussi ne crois-je pas que la tranquillité soit bien affermie durant ce règne. Il faut un nouveau roi, préparé par une éducation nationale ; il faut que le prince royal soit formé à ce régime absolument neuf pour lui, et dont on lui ait inspiré les principes dès l’âge le plus tendre. Il faut aussi que la génération actuelle passe ; nos enfans, élevés dans les mêmes sentimens que leur roi, ne suivront que la nouvelle constitution ; et s’ils connaissent l’ancien régime, ce ne sera que pour le détester : l’unité, qui existera entre les administrateurs et les administrés, ne peut manquer de faire le bonheur de l’empire. Par ce que je viens de dire, je ne prétends point démontrer que nous n’étions pas encore mûrs pour la révolution : le temps seul peut le prouver ; et que font d’ailleurs les passions aveugles de quelques individus qu’on oppose sans-cesse au patriotisme éclairé de plusieurs millions de Français !

Si le roi, écoutant la voix de la raison et de la philosophie, employait les millions de sa liste civile à des actes de générosité, de bienfaisance, il se ferait adorer, et il obtiendrait du peuple plus qu’il ne demanderait : qui ne s’intéresserait pas à un monarque qui protégerait les arts, les encouragerait, qui viendrait au secours des malheureux, qui donnerait un libre accès aux hommes de mérite, qui aimerait à montrer sa générosité lorsqu’il s’agirait de récompenser la vertu, et dont le revenu, dépensé tous les ans pour le bien de son peuple, l’enrichirait de plus d’une manière ?

Le Français aime son roi ; il aime aussi qu’il soit environné de ce qu’il appelle l’éclat du trône ; mais il exige que celui qui occupe ce trône soit doué d’un mérite éminent, sans quoi il le méprise, lui, sa personne, ses actions, ses partisans, ses ministres, ceux qui commandent en son nom et la loi ; le résultat de la volonté générale, et dont il est l’organe, est foulé aux pieds. Si le pouvoir exécutif se pénétrait bien de cette vérité, qu’une machine aussi compliquée qu’un grand état, ne peut se mouvoir si les pouvoirs ne sont balancés d’une manière invariable, il renoncerait aux projets de se rendre maître d’une autorité qu’il ne saurait plus exercer. Pour opérer une contre-révolution complette, il faudrait exterminer tous ceux qui en ont été les acteurs ou les témoins ; il faudrait livrer aux flammes tout ce qui a été écrit en faveur de la nouvelle constitution ; car en supposant qu’il fût possible de faire plier le Français sous le joug du despotisme, et anéantir l’ouvrage de la révolution, la génération future, peut-être même encore celle-ci, en opérerait une nouvelle, dont les effets seraient d’autant plus terribles qu’ils auraient été plus provoqués, et que la vengeance et toutes les passions qu’elle entraîne, causeraient des maux infinis et incalculables. Adieu alors, adieu pour jamais, à la noblesse, au haut clergé, aux intendans, aux parlemens, aux fermes ; adieu à toutes ces administrations, et à tous ces privilèges créés pour le malheur des peuples qui ne se seraient rétablis que pour un instant, et que cet-instant verrait détruire pour toujours !

En raisonnant ainsi sur l’état de la France, nous avons-fait plusieurs lieues, au travers du plus charmant pays : auprès d’un village ruiné, un château brûlé l’année dernière, nous faisait faire de tristes réflexions sur l’aveuglement des peuples ; elles cessèrent dès qu’on nous eut appris que c’était le feu du ciel qui avait opéré cette destruction, et non pas la colère patriotique de quelques individus égarés.

La petite ville de Tonnere, où nous sommes descendus, m’a paru assez peuplée ; elle est située sur une colline, dans une agréable exposition : j’ai cru voir de vieilles murailles flanquées de tours qui tombent en ruine.

En attendant le dîner, je fus me promener avec mon ami, nous entrâmes dans la cathédrale, qui n’a rien de bien remarquable, soit par sa structure, soit par ses ornemens : un grand tableau, couvert d’un rideau, placé dans une chapelle à la droite du chœur, piqua ma curiosité ; je priai une bonne vieille qui faisait ses prières de le découvrir pour nous faire voir ce qu’il représentait. Le St. Sacrement (je ne sais pourquoi), était exposé dans cette chapelle ; la vieille se refusa à ma demande, mais une pièce de vingt-quatre sols la mit en mouvement ; se voyant seule dans l’église, elle monte sur l’autel, et d’une main tremblante, tire le rideau qui s’accroche à un des rayons du soleil qui renfermait l’hostie ; la secousse fut telle qu’elle faillit culbuter le flambeau et ce qu’il contenait. Je suis hors d’état de vous peindre la frayeur de cette bonne femme, qui se crut frappée de la foudre. Elle descendit précipitamment, en faisant mille signes de croix ; puis s’avançant vers le maître-autel, elle s’agenouilla et demanda, sans-doute, pardon de l’étourderie qu’elle venait de commettre.

Le tableau représente la ville de Tonnere, affligée de la peste en 1632. Un saint, ou un ange, veillait à la conservation de quelques particuliers, et apportait des remèdes miraculeux à ceux qui étaient attaqués du mal pestilentiel, C’est la dévotion des habitans de Tonnere, plutôt que leur goût pour la peinture, qui leur a fait placer ce tableau dans la cathédrale. Une pierre de marbre noir, placée dans la même chapelle, annonce aux curieux le temps de la cessation du fléau et l’établissement d’une confrérie, en mémoire de cette heureuse délivrance.

Un des voyageurs de la diligence de Besançon, que nous rencontrâmes dans la rue, nous engagea à aller voir la fontaine de Tonnere ; nous assurant que nous ne regretterions pas notre peine. Elle est dans un des faux-bourgs ; l’eau sort d’un rocher entouré d’une muraille de vingt pieds de diamètre, et s’échappe par-dessus les bords d’un des côtés du mur qui est abattu : elle est si abondante qu’à vingt toises de là, on la passe sur un pont de pierre à deux arches, et qu’un peu plus loin, elle suffit pour faire tourner plusieurs moulins considérables. Il est des temps où le volume d’eau qui sort de cette fontaine, que je puis appeler le petit Vaucluse, est bien moindre, et suffit à peine aux besoins des blanchisseuses qui ont établi leurs atteliers sur ses bords.

Nous dinâmes avec les voyageurs de la diligence de Paris à Besançon. Le repas mal servi fut gai, et la plaisanterie d’un bon genre. Dans ces rencontres, l’on trouve toujours quelqu’individu d’une espèce particulière, qui cherche à attirer sur lui l’attention des autres par des citations d’aventures, par de bons mots, ou de profonds raisonnemens qui sont le plus souvent très-peu à la portée de ceux à qui ils sont adressés. Parmi les voyageurs de Besançon, était une Dame fort jolie, qui, avec toute la légéreté d’esprit possible, tourmentait un jeune abbé de seize ans, qui était encore l’objet du persifflage de quatre autres personnes qui venaient de Paris par la même voiture.

Après le dîner, un moine d’une physionomie pâle mais agréable, entra dans la salle à manger. Monsieur, me dit-il, voulez-vous avoir la bonté de me faire obtenir de ces Dames l’honneur de faire la route jusqu’à Dijon dans leur compagnie ! — Il faut vous adresser à Monsieur que voilà, lui répondis-je, en lui montrant un des personnages plaisans ; je ne doute pas qu’il n’obtienne ce que vous desirez. Oui, mon père, s’écria celui-ci ; mais à une condition : comme nous sommes tous patriotes, nous ne voulons pas recevoir d’aristocrates parmi nous. Dites-nous si vous avez prêté le serment civique ? Assurément, répondit le moine ; et si je croyais qu’un second serment fût utile à la constitution, je suis prêt à le faire. — Allons, vous êtes l’homme qu’il nous faut, vous voilà installé : aussi bien nous avions besoin de vous pour tempérer l’ardeur fougueuse de madame et de ce petit calotin. — Ah ! de grâce, Monsieur, répondit la Dame, ménagez ma pudeur et le caractère de l’abbé que j’abandonne à présent à sa mauvaise fortune pour m’emparer de mon révérend’père ; car du moins celui-ci est patriote, au lieu que ce jeune tondu est plus aristocrate que l’archevêque de Paris.

L’on vint nous avertir que les voitures étaient prêtes : nous nous séparâmes. Le conducteur avait reçu dans sa compagnie la belle-fille de l’aubergiste de Tonnere, qui allait avec un de ses enfans voir ses parens à St. Florentin : nous étions donc neuf personnes dans la voiture.

Le temps était superbe ; le soleil, qui depuis quelques jours s’était dérobé à notre vue, nous montrait sa face radieuse. La route est bordée d’arbres le long de l’Yonne et du canal de Bourgogne, auquel plus de deux mille ouvriers travaillaient ; ce qui rendait cette contrée vivante et lui donnait un air animé qui distraisait la monotonie de ce voyage.

Mon ami qui s’était refusé à se laisser coiffer et raser depuis notre départ, avait un air épouvantable. Figurez-vous un jeune homme très-maigre avec un teint pâle, une barbe noire, un bonnet blanc, de dessous lequel s’échappaient des cheveux en désordre, et une paire de lunettes sur le nez, ajoutez à cela une grosse redingote de panne verte sur une veste et une culotte noire, et vous vous ferez une idée juste de l’homme aimable qui a dissipé la tristesse que devait naturellement produire la longueur de la route.

Mad. B… prenait un peu de gaieté, sa physionomie intéressante s’animait, et la fatigue qu’elle éprouvait, semblait en quelque sorte l’embellir.

M. B… et le Dôlois chantaient sans-cesse ; et l’officier, qui avait fait connaissance, ajoutait encore par des saillies et d’agréables citations, à nos délassemens. Entr’autres histoires qu’il nous conta, une me parut assez plaisante : il était descendu dans un vieux château qu’il nous montra ; entré dans une chambre haute, qui renfermait des meubles du temps de Jules-César, il voulut se placer dans un fauteuil d’une grosseur incroyable, couvert d’une étoffe singulière, s’asseyant brusquement, il tomba à terre, et fut fort surpris, en jetant les yeux autour de lui, de voir le fauteuil changé tout-à-coup en un nuage de poussière.

Cependant la fin du jour approchait, la clarté de la lune commençait à remplacer celle du soleil ; nous désirions, avec une espèce d’impatience, d’arriver à la couchée qu’on nous avait annoncé être à sept ou huit lieues de Tonnere. Lorsqu’à une montée, les chevaux allaient le pas, nos cris les faisaient redoubler. À chaque village que nous traversions, nous demandions son nom, espérant que ce serait St. Florentin. Enfin, croyant en être encore très-éloignés, nous passâmes auprès de quelques maisons : comment s’appelle cet endroit, demandai-je à un petit garçon qui jouait ? — St. Florentin, Monsieur. — Cela n’est pas possible. — La même réponse, faite par diverses personnes, nous convainquit qu’en effet nous étions arrivés au lieu de notre couchée.

Nous descendîmes à l’auberge que les voyageurs ont surnommé la grande étrille. Les hôtes sont honnêtes : si l’on est bien servi à table, par contre les lits sont détestables. L’aubergiste a plusieurs enfans ; ils sont tous d’une grandeur extraordinaire, les filles, dont nous fûmes curieux de mesurer la taille, ont cinq pieds, cinq, six pouces et sept pouces de hauteur.

Le Sr. Phelippeaux, qui a été ministre de Paris, sous le nom du Comte St. Florentin, puis sous celui de duc de la Vrillière, était seigneur de ce village. Si je voulais fouiller dans mille ouvrages composés sur les archives de la police, du département, etc. de combien d’abominations commises à la sollicitation de la Sabatin et consorts, ne pourrais-je pas vous entretenir. Mais laissons reposer les cendres de ces misérables, et félicitons le peuple Français d’avoir été délivré de l’oppression de ce monstre dont le long ministère n’a été qu’un tissu d’horreurs, et disons avec Morande :

Avancez, tristes victimes,
Qui gémissiez dans les fers ;
Sortez du séjour des crimes,
Tous vos tombeaux sont ouverts.
Armés de votre innocence,
Ne craignez plus vos bourreaux :
Pour le bonheur de la France,
Il n’est plus de Phelippeaux.

Les relais des messageries sont disposés de manière que ceux qui ont amené une voiture, doivent au retour en ramener une autre : c’est pour cela qu’on nous faisait partir de bonne heure pour arriver à temps au lieu déterminé. Mais demain, comme nous ne devons dîner qu’à Joigny, où arrive la diligence de Lyon, nous nous ne partirons qu’à sept heures. C’est à St. Florentin que nous avons entendu battre la caisse pour la première fois, depuis que nous sommes entrés dans le royaume. — L’on nous dit que c’était la retraite des ouvriers qui travaillaient au canal de Bourgogne.

  1. Je rappelle au lecteur que j’écris au commencement de 1791.