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Journal de Gouverneur Morris, ministre plénipotentiaire des États-Unis en France de 1792 à 1794, pendant les années 1789, 1790, 1791 et 1792/Année 1790

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ANNÉE 1790

1er janvier. — Le premier jour de l’an quelques amis viennent me présenter les souhaits habituels, et je vais moi-même faire différentes visites, entre autres au baron de Besenval au Châtelet. Il est un peu contrarié de trouver son procès encore retardé. Il reçoit une visite des dames de la Halle ; quoique Parisiennes, elles lui adressent en mauvais français leurs compliments sincères, et lui promettent amitié et assistance, ce qui n’est pas à mépriser. Il les traite naturellement avec respect, tandis que Mmes d’Oudenarde et La Caze les poussent à des actes de violence. C’est là la vraie caractéristique des femmes courroucées. Je vais chez M. de La Fayette. Les invités sont lents à arriver, et le dîner a lieu à quatre heures et demie. Il m’informe que Monsieur et Mirabeau sont étroitement unis, que l’un est une créature faible et indolente, l’autre un coquin actif et rusé. Je lui dis qu’il faut terminer le procès de Besenval, parce que l’on commence à prendre son parti, et que, par suite la violence du torrent peut se tourner contre ceux qui le poursuivent ; cette réflexion le touche. À ma grande surprise, il ajoute que, malgré mes critiques de l’Assemblée, je dois reconnaître la supériorité de la nouvelle Constitution sur celle de l’Angleterre. Je l’assure qu’il se trompe beaucoup, s’il croit que c’est là mon opinion. Je rends visite à Mme de Staël, qui exprime avec bienveillance sa crainte que je ne l’eusse oubliée ; je reste jusqu’à dix heures et demie, puis je vais au Louvre où m’attend l’évêque d’Autun. Je lui explique un plan dont j’avais fait part à Mme de Flahaut pour acheter à crédit en Amérique, plan auquel elle doit être intéressée. Il répond que si les bénéfices sont grands et l’opération sérieuse, il pense pouvoir obtenir deux millions. Je lui dis que je désire m’en tenir à un million. Nous en reparlerons. Il me rappelle mes propos sur la dette américaine qui fournirait une bonne spéculation. Je réponds que j’y suis déjà engagé, mais que pour une affaire si importante, l’union de nombreux capitalistes est devenue nécessaire. Mme de Flahaut étant indisposée, je la trouve les pieds dans l’eau chaude, et, au moment où elle va les retirer, une de ses bonnes étant employée à cette opération, l’évêque s’occupe à chauffer le lit avec une bassinoire ; moi je regarde, car c’est assez curieux de voir un révérend Père de l’Église engagé dans cette pieuse opération.


4 janvier. — Je vais au club. L’Assemblée nationale a suspendu les pensions, ne donnant que 3,000 francs pour les arrérages échus. La liste doit en être examinée d’ici au 1er juillet prochain, en vue de la refaire, et les absents ne recevront rien jusqu’à leur retour. Je vais chez Mme de Staël, où l’on discute cette question avec une certaine ampleur. Je leur dis que l’abolition des privilèges a été la route ouverte vers la destruction de toute propriété. Il en résulte une discussion interminable ; Mme de Staël y montre beaucoup de génie et peu de savoir. Les opinions sont différentes, mais elles deviendront uniformes. J’ai exprimé cet avis pour faire impression sur certains qui m’ont traité d’aristocrate, etc., parce que je n’approuve pas leurs sentiments.

Je trouve Mme de Flahaut au désespoir pour la réduction des pensions, et cela sans grande raison. Je le lui prouve ; elle en était déjà convaincue, mais elle dit qu’elle veut crier très fort. Ses domestiques sont venus l’assurer ce matin que, si cela est nécessaire, ils se mettront pendant six mois au pain et à l’eau. L’évêque d’Autun arrive. Elle m’avait dit avant son arrivée que Monsieur a écrit une lettre au roi demandant une place au conseil. Il est en cela d’accord avec l’évêque et le duc de Lévis. L’évêque dit que le décret sur les pensions n’aurait pas passé sans l’abbé de Montesquiou. Je dîne avec M. de Montmorin. La conversation roule naturellement sur les pensions. Je déclare que le décret viole les lois de la propriété. On semble le considérer ainsi, mais pas autant que je l’ai démontré. J’établis un parallèle entre ce décret et les compensations données par la Grande-Bretagne aux loyalistes américains. On considère que le vote est dû à l’absence de nombreux membres partis pour aller dîner. Au moment de sortir, M. de Montmorin s’informe où j’en suis avec mon plan. Je lui dis que j’attends l’adhésion des Hollandais ; trois personnes qui sont ici ont déjà consenti, et l’une d’elles part pour Amsterdam cet après-midi, afin de déterminer ses associés. Il est heureux de cette nouvelle. Je vais voir Mme de Chastellux ; elle me dit qu’elle a vu M. de La Fayette ; que Favras sera pendu ; que Monsieur était certainement du complot, et qu’il est guidé par Mirabeau. La Fayette faisant ses confidences au monde entier, il faut naturellement ne pas lui révéler ce secret, qui ne doit pas transpirer. Le résultat pour lui sera l’inimitié de Monsieur, frère du roi, qui dans tous les cas doit toujours être en train de faire le mal, même s’il est en mesure de faire le bien. Le maréchal de Ségur arrive. Nous parlons quelque peu des pensions, et mes sentiments concordent bien avec les siens.


7 janvier. — Je vais dîner chez M. de Moustier. Le comte de Croy, le prince de Broglie et Clermont-Tonnerre sont les invités. Ces deux derniers sont grandement irrités contre l’Assemblée à laquelle ils appartiennent, mais le comte de Croy a un peu de l’obstination flamande, et défend bravement les édits, dont il a combattu un grand nombre.


8 janvier. — Je m’habille et je vais dîner aujourd’hui chez la duchesse d’Orléans. Elle a changé son maître d’hôtel, et je crois qu’elle y a gagné. Après le dîner, je rends visite au comte et à la comtesse de Chastellux dans un pavillon du Louvre, dans un grenier, à environ cent soixante marches au-dessus de la terre ; les mansardes sont petites, et les trésors qu’on y a réunis pendant des siècles provoquent une effroyable puanteur. La comtesse me montre une boîte, cadeau de sa princesse, qui avait envoyé un peintre au château de Chastellux, expressément pour en prendre des vues. Il est situé dans une partie montagneuse de la Bourgogne, près d’une petite rivière, claire et abondant en truites. Le comte et sa femme sont des gens d’intérieur. Combien ils pourraient éprouver de plaisir à respirer l’air de leur propre château, si les hommes pouvaient savoir ce qui fait leur bonheur. Mme de Ségur se trouve ici avec le maréchal. La duchesse vient et je lui fais une tasse de thé. Elle emploie beaucoup d’expressions flatteuses ; je n’en puis deviner la raison, mais j’incline à croire que cela est dû à l’inattention. Nous verrons. Après son départ, le chevalier de Graave nous lit le discours prononcé ce matin à l’Assemblée par le parlement de Bretagne. Il est écrit avec beaucoup de force et de précision, et montre que ses membres ont la confiance d’être soutenus par leur province.


10 janvier. — Je dîne aujourd’hui avec M. de La Fayette. Après dîner, il me demande quelle est la conduite à tenir en cas de désobéissance de la part des administrations provinciales et de celles de district, qui sont soumises aux ordres du roi, mais qui, étant électives, peuvent ne pas les respecter. Je lui dis qu’il n’y a aucune précaution à prendre ; cette institution est radicalement mauvaise, mais on ne peut la changer, tellement on a parlé au peuple de liberté ; il faudra nécessairement laisser au temps et à l’expérience le soin de corriger ce défaut avec beaucoup d’autres, heureux encore si les changements que l’expérience conseillera ne ramènent pas une autorité trop sévère. Il ne partage pas cette façon de voir. Je suppose que l’on trouvera bien quelque expédient, mais rien d’efficace. Je vais de là au Louvre. Mme de Flahaut est désolée ; elle a pleuré toute la journée. Je la supplie longtemps de m’en dire la raison. Les pensions qu’elle recevait de Monsieur et du comte d’Artois sont suspendues ; elle ne reçoit que 3,000 francs de celle du roi, il lui faudra donc quitter Paris. J’essaye de la consoler, mais c’est impossible… Le coup est dur, il est vrai, car, malgré sa jeunesse, sa beauté, son esprit et toutes ses grâces, elle doit quitter tout ce qu’elle aime et passer sa vie avec ce qui lui répugne le plus. Je vais de là chez Mme de Chastellux. Short s’y trouve. Je répète, en parlant du parlement de Bretagne, ce que j’ai déjà fait observer à La Fayette, que l’Assemblée doit agir avec beaucoup de précaution envers les Bas-Bretons ; mais il me répond, comme La Fayette, que les neuf dixièmes de la province sont pour l’Assemblée. J’en doute, car le style, calme et ferme, de l’adresse du parlement montre qu’il est sûr d’être soutenu, et que les provinces voisines de la Bretagne traversent une crise.


11 janvier. — Je vais ce matin à la fabrique de porcelaine pour voir des incrustations sur verre ; ce sont des oiseaux composés de plumes et autres objets naturels du même genre ; cette reproduction approche naturellement plus de la vérité que la peinture. Le fabricant est présent, et nous demandons le prix d’un surtout pour une table de dix pieds sur deux. C’est deux mille francs, et livrable seulement en octobre. Je vais au Luxembourg dîner avec le comte Louis de Narbonne. Le dîner et les vins sont excellents ; j’y rencontre le comte d’Alfry, le duc de N…, le chevalier de Narbonne, Mme de Vintimille et Mme de Fronsac. J’avais vu cette dernière chez M. de Montmorin. Elle semble très libre et très à son aise ; il reste à savoir si c’est le résultat d’une vertu au-dessus de tout soupçon, ou d’une indifférence aux apparences. Elle est assez belle et joue bien du clavecin. M. de Bonnay, qui devait dîner, arrive tard de l’Assemblée. On a approuvé un décret par lequel les membres de la Chambre des Vacations sont déclarés incapables de remplir aucune charge, ou d’être électeurs ou éligibles, jusqu’à ce qu’ils annoncent à l’Assemblée leur adhésion à la Constitution. Ceci est fort, mais le comte de Mirabeau était d’avis de les envoyer au Châtelet et de les juger pour crime de lèse-nation.

Je vais de là chez Mme de Chastellux. Mme de Ségur, le maréchal et le comte arrivent. La conversation roule sur le décret du jour, de même que chez Mme de Staël. Je prétends que ce décret est nul d’après les principes de l’Assemblée elle-même, qui s’est déclarée incompétente dans l’ordre judiciaire. Ceci donne prétexte à une longue dispute, à laquelle je prends plus de part que la chose ne vaut ; mais c’est la tournure de la société d’ici ; il faut s’y conformer ou cesser de venir. Ce dernier plan serait peut-être le plus sage.


13 janvier. — Je vais au Louvre après le dîner, et je trouve Mme de Flahaut profondément affligée de l’idée de quitter Paris. Elle a des affaires qui l’empêchent de venir avec moi choisir un surtout de table avec ornements. L’évêque arrive. Il m’a fait admettre membre d’une société dont je ne connais pas exactement le but, mais qui est néanmoins une société choisie. Il espère obtenir un million de la spéculation proposée à Mme de Flahaut. Il me dit que les membres du parlement de Bretagne sont venus volontairement, parce qu’ils redoutaient la violence de la municipalité de Rennes. Ceci est extraordinaire, Rennes ne vivant que de la présence du parlement. Il y a eu une émeute à Paris aujourd’hui, et un grand nombre des militaires employés dans la bagarre ont été faits prisonniers. On n’y comprend généralement pas grand’chose, mais tout le monde trouve que La Fayette a agi avec beaucoup de prudence et de décision.


14 janvier. — Je vois Mme de Flahaut ce matin. Elle me dit que la semaine prochaine la Caisse d’escompte cessera complètement ses payements en espèces. Chez Mme de Chastellux, la duchesse me reproche de l’avoir négligée depuis trois jours qu’elle est souffrante ; je réponds que, si j’avais pu lui être utile, je me serais certainement empressé. Je passe chez Mme de Flahaut et nous allons chercher un surtout ; nous nous rendons ensuite à la manufacture d’Angoulême. Nous sommes d’avis que la porcelaine d’ici est plus belle et coûte moins cher que celle de Sèvres. Je pense faire ici mes achats pour le général Washington. Mme de Flahaut me dit que le comte de Ségur a persuadé à La Fayette de mettre l’évêque aux finances. Le comte a dit qu’il était aussi opposé à l’évêque que M. de La Fayette, mais que l’on n’avait personne de talents suffisants, et qu’il ne faudrait pas laisser à des adversaires les talents de l’évêque. La Fayette le répéta à son amie Mme de Simieu, elle à Mme de Coigny, elle à Mme de …, qui le dit au duc de Biron, qui le dit à Mme de Flahaut, qui désire que je suive la filière pour Mme de Ségur ; mais je ne lui dirai certainement rien que la vérité, et seulement selon l’occasion. Son mari a tort, je crois, de se donner tant de mal pour obtenir une place dans l’administration. C’est au temps de prouver si je suis dans l’erreur. La duchesse arrive tard ce soir chez Mme de Chastellux. La mère de l’évêque d’Autun est ici. Elle est très aristocratique ; elle dit que les hauts personnages du pays qui ont favorisé la Révolution ont fait absolument fausse route, et je crois qu’en ceci elle ne se trompe pas de beaucoup.


16 janvier. — La soirée musicale de ce soir chez Mme Le Couteulx me paraît assez terne, quoique les chanteurs soient très bons. De Canteleu me demande avec un sourire sarcastique des nouvelles de l’évêque d’Autun. Je lui dis qu’il n’est nullement désireux d’entrer au ministère en ce moment. Il observe qu’actuellement un ministre ne peut rien ; les choses marchent comme elles veulent. Je lui réponds qu’il a raison pour le présent, mais que les ministres auraient pu donner une direction, il y a quelque temps, et que de deux choses l’une : ou bien tout courra à la ruine, ou bien ils devront diriger la machine à l’avenir ; même maintenant il importe aux individus d’être informés de leurs intentions. Je trouve que M. de Canteleu a toute la présomption d’un parvenu qui pense avoir obtenu par son mérite ce qui, de fait, est le prix de son attachement aux ministres. Je demande à Laurent si l’on ne peut rien tirer des assignats. Il me dit qu’il sera impossible de se faire une opinion à leur égard avant cinq ou six mois quand leur valeur sera un peu connue.


17 janvier. — Je dîne chez La Fayette. Il me demande ce que je pense du choix de Ternant comme ministre en Amérique ; je réponds que je l’approuve, et j’en conclus qu’il voudrait me faire considérer cette opinion comme venant de lui. Très bien. Après le dîner, Gouvernet me dit que Necker va beaucoup mieux, mais qu’il se fait plus malade qu’il ne l’est, pour s’assurer une retraite à laquelle il songe. — Il ajoute qu’un premier ministre est nécessaire. Je lui demande qui doit être aux finances, et si c’est l’évêque d’Autun. Il répond que celui-ci ne fera pas du tout l’affaire, qu’il n’est pas à la hauteur de sa tâche ; que M. Thouret à l’intérieur, et M. de Saint-Priest aux Affaires étrangères feront très bien, mais il n’y a personne d’assez éminent en dehors d’eux. Je demande à Mme de La Fayette qui se joint à nous de nommer quelqu’un ; elle ne le peut pas. Je déclare avoir appris que le comte de Ségur cherchait à entrer aux Affaires étrangères. Gouvernet et elle sont d’accord pour dire qu’il n’est pas l’homme qu’il faut pour cela. À dîner, La Fayette m’a demandé ce qu’il fallait faire de la milice ; je lui ai répondu : rien ; ne pouvant agir comme il le faudrait, il vaut mieux la laisser à même d’être améliorée, ce qui serait impossible si la Constitution en fixait les règlements. Il me dit que d’autres personnes et lui encore sont décidées à choisir des articles isolés dans la Constitution, telle qu’elle existe actuellement, pour en faire une Constitution au vrai sens du mot, laissant le reste aux soins des législatures ultérieures. Je l’approuve, mais tout dépendra du choix fait. Pour ce qui est de la Déclaration des Droits, je conseille d’imiter les maçons qui ne renversent les échafaudages que lorsque la maison est finie. Je vais au Louvre donner à Mme de Flahaut des nouvelles de son ami, qui a trop bonne opinion de sa propre opinion pour faire un bon ministre des finances. Dans les différentes sociétés chacun semble d’accord à dire que cela va mal, et l’on parle avec découragement ; mais de fait rien de bon ne pouvait venir des mesures prises par le gouvernement, mesures que l’on a si sévèrement jugées.


19 janvier. — Je dîne aujourd’hui au Palais-Royal. La duchesse me dit que le trésorier du duc ne paye pas mensuellement comme il le devrait, et que, si cela continue, elle n’adhérera pas au pacte convenu. Elle reçoit en ce moment 450,000 francs par an, dont 350,000 vont aux dépenses d’intérieur, de domestiques, de table, etc., près de 15,000 louis. Il serait certainement possible d’économiser beaucoup sur ce chapitre. Après dîner je me rends au Louvre. Le cardinal de Rohan s’y trouve. Il parle incidemment de son procès, et, après avoir exposé les circonstances qui le lui ont rappelé, il déclare qu’il considère comme une faiblesse d’en parler, et il a raison. Il a plus de grâce que d’esprit. Mais son style en parlant est trop bon pour que son style d’écrivain soit aussi mauvais que celui que Mme de La Motte lui a attribué. La nouvelle pièce donnée ce soir à la Comédie est très applaudie, bien que très mauvaise. C’est, cependant, la mode. Le but est de ridiculiser, ou plutôt de prêcher contre les préjugés subsistant contre la famille et les relations d’un homme qui a été pendu. Un Lord Anglais est le prédicateur ; il prend dans le recueil des lois anglaises un texte qui ne s’y trouve pas, et, au moyen d’antithèses et autres figures de rhétorique, remplit l’auditoire d’une satisfaction que ne fait qu’augmenter l’extravagante autant que judicieuse déclamation des acteurs — judicieuse, parce qu’une action naturelle laisserait percer les défauts de la pièce, actuellement cachés par les éclats de voix.


21 janvier. — Tandis que je me promène aujourd’hui aux Champs-Élysées avec le comte Dillon, on entend un coup de pistolet ; Dillon suppose que c’est un duel, car il y en a pas mal depuis quelque temps. Cette idée me fait rire, mais bientôt nous voyons un homme emmené par une troupe de soldats ; en nous approchant, nous apprenons qu’il a tenté de se suicider, mais il a si mal visé que la balle entrée par le front est sortie par le sommet de la tête. Le soldat déclare ignorer qui il est, et ajoute que, quand on a tout perdu sans qu’il y ait de sa faute, la meilleure chose à faire est de se tuer. Je vais ensuite au Louvre et n’y reste que quelques minutes ; M. le vicomte de Saint-Priest est là. Je dîne avec la duchesse d’Orléans ; l’évêque d’Orléans se trouve présent. Cet évêque semble être de la classe de ceux dont les plus sincères prières sont pour la bonne chère, et, à en juger par sa manière de parler, il semble attacher plus d’importance à parler qu’à dire la vérité. Je vais au Louvre. Immédiatement après moi, arrive l’évêque d’Autun qui ne paraît pas du tout content de me trouver là. Son espoir de se procurer un million s’est trouvé vain. On lui dit que l’affaire se présente comme excellente, mais, puisque l’on doit bientôt avoir du papier-monnaie en France, il devrait réunir ses fonds pour en tirer un grand profit. L’évêque s’en va, et Mme de Flahaut me donne à lire un plan financier préparé pour l’évêque par M. de Sainte-Foy ; elle me demande ce que j’en pense. Je lui réponds qu’il ne faut rien de plus pour le ruiner complètement.


22 janvier. — Je fais une promenade au jardin des Tuileries avec Mme de Flahaut, et M. de Saint-Pardou, puis je dîne avec le comte de Montmorin. M. de Marmontel est présent. Après dîner, j’entretiens le comte du commerce avec les colonies. Il dit qu’il espère voir quelque chose se faire avant quinze jours ; il pense qu’on devrait accorder une bien plus grande liberté au commerce avec nous qu’à celui avec les autres nations, parce que l’état de leurs colonies dépend de nous. Je lui communique, sous le secret le plus absolu, la commission dont je suis chargé en partie. Je lui dis deux vérités de premier ordre : la liberté du commerce avec les Îles Britanniques est ce qui contribuera le plus à nous inculquer le désir d’un traité de commerce avec la Grande-Bretagne, et, pour ma part, je préfère des rapports plus étroits avec la France. Il me dit que le grand malheur de ce pays est de n’avoir ni plan fixe, ni principes, et actuellement d’être sans chef. Je lui dis qu’il faudrait recourir à la guerre. Il m’exprime sa conviction que, s’ils ne font pas bientôt la guerre, on la leur fera vite. Mais leurs finances ! Je lui affirme qu’il y a là moins de difficulté qu’il ne croit. Le grand mal vient d’une constitution sans force. Nous rejoignons les personnes présentes. On s’occupe beaucoup des affaires publiques, sur lesquelles Marmontel partage mon avis. J’ai eu l’occasion à dîner de remarquer les différences de goût. On avait reçu une grosse truite du lac de Genève, et la question fut de savoir quand la manger. On consulte le maître d’hôtel, on examine la truite, très grosse, pesant au moins vingt livres et très fraîche, car elle est venue par courrier. Le maître d’hôtel dit qu’elle devra attendre jusqu’à mercredi pour être mortifiée, et comme ce jour-là ne convient pas à la société, cette pauvre Madame la Truite devra se mortifier deux jours de plus. Je ne puis que compatir à son affliction.


25 janvier. — Le vicomte de Saint-Priest qui dîne au Palais-Royal aujourd’hui et est assis à mes côtés soulève l’idée que le roi se rende à l’Assemblée pour se mettre à la tête de la Révolution. Je blâme cette manière de faire et lui dis, sans chercher de détours, que ceux qui le conseillent ainsi lui donnent un conseil ou inepte ou perfide. Mme de Ségur ne partage pas mon avis et, après le dîner, son mari, à qui elle en a parlé, me dit aussi qu’il est de l’opinion contraire et qu’il désire la discuter avec moi. Je me contente d’ajouter que le roi devrait envoyer ses enfants au comte d’Artois, pour que toute la famille royale ne soit pas au pouvoir de ses ennemis, et laisser la nation agir à sa guise. Par le cours naturel des choses, elle reviendra à son ancienne fidélité. L’occasion n’est pas favorable à une pareille discussion. Je rentre chez moi pour écrire. À neuf heures, je vais au Louvre. L’évêque d’Autun est présent. On parle des monnaies ; il n’a pas complètement raison, mais je vois qu’il a étudié la question. Je lui rappelle qu’il devait me prêter un livre. J’envoie chez lui mon domestique qui me le rapporte. Il est quelque peu drôle de recevoir le Portier des chartreux des mains d’un Révérend Père en Dieu.


26 janvier. — Aujourd’hui, à trois heures et demie, je vais chez M. de La Fayette. Il m’exprime son désir de s’entendre avec M. Short, M. Paine et moi, pour examiner la situation judiciaire de la France, parce que sa place lui impose la nécessité d’être juste. Je lui dis que Paine ne peut lui rendre aucun service ; car, bien que possédant une plume excellente comme écrivain, il n’a pas une très bonne tête comme penseur. Tout en parlant de ce sujet, il m’apprend qu’il s’est procuré un mémoire écrit par les réfugiés de Turin pour exciter les princes d’Allemagne contre la France, etc. M. de Montmorin doit le lire demain au conseil. La Fayette dit qu’il sera publié. Je lui demande de suspendre cette publication, et donne des raisons qui convainquent son jugement, sans toucher à sa volonté. Il doit me le montrer demain et je pense que le public sera bientôt dans le secret. À neuf heures et demie, je vais au Louvre. Mme de Flahaut a une autre dame avec elle et elle joue. Elle s’en excuse en anglais, que l’autre dame comprend. Ceci est assez drôle. Je leur fais du thé et, à onze heures et demie, nous restons en tête-à-tête. Je lui communique une note, écrite ce matin, sur l’état des affaires et la conduite que devrait adopter le roi. Elle fera passer cette note à la reine par Vicq d’Azir, médecin de la reine. Je lui dis de ne pas délaisser la reine, et de lui donner de bons conseils, exactement le contraire de ceux que le roi reçoit du parti au pouvoir ; si ce parti réussit, elle verra sa situation assurée par ses amis ; dans le cas contraire, la reine lui aura des obligations dont elle la récompensera, puisqu’elle le pourra. Mon amie éprouve quelque répugnance pour cette conduite, la seule qu’elle puisse tenir. Elle me raconte une affaire dans laquelle le marquis de Montesquiou se conduit de façon peu délicate, et où elle voit la possibilité de se procurer de l’argent. Elle doit m’en donner les détails à examiner. Je la laisse à minuit et demi et rentre chez moi.


29 janvier. — Vendredi, je vais chez M. de Montmorin pour manger la truite qui était si « mortifiée », qu’elle refusa d’assister au repas. En bon français, elle est pourrie depuis plusieurs jours. Avant le dîner, on soulève la question de la visite du roi à l’Assemblée, et, très imprudemment, je donne mon avis sur cette mesure. La réflexion me dit que, proposée soit par Necker, soit par La Fayette, Montmorin l’a probablement adoptée. Le baron de Besenval est rendu à la liberté ce soir, vers huit heures. D’après ce que me dit Mme de Chastellux comme venant de Mme Necker, par l’intermédiaire du duc de Nivernois, je conclus que le plan proposé pour le roi a pris naissance au ministère des finances. Il est ridicule. Je vais au Louvre. M. de Montesquiou s’y trouve. Nous nous entretenons de sujets politiques, et, au bout d’un instant, il s’en va. Mme de Flahaut est absolument désolée. Elle me raconte leur entretien, par lequel elle a compris qu’à moins de pouvoir emprunter pour subvenir à ses besoins, il devra recourir au suicide. Elle est affligée de la situation d’un ami, si longtemps et si sincèrement attaché à elle. Je calme sa douleur comme je le peux, et la quitte pour me rendre chez Mme de Chastellux. Le comte de Ségur me donne toutes les raisons pour que le roi se rende à l’Assemblée ; à mon avis, elles ne valent pas un sou.


1er février. — Ce matin le comte de Luxembourg vient déjeuner avec moi ; étant très occupé, je coupe court à l’entretien et me mets à écrire. Il me quitte, se lamentant toujours de ne pas être assez âgé pour être au ministère, où, avec l’aide de mes conseils, il pourrait faire des merveilles. Il sera bientôt détrompé. Je dîne avec la duchesse d’Orléans. Après le dîner, nous discutons une question, sur laquelle j’émets une idée quelque peu extraordinaire dans ce pays extraordinaire, savoir, qu’une femme sensée et instruite est plus facilement induite en erreur qu’une autre ; entre autres raisons, parce que, ayant peut-être un sentiment plus élevé du devoir, elle ressent un plaisir proportionnellement plus grand à une faute qui la conduit plus loin et plus vite qu’une autre femme. La duchesse contesta cette assertion, mais dans mes explications je cite quelques traits de sentiment féminin d’une telle vérité qu’une vieille dame présente déclare mon opinion abominable, mais craint qu’elle ne soit juste. Je ne puis rester pour finir la discussion ; à peine ma voiture est-elle annoncée que j’y saute et vais chez M. Necker. Je le mets rapidement au courant de la conduite des maisons hollandaises, et j’ajoute qu’il me faut aller en Hollande, avant de continuer mes pourparlers avec lui. Il paraît très désappointé. Je lui dis que je ferai tout en mon pouvoir pour conclure l’affaire selon ses désirs ; qu’il est possible que les États-Unis m’emploient, que, dans ce cas, par délicatesse, je refuserai de continuer ces pourparlers, mais que je les ferai reprendre par eux. Cela semble lui sourire davantage. C’est un homme dont il faut deviner les opinions. Aux manières de Mme Necker, je crois m’apercevoir que j’ai eu tort de négliger la maison depuis quelque temps. Peut-être y a-t-il d’autres raisons. Il y a des troubles en Bretagne, et le comte de Thiard me dit que les troubles viennent du Tiers, c’est-à-dire de bourgeois déguisés en paysans. Il existe évidemment une entente avec les membres de l’Assemblée. De là, je vais souper au Louvre. Mme de Flahaut m’informe que la reine a dit à Vicq d’Azir avoir appris que l’évêque est un homme de grands talents, et qu’il est important d’avoir des hommes comme lui. Vicq d’Azir répondit qu’un de ses amis intimes lui avait assuré que Sa Majesté n’aurait jamais à s’en plaindre. La reine sourit, disant connaître cet ami, à quoi le médecin répliqua : « Alors, Votre Majesté m’épargnera l’indiscrétion de le nommer. » Il lui donna la note que j’avais écrite, et que Mme de Flahaut avait copiée expressément. La reine dit que, tant que M. Necker restera en place, elle ne se mêlera pas des affaires de l’État.


3 février. — Ce matin, M. de La Chaise vient, et je passe le reste de la matinée avec lui. J’essaye de le persuader de se joindre à moi pour l’offre à faire à M. Necker au sujet de la dette, mais il a peur. Je lui démontre les avantages dont le plan est susceptible, et la facilité de l’exécution, mais il n’ose pas. Il me recommande très fortement d’aller en Hollande, et je crois que je suivrai son conseil. Je dîne au Palais-Royal. Le dîner est excellent. Puisignieux, qui est là, me dit qu’il trouve que j’avais raison dans mes idées sur les conséquences du discours du roi, et il reconnaît qu’il s’était trompé. J’avoue tout bas à Mme de Flahaut que cette information ne peut ni altérer ni confirmer mon opinion, fondée sur ce que je regarde comme la nature humaine. Il est étrange que des hommes ayant vécu cinquante ans dans le monde puissent supposer qu’une opposition, fondée sur de forts intérêts personnels, sera instantanément calmée par quelques paroles mielleuses. On croit en ce moment que ce discours produira un effet merveilleux en province, mais je ne puis concevoir d’autre résultat que d’y créer de l’animosité. La noblesse le considérera comme une marque de l’esclavage, dans lequel le roi est maintenu, et la populace, comme une déclaration de guerre contre ses supérieurs. L’abbé Delille nous répète quelques vers tirés de ses Catacombes. Ils sont très beaux et bien récités, mais je lui fais remarquer que l’un d’eux est un peu fort :

« Il ne voit que la nuit, n’entend que le silence. »

Il est surpris que, de toute la société, ce soit moi qui fasse cette remarque, puisque je dois certainement me rappeler les ténèbres visibles de Milton. Il y a cependant une différence dans l’expression et dans l’idée ; le genre des deux poèmes également est différent, et peut-être qu’ici Milton était sur les confins (pour ne pas dire plus) du boursouflage. Néanmoins je ne continue pas la discussion avec lui.


4 février. — Les maisons de Hollande ont non seulement refusé d’entrer en rapports avec moi, soit comme prêteurs, soit comme intermédiaires, mais elles ont même fait un emprunt de 3 millions de francs pour le compte du Congrès, et ont écrit à M. Hamilton et à M. Necker pour les pousser à ne pas s’entendre avec moi. Je vais chez M. Short voir la lettre à Hamilton ; non seulement elle est dépourvue de raison, mais, comme tout le reste, elle viole les promesses que l’on m’a faites. J’exprime à Van Staphorst mon opinion de cette conduite, et il la trouve juste. J’ai de désagréables pressentiments au sujet des négociations engagées en Hollande. Van Staphorst me dit qu’il pense que je ferais mieux d’aller à Amsterdam, et que, bien que ces maisons ne méritent pas d’être intéressées dans mon plan, cependant elles peuvent être si utiles que je trouverai encore avantageux de les employer. Je lui dis que je pense y aller. Short vient me voir et je lui lis ma lettre au colonel Hamilton. Il écrira d’après mes sentiments, et est très fâché d’apprendre que le plan n’a pas réussi. Mme de Ségur est chez Mme de Chastellux quand j’y arrive. Elle me dit, et son mari le confirme, que la reine a décidé le roi à se rendre à l’Assemblée. Elle ajoute avoir appris d’une source aristocratique que la veille Sa Majesté s’est emportée contre Necker, lui demandant si cette démarche lui procurerait la paix, ce que le pauvre ministre n’a pu promettre ; qu’Elle a été également de mauvaise humeur toute la matinée, et qu’en revenant de l’Assemblée le roi a passé quelque temps à pleurer. Je soupçonne que ce tableau est chargé, mais je crois que le fond est vrai ; c’est aussi l’avis de ma belle informatrice. Le maréchal avoue s’être beaucoup trompé sur les capacités de Necker.

Le comte de Montmorin me dit que le discours du roi à l’Assemblée a été couvert d’applaudissements. L’Assemblée jura d’observer la Constitution à laquelle on travaille. Ce serment est étrange. Si cette démarche de Sa Majesté produit quelque effet sur des esprits raisonnables, ce sera de prouver plus clairement la faiblesse de ses ministres. Depuis trois mois ils n’ont fait que s’élever contre les procédés de l’Assemblée : aujourd’hui ils semblent lui apporter la pleine approbation de Sa Majesté. Je vais de là chez M. de La Fayette. Il me demande ce que je pense de cette démarche, et il est fort surpris d’apprendre que je la blâme. Je lui dis que je ne pense pas qu’elle puisse faire du bien, qu’elle devra donc faire du mal. Il répond qu’elle lui permettra de plaider la cause de l’autorité royale dans l’Assemblée.


5 février. — Je dîne aujourd’hui avec le prince de Broglie, et je vais ensuite chez Mme de Chastellux. Le prince de Hesse arrive et nous raconte ce qui s’est passé en Brabant à propos des 12,000 hommes de troupes hessoises, que l’on a demandés et qui arriveront probablement. On en est exactement au point que je soupçonnais depuis longtemps. En réponse à une question de Mme de Chastellux, je donne mon avis qu’il discute un peu, mais en s’en allant il me dit que toute difficulté disparaîtrait si le prince de Brunswick était à la tête des affaires ; c’est le baron de Hertzberg, dit-il, qui l’en empêche. Je trouve Mme de Flahaut, dînant avec Mlles Fanny et Alice, nièces de sa religieuse. Après le dîner, je descends avec Mme de Flahaut pour répondre à une lettre. À peine suis-je entré que l’on m’oblige à rester, par un simple tour de clé à la serrure, et je dois renoncer à ma visite projetée au commandant général. Je me rends de là chez Mme de Vannoise. Une certaine Mme de Pusy qui se trouve là semble être en quête de consolations. Je vais chez Mme de Laborde. Je fais la connaissance d’une dame Williams, femme d’un officier d’artillerie anglais, et fille du docteur Mallett, l’ami de lord Bolingbroke. Elle me fait des compliments, qui sont trop piquants pour mes nerfs ; ils auraient pu passer en français, mais ils me révoltent en anglais.


10 février — L’évêque vient pendant que je suis à dîner avec Mme de Flahaut ; il nous rapporte le curieux conseil donné par le roi au comte d’Angivillers. « Je vous en prie, comte, tenez-vous tranquille, car les temps sont difficiles, et chacun doit prendre soin de lui-même ; de sorte que, si vous blâmez ce qui se passe en ce moment, vous pourrez vous attirer des ennuis. » Je vais ensuite chez Mme de Chastellux ; le rapport de l’évêque sur une adresse de l’Assemblée à ses commettants est aussi blâmé ici qu’il a été approuvé chez M. de La Fayette. Je vois M. de Montmorin et lui raconte ce qui s’est passé au sujet de la dette ; c’est pourquoi je vais en Hollande. Je me rends de là à la Comédie française où la pièce est mauvaise. Je reconduis Mme de Flahaut chez elle. Son mari rentre de Versailles ; je lui prête ma voiture pour aller au coucher du roi. J’informe Mme de Flahaut que je pars dans un jour ou deux pour la Hollande.


13 février. — Je vais aujourd’hui dîner chez M. Necker. Au moment de partir après le dîner, je m’informe s’il a des commissions pour Amsterdam. Il demande pourquoi j’y vais ; je lui dis que je désire distraire ces messieurs de leurs occupations actuelles et les amener à mes vues. Il fait des objections, disant qu’il a appris que l’emprunt ouvert par eux est couvert, et qu’il espère que les Américains paieront la dette, ce qui serait préférable. Il semble donc que mon plan est finalement ruiné. Chez Mme de Chastellux, ce soir, la comtesse de Ségur me dit que mercredi prochain M. Necker doit aller à l’Assemblée pour déclarer qu’au 1er mars il ne restera pas un franc dans aucune des caisses appartenant à l’État. La duchesse vient bavarder comme d’habitude.


15 février. — Après avoir dîné avec la duchesse d’Orléans, je me rends chez La Fayette. Il me conduit dans son cabinet et engage une conversation sur les affaires de l’État. Au cours de cet entretien, je lui demande quelle est la situation des villes frontières du côté de la Flandre. Il n’en donne que de mauvaises nouvelles et se plaint du ministre de la guerre, dont la mauvaise gestion a favorisé l’esprit de révolte qui règne parmi les troupes. Je lui dis que les ennemis de la France seront tout à fait stupides, s’ils n’attaquent pas ces places. Il est très alarmé des émeutes qui font encore rage dans les provinces, et me consulte sur le plan qu’il mûrit pour obtenir le droit légal de les réprimer. Craignant que les officiers de la municipalité ne puissent sembler, en certaines circonstances, être à la tête des troupes, il a, d’accord avec M. Short, résolu d’autoriser l’officier commandant les troupes à agir seul, en cette circonstance extraordinaire. Ainsi ces violents avocats de la liberté adoptent les mesures qui lui sont le plus contraires. Je m’oppose au plan, et lui en montre les mauvaises conséquences, tant personnelles que politiques. En réponse à la question : Que doit-on faire si les autorités refusent de se servir des pouvoirs qui leur sont confiés ? je fais d’abord remarquer les diverses espèces de châtiments que l’on peut imaginer, mais je conclus qu’ils seront tous insuffisants, parce que l’institution des municipalités est radicalement mauvaise. Je lui prédis qu’elles deviendront la source de confusions infinies, et d’une grande faiblesse, tout en observant qu’on a flatté le peuple avec des notions si extravagantes de liberté que je vois qu’il n’est au pouvoir de personne d’altérer cette organisation jusqu’à ce que l’expérience les ait rendus plus sages. Je propose de nommer des commissaires à envoyer comme administrateurs dans chaque district. Il pense que l’Assemblée ne consentira pas à donner au roi le pouvoir de nommer ces commissaires. Finalement pourtant, nous décidons qu’il serait convenable de déclarer, provisoirement, que certains commissaires déjà nommés pour d’autres objets seront revêtus du pouvoir en question, jusqu’à l’organisation des municipalités. Il me dit qu’il devra donner au roi des dragées pour son discours à l’Assemblée. Je souris et réponds qu’il n’a pas de dragées à donner ; on a déjà tellement fractionné le pouvoir exécutif qu’on ne peut plus le rendre au monarque. Il ajoute qu’il a pensé à nommer de Saint-Priest ministre de la guerre, avec Duportail sous ses ordres. Je lui dis que je ne connais pas Saint-Priest, mais quelqu’un qui le connaît m’a appris qu’il est faux, et je lui conseille de s’en assurer avant de se le donner pour maître. Pour Duportail, je ne dis rien, mais je le crois incapable, parce que je le crois trop homme de bureau ; je sais du moins que ses idées sur cette révolution diffèrent beaucoup de celles de La Fayette, Je dis à ce dernier que les finances de l’État sont en pleine route vers la ruine ; que l’anarchie semble les menacer, et même les attaquer de toutes parts ; c’est pourquoi il faut, par-dessus tout, être sûr de l’armée, qui promet d’être la seule institution qui survive. J’ajoute que si une guerre éclate, il faudra la conduire selon des principes totalement différents de ceux en honneur jusqu’ici ; il faudra placer de fortes garnisons dans les colonies, puis abandonner l’océan et suspendre entièrement le commerce qu’on serait incapable de protéger ; les navires que l’on pourra armer devront faire la course en corsaires ; il faudra marcher avec toutes les forces dont l’on pourra disposer directement sur la Hollande, et essayer de s’emparer de ce pays. Je n’ai pas le temps de développer ces idées, mais si c’est nécessaire, je saisirai l’occasion de les mettre par écrit. M. Short me dit que La Fayette l’a consulté ainsi que d’autres, ce matin, sur la manière de réprimer les émeutes. Je vais de là chez Mme de Staël, où je ne reste que peu de temps. Elle désire que je lui rapporte un roman d’Angleterre, s’il en paraît un bon. On lui a dit que je parle mal d’elle ; je lui assure que ce n’est pas vrai.


16 février. — Le matin du 16 février, je prépare mon voyage en Hollande ; je me procure un passeport et des cartes ; je dis adieu à Mme de Flahaut, et le 17, à onze heures, je quitte Paris.


6 novembre. — Retour à Paris le 6 novembre. Je descends à l’Hôtel du Roi. Je m’habille puis je me rends en fiacre chez Mme de Flahaut. Elle est sortie, mais son mari insiste pour que je passe la soirée chez eux. Je vais au club, où je trouve les sentiments aristocratiques très en faveur. Je retourne au Louvre. Mme de Flahaut est à la Comédie. Elle revient et paraît contente de me voir. Je découvre que lord Wycombe est un euniché ici (sic). Je dîne chez Mme de Ségur. On me met un peu au courant de ce qui se passe. Le comte de Montmorin me fait une réception flatteuse. Je vois M. de La Fayette qui affecte d’être enchanté de me voir. Je promets de dîner avec lui bientôt.


8 novembre. — Je vais aujourd’hui dîner chez M. de La Fayette, mais il est tellement en retard que nous avons déjà à moitié fini quand il se met à table ; il se retire bientôt après, et nous n’avons pas le temps d’avoir la conversation que nous voulions. Je m’en vais et je rencontre l’évêque d’Autun au Louvre ; je lui demande de conseiller à La Fayette de tenir la ligne de conduite que je lui avais déjà proposée dans une circonstance délicate. Il a obtenu du roi la promesse de choisir sa garde dans l’ancienne garde française, et les Jacobins s’expriment violemment à ce sujet. Il dit qu’il a le droit, en parlant au roi, de donner son avis comme n’importe quel autre citoyen. Je lui objecte qu’il devrait se placer sur un terrain différent, et dire qu’il a sérieusement recommandé cette mesure au roi, comme un tribut de reconnaissance envers ces braves qui s’étaient distingués pour la cause de la liberté. L’évêque partage complètement mon opinion, et lui en parlera, mais il observe fort justement qu’il est beaucoup plus facile de convaincre La Fayette que de changer ses résolutions.


9 novembre. — J’ai une longue conversation aujourd’hui avec Short sur différents sujets et particulièrement sur l’Amérique. Je lui dis que le contrat de Robert Morris avec les fermiers, que Jefferson considérait comme un monopole, a été au contraire le seul moyen de détruire le monopole du tabac en Virginie, par les facteurs écossais, monopole qui existait de fait. Je lui en donne plusieurs raisons. Nous disons quelques mots sur La Fayette. Il s’étonne de l’inaptitude et de l’imbécillité de cet homme. Pauvre La Fayette ! Il commence à subir les conséquences inévitables d’une trop grande élévation. Il s’éclipse au premier nuage. Short me dit aussi que La Rochefoucauld est terriblement embarrassé dans l’affaire des impositions. Je réplique qu’il en est toujours ainsi quand on apporte des idées métaphysiques dans les choses courantes ; que seuls savent gouverner ceux qui en ont l’habitude, et que ces derniers ont rarement le temps ou l’inclination d’écrire à ce sujet. Les livres que l’on rencontre ne contiennent donc que des idées chimériques. Je vais ensuite au salon de Mme de Flahaut, et je reste le dernier. Selon sa coutume, le comte de Luxembourg a beaucoup de choses à me dire à l’oreille. Je déclare sans détour que les aristocrates doivent rester tranquilles, s’ils ne veulent pas être pendus.


10 novembre. — J’avais acheté à Londres un gros chien de Terre-Neuve pour la duchesse d’Orléans. Je l’emmène aujourd’hui au Palais-Royal où je vais dîner, et le présente à Son Altesse Royale, qui paraît bien contente ; le vicomte de Ségur « le prend en amitié ». Cela s’entend. Je fais un tour avec le comte dans les jardins, puis je vais au club tuer un peu le temps. La journée a été splendide. Je pense que jamais dans ma vie je n’ai eu l’esprit agité par autant d’objets différents qu’en ce moment, et je ne puis commencer aucune affaire sans qu’une autre ne se mette constamment en travers. Mme de Bréhan dit que si les troubles continuent, elle ira vivre avec moi en Amérique. Naturellement je souscris à cet arrangement.


12 novembre. — Je vais à l’Opéra après le dîner. Je suis derrière mon amie volage, Mme de Flahaut, et comme, heureusement, la musique me rend toujours grave, je reste dans le mode sentimental. La comtesse de Frise est ici ; je lui présente mes respects dans la stalle voisine. J’ai le bonheur de rencontrer Mme Foucauld Lardimalie après l’opéra, et celui d’être accueilli de la façon la plus aimable. Pour plusieurs raisons je veille à ce que mes traits ne trahissent pas ma satisfaction. Heureusement, elle parle de moi à Mme de Flahaut dans des termes très favorables.


13 novembre. — La populace pille l’hôtel du duc de Castries, parce que le duc a blessé le démagogue Charles de Lameth dans un duel qu’il s’était attiré en insultant le duc. L’histoire parait curieuse. M. de Chauvigny vient à Paris dans l’intention de se battre avec Charles de Lameth, qui, dit-il, a fomenté une insurrection dans le régiment auquel il appartient. J’ai appris ceci chez M. Boulin, où M. de Chauvigny, présenté par son frère, un évêque, a raconté ce qui s’était passé. Il s’était rendu chez M. de Lameth, dont les amis lui avaient dit, au cours d’un rendez-vous avec eux, que M. de Lameth ne se battrait pas avant que la Constitution fût terminée. L’autre répliqua que, dans ce cas, jusqu’à l’achèvement de la dite Constitution, il se voyait dans la nécessité de proclamer partout que M. de Lameth était un lâche. L’affaire étant venue devant l’Assemblée, de Lameth déclara qu’il n’entreprendrait rien avec Chauvigny avant d’avoir réglé ses comptes avec le duc de Castries (colonel du régiment) « qui m’a détaché ce spadassin-là ». Naturellement de Castries demande réparation, et l’on va sur le terrain, où les amis de Lameth, qui est de première force à l’épée, s’opposent à l’emploi de pistolets. En vrai chevalier, de Castries accepte de vider l’affaire à l’arme blanche, et blesse son adversaire. En conséquence, la populace détruit la propriété de son père. Ce n’est pas ordinaire ; je crois qu’il en sortira des résultats que l’on ne soupçonne même pas actuellement. L’Assemblée (aux mains des Jacobins) a, dit-on, sanctionné ce qui s’est passé aujourd’hui.


14 novembre. — Ce matin le comte de Moustier vient me voir. Nous discutons ensemble son plan de Constitution, et il me dit jouir à la Cour de plus de crédit qu’il ne l’aurait jamais cru. Il me raconte qu’il est personnellement dans les bonnes grâces de la reine, et il s’attend bientôt à ce que l’on demande ses conseils. Le roi et la reine, me dit-il, sont décidés à ne pas abuser de leur autorité, si jamais ils la recouvrent. Il ajoute incidemment que le roi et la reine lui ont tous deux parlé de moi, le premier deux fois, et qu’ils ont de moi une opinion favorable. Ceci peut être utile à mon pays plus tard.

Je rends visite à Mme de Flahaut. Il me semble, à en juger par les apparences, que l’on attend lord Wycombe ; je le dis, mais elle répond que c’est l’évêque. Les invités me suivent de près : Mme de Laborde et Mme de La Tour, puis Montesquiou ; quand nous sommes tous là, arrive lord Wycombe, et il est aussitôt évident que le rendez-vous était pour lui. Nous partons tous, mais bientôt après je reviens en disant à Mme de Flahaut « que je lui serai à charge, pour quelques moments de plus ». Mon lord est plus déconcerté qu’elle. Il ne paraît point encore arrivé au point où il vise. Je me rends ensuite au club, où je trouve plusieurs personnes, qui justifient la conduite de la populace hier. M. de Moustier me dit que M. de Montmorin avait demandé Carmichael comme ministre près de la cour de France, ce qui pourrait être dirigé contre Madison et Short, les compétiteurs actuels. Je doute fort que Montmorin ait fait cette demande.


15 novembre. — J’apprends aujourd’hui, chez Mme de Chastellux, que le garde des sceaux désire avoir un entretien avec moi. Je promets de lui faire une visite. La duchesse d’Orléans me reproche mon absence, et je promets de dîner chez elle demain. À huit heures, je vais à mon rendez-vous chez Mme de Flahaut. Elle n’est pas rentrée des Variétés, mais elle me fait prier d’attendre. Je suis malheureusement obligé de le faire, ayant promis à Capellis de passer ici la soirée. À huit heures et demie, elle vient, accompagnée de Mlle Duplessis. Je montre plus de mauvaise humeur que ne l’admettent le bon sens ou la politesse ; du moins telle serait l’opinion de la plupart des observateurs. Elle se confond en excuses, mais je la traite, elle et ses excuses, comme un Turc. Ses manières et ses paroles sont des plus conciliantes, et elle propose pour demain soir un rendez-vous que je refuse d’accepter. Finalement cependant elle réussit, mais, tandis que nous allons souper, je lui dis qu’elle y manquera probablement, s’il y a une nouvelle comédie.


16 novembre. — Aujourd’hui, selon ma promesse, je dîne au Palais-Royal, et comme la princesse est seule au moment où j’arrive, je l’entretiens de façon à faire quelques progrès dans son estime. Après le dîner, je vais à mon rendez-vous chez Mme de Flahaut, mais je la trouve très entourée. Lord Wycombe, le comte de Luxembourg, M. de Sainte-Foy sont là ; c’est pourquoi je m’en vais. Mes lettres d’aujourd’hui ne sont pas agréables. M. de Flahaut exprime le désir de partir en Amérique comme ministre plénipotentiaire, et me prie d’amener sa femme à donner son consentement, au cas où la place serait obtenue. Je promets de lui en parler. Je vais m’asseoir un moment avec Mme de Montmorin. Elle exprime sa conviction que La Fayette n’est pas à la hauteur de sa situation, ce qui est la vérité même. Elle dit que la reine ne consentira pas à nommer son mari gouverneur des Enfants de France, et que les aristocrates le détestent. À dîner, nous parlons de la pièce de ce soir, Brutus ; on s’attend à ce qu’elle occasionne des désordres. Après six heures, Bouinville et moi allons au théâtre. En quittant l’appartement, comme on suppose qu’il y aura trois partis dans la salle, je m’écrie d’un ton déclamatoire : « Je me déclare pour le roi, et je vole à la victoire. » Ne pouvant trouver de sièges, je me rends à la loge de d’Angivillers, où je découvre que l’on m’attendait, car j’avais promis de venir, puis je l’avais oublié. Lord Wycombe s’y est établi aux côtés de Mme de Flahaut, à la place que j’occupais autrefois. Sainte-Foy est là, en observateur rusé. Je me décide donc à les jouer tous les trois, et je pense avoir assez bien réussi. Je propose à Mme de Flahaut de faire croire au vieux renard qu’elle est attachée au jeune lord ; elle se récrie. Je la crois pourtant décidée à se l’attacher, et il peut se faire qu’elle se brûle les ailes à tournoyer autour de cette flamme. La pièce excite beaucoup de bruit et de disputes, mais il est clair que le parterre, rempli de démocrates, obtient la victoire ; puis, l’ayant obtenue, il crie pendant plus de dix minutes : « Vive le roi ! » Après la pièce, l’on propose de placer le buste de Voltaire sur la scène et de le couronner ; l’on procède à cette cérémonie, au milieu d’acclamations répétées. Pour l’amusement de notre parti, j’écris les lignes suivantes :

« Voyez ! La France, drapée dans le gai manteau de la liberté, dédaigne son ancienne condition, mais elle est fière d’obéir à son barde favori, dont l’esprit est roi, même après sa mort.

« Il dédaigna la route ordinaire du pouvoir et cria : « Abattez tous les tyrans ! » Et, faisant de la foule un Dieu, il a obtenu d’elle une couronne. »

Je les donne à Mme de Flahaut, lui demandant de les faire passer au lord. Il en paraît très content, et cela doit faire plaisir à Mme de Flahaut, puisque cela lui permet de grandir ses propres mérites auprès de ses amis. Elle désire me donner rendez-vous pour vendredi matin, mais je lui demande de m’envoyer son heure par écrit assez à l’avance pour que je puisse l’informer, si quelque chose m’empêchait de m’y rendre. C’est une coquette, et des plus volages.


18 novembre. — Je vais dîner avec le garde des sceaux. Ses domestiques ne savent que faire de moi, chose qui arrive souvent à ma première visite, parce que la simplicité de mon costume et de mon équipage, ma jambe de bois et mon ton d’égalité républicaine, semblent totalement déplacés dans une réception ministérielle. Il est encore à son bureau. Je ne trouve parmi les assistants aucune personne de connaissance, sauf Dupont l’économiste, qui n’a jamais pris connaissance de la lettre que je lui ai apportée de son fils, et qui en semble honteux. La réception du ministre est flatteuse, et il est plein d’attentions pour moi, si bien que ceux qui s’étaient placés près de lui sentent qu’ils ne sont pas à leur place. Après le dîner, il me prend à part pour connaître mes sentiments. Je lui dis que je considère la Révolution comme ayant échoué ; les maux causés par l’anarchie rendront nécessairement son autorité au souverain, qui devrait continuer à rester simple instrument dans les mains de l’Assemblée, etc. Quant à lui, ministre, il devrait, en quittant son poste, se rendre directement du cabinet du roi à son siège dans l’Assemblée et s’y faire le défenseur de l’autorité royale. Il partage mes idées, sauf en ce qui le concerne, disant qu’il a besoin de repos. Ceci n’est pas exact, et je le lui dis. Je lui demande s’il a l’intention de démissionner (Mme de Flahaut m’en a parlé hier soir, comme l’ayant su par son évêque). Il répond qu’il n’en sait rien et qu’il se retirera quand le roi en exprimera le désir. Après cette conversation, je m’entretiens longuement avec l’abbé d’Andrezelle. Il me parle d’une société fondée pour correspondre avec la province et contrecarrer les Jacobins. Je lui soumets quelques idées à ce propos ; il s’en montre très reconnaissant et me demande d’assister à l’une de leurs réunions ; je le promets.


19 novembre. — L’évêque d’Autun insiste beaucoup pour que je reste à dîner au Louvre, mais je vais au Palais-Royal. Nous y rencontrons le duc de Laval. Après le dîner, je m’entretiens avec lui et le comte de Thiard, et je crois comprendre qu’il est sérieusement question de faire venir les troupes de l’Empereur pour délivrer le roi et la reine, et rétablir l’ancien gouvernement. Après le dîner, je vais à la Comédie-Française avec la duchesse pour assister à la représentation de Brutus. Je vais ensuite chez Mme de Ségur où je retrouve Mme de Chastellux. On déplore devant moi que La Fayette ait perdu son influence. En rentrant, elle me dit qu’elle est persuadée que l’empereur fera un effort en faveur de sa sœur. J’ai laissé entendre au comte de Thiard l’avantage qu’il y aurait à confier le Dauphin aux mains de ses gouverneurs et à l’envoyer voyager. Beaucoup de mécontents parmi la noblesse et le clergé de France poussent le chef de l’empire à venger les insultes dont sa malheureuse sœur est abreuvée. Un prétexte aussi spécieux, des raisons aussi plausibles, tant publiques que particulières, en y ajoutant encore un grand intérêt politique et des réclamations territoriales personnelles, tout cela pourrait déterminer un prince entreprenant. Mais il est circonspect, et se fie plus à la diplomatie qu’à la force. Comment cela finira-t-il ? Ce malheureux pays, égaré dans la poursuite des folies métaphysiques, présente au point de vue moral une immense ruine. Nous admirons l’architecture du temple, comme les restes d’une ancienne splendeur, tout en détestant le faux dieu auquel il était dédié. Les chouettes et les corbeaux et les oiseaux de nuit bâtissent maintenant leurs nids dans ses niches ; le souverain est abaissé au niveau d’un mendiant, sans ressources, sans autorité, sans ami ; l’Assemblée est en même temps maîtresse et esclave ; nouvelle au pouvoir, farouche en théorie et novice en pratique, elle accapare toutes les fonctions, bien qu’étant incapable d’en exercer aucune, et elle a enlevé à ce peuple fougueux et fier tous les freins de la religion et du respect. Ici l’imagination peut parcourir des espaces sans fin. Il est impossible de calculer quelle somme de misère sera nécessaire pour changer la volonté populaire. La vue la plus perçante ne peut découvrir quelles circonstances surgiront, dans l’ordre de la divine Providence, pour donner une direction à cette volonté. Nous ignorons également quels talents il se trouvera pour utiliser ces circonstances, influencer cette volonté, et par-dessus tout modérer le pouvoir qui en résultera. Une seule chose semble assez certaine : l’occasion glorieuse est perdue, et (pour cette fois-ci du moins) la Révolution a échoué.


23 novembre. — L’évêque d’Autun arrive pendant que je suis chez Mme de Flahaut aujourd’hui, et, comme ma voiture a été renvoyée, il est triste. Je les quitte et vais chez le comte de Montmorin. Avant le dîner, profilant de ce que le duc de Liancourt et Montesquiou sont là, au cours de la conversation sur les faits et gestes de l’Assemblée, je dis que la Constitution proposée est telle que le Tout-Puissant lui-même ne pourrait en sortir sans créer une nouvelle espèce d’hommes. Après le dîner, j’entretiens Montmorin de sa propre situation. Il se sent très embarrassé, ne sachant s’il doit rester ou s’en aller, ni ce qu’il faut faire, au cas où il resterait. Montesquiou se joint à nous et me questionne sur la dette due par l’Amérique à la France. Comme résultat des renseignements que je lui donne, il convient avec Montmorin de n’accepter aucune proposition sans me consulter d’abord. De là je me rends chez Mme de Ségur. Les enfants y jouent une petite comédie dont le sujet est le plaisir éprouvé par toute la famille à l’arrivée d’un bébé dont la comtesse vient d’accoucher. La pièce a été écrite par le père, auquel j’adresse les lignes suivantes :

« Les autres ne peuvent avoir qu’un rôle dans une comédie, mais vous, mon ami, avec une âme plus haute, vous y êtes universel ; ici, en effet, tout vient de vous : sujet, pièce et acteurs. »

Dès la fin de la pièce, je m’esquive. Mme de La Fayette, qui était là, m’adresse quelques reproches sur mon abandon. La haute situation de son mari lui a longtemps donné le vertige. Quand il sera un peu remis, je verrai s’il peut encore être utile à son pays ou au mien. J’en doute. Je vais au Louvre et j’apprends que Mme de Flahaut s’est disputée avec son évêque qui est jaloux de moi. Cette querelle l’a rendue très malade ; ses amis et ses domestiques s’empressent autour d’elle.


25 novembre. — Après avoir dîné avec Mme Foucauld, je vais chez La Fayette ; j’y suis accueilli assez froidement. Je reste quelque temps, appuyé sur la cheminée. M. La Fayette sort de son bureau et s’approche dès qu’il me voit. Il demande pourquoi je ne viens pas le voir. Je réponds que je n’aime pas me mêler à la foule que je rencontre chez lui, mais que, chaque fois que je lui serai utile, je serai à ses ordres.


26 novembre. — Je vais chez La Fayette et cause avec lui environ une demi-heure. Il me demande ce que je pense de la situation. Je le lui dis sans ménagement, et en m’écoutant il pâlit. Je lui déclare que l’heure approche où tous les honnêtes gens devront se grouper autour du trône ; que le roi actuel est très précieux à cause de sa modération, et que, même s’il jouissait d’un pouvoir excessif, on pourrait lui persuader d’accorder une Constitution convenable ; que ce que l’Assemblée a rédigé sous le nom de Constitution n’est bon à rien ; que pour lui-même, sa situation personnelle est délicate, qu’il commande les troupes de nom, mais pas de fait ; que je ne puis réellement dire comment il faut les discipliner, mais qu’il sera perdu tôt ou tard s’il n’y parvient pas ; que la meilleure ligne de conduite serait peut-être de prendre occasion d’un acte de désobéissance et d’abdiquer ; de cette façon, il conserverait en France une réputation qui serait précieuse, et utile plus tard. Il répond qu’il ne doit son élévation qu’aux circonstances et aux événements, de sorte que, quand les désordres cessent, lui-même tombe, et la difficulté est de savoir les faire surgir. Je prends soin que pas le moindre mouvement ne témoigne mon mépris et mon dégoût, mais je fais simplement observer que les événements surgissent assez vite d’eux-mêmes s’il sait en tirer profit, ce dont je doute, parce que je n’ai aucune confiance en ses troupes.

Il me demande ce que je pense d’un plan en discussion au sujet des évêques protestataires, celui de supprimer leur temporel. Je lui dis que l’Assemblée doit les mettre à la porte tout nus si elle veut que le peuple les habille. Il répond qu’il redoute un peu cette conséquence. Je lui reparle de la nécessité de rétablir la noblesse ; il recule naturellement et dit qu’il voudrait avoir deux Chambres comme en Amérique. Je réplique que la Constitution américaine ne conviendrait pas à ce pays-ci, et que deux Chambres pareilles seraient déplacées là où existe un exécutif héréditaire ; chaque pays doit avoir une constitution en rapport avec les circonstances, et l’état de la France exige un gouvernement plus autoritaire que celui de l’Angleterre. Là-dessus, il sursaute d’étonnement. Je le prie de remarquer que l’Angleterre est entourée d’un fossé profond, et, ne pouvant être attaquée que par mer, elle peut permettre chez elle une foule de choses qui seraient dangereuses dans une situation différente ; sa sécurité dépend de sa marine, au maintien de laquelle sont sacrifiés tous les droits et privilèges de ses citoyens ; dans tous les gouvernements possibles le premier souci doit être le salut public. Il me dit les noms des ministres probables, tous choisis dans le peuple.


27 novembre. — Dîné avec Mme de Flahaut. Elle me dit que son évêque est au mieux avec la reine. Cela s’entend. Elle ajoute que de Moustier dit du mal de moi chez Mme d’Angivillers. Il a tort. Lord Wycombe vient après dîner, on le place à côté, comme d’usage.


28 novembre. — À deux heures, je rends visite à Duportail, le nouveau ministre de la guerre, puis je vais au Louvre. Lord Wycombe s’y trouve ; il a été là toute la matinée, c’est-à-dire de dix heures à deux. Il s’en va, tandis que Mme de Flahaut insiste pour qu’il revienne ce soir. Elle répète qu’il lui avait dit qu’elle m’aimait ; elle en avait d’abord ri, puis l’avait réfuté sérieusement. Elle me demande avec insistance de rester à dîner. M. de Flahaut semble mécontent. Après le dîner, elle m’envoie avec Mlle Duplessis rendre visite à Mme de Guibert, qui me donne une élégie sur son défunt mari, composée par un de ses amis. Quand nous revenons, Monseigneur s’est installé à côté d’elle. Le marquis de Montesquiou s’égaye de les avoir trouvés ainsi. Je quitte cette société pour rendre visite à Mme de Chastellux. Ici la conversation est dans le ton aristocratique à l’excès. Il est question d’enlever le roi. Ma belle amie me parle de faire cadeau à lord Wycombe de la coupe que l’on m’avait donnée autrefois et que j’avais renvoyée. Je crois probable qu’elle l’en a déjà gratifié.


29 novembre. — Je dîne aujourd’hui chez M. de Montmorin. La Fayette arrive et Mme de Montmorin fait remarquer qu’il n’a pas l’air très content de me voir. Elle en demande la raison. Je réponds que dernièrement je lui ai dit certaines vérités si différentes des flatteries auxquelles il est habitué qu’il n’en est pas très satisfait. Montmorin observe que La Fayette n’est pas assez capable pour se tirer d’affaire. Il dit que depuis un mois il a vu les choses bien pires qu’elles ne sont. Il semble craindre une invasion des puissances étrangères et que le comte d’Artois et le prince de Condé ne jouent un jeu serré. Nous verrons. Je vais au théâtre avec Mme de Beaumont, et j’ai le bonheur de me trouver vis-à-vis de ma belle amie. Je ne sais pas si elle m’observe, mais si elle le fait, ce sera utile.


30 novembre. — Je vais aujourd’hui au Palais-Royal pour dîner avec la duchesse, mais elle dîne dehors et je vais au club. Le restaurateur n’est pas bon ; son vin est exécrable. Je vais chez Mme de Ségur : elle est au lit. Elle désire connaître le fond de ma conversation avec La Fayette. Je réponds que je lui ai dit plusieurs rudes vérités, qui n’ont pas été de son goût. J’emmène le vicomte de Ségur chez Mme de Chastellux ; il y lit une petite comédie intitulée : le Nouveau Cercle, qui n’est pas sans mérite, mais il lit trop bien pour qu’on en juge. Pour le reste, il s’est peint lui-même dans le personnage principal de la pièce. Nous avons ici lady Cary, une Irlandaise, qui a, je crois, le mérite d’être une bonne maîtresse de maison à Paris. Je quitte un peu après neuf heures et vais au Louvre. J’y trouve l’évêque, naturellement ; une observation que je fais sur les assignats semble produire sur lui une profonde impression ; si je ne m’abuse, il la citera. Sa manière de la saisir montre un esprit judicieux. Mme de Flahaut s’excuse d’être sortie ce matin ; si je lui avais dit que je viendrais, elle serait restée chez elle. Je réplique d’un ton froid que je suis venu en retard pour ne pas interrompre sa conversation avec son nouvel ami. Elle ressent ce sarcasme sanglant. Elle a passé la journée avec son évêque, qui a mal à la jambe — il se l’est foulée. Je la laisse me poser des questions au sujet de la pièce, où je crois qu’elle ne m’a pas vu, et mes réponses sont de nature à lui donner quelque inquiétude.


1er décembre. — Mon courrier me cause beaucoup d’ennui. Je me lève ce matin avant le jour après une nuit blanche occasionnée par les soucis. Je m’assieds pour écrire à la lueur d’une chandelle, et finir toutes mes lettres à temps. Je reçois un mot de Mme de Flahaut, me demandant de venir entre dix et onze heures, car elle doit rendre visite à Mme d’Angivillers à midi et demi. Je la trouve malade et exhalant ses plaintes, mais je ne suis disposé ni à me disputer ni à la consoler. M. de Flahaut me demande deux fois de lui rappeler, à midi et quart, qu’elle doit aller chez sa sœur. Je dis à madame que depuis que je suis ici chaque courrier m’apporte de tristes nouvelles. Elle désire les connaître, mais je réponds que c’est inutile ; j’en parle en termes vagues, pour que ma conduite ne la surprenne pas. À midi, lord Wycombe arrive et s’installe. Je rappelle plusieurs fois à Mme de Flahaut son rendez-vous avec sa sœur, et je la force à s’en aller, ce dont je m’excuse. Je vais ensuite chez Le Couteulx qui est sorti. Sa femme va sortir et est à moitié déshabillée quand j’arrive. Pendant les quelques minutes que je reste, elle me raconte une curieuse anecdote du comte de Pilau. Il est devenu dévot à un degré étonnant et avec toute la bigoterie de l’Église romaine ; c’est pourtant un homme que les prêtres ont chassé d’Espagne à cause de sa religion, ou plutôt de son absence de religion ; un homme qui a abandonné une immense fortune pour éviter les cérémonies extérieures. Dieu ! que l’homme est faible, inconséquent et misérable ! Je passe chez Mlle Martin, acheter un pot de rouge pour ma sœur à Londres. Je dis à l’évêque d’Autun aujourd’hui, qu’il devrait, si c’est possible, obtenir l’ambassade de Vienne.


6 décembre. — Sir John Miller vient me voir aujourd’hui, et me parle des poids et mesures. Je dîne au Palais-Royal. Après le dîner, visite à M. de La Fayette. Il est en butte à mille petits ennuis ; aussi j’abrège ma visite. L’accueil de Mme de La Fayette est à la glace. Je retourne au Palais-Royal et conduis Mme de Chastellux au Louvre. Au moment de partir, Mme de Flahaut me prie de la conduire chez Mme de Corny. Je suis très froid avec elle, et elle m’en demande la raison. Je la raille à propos de sa liaison avec monseigneur, qui doit encore avoir la soirée aujourd’hui, n’ayant pas eu l’occasion de l’entretenir ce matin comme il le désirait. Elle me rend un cadeau que je lui avais fait, et je lui dis que je n’accepterai rien que son portrait, actuellement en possession de son évêque, mais que je veux l’avoir. Je lui dis encore qu’elle m’oubliera quand je serai parti. Elle le sait depuis longtemps. J’ajoute que l’accueil qu’elle m’a fait, la dernière fois que je suis allé chez elle, a été tel, que je ne lui aurais pas imposé ma visite si Mme de Chastellux ne m’avait pas demandé de l’accompagner. Revenu au Louvre, je la fais descendre, et j’allais me retirer, mais elle insiste pour que je monte. Arrivé chez elle, je prends congé, mais elle me décide à rester encore un peu. Son orgueil la fait parler haut. Puis elle est, ou du moins se prétend, souffrante. Son mari monte et, après quelques mots, je prends de nouveau congé, mais elle me demande en anglais de rester. L’évêque arrive ; je lui reparle de l’ambassade de Vienne, en lui indiquant le moyen de réussir. Je lui dis qu’en ce moment il est également dangereux de faire, ou non, partie de l’Assemblée ; une ambassade à l’étranger est le seul moyen pour lui de rester en évidence, et, s’il peut devenir l’homme de confiance de la reine et de l’empereur, il sera sur la grand’route des grandeurs, dès que les circonstances s’y prêteront. Je reste quelques minutes après lui, puis sors.


8 décembre. — Je reçois aujourd’hui, par la malle anglaise, une lettre qui me presse de partir pour Londres. Je vais au Louvre, selon ma promesse, et trouve Mme de Flahaut au lit ; elle écrit à monseigneur. Le soir je vais au Palais-Royal où j’assiste à la lecture d’une tragédie écrite par M. de Sabran à quatorze ans. Elle est très bien écrite, mais Mme de Flahaut m’appelle avant la fin. Je retourne souper au Louvre. Je prête à Mme de Flahaut 1,200 francs de papier pour racheter une somme égale d’or qu’elle a engagée. Je ne compte pas être remboursé.


9 décembre. — Je pars pour Londres.