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Journal de Gouverneur Morris, ministre plénipotentiaire des États-Unis en France de 1792 à 1794, pendant les années 1789, 1790, 1791 et 1792/Année 1789

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ANNÉE 1789

1er mars. — Je soupe chez Mme de la Caze ; nous y faisons une partie de quinze. M. de Bercheny, n’ayant rien de mieux à faire, me pose une foule de questions sur l’Amérique, mais je vois bien qu’il se soucie peu des réponses. Désirant lui donner une juste idée de notre nation au moment où il me parlait de la nécessité d’avoir une flotte et des armées pour nous préserver des invasions, je lui dis que rien ne serait plus difficile que de vaincre une nation dont chaque individu, dans son orgueil d’être libre, se croit roi. « Et si vous le regardiez avec hauteur, il vous dirait : Je suis un homme. Qu’êtes-vous de plus ? — Tout ceci est très bien, mais il doit y avoir une différence de rang, et je dirais à l’un d’eux : Vous, monsieur, qui êtes l’égal d’un roi, faites-moi une paire de chaussures. — Mes concitoyens, monsieur, ont une manière de penser qui leur est propre. Le cordonnier vous répondrait : Monsieur, je suis heureux d’avoir l’occasion de vous faire une paire de chaussures. C’est mon devoir de faire des chaussures. J’aime remplir mon devoir. » — Mais cette manière de penser et de parler est trop mâle pour le pays où je suis.


3 mars. — M. le comte de N… me fait l’honneur de me rendre visite et me retient jusqu’à trois heures. Je m’habille rapidement pour aller dîner chez Mme la comtesse de Beauharnais, qui m’a invité il y a huit jours. Arrivé à trois heures un quart, je trouve au salon du linge sale et pas de feu. Tandis qu’une servante emporte le premier, un domestique allume le second. Trois petits bâtons sur une épaisse couche de cendres ne me donnent pas l’espoir d’une grande chaleur, mais la fumée dissipe tous mes doutes quant à l’existence du feu. Pour chasser cette fumée l’on ouvre une fenêtre, et comme la journée est froide, je puis jouir d’un air aussi frais qu’on peut l’espérer raisonnablement dans une ville aussi grande. Vers quatre heures les invités commencent à arriver, et je soupçonne que, madame étant prête, j’aurai l’honneur de dîner avec ces excellents membres de l’espèce humaine, qui se consacrent aux Muses. De fait, ces messieurs se mettent à se complimenter mutuellement sur leurs œuvres, et comme il ne faut pas s’attendre à la régularité dans une maison dont la maîtresse s’occupe plus du monde intellectuel que du monde matériel, j’ai la charmante perspective de voir cette scène se continuer longtemps. Vers cinq heures, la comtesse vient annoncer le dîner, et les poètes affamés montent à l’assaut de la table. Étant venus avec un bon appétit, ils ont certainement raison de louer le menu ; pour moi, je m’en console en songeant qu’aujourd’hui au moins, je n’aurai pas d’indigestion. Je l’aurai cependant échappé belle, car le beurre rance, dont le cuisinier s’est servi à profusion, me cause de grandes craintes. Au surplus, si la nourriture n’est pas trop abondante, nous avons la consolation de nous rattraper sur la conversation. Comme je ne possède pas le français à fond, nombre de jeux de mots m’échappent ; parmi les autres invités, chacun était occupé soit à placer un bon mot, soit à en préparer un ; il n’est donc pas étonnant que pas un ne trouve le temps d’expliquer celui de son voisin. Tous s’accordent à dire que nous vivons dans un siècle manquant au même degré de justice et de goût. Chacun trouve dans le sort de ses propres œuvres de nombreux exemples pour justifier ses critiques. On me dit, à ma grande surprise, que le public condamne maintenant les pièces de théâtre avant même de les avoir entendues, et pour m’enlever mes doutes, la comtesse a la bonté de m’assurer qu’une décision aussi téméraire a été prise pour une de ses pièces. Nous nous levons de table en nous apitoyant sur la décadence moderne. Je prends congé aussitôt après le café, qui ne déshonore d’aucune façon le repas précédent ; la comtesse m’informe que le mardi et le jeudi elle est toujours chez elle, et qu’elle sera toujours contente de me voir. Tout en bégayant quelque compliment comme réponse, je suis intimement convaincu de mon indignité à prendre part à des festins aussi attiques, et je me promets de ne plus jamais occuper la place d’où j’ai peut-être exclu un personnage plus digne.


5 mars. — Voyage à Versailles avec M. Jefferson, pour rendre visite à M. de Montmorin, qui se montre poli, mais laisse entendre qu’il est déjà dérangé plus qu’il ne le voudrait par des étrangers. Nous nous rendons ensuite chez le comte de La Luzerne, qui me reçoit avec un air de hauteur que je n’avais jamais éprouvé jusqu’ici. À la lecture de la lettre d’introduction que m’a donnée son frère le marquis, ses traits et ses manières s’adoucissent immédiatement, et il se montre affable. Il rejette sur la goutte dont il souffre à la jambe la faute de son mauvais accueil, devant lequel je n’avais pu m’abstenir de faire la grimace. Je mets fin à cette visite le plus vite possible, et me rends chez le comte d’Angivillers, dont la politesse me dédommage largement de l’atmosphère ministérielle que je viens de respirer. Malgré ma résolution, ma visite est trop longue. Ainsi, le dérangement même que je lui cause est un compliment dont il ne peut apprécier la valeur. — Ces visites, toutes courtes qu’elles soient, sont les premières que j’aie jamais faites à une cour et m’ont convaincu que je ne suis pas fait pour y réussir. Je rentre à Paris dîner chez Mme de Tessé : des républicains de la plus belle eau. La comtesse, femme très raisonnable, s’est fait sur le gouvernement des idées qui, je crois, ne répondent ni à la situation, ni aux circonstances, ni aux dispositions de la France, et il y en a beaucoup comme elle.

Passé la soirée chez Mme de Chastellux, où se trouvait la duchesse d’Orléans. Mme de Chastellux me présente à Son Altesse, en m’informant qu’Elle a eu la bonté de permettre que je lui fusse présenté. Au cours de ma visite. Son Altesse royale condescend à parler à quelqu’un qui n’est qu’un homme. Mon expérience du matin m’a appris la valeur de ces quelques paroles prononcées avec bienveillance par une personne d’un si haut rang.


7 mars. — Dîné chez le baron de Montboissier, à la demande de M. de Malesherbes, qui est présent. C’est un vieillard agréable et respectable, dont la belle-fille, Mme de Montboissier, a cinq beaux enfants. Elle en est bien heureuse ; du moins elle en a plus l’apparence que toutes les autres femmes que j’ai vues ici. M. l’évêque d’Arras me dit que notre nouvelle constitution est la meilleure qui ait jamais été rédigée ; les quelques défauts qui s’y trouvent proviennent de ce que nous avons imité celle de l’Angleterre.


15 mars. — Je vais souper chez le comte de Puisignieux. J’apprends que La Fayette ne sera probablement pas élu en Auvergne, — et je découvre que certaines personnes en sont ravies. Comme il fallait naturellement s’y attendre, sa conduite est blâmée par tous ceux qui touchent à l’ordre de la noblesse. Je le crois engagé trop à fond, car, si je ne m’abuse, il est beaucoup plus aristocrate que ses adversaires. De fait, la constitution du pays devant inévitablement subir des changements qui diminueront le pouvoir du monarque, il est clair que, si la noblesse n’obtient pas une sanction constitutionnelle pour quelques-uns de ses privilèges, il sera loisible au ministère de la confondre plus tard avec le peuple (selon l’étrange doctrine du duc d’Orléans) ; il en résultera soit la tyrannie de la noblesse, soit l’anarchie à laquelle il faut s’attendre, si l’on donne au royaume de France la mauvaise constitution de la Pensylvanie.


17 mars. — Ce soir, après le souper, dans le salon du baron de Besenval, M. le comte de Puisignieux, qui a des terres à Saint-Domingue, me demande de parler du commerce des îles à M. de Malesherbes. Ceci à propos d’une lettre écrite il y a quelques années sur ce même sujet à M. de Chastellux. Je lui réponds que je ne me sens pas à même d’entretenir les ministres d’affaires publiques, mais si M. de Malesherbes veut bien me demander mon avis, mon devoir sera de le donner, après les politesses dont j’ai été l’objet de sa part. En effet, je préférerais laisser à notre ministre plénipotentiaire le soin de nos affaires, et donner simplement mon avis.


21 mars. — Le colonel de Laumoy déjeune avec moi aujourd’hui et nous allons ensemble à Versailles. Nous nous invitons à dîner chez le comte d’Angivillers, puis nous allons voir les appartements du château de Versailles. C’est un immense monument de la vanité et de la folie de Louis XIV. Nous ne voyons ni le roi ni la reine, mais comme nous ne sommes pas venus pour eux, cela ne fait rien. De même que tous les parasites de la cour, ce n’est pas eux que nous voulons, mais ce qui est à eux, — avec cette différence pourtant que nous voulons satisfaire notre curiosité, et non notre cupidité. Le roi est bien logé, — je ne puis voir les appartements de la reine, parce que Sa Majesté s’y trouve, mais il y a dix à parier contre un que je la trouverais plus belle que n’importe lequel de ses meubles. Je me contente de regarder son portrait par Mme Lebrun ; il est très beau, et ne le cède sans doute en rien à l’original.


22 mars. — Passé la soirée chez Mme de Duras-Durfort. Pour la première fois, j’ai le sentiment de la musique que l’on peut tirer de la harpe. Dans le boudoir à côté du salon, j’ai le plaisir de rester une heure, seul, dans une demi-lumière ressemblant exactement au crépuscule ; j’écoute les plus doux sons au milieu de la tranquillité la plus parfaite. Ensuite la scène change : un évêque du Languedoc prépare le thé ; les dames font cercle et chacune prend sa tasse. Ceci semblerait étrange en Amérique, tout autant que ce chevalier de Saint-Louis, qui ce matin m’a demandé l’aumône, après s’être présenté lui-même.


25 mars. — Visite chez Mme de Chastellux. Mme de Ségur et M. de Puisignieux y arrivent bientôt ; peu après, la duchesse d’Orléans, et d’autres personnes encore. La duchesse est aimable et assez belle pour punir le duc de ses écarts de conduite. Le nombre des invités semblant vouloir augmenter, Mme de Ségur se retire de bonne heure. La veuve du feu duc d’Orléans arrive aussi, et à son départ, elle embrasse la duchesse, selon l’usage. Je fais la remarque que les Parisiennes sont très portées à manifester publiquement leur tendresse mutuelle. Cela provoque, de la part de Son Altesse royale, sur la personne qui vient de sortir, des observations donnant lieu de croire qu’un baiser ne dénote pas toujours une grande affection. En s’en allant, elle veut bien dire qu’elle est contente de m’avoir rencontré, et je la crois. Cela tient à ce que j’avais prononcé certaines expressions et certains jugements un peu tranchants ; ils lui ont plu par leur contraste avec les fades politesses qu’elle a l’habitude de recevoir partout. J’en conclus que moins j’aurai l’honneur d’être en aussi bonne compagnie, mieux cela vaudra, car avec l’attrait de la nouveauté tout disparaîtra. Et je serai probablement pire qu’ennuyeux. Tout le monde se plaint du temps, et, malgré tout, le temps ne s’améliore pas. Il ne pourrait être plus affreux, si nous le louions.


27 mars. — Le maréchal de Castries vient chez moi et m’emmène dîner chez M. et Mme Necker. Au salon, nous rencontrons Mme de Staël. Elle paraît être une femme de sens, mais tout en ayant quelque chose de masculin dans le caractère, elle a absolument l’air d’une femme de chambre. M. Necker entre un peu avant le dîner. Il a une tournure et des manières de comptoir, qui contrastent fortement avec ses vêtements de velours brodé. Son salut, sa manière de parler, etc., disent : « C’est moi l’homme ! » La moitié des personnes présentes sont des académiciens. Parmi eux se trouve la duchesse de Biron, née Lauzun. Je remarque que M. Necker paraît absorbé par des idées tristes. Je ne pense pas qu’il puisse rester au ministère une demi-heure après que la nation y aura réclamé son maintien. Il est accablé par le travail, et madame reçoit continuellement des mémoires de différents côtés, si bien qu’elle paraît aussi affairée que lui. J’ai beaucoup de peine à le croire réellement un grand homme. Je fais là un jugement téméraire, mais peut-on s’empêcher de former un jugement quelconque ? Je me tromperais aussi, s’il n’était pas un homme laborieux.

En sortant au dîner, je fais une visite à Mme de Chastellux. La duchesse d’Orléans nous rejoint au bout de quelque temps et nous formons un trio pendant une demi-heure. Elle a quelque chose sur le cœur, peut-être a-t-elle besoin d’être aimée. J’excuse la mauvaise conduite de son mari, et lui conseille de donner à son fils, M. de Beaujolais, le goût des affaires ; autrement, à vingt-cinq ans, après avoir épuisé toutes les jouissances que peuvent procurer le rang et la fortune, il sera malheureux de ne pas savoir comment s’occuper. Elle répète qu’elle est très contente de me voir. C’est très bien de sa part, mais j’ignore ce que cela signifie exactement.

Je me rends ensuite chez le baron de Besenval. La société est nombreuse, et il s’y trouve le vicomte de Ségur, qui passe pour le fils du baron ; il faut admettre qu’il l’est réellement, si l’on accepte comme preuve leur ressemblance physique et leur tendresse mutuelle. Ce jeune homme est le Lovelace du jour, et aussi remarquable que son père comme séducteur. Il ne manque pas d’intelligence.

Les invités semblent croire d’une façon générale que ce n’est pas la peine de convoquer les États généraux pour une chose d’aussi peu d’importance que le déficit. Voici donc la situation de M. Necker : s’il arrive des malheurs, on l’en rendra responsable ; s’il s’en tire à son honneur, d’autres réclameront la gloire des bonnes mesures que pourront adopter les États généraux. Il aime la flatterie, étant lui-même flatteur ; il est donc facile à tromper. Il croit que beaucoup le défendent par estime, alors qu’ils ne font que se servir de lui, et qu’ils rejetteront leur instrument dès qu’il ne pourra plus leur être utile. Necker est en bonne posture jusqu’en mai, mais il disparaîtra probablement à ce moment, à moins qu’il ne trouve de nouveaux expédients. La Caisse d’escompte est pleine d’effets royaux. Il lui manque donc à la fois le moyen et la volonté de venir au secours du ministre.


30 mars. — J’apprends que j’ai commis une bêtise en répondant à un mot de Mme de Corny par un autre adressé à monsieur. Malgré la signature de Corny, j’aurais dû mieux lire l’écriture. Je dîne chez le maréchal de Castries. Je lui glisse un mot au sujet de la dette américaine, en exprimant le désir de l’entretenir à ce sujet. Il me fixe un rendez-vous pour demain. Je vais chez Mme de Chastellux ; Mme de Ségur arrive un peu plus tard. Elle fait une courte visite, étant invitée pour la soirée. Peu après son départ, vient Mme la duchesse d’Orléans. Un regard de Son Altesse royale donne à entendre qu’elle croit M. Morris un peu amoureux de Mme la marquise, mais Mme la duchesse se trompe. Il est vrai que cette erreur ne peut faire de mal à personne. Le vicomte de Ségur arrive aussi, et son coup d’œil, qu’il cherche à cacher, me dit qu’il me croit incliné à suivre son conseil de l’autre jour, c’est-à-dire à faire la cour à cette dame ; ce même coup d’œil me dit que lui aussi a l’intention de la consoler de la perte de son mari. Je me rends de là chez Mme de Flahaut ; c’est une femme élégante, et ses invités sont gens du meilleur monde. Elle ne manque pas d’intelligence, et je la crois remplie de bonnes dispositions. Nous verrons.


2 avril. — Visite à Mme de Chastellux. Mme de Rully, femme d’honneur de la duchesse d’Orléans, vient aussi. Elle a de très beaux yeux dont elle sait très bien se servir. Elle n’est nullement hostile à la douce passion d’amour. Nous verrons. Mme de Chastellux, sœur de feu M. de Chastellux, nous rejoint, bientôt suivie de la duchesse d’Orléans. Elle se plaint de la migraine, mais je la crois plutôt de mauvaise humeur que souffrante. M. Morris ne me semble pas être un hôte aussi agréable qu’auparavant. Je prends congé pour aller souper chez Mme de Corny. Peu après moi, arrive Mme de Flahaut, puis M. de Corny. Il a inutilement revendiqué les droits de la ville de Paris. Il nous lit son discours. M. Necker est blâmé, et la société ne semble pas portée à l’indulgence à son égard. J’avais appris chez Mme de Chastellux que le roi a été informé par exprès que M. de Calonne se trouve à Douai, et qu’il sera probablement élu membre des États généraux. Celle nouvelle ne déplait pas aux personnes présentes.

Au moment de partir, Mme de Corny me dit : « Eh bien, je vous ai fait souper avec Mme de Flahaut ; ne suis-je pas une bonne femme ? — Oui, madame. » Mon compliment se termine par une pression de la main et un regard de reconnaissance.


3 avril. — Pour tenir la promesse faite à Mme de Flahaut, je vais au Louvre voir les statues et les tableaux. Elle est au lit, et son beau-frère est assis à ses côtés. Il est vraisemblable qu’elle a, comme elle le dit, oublié son rendez-vous. M. de Flahaut arrive. Elle nous envoie en avant, et elle nous rejoindra. Nous traversons la cour du Louvre dans la boue et nous regardons les statues. Nous ne pouvons pas voir les tableaux ; ce plaisir sera pour une autre fois. De retour chez elle, son mari, croyant que je vais la suivre par pure politesse, m’en dispense avec bienveillance. Je suis donc obligé de prendre congé. Ainsi une scène dont mon imagination m’avait fait une merveille, se réduit à rien du tout. Le temps contribue à la rendre désagréable : du vent, de la pluie, et, naturellement, de la boue à l’extérieur et de l’humidité à l’intérieur. C’est la vie ! Au moment où je m’en vais, M. de Flahaut exprime le désir de me revoir bientôt, et me demande de le mettre à l’épreuve, s’il peut m’être utile en quoi que ce soit. Cette politesse est toujours agréable, mais il faudrait être fou pour y croire. Je vais de là chez M. Le Normand pour avoir une copie qu’on devait m’envoyer ce matin, mais en son absence on l’aura oubliée. Cela est arrivé exactement comme je m’y attendais. Le commis me la promet pour ce soir.

C’est le jour des accidents. En sortant de là, je glisse au moment de monter en voiture et je me fais très mal à la cheville. Ainsi tout va mal. Je vais voir la comtesse de Durfort. Elle a du monde et elle vient de se lever. Elle veut me retenir à dîner, mais je refuse. Elle doit souper chez le baron de Besenval et je promets de m’y trouver si je le puis. Elle réplique que, si je n’y vais pas, c’est que je ne veux pas. « On peut tout ce qu’on veut. » En réponse, je balbutie un mauvais compliment. Je ne suis certainement bon à rien et la seule chose sensée que je puisse faire est de rentrer chez moi. C’est ce que je fais. Étant de très mauvaise humeur, je trouve le dîner exécrable. Je menace de changer de traiteur, ce qui est ridicule à l’extrême. Le garçon, qui est très humble, doit, je crois, me mépriser de me voir parler avec colère avant de pouvoir parler français.

À cinq heures, je rends visite à Mme de Ségur. Mme de Chastellux et Mme de Puisignieux sont avec elle. En parlant des hommes et des choses de la politique, j’ai la faiblesse et l’absurdité d’exprimer une foule d’opinions que je devrais cacher, et que j’aurai peut-être lieu de modifier. Deux dames viennent, et, comme je m’en vais, Mme de Ségur, à qui j’avais fait part de mon intention de voir M. Jefferson, a la politesse de dire : « Nous nous reverrons, monsieur Morris ? » J’ai la stupidité de répondre par l’affirmative. Je passe chez M. Jefferson avec qui je reste une heure, ce qui fait au moins cinquante minutes de trop, car sa fille avait quitté la chambre à mon approche, et n’attend que mon départ ; du moins, je le crois. Selon ma promesse, je retourne voir Mme de Ségur, et l’on m’introduit dans la pièce où elle se trouve avec son beau-père. Il est étendu sur un sofa et souffre de la goutte à la main droite, la seule qui lui reste. Mme de Chastellux se trouve là également, ainsi qu’une autre dame. Je pense que j’ai eu tort de venir ; c’est pourquoi je trouve très difficile de m’en aller. Enfin je m’esquive, et pour couper court à toute nouvelle folie aujourd’hui, je me décide à rentrer chez moi.


6 avril. — Ce soir, chez Mme de Puisignieux, on me dit qu’il y a du blé en quantité suffisante dans le royaume, mais qu’il est acheté par les accapareurs. M. Necker est soupçonné d’avoir engagé les fonds et le crédit du gouvernement dans cette opération, qui rapportera à la couronne cent cinquante millions. Je ne puis m’empêcher d’exprimer ma désapprobation de cette vile calomnie, et M. de Puisignieux semble honteux d’en avoir parlé. Combien misérable est la situation de M. Necker, élevé si haut au-dessus des autres hommes ! Les services qu’il rend, et qui sont le fruit d’une sollicitude inquiète, sont attribués au hasard, ou ramenés aux proportions d’événements courants. Mais tous les malheurs publics, jusqu’à ceux causés par les saisons ou la cupidité humaine, sont mis au compte de l’ignorance ou de l’injustice de l’administration. M. Le Couteulx désire que j’aille avec lui voir l’un des ministres au sujet de la cargaison de la Russell, car il craint qu’une offre faite par lui ne soit considérée que comme une spéculation privée. L’après-midi, je vais chercher M. Le Couteulx, comme il a été convenu. Nous nous rendons chez M. Montliérain, et M. C… aborde l’affaire. Je vois qu’il avait raison à propos de l’accueil qu’on lui fait, mais j’y coupe court en mettant de suite les choses sur leur véritable terrain, sans faire aucun de ces compliments qui avaient déjà été faits et dont, par conséquent, l’on pouvait maintenant se dispenser. Il en résulte que M. Montliérain apporte plus de sérieux à son examen. On envoie chercher le frère du premier magistrat de Lyon, qui nous est tout acquis. Après avoir pesé les diverses objections, la chose paraît si importante que l’on décide d’en faire part demain par écrit à M. Necker. Je stipule formellement que, si mon nom est prononcé, M. Necker saura que le but de cette offre est de venir au secours de l’administration, et surtout d’aider la population malheureuse, sans qu’il y ait là la moindre préoccupation pécuniaire.


8 avril. — La procession de Longchamp nous fait voir un étrange mélange de mauvais fiacres et d’équipages superbes, avec tous les degrés intermédiaires. Pendant ma visite à Mme de Chastellux ce soir, la duchesse d’Orléans fait savoir qu’elle ne peut pas venir comme elle en avait l’intention. Mme de Chastellux me dit que la duchesse avait remarqué que je n’étais pas venu depuis quelques jours, et qu’elle aurait voulu me voir ce soir chez Mme la marquise. C’est là un badinage que je commence à comprendre, et je n’y vois rien qui flatte ma vanité. Tant mieux. J’assure Mme la marquise de ma vénération et de mon affection, etc., pour les vertus de Son Altesse royale, et je le fais avec beaucoup plus de sincérité que ne devrait l’espérer une personne de son rang. Elle m’assure que Mme de Rully est une friponne. Je réponds que cette nouvelle me désole, car je m’en étais épris au suprême degré, et que je suis tout abasourdi de cette communication. Tout cela s’entend.


12 avril. — Visite à M. Le Normand à la campagne. Je suis très surpris d’apprendre que les moutons sont mis à couvert pendant l’hiver. J’attribue ce fait avec d’autres à une ignorance profonde de l’agriculture, car cette science est réellement très peu comprise en France. On la cultivera à cause de l’anglomanie qui actuellement sévit sur ce pays. Si l’on améliore en même temps l’agriculture et la constitution, il sera difficile de prévoir la puissance future de la nation, mais les Français semblent faire des progrès bien plus rapides dans les beaux-arts que dans les arts utiles. Cela vient peut-être du gouvernement qui opprime l’industrie, mais favorise le génie. Nous avons ici mille preuves que le propriétaire ne sait pas calculer ; c’est ainsi que nous voyons une très grande maison qui n’est qu’à moitié achevée, et un jardin ou parc qui, s’il est jamais achevé, sera peut-être magnifique, et aura, en tout cas, coûté une somme énorme. La société est nombreuse, mais le dîner est peu copieux. Un abbé déclame violemment contre les modérés en politique. Il dit qu’il enlèvera le poste d’assaut. Ce sera quelque peu difficile, le roi ayant déjà tout rendu à discrétion. Je prie le comte de P… de lui demander ce qu’il désire. Il répond que c’est une constitution. Mais laquelle ? Il ressort de ses explications qu’il exige moins que ce qui est déjà accordé, et un certain nombre d’assistants ne partagent pas son avis, parce qu’il ne demande pas assez. Et voilà celui qui veut tout prendre d’assaut. Une discussion ennuyeuse s’engage ; je n’y fais aucune attention, mais je remarque que cela déplaît aux dames, dont les voix délicates sont couvertes par les éclats des orateurs. Cela leur arrivera encore plus d’une fois, si vraiment les États généraux rédigent une constitution. Ce serait particulièrement à déplorer pour les dames, qui seraient par là même privées de leur part dans le gouvernement ; elles ont joui jusqu’ici d’une puissance presque illimitée, non sans y prendre un extrême plaisir, mais peut-être pas toujours pour le plus grand bien de la communauté.


15 avril. — Je rends visite aujourd’hui à M. Millet. Il est en train de jouer avec plusieurs personnes ayant l’air de joueurs de profession. Mme Millet est sortie et s’occupe probablement d’un jeu tout différent. Je vais ensuite chez Mme de Durfort. Elle me fait savoir qu’elle va rendre visite à un malade, et elle emmène un officier de dragons pour l’aider à surmonter sa douleur. Je prends le thé chez Mme de Chastellux, qui me raconte de nombreuses anecdotes sur le pays. Deux dames entrent et abordent la politique. L’une d’elles déteste tellement M. Necker qu’elle paraît s’en vouloir à elle-même d’avoir admiré un petit jeu d’esprit, composé par lui, il y a plusieurs années, et que Mme de Chastellux vient de nous lire.


17 avril. — Au cours d’une très longue conversation, M. de La Fayette me raconte l’histoire de sa campagne électorale en Auvergne. Je m’aperçois qu’il a maintenant une idée plus claire de ce qu’il doit faire. Nous discutons les chances d’une révolution à Paris, et nous convenons qu’elle pourrait occasionner beaucoup de mal, sans pouvoir produire lu moindre bien ; il vaudrait mieux, en conséquence, rédiger une protestation contre la façon dont les élections sont faites, tout en continuant à y procéder. Il y aura cet après-midi une réunion de la noblesse, et M. de Clermont-Tonnerre y prononcera un discours. On doit essayer de le faire élire député ; c’est pourquoi on le fait connaître dès maintenant comme orateur. La Fayette dit qu’il a du génie et qu’il appartient à une bonne famille, bien qu’il soit sans fortune. Je vais dîner chez M. de La Bretèche. M. de Durfort arrive à la fin du repas. Il s’est rendu à la réunion. Le discours de M. de Clermont a été fort admiré, et il a conquis une énorme majorité, malgré, dit M. de Durfort, le désir des amis de M. Necker. Je suis très curieux, et, entre autres choses, je demande si M. de La Fayette se trouvait là. Il y était, et a même dit quelques mots qui étaient très bien ; M. de Durfort n’étant l’ami, ni de M. de La Fayette, ni de M. Necker, je suppose que tout s’est très bien passé.

On rassemble dix mille hommes de troupes dans les environs de Paris ; les gardes suisse et française sont déjà à l’intérieur des barrières, augmentant ainsi la maréchaussée de six nulle hommes ; si nous avons une émeute, l’action sera chaude. La révolution qui a lieu actuellement dans ce pays est étrange. Les quelques personnes qui l’ont mise en branle sont étonnées de leur propre ouvrage. Les ministres aident à détruire l’autorité ministérielle, sans savoir ni ce qu’ils font, ni ce qu’ils devraient faire. M. Necker, qui croit tout diriger, n’est peut-être lui-même qu’un instrument au même degré que ceux dont il se sert. Je crois que l’on désire sa chute, mais elle ne surviendra pas aussi vite que ses ennemis s’y attendent. Le hasard décidera qui pourra diriger les États généraux, si toutefois ceux-ci se laissent diriger. Grand Dieu ! quelle scène cela fournirait à un caractère hors ligne ! La Fayette m’a donné ce matin un avant-goût du côté drolatique du drame. Le duc de Coigny, l’un des amants de la reine, a reçu, de ses commettants, l’ordre de proposer qu’en cas d’accident la reine ne soit pas régente, et lui, La Fayette, détesté à un degré égal par le roi et la reine, se dispose à combattre cette proposition. Je lui soumets un ou deux arguments qui me viennent à l’esprit en faveur de sa thèse, mais il veut se placer sur un terrain différent. Toutes ses préférences vont à une république, tandis que mon opinion, basée sur la seule nature humaine, ne doit pas avoir beaucoup de poids dans un siècle si raffiné. Il serait, en effet, ridicule que ceux qui affectent de ne pas croire en Dieu crussent en l’homme.


18 avril. — Cet après-midi, nous prenons une tasse de thé en tête à tête avec Mme de Ségur, tout en conversant agréablement. Le thé est très bon, mais la conversation de la maréchale est encore bien plus exquise que son thé, qui vient de Russie. Le maréchal de Duras arrive, et adresse beaucoup de galanteries et quelques conseils à Mme de Ségur, qui parait également insensible aux unes et aux autres. Je vais ensuite passer une heure avec Mme de Chastellux au Palais-Royal ; je la trouve avec son fils sur ses genoux. Une mère dans cette situation est toujours intéressante, mais la perte que celle-ci vient de faire la rend plus particulièrement telle. Au cours de la conversation, comme je m’informe de la santé de la princesse, elle me répète un message que celle-ci m’avait déjà fait. Je fais remarquer alors qu’il me déplairait autant de ne pas me montrer respectueux que d’être indiscret ; je désire donc savoir ce que je devrais faire, si je rencontrais Son Altesse partout ailleurs qu’ici, et j’ajoute qu’à mon avis je ferais mieux de ne pas sembler la connaître. Elle répond que je puis être sûr d’être reconnu par la princesse. J’ajoute encore que, bien qu’étant personnellement indifférent aux avantages de la naissance, et ne respectant en Son Altesse royale que les vertus qu’elle possède, je me sens pourtant contraint de me plier extérieurement aux sentiments et aux préjugés des personnes parmi lesquelles je me trouve. Entre neuf et dix heures, il devient évident que la duchesse ne viendra pas aujourd’hui, et je prends congé, en envoyant cette réponse au message que j’avais reçu : « J’ai été voir Madame la duchesse chez Mme de Chastellux, et je suis désolé de ne l’y avoir point rencontrée. »


20 avril. — Ce soir, tandis que je prenais le thé dans le salon de Mme de Flahaut, le marquis de Boursac arrive tout droit des sections de vote. Il s’est activement employé toute la journée à contrecarrer les projets des ministres en ce qui touche aux élections de la noblesse, et il pense avoir réussi. Une réunion se tiendra demain matin chez le prévôt de Paris, pour fixer définitivement la ligne de conduite à suivre. Mme de Flahaut va faire sa visite de condoléances à Mme de Guibert, dont le mari, du parti Necker, s’est vu privé de son emploi au ministère de la guerre, ce dont, entre parenthèses, elle est enchantée ; mais Mme de Guibert le sera beaucoup moins, bien qu’elle n’appartienne pas au même parti que son mari. Je promets à Mme de Flahaut de revenir et je me rends chez M. Millet. Je reste quelque temps avec lui et sa maîtresse, puis je vais chez Mme de Corny. Elle est très heureuse de l’opposition qui paraît vouloir se manifester parmi les nobles. Elle me raconte une anecdote que M. de Breteuil a recueillie de la bouche de M. de Machault. Le roi et les princes se sont unis pour s’opposer au progrès de la liberté, dont la rapidité semble leur avoir enfin inspiré de sérieuses alarmes. Le roi a offert la place de premier ministre à M. de Machault, qui a refusé en raison de son grand âge. On lui demanda alors son avis sur Necker : « Je n’aime pas sa conduite, mais je crois qu’il serait dangereux de s’en séparer actuellement. » Mme de Corny me presse de rester à souper, mais je refuse, en lui disant que j’ai promis à son amie Mme de Flahaut, et elle trouve naturellement cette excuse suffisante. Je retourne chez Mme de Flahaut ; j’y rencontre l’évêque d’Autun, et je parle politique plus que je ne le devrais.

Je suis d’avis que si la Cour essaye maintenant de reculer, il est impossible de prévoir les événements. Les chefs du parti patriote ont été si loin qu’ils ne peuvent pas battre en retraite sans se compromettre. Si la nation a réellement quelque vigueur, le parti dominant aux États généraux pourra, à sa volonté, renverser la monarchie elle-même, au cas où le roi se risquerait à un conflit avec l’Assemblée. La Cour est extrêmement faible et les mœurs en sont si corrompues, qu’elle ne pourra résister à une opposition bien organisée. À moins que la nation tout entière ne soit également dépravée, il est probable qu’une tentative de retraite, maintenant qu’il est trop tard, ne ferait qu’attirer sur la Cour le plus profond mépris.


21 avril. — Ce soir, en sortant de la Comédie-Française, je vais chez Mme de Chastellux et elle me donne des nouvelles de Versailles. M. de La Vauguyon ne retournera pas en Espagne ; il y sera remplacé par M. de La Luzerne. J’espère que M. de Ségur ira à Londres. La noblesse de Paris a décidé de procéder aux élections, tout en protestant contre le règlement. C’est le parti le plus sage. Mme de Chastellux me dit que la duchesse d’Orléans avait laissé un message pour moi, peu de temps avant mon arrivée. Elle tient à me faire voir son fils, M. de Beaujolais.


22 avril. — M. Jefferson goûte beaucoup mon plan financier[1]. Nous attendons jusqu’à quatre heures M. de La Fayette, qui arrive alors en déshabillé, ayant été retenu par la politique jusqu’à ce moment. Nous croyons que tout va bien. Je propose que les États généraux éloignent la garde suisse de la personne du roi, et adressent en même temps des félicitations aux troupes nationales. M. Jefferson ne croit pas que cela ait grande importance, mais je réussis à convaincre La Fayette, il désire savoir de nous s’il devra prendre une part active aux débats des États généraux. Nous convenons qu’il ne devra parler que dans les circonstances importantes. Nous allons ensuite au Palais-Royal avec Jefferson pour faire prendre nos silhouettes.


24 avril. — Ce soir, pendant le souper chez le baron de Besenval, on nous parle d’un exprès qui vient d’apporter la nouvelle de la mort de l’empereur ; cette nouvelle est bientôt démentie. Il semble pourtant qu’il devra bientôt quitter ce monde. On parle longuement aussi de désordres occasionnés par la disette. Tous les convives qui sont des adversaires des ministres actuels, en sont bien contents. Nous apprenons aussi qu’il y aura un nouveau ministère, dont Monsieur sera le chef, tous les ministres actuels devant se retirer, sauf Necker. Les personnes présentes auraient de beaucoup préféré renvoyer Necker et garder les autres. Pour ma part, je ne crois à aucun changement en ce moment. Puisignieux me dit que les États généraux se querelleront dès le début au sujet des votes par ordre ou par tête. Il est si énergique dans son affirmation que l’on voit bien son désir qu’il en soit ainsi. Il ajoute que la nation est incapable de liberté ; elle ne peut rien supporter longtemps et les soldats eux-mêmes ne veulent pas rester plus de trois mois au régiment ; je vois qu’il confond la noblesse avec la nation, et qu’il juge la noblesse d’après ceux de ses membres que leur paresse ou leurs désordres priveraient de toute influence dans les révolutions, en dehors de leur force numérique. Il semble que ceux qui désirent pour le roi un pouvoir absolu admettent, en général, que leur désir sera inévitablement réalisé dans quelques années, quoi que fasse la nation en ce moment. De fait, les révolutionnaires n’ont que de mauvais matériaux sous la main, et s’ils ne déploient pas une grande énergie, les amis du despotisme devront réussir contre eux.


25 avril. — Je passe toute la matinée à écrire ; l’après-midi, je vais dîner chez M. Millet. Les convives sont : sa maîtresse, la vieille marquise de Bréban, et sa fille, personne d’une grande beauté, à qui l’avenir sourit ; une femme mariée, jeune et extrêmement jolie ; son mari et un ami, capitaine dans la marine, resté garçon comme moi ; enfin un jeune homme que je ne connais pas. C’est M. Millet qui s’est chargé du dîner (à la matelote) et des hôtes. Après le dessert, une vieille dame nous joue de la vielle, tout en chantant des chansons scabreuses, à la grande joie des messieurs, de la mère et de la dame mariée, dont le mari semble triste et fourbu. L’enfant écoute avec une extrême attention. Les deux jeunes dames ne sont pas très contentes. M. Millet propose de nous réunir encore la semaine prochaine, et nous acceptons. Il nous consultera avant de commander le dîner. Je lui dis de faire comme il voudra, mais qu’il pourra nous dispenser de la musique, si cela lui plaît. Nous nous rendons ensuite à l’hôtel royal des Invalides, magnifique spécimen d’architecture. La chapelle et le dôme sont sublimes. À la cuisine, on nous fait remarquer, entre autres choses, une petite marmite contenant 2,500 livres de bœuf pour la soupe de demain, et une autre, moins grande, pour messieurs les officiers. Le spectacle qui produisit sur moi la plus grande impression, fut de voir à genoux dans la chapelle un grand nombre de vétérans mutilés. Leur piété est des plus sincères. Pauvres diables qui n’ont plus rien à espérer en ce monde ! Les femmes s’agenouillent en approchant de la sacristie. M. Millet me suggère l’idée de composer une prière pour les deux plus belles ; elles la trouvent supérieure à toutes celles du missel. M. Millet me dit qu’il a entendu un certain nombre d’invalides exprimer le regret qu’un aussi bel homme que moi ait perdu une jambe. Il ne m’avait pas vu donner à l’un d’eux un écu, sans quoi il aurait pu apprécier le compliment et la compassion de ces gens à leur juste valeur.


26 avril. — Je reçois d’une dame un billet anonyme, contenant une déclaration d’amour. J’écris une réponse ambiguë à ma belle inconnue, et j’envoie mon domestique Martin suivre le messager, un petit garçon, qui remet mon mot à une femme de chambre. Celle-ci entre chez M. Millet. Le billet vient donc de sa maîtresse, qui mérite d’être courtisée. Je vais alors chez Mme Millet, mais je ne trouve pas l’occasion de lui dire un mot en particulier. Je vais ensuite chez Mme de Chastellux, et j’apprends que, comme d’habitude, la duchesse vient de la quitter en laissant un mot pour moi. C’est quelque peu ridicule, mais j’exprime néanmoins mes regrets. Le soir, chez Mme de Flahaut, on est en plein dans la politique dont je suis fatigué. Après le souper, l’évêque d’Autun nous lit la protestation de la noblesse et du clergé de Bretagne ; je commets l’impolitesse de m’endormir pendant cette lecture. Mme de Flahaut n’est pas très bien ; de plus, il lui est arrivé, aujourd’hui, quelque chose qui la préoccupe. Je lui demande de m’en faire part, mais elle refuse et j’en suis très content.


27 avril. — Mme de Chastellux me dit qu’elle attend la duchesse ce soir. Je reste pour attendre Son Altesse. Elle arrive assez tard, et se montre pleine de prévenances ; faisant allusion à ses différents messages, elle exprime son extrême regret de ne pas m’avoir rencontré ; je réponds de mon mieux. De fait, je n’y comprends rien, tout en étant obligé de m’en tenir à l’explication que je m’en suis donnée. Elle a une longue conversation politique avec ses amies au sujet des assemblées électorales, et je la félicite d’occuper ainsi son esprit ; sa santé s’en trouve déjà bien. Elle dit qu’elle ne peut prolonger sa visite, car elle va voir ses enfants. Elle est arrivée bien tard, et ne serait même pas venue, si elle n’eût désiré me voir. C’est là visiblement du persiflage, mais il serait mal poli de ma part de ne pas sembler y ajouter foi.


28 avril. — En me rendant chez M. Millet, j’aperçois des troupes marchant vers le faubourg Saint-Antoine avec deux petites pièces d’artillerie. Il paraît qu’il y a eu une émeute de ce côté. Chez M. Millet, on m’en fait un récit terrible, mais certainement exagéré. J’apprends plus tard que l’émeute a été assez sérieuse. Il paraît que le billet que j’ai reçu n’est pas de Mme Millet, et que j’ai commis à ce sujet une erreur grossière ; je suis fort intrigué.


1er mai. — Je m’habille pour me rendre à la réunion convenue chez M. Millet. Madame attend son chapeau, et nous-mêmes nous attendons quelques invités. Nous nous rendons au Palais-Bourbon, pour visiter les petits appartements et le jardin qui sont très beaux. Nous allons de là au cabaret dîner à la matelote ; les invités sont les mêmes que la semaine dernière, sauf le capitaine de marine. Après le dîner, les dames proposent une promenade en Seine que j’accepte avec empressement. Nous y serons moins remarqués, ce qui n’est pas sans importance, vu les invités. M. Millet refuse de nous accompagner et sa femme est contente de se débarrasser de lui. Il a l’air de s’en apercevoir, et rentre seul chez lui, en savourant les réflexions qu’une telle idée ne peut manquer de lui suggérer. Nous montons à bord d’un bateau de pêche malpropre ; nos sièges sont des planches également malpropres mises en travers. Mlle Millet, qui a une robe de mousseline ornée de belle dentelle, paraît toujours belle, malgré le piteux état de ses vêtements. Son amie paraît enchantée de mes attentions ; elle essaie de faire la modeste, mais elle y réussit très mal. Après une descente assez longue, nous remontons jusqu’à la barrière de Chaillot, mais par suite d’une erreur dans les ordres (ce qui a causé la perte de nombreuses batailles), nous ne pouvons retrouver nos voitures et nous rentrons à pied. Les femmes, folles comme des oiseaux échappés de leur cage, envoient les hommes de différents côtés, mais toujours pas de nouvelles de nos équipages. Nous traversons la rivière pour aller les chercher à l’endroit où nous avons dîné. Ne les trouvant pas, nous retraversons et nous apprenons par un domestique qu’ils sont à la grille de Chaillot. Nous traversons encore une fois. Après avoir attendu quelque temps (les dames s’amusant dans l’intervalle à courir de tous côtés), les voitures arrivent enfin, et je puis rentrer chez moi. Je m’habille pour aller chez Mme de Flahaut. La société est nombreuse ; elle s’occupe beaucoup de politique et un peu de jeu. Je ne rentre qu’à une heure, ayant reconduit chez lui un monsieur qui n’avait pas de voiture. Je me mets à lire jusqu’à près de deux heures, et je me couche, exténué de m’être tant amusé, si je puis parler ainsi de ce qui ne m’a pas amusé du tout. J’incline à croire que Mme Roselle est ma correspondante inconnue, mais je ne donnerais pas six pence pour être fixé là-dessus.


2 mai. — Je vais chez Mme La Fayette, mais elle va partir à Versailles. La Fayette s’y est déjà rendu en qualité de député. Je passe quelques instants chez Mme de Puisignieux qui est à sa toilette. Je vais ensuite voir Mme de Ségur, et je m’amuse avec les enfants ; je la laisse à sa toilette, pour la revoir encore ce soir chez Mme de Puisignieux : elle me dit que, puisque j’y serai, elle y restera toute la soirée au lieu d’aller à un autre rendez-vous. Pendant cette soirée, un monsieur régale les dames en leur racontant la pendaison de jeudi dernier. C’est le colonel d’un régiment qui était de service à l’exécution. Nous buvons une quantité de thé bien faible, que Mme de La Caze appelle avec raison du lait coupé. Mme de Ségur arrive pendant le souper, et je lui dis, ce qui est vrai, que j’allais partir, mais que maintenant je resterai. Dans un coin, la conversation roule, comme d’habitude, sur la politique, et principalement sur la disette. M. Necker est fortement blâmé, et bien à tort selon moi. Une folie a bien été commise, mais c’est la seule chose où l’on ne trouve rien à reprendre. Je parle de l’ordre de perquisitionner dans les granges des fermiers. On passe aussi l’émeute sous silence. Le baron de Besenval, qui a donné l’ordre de la répression, paraît être enchanté de son œuvre. Il avait, dit-on, commandé de faire marcher la garde suisse avec deux pièces de canon, et, au moment où l’on s’apprêtait à s’en servir, la foule s’enfuit à toutes jambes. Il est donc convenu que le baron est un grand général, et, puisque ce sont des dames qui le disent, ce serait fou de les contredire. Si j’étais militaire, je penserais que deux pièces lançant des projectiles de quatre livres ne sauraient servir à grand’chose dans une ville comme celle-ci, où les rues sont généralement si étroites que deux voitures peuvent à peine y passer de front, où ces mêmes rues étroites sont des plus tortueuses, et où les maisons ont en général de quatre à six étages en pierre. Mais n’étant pas versé dans l’art de la guerre, mon devoir est de convenir avec les autres qu’il faut vraiment être un grand général pour pouvoir, avec seulement quinze cents fantassins ou cavaliers, et surtout avec deux seules pièces d’artillerie, disperser quinze mille hommes, principalement des spectateurs, parmi lesquels se trouvaient trois mille émeutiers, armés de bâtons et de pierres.


3 mai. — M. Jefferson me parle, pour la séance de demain, d’un billet que Mme de Tessé réserve à M. Short, mais qu’il me procurera, parce que Short ne peut pas s’y rendre. Je plaide près de M. de La Fayette, qui dîne avec nous, la cause du duc d’Orléans et lui donne mes raisons en faveur de son élection. Il me répond qu’il sera élu. Je rends visite à Mme de Chastellux qui a la bonté de m’apporter le programme de la cérémonie de demain de la part de la duchesse d’Orléans, et en même temps un message d’elle. Elle viendra si elle le peut. Mme de Chastellux propose de m’obtenir par son intermédiaire un billet pour demain. M. le maréchal de Ségur arrive. Au bout de quelque temps, la duchesse nous fait savoir qu’absorbée par sa correspondance, elle ne pourra venir. Je rentre me coucher de bonne heure, pour me rendre demain à Versailles.


4 mai. — Départ pour Versailles à six heures. Je suis rejoint en route par M. Le Normand et M. de La Caze. Nous descendons pour nous promener dans les rues jusqu’à ce que la procession commence, puis je vais avec Mme de Flahaut qui a la bonté de m’offrir une place à une fenêtre. En attendant la procession, la conversation roule sur le bal de l’Opéra. M. de Villeblanche me raconte une histoire qui dépeint bien le caractère national. Sa femme était venue avec une amie. Elles se trouvèrent séparées, et lorsqu’il les retrouva, elles s’entretinrent longtemps sans que la dame sût qui était avec lui. Quand le bal fut fini, et qu’ils furent tous trois rentrés, ils raillèrent fort l’amie de sa déconvenue. Elle ne put donner aucune excuse pour sa méprise, si ce n’est que, madame étant avec monsieur, il lui était impossible de supposer que ce pût être sa femme.

La procession est magnifique. Les maisons sont de chaque côté couvertes de tapisseries. Ni le roi ni la reine ne semblent très contents. Le premier est salué, partout où il passe, du cri de : « Vive le Roi ! » mais pas la moindre acclamation n’accueille la souveraine. Elle jette un regard de mépris sur la scène où elle joue un rôle et semble dire : « Pour le moment, je me soumets, mais j’aurai mon heure. » Retour à Paris, où je dîne. Mon opinion sur les sentiments du roi et de la reine est confirmée, lorsque, un peu plus tard, je vais au salon de Mme de Chastellux. Tout en se rendant près de la duchesse, elle m’apprend que le roi est mécontent que le duc d’Orléans se soit présenté comme député et non comme prince du sang, et aussi de ce que la reine n’ait pas été acclamée publiquement. Celle-ci en est profondément blessée. Rencontrant la duchesse d’Orléans qui avait été à maintes reprises aussi acclamée que le duc : « Madame, lui dit-elle, il y a une demi-heure que je vous ai attendue chez moi. — Madame, en vous attendant ici (à l’église Notre-Dame), j’ai obéi à l’ordre qu’on m’a envoyé de la part du roi. — Eh bien, madame, je n’ai point de place pour vous, comme vous n’êtes point venue. — C’est juste, Madame ; aussi ai-je des voitures à moi qui m’attendent. » Je n’ai pu m’empêcher de ressentir l’affront fait à la pauvre reine, car je ne vois en elle que la femme, et il me semble lâche de se montrer dur envers une femme.

Mme de Chastellux me cite une réponse spirituelle de Madame Adélaïde, tante du roi. Dans un accès de mauvaise humeur, la reine, parlant de cette nation, avait dit : « Ces indignes Français ! — Dites : indignés, madame ! » répondit Madame Adélaïde.

La duchesse d’Orléans n’a pu m’avoir un billet, mais la duchesse de Bourbon a promis d’essayer ; si elle réussit, elle l’enverra au Palais-Royal ce soir, et, dans ce cas, Mme de Chastellux le recevra de la duchesse d’Orléans et me l’enverra. Je rentre chez moi, et je reçois un mot de M. Jefferson m’assurant que je puis avoir un billet chez Mme de Tessé, qui en avait réservé un pour M. Short, mais il n’est pas encore arrivé. Il a fait si beau aujourd’hui qu’en me promenant sans chapeau j’ai attrapé un coup de soleil ; j’ai le front et les yeux très enflammés.


5 mai. — Je vais à Versailles, et j’entre dans la salle un peu après huit heures. Je reste assis dans une position incommode jusqu’à midi. Pendant ce temps, les différents députés entrent, et sont rangés successivement par bailliages. Des applaudissements répétés saluent l’entrée de M. Necker et celle du duc d’Orléans ; il en est de même pour un évêque qui a longtemps vécu dans son diocèse et y a rempli les devoirs de sa charge. On applaudit un autre évêque qui a prêché hier un sermon que je n’ai pas entendu, mais mes voisins disent qu’il ne mérite pas cet honneur. Un vieillard qui a refusé d’endosser l’habit prescrit pour le tiers état et qui a revêtu celui de fermier est de même longuement applaudi. M. de Mirabeau est sifflé, mais de façon discrète. Le roi arrive enfin et s’assied ; la reine est à sa gauche, deux degrés plus bas. Il lit un discours de circonstance, bref et bien dit, ou plutôt bien lu. Le ton et la manière sont pleins de la fierté que l’on peut attendre ou désirer du sang des Bourbons. La lecture en est interrompue par des applaudissements si chaleureux et si communicatifs que les larmes inondent mon visage malgré moi. La reine pleure ou semble pleurer, mais pas une voix ne s’élève pour elle. J’élèverais certainement la mienne si j’étais Français ; mais je n’ai pas le droit d’exprimer mes sentiments, et c’est en vain que je prie mes voisins de le faire. Le roi, ayant fini de parler, se découvre ; il remet ensuite son chapeau, et la noblesse suit son exemple. Quelques membres du tiers état font de même, mais se découvrent de nouveau peu à peu. Le roi retire sa coiffure encore une fois ; la reine semble croire qu’il a tort, et dans une conversation qu’elle a avec le roi, celui-ci semble lui dire que son désir est d’agir ainsi, quel que soit le cérémonial prévu, mais je n’en suis pas sûr, étant trop loin pour voir distinctement, et surtout pour entendre. Les nobles eux-mêmes se découvrent peu à peu. Si ces trois manœuvres sont prescrites par le cérémonial, les troupes ne sont pas encore suffisamment exercées.

Après le discours du roi, et tous ces mouvements de chapeaux, le garde des sceaux prononce un discours beaucoup plus long. Son débit est très mauvais et si confus que l’on n’en pourra parler qu’après l’impression. Ensuite, M. Necker se lève. Il essaie de jouer à l’orateur, mais il s’en tire très mal. L’auditoire le salue d’applaudissements répétés et enthousiastes. Mis en verve par ces marques d’approbation, il tombe dans les gestes et dans l’emphase, mais son mauvais accent et la gaucherie de ses manières détruisent beaucoup de l’effet que devrait produire un discours écrit par M. Necker et prononcé par lui. Il demande bientôt au roi la permission d’avoir recours à son secrétaire ; cette autorisation est accordée, et le secrétaire continue la lecture. Elle est très longue. Ce discours contient beaucoup de renseignements et de bien belles choses, mis il est trop long ; il y a de nombreuses redites, trop de compliments et de ce que les Français appellent emphase. Les applaudissements étaient bruyants et ininterrompus. Ils convaincront le roi et la reine du sentiment national, et tendront à empêcher les intrigues contre le ministère actuel, au moins pour quelque temps. Quand ce discours est fini, le roi se lève pour partir ; il est salué d’un long et touchant cri de : Vive le roi ! La reine se lève, et, à ma grande satisfaction, entend crier, pour la première fois depuis plusieurs mois : Vive la reine ! Elle fait une révérence pleine de grâce, et les acclamations redoublent ; elle y répond par un autre salut encore plus gracieux.

Dès que je puis sortir de la foule, je vais retrouver mon domestique, et je me rends à l’endroit où ma voiture est remisée pour retourner à Paris. J’ai grand’faim, mais je me sens peu disposé à demander à dîner à n’importe qui, convaincu que ceux qui peuvent le faire recevront plus de demandes qu’ils ne le voudraient. Mes chevaux n’étant pas prêts, je vais chez un traiteur. Je demande à manger, et l’on me conduit à une table d’hôte, où sont assis quelques députés du tiers. La conversation tombe sur la manière de voter. Je leur dis ma pensée : quand leur constitution sera faite, ils devront voter par ordres, mais il faudra jusque-là se servir du vote par têtes. Ceux qui sont le plus au courant de la question partagent ma manière de voir. Ces députés viennent de Bretagne. L’un d’eux déclame contre la tyrannie de la noblesse et attaque si fort son propre frère, que les autres s’en mêlent ; un autre gentilhomme, député du tiers état, vocifère tellement contre son ordre que je suis convaincu qu’il ne cherche qu’à se mettre en vedette, mais qu’il votera pour l’opinion de la Cour, quelle qu’elle soit. Je me lève en leur souhaitant sincèrement un accord parfait et une bonne intelligence mutuelle, et je reviens à Paris.


9 mai. — Visite à M. Le Couteulx, à la campagne. La campagne que je traverse pour arriver à Louveciennes est très bien cultivée ; sur les coteaux des collines, j’aperçois au pied des arbres fruitiers des groseillers et même des vignes. Cette manière de cultiver la vigne réussirait peut-être en Amérique. La demeure de M. Le Couteulx appartenait autrefois à un prince de Condé ; elle est bâtie dans l’ancien style, tout en étant assez confortable ; la situation est délicieuse. Dans la soirée, arrivent sa mère, sa sœur et son cousin de Canteleu. Le tiers continue à se réunir sans rien faire, car il désire le vote par têtes, mais les autres ordres refusent de le suivre.


10 mai. — Dimanche matin, promenade à l’aqueduc de Marly. Nous montons jusqu’au faîte. Le coup d’œil est splendide. La Seine fait de nombreuses courbes à travers une vallée très bien cultivée, et baigne d’innombrables villages ; d’un côté, on aperçoit dans le lointain les dômes de Paris, et, de l’autre, le palais de Saint-Germain est tout près de nous. Derrière moi, j’ai une immense forêt, avec, au premier plan, le palais de Marly enfoui dans la verdure. De toutes parts, les cloches de mille clochers emplissent l’air de leurs murmures, se mêlant au parfum matinal et à la fraicheur du printemps. Que tout cela est charmant ! Je suis en ce moment sur un immense monument de l’orgueil de l’homme et je puis contempler à la fois, dans l’échelle de l’existence humaine tous les degrés de la misère à la magnificence. Nous déjeunons entre dix et onze heures, puis, après une promenade dans les jardins, nous retournons à Marly. Le jardin est vraiment royal et cependant agréable, la maison est commode et les meubles n’ont pas de style. Les Suisses nous disent qu’ils se préparent à recevoir Sa Majesté. Nous retournons chez M. Le Couteulx pour nous habiller. En entrant au salon, les députés de Normandie se joignent à nous. Notre nombre s’était vu, au déjeuner, augmenté d’un banquier et de ses deux sœurs. À dîner, conversation politique avec les Normands ; je continue cet entretien après le repas et nous finissons par être tous du même avis. Nous discutons incidemment l’avantage qu’il y aurait à créer une Compagnie des Indes.

L’après-midi, visite au pavillon de Mme du Barry. C’est un temple consacré à l’immoralité de Louis XV. Le style est très bon et l’exécution parfaite ; le panorama est aussi charmant qu’étendu. Nous apercevons au retour Mme du Barry. Elle a, depuis longtemps, passé l’âge d’être belle, et elle est accompagnée d’un vieux fat, le prévôt des marchands. Ils se dirigent vers le pavillon, peut-être pour sacrifier à l’amour sur l’autel élevé par le feu roi. Quittant le pavillon, nous faisons l’ascension de la colline, et passons entre la maison et le vivier, qui répand une odeur épouvantable, pour voir danser les villageois. Nous rentrons à la maison, et je m’entretiens avec Laurent Le Couteulx du rachat de la dette due par l’Amérique à la France. Il me conseille de voir M. Necker. Je n’ai éprouvé jusqu’ici que des obstacles et des difficultés de la part de M. Necker, qui est ce que l’on peut appeler un rusé. Ceux qui le connaissent n’osent donc pas l’aborder de front, étant certains qu’il commencerait par prétendre savoir tout ce dont on l’informerait, et qu’ensuite il se servirait de ces communications pour les combattre, s’il y trouvait son avantage, en en parlant à d’autres. Il faut beaucoup de prudence et de délicatesse pour traiter avec un homme de celle sorte. Laurent dit qu’il ne peut amener M. Necker à terminer ce qui est déjà en train, mais que, si je le désire, il me procurera une entrevue. Il faudra, d’après lui, s’en tenir strictement au côté financier, et je lui confesse que telle a toujours été ma pensée. J’emmène M. Laurent, et, pendant notre retour à Paris, il épanche sa mauvaise humeur contre M. Necker qui s’est longtemps joué de lui, et qui continue à en agir de même envers de Canteleu. Il le croit, du moins, et, à mon avis, il a raison. Il me dit que leur but est d’obtenir un mandat de payement d’une dette que personne ne songe à nier. Il est invité à dîner chez M. Necker, et si la conversation s’engage sur ce sujet, il recommandera à M. Necker de me voir. Au bout de deux agréables heures de voiture, nous arrivons à Paris.


11 mai. — Je vais passer la soirée chez Mme de Chastellux. Elle reçoit un message de la duchesse ; elle lui répond que je suis là et que je l’ai chargée d’une commission. Cette commission consiste à remercier pour moi Son Altesse royale, qui a eu la bonté de m’envoyer à Versailles un billet d’admission pour l’ouverture des États généraux. Peu après, la duchesse arrive, disant qu’elle est venue exprès pour me voir ; elle me parle de mon excursion hors de Paris, et espère me voir souvent chez Mme de Chastellux ; elle regrette de ne pouvoir s’attarder, devant sortir avec Mme de Chastellux pour faire quelques visites. Je ne puis répondre que par des regards et des gestes qui expriment une profonde humilité, et toute ma reconnaissance pour l’honneur qui m’est fait. De fait, ma langue ne s’est jamais suffisamment exercée à ce jargon, et elle demande toujours à mon cœur ce qu’elle doit dire ; tandis que ce dernier, après en avoir délibéré, demande conseil à ma tête, le bon moment est passé. Comme je crois comprendre Son Altesse royale, et que je suis suffisamment gardé du côté de la vanité, il n’y en a plus qu’un autre à défendre, mais celui-là est fortifié. Elle a peut-être les plus beaux bras de France ; machinalement elle se dégante, et elle a toujours un prétexte pour se toucher la figure, de façon à bien faire ressortir sa main et son bras. — Je vais chez Mme Dumolley qui joue aux échecs. Mme Cabarrus vient et je lui dis que c’est la faute de La Caze si je ne suis pas allé lui présenter mes respects à son hôtel. Elle répond que je n’ai pas besoin d’introducteur. Elle a une belle main et de très beaux yeux, qui disent d’une façon très intelligible qu’elle est disposée à écouter chanter leurs louanges. Elle va partir à Madrid et sera heureuse de me voir ici comme là-bas. Je m’esquive sans attendre le souper et je rentre chez moi. La chaleur est extrême et va durer quelque temps probablement. Le printemps de l’Europe, si vanté par les habitants par amour ou par préjugé, et par les voyageurs par vanité de sembler avoir vu, ou goûté, ou senti, ou éprouvé quelque chose de plus pur, de plus neuf, de plus doux, de plus agréable que leurs voisins, ce printemps de l’Europe, dis-je, s’est réduit, au moins cette année, à une seule semaine, comprenant les trois derniers jours d’avril et les quatre premiers de mai, et pendant ce court printemps, Parker a été atteint de rhumatismes en changeant de gilet.


14 mai. — Journée passée à Versailles. Au cours de ma promenade, je visite les appartements de la reine, meublés avec le meilleur goût. Après les avoir vus, je vais à la chapelle, où il y a juste autant de dévotion que je m’y attendais. Je passe ensuite quelque temps avec Mme de Ségur, tandis qu’elle procède à sa toilette. Elle se dit très fatiguée de Versailles, et je la crois. Je la quitte, et, pour me protéger d’une averse, je me réfugie dans l’antichambre de M. de Montmorin, qui me demande si je suis venu dîner avec lui. Je réponds négativement. Il me dit de venir un autre jour et je lui en donne la promesse. Je dîne chez M. de La Fayette ; la conversation roule sur la politique du jour. Je vais ensuite chez Mme de Montboissier, qui me demande de me joindre à ses invités pour visiter les jardins de la reine au Petit Trianon. Notre promenade est assez longue. La royauté a fait ici des frais énormes pour se cacher à ses propres yeux, mais sans y réussir. Une laiterie remplie de porcelaine de Sèvres ne ressemble pas suffisamment à la vie rustique. Il serait bien difficile, d’autre part, de prendre pour un lac, le petit étang bourbeux qui se trouve à côté. En général, le jardin est beau, et pourtant l’argent qu’on y a dépensé a été mal employé, et l’on pourrait faire des économies. Je remarque, parmi les promeneurs, un certain nombre de députés aux États généraux. Pas un peut-être ne songe à ce qui devrait les frapper tous, à savoir que ce sont ces dépenses et d’autres semblables qui sont la cause de leur réunion. Je retourne en ville assez tard, et je soupe avec Capellis et sa belle tante, Mme de Flahaut. Une dame qui est là prend un plaisir extrême à s’écouter parler. La journée a été suffocante, et la soirée n’apporte pas beaucoup de fraîcheur.


16 mai. — La matinée est désagréable, grâce au vent, au froid et à la pluie ; je pars néanmoins pour Louveciennes, comme il a été convenu avec M. Le Couteulx, et j’y arrive un peu après deux heures. On l’attend depuis deux jours avec sa famille, mais personne n’est venu et, comme le cuisinier ne s’est pas encore montré, il est évident qu’il ne sera pas là pour le dîner. Je vais à une taverne dont l’extérieur est des plus engageants, mais tout ce que la maison peut fournir se réduit à un maquereau, un pigeon, des œufs frais et des asperges. Le poisson s’est probablement attardé eu route, et a acquis trop de haut goût pour un simple Américain. Ce fait occasionne la mort du pigeon solitaire, qui est ainsi délivré de la prison où il mourait de faim. La cuisine et les provisions se valent, et je ne cours pas le risque d’une indigestion aujourd’hui. Dans son zèle louable pour l’honneur de sa maison, mon hôte ajoute à l’addition ce qui manquait au dîner. Le pauvre petit pigeon est compté un peu plus d’un shilling, et la botte d’asperges filandreuses environ trois shillings, prix très raisonnable, si l’on songe que les œufs sont à six sous la pièce. Après ce repas, je vais à la Malmaison, où tout est sens dessus dessous ; il y a une forte odeur de peinture dans la maison, et il faut y ajouter un plat de choux au vinaigre en train de bouillir, produisant une autre odeur tout aussi désagréable. Je me promène dans les jardins qui sont charmants. Mme Dumolley me fait monter dans son whyskey, et nous faisons une promenade des plus agréables dans un des parcs royaux. Je prends le thé avec elle, et je retourne à Paris après avoir passé une excellente journée.


[Sans date.] — Je trouve aujourd’hui Mme de La Caze absolument consternée. Son chien était très malade, et il y avait longtemps que la pauvre bête souffrait. Il avait tout d’abord la maladie napolitaine ; on l’envoya chez le vétérinaire qui, à force de mercure, chassa la maladie et le réduisit à l’état de parfait squelette. Grâce à des soins constants, sa bonne maîtresse lui rendit bientôt un embonpoint tolérable, quand, hélas ! survint une autre maladie. Celle-ci est très grave, et voilà madame, la fille de chambre et l’un des valets qui ne s’occupent pas d’autre chose. À trois reprises, elle me dit pendant ma courte visite : Je vous demande bien pardon, monsieur Morris, mais c’est une chose si désolante de voir souffrir comme ça une pauvre bête ! — Ah ! madame, ne me faites point d’excuses, je vous en prie, pour des soins si aimables, aussi mérités que toutes vos attentions. — À la fin, en regardant derrière moi, je découvre un affreux magot. « Ah, mon Dieu ! mais voyez donc ! » Je les quitte pour aller dîner chez Mme de La Bretèche. Nous avons le ministre de Saxe-Gotha, et M. de Durfort, des gardes. Après le dîner, nous allons passer quelques instants au pavillon. Le tuteur du fils de M. de Durfort, qui vient de séjourner quelque temps à Florence, avec le mari de notre hôtesse, nous parle longuement de l’Italie, mais, pendant cette causerie, j’ai le malheur de m’endormir, bien que placé aux côtés d’une dame. Entre autres choses, il parle du manque choquant de propreté chez les Italiens, et en parle avec le même air d’horreur que prennent certaines gens quand ils remarquent pareil défaut en France.


[Sans date.] — Un soir que j’étais assis avec un ami au Palais-Royal, buvant de la limonade et du thé, le garçon vient me dire que deux dames désirent me parler à la porte. Ce sont Mmes de Boursac et d’Espinchal que j’avais déjà rencontrées aux Tuileries. Nous eûmes une conversation enjouée et futile au cours de laquelle ces dames me font savoir que la fidélité conjugale n’est pas leur plus grande vertu, et il paraît qu’elles désireraient toutes les deux nouer une intrigue galante. Comme elles ne manquent pas d’amants, et qu’elles ne peuvent ressentir d’affection particulière pour moi, elles ont évidemment un motif secret — probablement l’espoir de jolis cadeaux. Je ne ressentais aucune inclinaison pour elles, mais ma présence ayant délivré ces dames du scandale d’être vues seules et de l’ennui d’un tête-à-tête féminin, j’aurai près d’elles la réputation d’être beaucoup plus agréable et d’avoir beaucoup plus d’esprit que dans la réalité.


[Sans date.] — Je conviens d’aller avec Mme de Chastellux faire une visite à la duchesse d’Orléans. Nous montons dans ma voiture pour nous rendre à Romainville, au domaine de M. de Ségur. De la maison et de divers endroits du jardin, au pied duquel se trouve un charmant petit cottage, l’on jouit d’une très belle vue. Je remarque dans le jardin un obélisque dédié à l’amitié. Il a été érigé, je crois, par le baron de Besenval, l’ami très intime aussi bien de Mme de Ségur que du maréchal. Avec une candeur peu ordinaire, elle avoua sa passion à son mari, et tous les trois vécurent le plus heureusement du monde jusqu’à ce qu’elle mourût. Le vicomte actuel de Ségur est fils du baron, et son frère aîné passe pour être le fils du maréchal. La comtesse de Ségur fait très bien les honneurs de la maison : c’est une femme intelligente et des plus aimables. Le prince et la princesse Galitziu dînent aujourd’hui à Romainville. Il me raconte qu’il y a maintenant sept ans qu’il a quitté sa patrie. Nous rentrons à Paris, et je vais chez Mme de Flahaut qui insiste pour que je passe la soirée avec Mme de Boursac, ce à quoi je consens. Beaucoup de propos en l’air et après le souper, M. de Boursac arrive, puis M. d’Espinchal, avec sa femme, et la conversation tombe dans la politique. Les femmes disent beaucoup de bêtises à propos des élections de Paris, pour lesquelles la lutte sera chaude, paraît-il, et elles réussissent à mettre leurs maris hors d’eux.


23 mai. — À onze heures, j’accompagne Mme de Chastellux aux appartements de la duchesse d’Orléans. Elle déjeune, ayant le vicomte de Ségur à ses côtés. Je crois deviner juste, en pensant que les attentions de ce dernier lui plaisent plus qu’elle ne veut l’avouer. Son œil scrutateur demande où j’en suis avec Mme de Chastellux ; je réponds par un regard terne, parfaitement en harmonie avec mes sentiments, car je n’ai jamais eu pour elle d’autres sentiments que je n’en aurais eu pour une vestale. La cause n’en est pas la seule vertu, mais aussi l’indifférence, et pourtant elle est jeune, et belle et sensible. Quelle en est la raison ? Le regard insidieux de la duchesse semble dire : « Je vous trouve plein d’attentions pour elle, et j’en suis contente. » Elle se trompe fort, et moi j’en suis content. Son plus jeune fils, M. de Beaujolais, un beau garçon, plein de gaieté, vient avec nous. Mme de …, l’une de ses dames d’honneur, entre en boitant. Elle avait à l’orteil quelque chose qu’elle a voulu extirper et qu’elle a mis au vif. Je lui dis : « Madame, quand on est touché au vif, on s’en ressent longtemps. » Une vieille dévote qui se trouve là, prenant tout simplement la chose au sens littéral, ajoute, d’un vrai ton de matrone : « Et surtout au pied. » Il y a des confitures sur la table ; la duchesse m’en offre, mais je refuse, sous prétexte que je n’aime pas « les choses sucrées ».

24 mai. — Journée à la campagne. Beaucoup de chaleur et de poussière. Je trouve à Louveciennes une nombreuse société, et, entre autres, M. Delville, qui se plaint de la mauvaise qualité du tabac que lui a envoyé M. [Robert] Morris. Je lui explique la nature du contrôle ; j’ajoute que je ne me plains pas de la conduite de la ferme, qui a été honnête et généreuse, mais que tout le mal provient du comte de Bernis. Le soir, promenade en voiture jusqu’à la Malmaison. Mme Dumolley est très jolie, mais je m’aperçois qu’il ne faut aller la voir que les jours de fête. Est-ce parce que, les autres jours, il lui est impossible d’offrir un dîner acceptable ? ou bien parce qu’il lui déplaît d’être dérangée les autres jours, ou parce qu’elle veut éviter aux autres le risque de venir en son absence ? C’est cette dernière raison qu’elle donne, mais c’est la seconde que je crois la bonne. Je repars pour Paris un peu avant dix heures, mais mon cocher s’endort, et nous sommes sur le point de verser dans un fossé. J’essaye plusieurs fois de le réveiller, et comme il continue à conduire en dépit du bon sens, je l’arrête pour lui demander s’il est ivre. Je lui dis, s’il se trouve dans ce cas, de descendre de son siège et de donner sa place à mon domestique ; si, au contraire, il est dans son état normal, de continuer son chemin, en apportant une plus grande attention, car, s’il culbute la voiture, je lui passerai immédiatement mon épée à travers le corps. Cette menace produit le résultat voulu, et lui rend tous ses moyens. Il est inutile de supposer que cet homme soit une créature raisonnable. S’il s’était jeté dans les fossés, qui sont à sec, avec des parois perpendiculaires de six pieds de haut, il y a mille chances contre une que je ne serais pas en état de rien faire, ni lui de rien subir, mais l’habitude l’a familiarisé avec le risque de verser. L’autre danger, au contraire, l’impressionne par sa nouveauté, et il ne réfléchit pas, au moins avant d’être tout à fait revenu à lui, que je n’ai sur moi d’autres armes que ma canne.


27 mai. — Aujourd’hui, immédiatement après mon déjeuner je suis dérangé par Sir How Whitford-Dalrymple et un certain M. Davis. Ils restent longtemps et discutent à fond diverses questions politiques. D’après ce qu’ils me disent, le cabinet britannique suivrait avec une grande attention ce qui se passe aux États généraux. Je leur dis que, si le roi de Prusse n’était pas une nullité, l’Angleterre aurait beau jeu à la mort de l’empereur ; lors de l’élection de l’archiduc, elle soutiendrait les électeurs de Bavière, donnerait la Saxe à la Prusse, et s’emparerait pour le compte du Stathouder, des Pays-Bas autrichiens. En y joignant certains petits évêchés des environs, cela formerait une monarchie respectable, et de cette façon, en y comprenant le Hanovre, la Grande-Bretagne se créerait une barrière étendue, qui enserrerait son ennemi de presque tous les côtés. Tandis que, si la France établit un gouvernement libre, elle pourra facilement se faire céder par l’Autriche, moyennant une compensation territoriale d’un autre côté, ou contre argent, les droits de cette dernière sur la Flandre ; si elle s’annexe alors la Flandre et la Hollande, elle deviendra l’arbitre incontestée du sort de l’Europe. La Hollande (c’est-à-dire les Pays-Bas-Unis) est actuellement dans une situation qui ne peut pas durer, et son sort dépend des mesures qu’elle va adopter ; si la France se dispose à agir, son premier acte sera, dans tous les cas, de rechercher notre alliance, le sort des Antilles devant dépendre de l’alliée que nous aurons en Europe. Nous verrons plus tard le résultat de mes suggestions. Je vais dîner chez Mme Foucault, fille de mon vieil ami Jacques Leray de Chaumont. Elle est à sa toilette, et l’on m’assure que c’est une femme galante. On bavarde sur la politique pendant le dîner. Mme Leray de Chaumont me parle de façon très raisonnable pour une personne que l’on dit toquée. À l’issue du repas, promenade aux Champs-Élysées où je rencontre M. de Durfort ; il me dit que les troupes rassemblées aux environs de Paris ont pour but de réprimer les troubles en cas de dissolution des États généraux ; je ris à cette idée qui laisse percer uniquement son désir et celui de ses amis. Après l’avoir quitté, je me rends chez Mme de La Caze. Elle va s’habiller, mais cela ne fait rien. « Monsieur Morris me permettra de faire ma toilette ? — Certainement. » Elle se déshabille alors complètement, à l’exception de la chemise, et se rhabille devant moi. Je finis la soirée dans le salon de Mme de Flahaut ; j’y rencontre Mme de Boursac qui me dit que, sur la présentation de son mari, je suis inscrit comme membre du club de Valois.


28 mai. — Pour me reposer d’une série interminable de visites désagréables, j’utilise un billet d’entrée pour le parc Monceau, où je me promène longtemps. Ce jardin est très beau, et il a coûté une somme en rapport avec son importance. Le jardinier est anglais ; me croyant son compatriote, il a la bonté de me faire chercher par un garde, et m’offre de me faire voir les serres, etc. C’est très poli de sa part, mais je crois bien que la perspective d’un peu de monnaie française, sortie d’une poche anglaise, ne laisse pas de l’influencer. Mais comme c’est là une supposition peu généreuse, je le laisse tout à ses épanchements patriotiques et à ses compliments, sans lui donner un sou. Après un souper splendide et une partie de whist chez M. Bontemps, je propose à ce dernier de se mettre fournisseur de la marine, et j’offre de l’y intéresser. Il objecte son emploi ; je réplique qu’il n’est pas nécessaire qu’il soit en vue, et que, de plus, il n’y a aucun déshonneur à chercher les meilleures conditions pour le gouvernement, tout en cimentant une alliance d’importance capitale pour la France. Nous reparlerons de tout cela.


29 mai. — Visite à M. de Montmorin, à Versailles. D’un ton bourru, son portier m’annonce que je suis en retard, car M. le comte va se mettre à table ; je lui réponds d’informer son maître que je désire lui parler. Je reste un certain temps dans l’antichambre. Enfin l’on annonce le dîner, et je remets la lettre que j’ai conservée si longtemps ; je présente en même temps mes excuses qui sont agréées. Nous allons dîner. Tout le monde parle des États généraux. Le dîner se prolonge, car nous attendons un monsieur qui siège avec la noblesse. Au moment de quitter M. le comte, il m’exprime le regret de m’avoir si peu vu aujourd’hui ; il aurait pu se dispenser de me le dire car il ne dépendait que de lui de m’entretenir plus longuement. Il me demande de revenir et de considérer toujours sa maison comme la mienne, chaque fois que j’y serai.


30 mai. — Me trouvant aujourd’hui dans l’impossibilité de travailler par suite de dérangements continuels, j’emploie le reste de la journée à visiter des monuments, en compagnie de Mme de Flahaut. D’abord les Gobelins. Malgré tout ce que l’on a pu dire en leur faveur, c’est là un art sans but, car ses productions sont plus chères et moins belles que des tableaux et tandis que, d’un côté, leur durée est longue, de l’autre, elle ne l’est pas puisque les tons s’en ternissent. Somme toute, le travail est merveilleux. Des Gobelins, dont le musée possède d’excellents tableaux, nous nous rendons aux Jardins botaniques du Roi. Toutes mes connaissances en botanique ne vont pas au delà de la différence qu’il y a entre les oignons ou les choux et les chênes ; je ne puis donc me risquer à former un jugement sur ce jardin que je suppose être de premier ordre. Certaines parties en sont fort belles, et l’ensemble des plantes et des bâtiments a dû coûter une grosse somme. Notre visite n’est que superficielle. Nous allons ensuite à Notre-Dame. Le grand autel est un chef-d’œuvre, de même que plusieurs des tableaux. Ce vénérable édifice gothique mérite bien une visite. Je dîne avec le maréchal de Castries. En y allant, je passe chez le général Dalrymple, avec qui je reste cinq minutes, et je n’arrive qu’au moment où l’on se met à table. J’explique au maréchal mon affaire avec la ferme, sur laquelle je rédigerai une note que je lui remettrai. Je lui dis que le roi a besoin, dans les circonstances actuelles, d’un homme d’énergie et de sens, pour l’aider à sortir des difficultés au milieu desquelles il se débat. J’indique aussi en quelques mots la conduite à observer. Je vais voir M. Jefferson à l’issue du repas, et je m’attarde chez lui. Nous parlons des hommes en vue, de la politique, etc. Je ne crois pas qu’il ait une notion bien juste du caractère des gens ; il en regarde un trop grand nombre comme de simples fous, tandis que, dans la vie, les gradations sont infinies et que chaque individu a sa force et ses faiblesses qui lui sont particulières. Je vais finir la soirée chez Mme de Flahaut. On y dit beaucoup de choses légères et peu réservées. Je rentre à onze heures.


31 mai. — En allant aujourd’hui à la Malmaison, je passe par les Champs-Élysées où je m’arrête un moment avec M. Jefferson et le général Dalrymple. On me dit que le Comité de conciliation à Versailles s’est séparé sans avoir rien fait, en dépit d’une pompeuse harangue de M. Necker. Cet homme doit être d’une vanité excessive, s’il pense que son éloquence peut avoir la moindre influence, surtout quand l’esprit et l’intérêt de corps sont si fortement en jeu. À la Malmaison, je rencontre de Canteleu, comme il était convenu. Je lui annonce mon intention de soumettre l’affaire des tabacs à l’arbitrage de M. Necker lui-même ; il ne voit que des avantages à cette démarche. Il croit que l’indécision du caractère, qui est le propre de M. Necker, l’empêchera d’adhérer à notre plan pour le règlement de la dette américaine. Il ajoute que le trésor public n’a plus rien pour les mois de juin et de juillet, que M. Necker n’entend rien à l’administration, et qu’il connaît encore moins l’humanité.


2 juin. — Dîner à la campagne chez le maréchal de Ségur. L’archevêque de Bordeaux assiste au repas. On le dit intimement lié avec M. Necker. Nous causons un peu sur la politique, et je propose que le roi coupe le nœud gordien que les États généraux ne peuvent arriver à défaire, c’est-à-dire qu’il rédige lui-même la future constitution et qu’il la soumette à leur examen. Il croit que l’on sera obligé d’en venir à quelque expédient de ce genre. Je reviens à Paris, et sur mon chemin, j’admire le panorama de cette vaste cité, du haut d’une colline. Elle occupe un espace immense. Je fais un tour au Palais-Royal, puis je vais souper chez Mme de Flahaut. Je m’y ennuie à mourir et j’éprouve une difficulté extrême à rester éveillé.


3 juin. — Je vais cet après-midi chez M. Jefferson. La conversation roule sur la politique. Il semble désespérer de voir jamais les États généraux faire quelque chose de bon ; cela vient de ce qu’il désire trop un gouvernement franchement républicain. Dans ce pays-ci, les littérateurs, examinant les abus de la monarchie, s’imaginent que tout ira d’autant mieux à l’avenir que l’on s’éloignera davantage des institutions actuelles, et, dans leurs cabinets, ils voient les hommes, tels qu’ils sont nécessaires à leurs systèmes. Malheureusement de tels hommes n’existent nulle part, et encore moins en France. Je suis plus que jamais persuadé que la forme de gouvernement qui m’a paru d’abord convenir le mieux à ce pays, sera finalement acceptée, peut-être pas exactement telle que je la voyais, mais sous une forme encore meilleure. Je prends en passant une tasse de thé au café du Palais-Royal, puis je vais au club de Valois, dont je suis membre depuis peu de temps. Rien de remarquable ici. Je vais chez Mme de Flahaut qui me retient à souper. Elle est en train de prendre un bain de pieds, car elle a eu des accès de fièvre et elle a encore la tête très lourde. Elle me demande un remède. Je lui prescris un grain et demi de tartre émétique, suivi de quinine.


4 juin. — On annonce aujourd’hui la mort du Dauphin. M. Short me dit que les États généraux sont plus divisés que jamais. Je fais une promenade en voiture avec M. Jefferson qui me demande, de la part de M. Houdon, de poser demain pour la statue du général Washington, ce à quoi je consens.


5 juin. — Je vais chez M. Houdon. Il m’attend depuis longtemps. Je pose pour la statue qu’il fait du général Washington, mais cet humble rôle de mannequin est assez fatigant. Je prends ainsi à la lettre le conseil de saint Paul d’être tout à tous. Je promets à M. Houdon de revenir mardi matin à huit heures et demie ; il veut faire mon buste pour sa propre satisfaction ; c’est du moins ce qu’il me répond quand je lui demande ce qu’il en veut faire, car je ne tiens pas à ce qu’il puisse m’en réclamer plus tard le payement. Je me rends l’après-midi au Palais-Royal, et je vais prendre des nouvelles de la santé de Mme de Flahaut. Elle va mieux. Je vais ensuite au club de Valois. Le tiers a accepté de procéder à la vérification des pouvoirs « par ordre, sauf à considérer par des commissaires les doutes qui… ». C’est là une « petite victoire remportée par la noblesse, qui s’en glorifie beaucoup ». En sortant du club, je vais souper chez le baron de Besenval. Il n’y a rien à remarquer, sinon qu’il y a du feu au salon, ce qui ne semble déplaire à personne.


6 juin. — Je dîne avec M. Jefferson ; il a reçu d’excellentes nouvelles d’Amérique. Je reste longtemps à table et je prends le thé. À dix heures, je vais souper chez Mme de Flahaut. Elle est encore souffrante, mais elle soupe, et, comme il fallait s’y attendre, elle est beaucoup plus malade après. L’apaisement commence à se faire aux États généraux ; c’est ce que j’apprends, au Salon, de l’évêque d’Autun, qui est un ami intime de Mme de Flahaut. Cet homme me paraît fin, rusé, ambitieux et méchant. Je ne sais pourquoi je tire, dans mon esprit, des conclusions aussi défavorables, mais c’est un fait, et je n’y puis rien.


10 juin. — Je pars à trois heures pour Versailles et je rends visite à quelques amis, entre autres à Mme d’Angivillers et à Mme de Tessé. La première est aussi furieuse des présomptions du tiers que la seconde l’est de la morgue de la noblesse ; elles ont toutes les deux également raison et tort. Il y a ici deux sœurs, dont les regards langoureux montrent qu’elles prêtent volontiers l’oreille aux propos galants, mais je ne les connais pas. Je me rends chez Mme de Flahaut. Elle est trop souffrante pour sortir ce soir. Nous bavardons assez longtemps, et elle me dit que je plais beaucoup aux Français ; c’est un très grand compliment pour un étranger, mais je crains vraiment de ne pas le mériter.


11 juin. — Ce matin, j’ai été au Raincy, chez la duchesse d’Orléans. J’arrive à onze heures, mais personne n’est encore visible. Bientôt la duchesse apparaît, et me dit qu’elle a informé Mme de Chastellux de ma venue. Le déjeuner n’est prêt que vers midi, mais comme j’avais mangé avant de partir, je n’en ressens que peu d’inconvénient. Après le déjeuner, nous allons entendre la messe à la chapelle. Dans la tribune, nous avons un évêque, un abbé, la duchesse, ses filles d’honneur et quelques amies. Mme de Chastellux est agenouillée en bas. Nous nous amusons des tours joués par M. de Ségur et M. de Cubières avec une chandelle qu’ils mettent dans la poche de diverses personnes, y compris l’évêque, et qu’ils allument quand leur attention est distraite, à la grande joie des spectateurs. Nous en rions à gorge déployée, mais la duchesse garde son sérieux le plus qu’elle peut. Ce doit être un tableau édifiant pour les domestiques placés en face de nous et les villageois qui prient en bas. À l’issue de cette cérémonie, nous commençons notre promenade, qui est assez longue, malgré la chaleur. Nous prenons des bateaux, et les messieurs rament pour les dames, ce qui est loin de nous rafraîchir. Ensuite, nouvelle promenade, qui me donne très chaud ; j’ai une véritable fièvre. Je vais au château, où je dors un peu en attendant le dîner qui n’a lieu qu’à cinq heures. Nombre d’individus se pressent aux fenêtres, et sans doute se font une haute idée de la compagnie qu’ils ne peuvent examiner que de loin. Ah ! s’ils connaissaient le sujet des conversations, leur respect ferait vite place à un sentiment tout différent. Le comte de Ségur compose l’épitaphe de Mme de Saint-Simon ; il y est question de ses mœurs dissolues, et cela en termes à peine voilés. Elle lui répond d’un ton sérieux qu’il a tort de la courtiser, car c’est la vanité seule qui le pousse à vouloir inspirer des sentiments que lui-même ne ressent pas. Il se défend en faisant remarquer que, même s’il réussissait, il ne saurait s’en montrer fier, la cour que l’on fait à une femme ressemblant à une partie d’échecs ; après un certain nombre de coups, le succès est certain. Elle en convient, et conclut avec d’autant plus de raison que, dans ce cas, il est ridicule de les courtiser. Je crois comprendre les sous-entendus de ce dialogue, mon attention ayant déjà été attirée sur les personnes en cause, sans qu’on les eût nommées. Après le dîner, le temps, qui était chaud, se rafraîchit, et le feu est très supportable. On fait une nouvelle promenade, mais je refuse d’y prendre part, étant complètement à bout de forces. Un peu avant huit heures, retour à Paris, en compagnie de la nourrice et de l’enfant de Mme de Chastellux. On aurait pu s’étonner en Amérique de les voir me demander de monter dans ma voiture, mais c’est ici une chose tout à fait naturelle. J’y consens volontiers, mais pour un plus noble motif, car je suis heureux de la remercier ainsi des attentions qu’elle me prodigue et que je ne saurais rencontrer ailleurs.


12 juin. — Ce matin, M. Jefferson, qui rentre de Versailles, me dit que le tiers a invité le clergé et la noblesse à se joindre à lui pour travailler en commun, mais la noblesse s’est mise en fureur. Il considère que la situation de ce pays est très critique. Elle l’est en effet, mais l’autorité royale y est d’un grand poids, et, si elle vient à l’aide des ordres privilégiés, elle pourra empêcher leur destruction. Cependant mon système politique est différent du sien. Avec tous les partisans de la liberté, il voudrait voir disparaître la distinction des ordres. Je regarde comme très problématique l’avantage d’une pareille mesure chez n’importe quel peuple, mais, quant à celui-ci, je suis sûr qu’elle est mauvaise et ne pourrait avoir que de fâcheuses conséquences.


19 juin. — Allant aujourd’hui chez Mme de La Caze, je la trouve en train de broder. Elle n’est pas du tout contente de la politique, mais elle est décidée à se joindre au parti, quel qu’il soit, qui payera le mieux, car son mari et ses beaux-frères « ont beaucoup sur le roi ». Voilà des opinions politiques qui sont bien motivées. Je vais ensuite au club lire les journaux. Le clergé a décidé aujourd’hui, à une faible majorité, de se joindre au tiers. Ce coup sera fatal à la noblesse, car le tiers, qui s’est déjà constitué en Assemblée nationale comme représentant les 96 centièmes de la nation, va maintenant prétendre représenter aussi bien la majorité des ordres que celle du nombre. Si l’autorité royale n’intervient pas pour sauver les nobles, ils sont perdus, et il n’y a que très peu de chances en faveur de cette intervention. Du club je vais souper chez Mme d’Espinchal, pour répondre à une invitation dont je me serais volontiers dispensé. On réclame à grands cris l’épitaphe impromptu que j’ai écrite au Raincy sur le vicomte de Ségur, et qui ne vaut rien. J’élude la demande jusqu’à la fin du repas, mais, à ce moment, Mme de Boursac me demande de la répéter, et Mme de Warsi, dame d’une grande beauté, me prie de l’écrire, parce qu’elle ne comprend l’anglais qu’à la lecture, ayant appris à le lire et non à le parler. Sur sa promesse qu’elle me rendra mon papier, je lui écris les mauvais vers en question, dont le seul mérite est d’avoir été écrits sur-le-champ, comme une petite vengeance de Mme de Saint-Simon, sur laquelle M. de Ségur avait composé, à déjeuner, une épitaphe qui n’était pas trop délicate :

« Ci-gît un gai chenapan, qui passa toute sa vie à mal faire, mais qui refusa toujours de prendre femme, par peur de la peine du talion. »

Les applaudissements qui accueillirent ces vers sont dus à la satisfaction qu’éprouve l’homme à voir frapper un tyran. Mme de Warsi demande de les garder, mais je refuse. Elle dit se les rappeler, et, pour m’en convaincre, essaye de les écrire de mémoire, mais elle me prouve, ainsi qu’à elle-même, que cela lui est impossible.

M. de Boursac me dit que l’aristocratie se console à l’idée que le roi a convoqué un conseil spécial, dont chaque membre devra donner son avis sur la situation actuelle en présence de Sa Majesté. Je ne crois pas que cela puisse être d’une grande utilité, car la décision prise aujourd’hui par les États généraux réduira au silence ceux qui, il y a deux jours, étaient les plus violents contre M. Necker ; selon toute probabilité, ceux-là mêmes qui ont convoqué ou provoqué la convocation de ce conseil, trouveront que le résultat en est tout le contraire de ce qu’ils désiraient ou espéraient.


20 juin. — Les différents ordres des États généraux ont été empêchés de se réunir par les gardes qui entourent tout l’hôtel. La raison que l’on en donne est que le roi a l’intention de tenir une séance royale lundi, et que certains changements sont indispensables dans la salle. Après une courte promenade en voiture et à pied, je vais au club. J’y rencontre le comte de Croy, le duc de La Rochefoucauld, le vicomte de Noailles, de Ségur, le jeune Dillon et d’autres encore. On fait diverses conjectures à propos de la séance royale de lundi. Je crois qu’on ne s’y serait point décidé, si la Cour avait prévu la décision prise hier par le clergé. Elle joue avec des matériaux très inflammables, et il faut beaucoup de précautions. L’on regarde, en général, cette séance comme la réponse au tiers qui a pris le titre d’Assemblée nationale. Il est possible que cet incident ait pu hâter cette mesure, mais je suppose plutôt qu’il faut y voir le désir de mettre les trois ordres d’accord, de façon à leur permettre d’agir, au lieu de rester, comme actuellement, une simple foule sans utilité.


21 juin. — L’on dit ce soir au club que la séance royale de demain est renvoyée à plus tard. Le 20, à cinq heures, M. Necker a écrit une lettre au lieutenant de police, l’assurant qu’il n’est nullement question d’empêcher les États de se réunir de nouveau. L’un des partis en présence étant rempli de crainte et l’autre ne comptant que des hommes bien déterminés, il est facile de prévoir le résultat de la lutte. Pour ma part, je crois que la séance royale a été reculée pour permettre à la Cour de prendre une nouvelle décision, par suite de la résolution du clergé.


23 juin. — Avant de me rendre aujourd’hui à Versailles, je vais voir la duchesse d’Orléans ; elle me dit qu’elle me retiendrait à dîner, si je ne lui avais pas fait part de mon projet d’aller à Versailles. En arrivant à Versailles, je vais chez Mme de Tessé, qui me reçoit cordialement, tout en se plaignant de mes vues en politique. Lord et lady Camelford arrivent avec leur fille. M. Jefferson dit qu’ils s’étaient invités à dîner, sous prétexte qu’ils connaissaient un ami de Mme de Tessé, sans la connaître elle-même.

À la séance royale d’aujourd’hui, le roi a plu à la noblesse, mais il a grandement indisposé le tiers état. J’éprouve une grande difficulté à savoir exactement ce qui s’est passé, mais il me semble que la noblesse n’a pas le droit de se réjouir autant qu’elle se l’imagine. Au dîner, je suis assis à côté de M. de La Fayette, qui me dit que je fais tort à la cause, mes sentiments étant continuellement invoqués contre le bon parti. Je saisis cette occasion de lui dire que je suis opposé à la démocratie par amour de la liberté, que je vois les nobles courir aveuglément à leur perte, et que je voudrais bien les arrêter, si cela est encore possible ; que leurs projets en ce qui regarde le peuple français sont absolument incompatibles avec les éléments dont il est composé, et que le plus fâcheux pour eux serait la réalisation de leurs désirs. Il me répond qu’il se rend bien compte de la folie de ses partisans, et qu’il la leur reproche, mais qu’il n’en est pas moins déterminé à les suivre jusqu’à la mort. Je pense qu’il ferait tout aussi bien de leur rendre leur bon sens et de vivre avec eux. Il se dit décidé à démissionner, et je l’approuve, les instructions qui le lient étant contraires à sa conscience. Avant de nous séparer, je prends l’occasion de lui dire que si le tiers état fait maintenant preuve de modération, il pourra réussir, mais son échec est certain s’il a recours à la violence. Je quitte Mme de Tessé pour aller chez Mme de Montboissier ; la société est aristocratique et enchantée du roi. Au cours de la conversation, des anecdotes sont racontées qui me prouvent que le roi et la reine ressentent une frayeur mortelle, et j’en tire la conclusion que la Cour va encore reculer. Hier M. Necker a offert sa démission que le roi a refusé d’accepter. Cet après-midi, il se rend chez Sa Majesté, entouré de gens du peuple qui l’accompagnent de leurs cris et de leurs applaudissements jusqu’à la porte du château. À sept heures et demie, au moment où je quitte Versailles, il est encore avec le roi.


25 juin. — En me rendant à Versailles, chez le duc de La Vauguyon pour mes affaires, j’apprends que la minorité du clergé s’est formée en corps et a adhéré aux propositions du roi. La majorité de la noblesse, qui naturellement continue à former un corps à part, est disposée, dit-on, à accepter ces mêmes propositions, mais avec certaines modifications. L’Assemblée nationale (c’est là le nouveau nom des États généraux) a décidé d’envoyer une députation au roi. La question est de savoir si Sa Majesté la recevra, parce que c’est d’elle que dépendra finalement le sort de la noblesse.


27 juin. — À la demande du roi, la noblesse s’est aujourd’hui réunie aux deux autres ordres. La grande question est donc résolue, et les votes auront lieu par tête. Il ne reste plus qu’à rédiger une Constitution, et, comme le roi est très timide, il se rendra à merci. L’existence de la monarchie dépendra de la modération de l’Assemblée. Je pense qu’en tout cas le crédit national sera bientôt rétabli, ce qui, entre autres résultats, améliorera le change entre la France et les pays étrangers. Si l’argent circule librement en France, l’intérêt sera réduit partout. La somme d’argent monnayé est immense, et ses effets doivent être proportionnels à son importance, mais en ce moment cet argent dort, et n’est que bien mal remplacé par le papier de la Caisse d’Escompte.


30 juin. — Je vais au Palais-Royal voir ce qui se passe, et de là au club. J’apprends que la foule a envahi la prison et délivré des soldats, qui expiaient en prison des fautes commises contre la discipline militaire. Ils avaient commis ces fautes après avoir été enivrés par ceux qui cherchent à les débaucher. Cette nouvelle produit naturellement une fâcheuse impression. Demain nous amènera probablement des excès pareils ou même pires. M. Jefferson me dit que la formation d’un grand camp sous les ordres du maréchal de Broglie, l’air que prennent de nombreux adversaires du tiers état et l’influence du comte d’Artois sur le Conseil du roi font redouter des événements sérieux ; peut-être même poussera-t-on le roi à ressaisir son autorité. Tout ceci est très bien, mais avec les idées actuelles, je doute fort qu’il puisse compter sur l’obéissance de ses soldats ; sans cette obéissance, ses menaces deviendront aussi méprisables que celles de l’Église, car, dans les deux cas, c’est le bras séculier qui seul rend l’anathème terrible.


3 juillet. — De Canteleu est tout à la politique. Il me dit que souvent les aristocrates me citent comme appartenant à leur parti. Ceci m’amène à expliquer mes opinions, et il paraît enchanté de voir que nous avons les mêmes. Le meilleur moyen de conciliation est l’abolition des parlements, abolition que je crois nécessaire à l’établissement de la liberté, de la justice et de l’ordre.


4 juillet. — M. Jefferson donne un dîner en l’honneur de notre fête nationale ; il s’y trouve beaucoup d’Américains, et aussi Mme et M. de La Fayette. Je lui parle politique après le dîner, et je lui conseille, si cela est possible, de conserver une certaine autorité constitutionnelle à la noblesse, car c’est le seul moyen d’assurer la liberté du peuple. Le courant contre la noblesse est si violent que je redoute sa ruine. Il en résulterait, je le crains, les conséquences les plus désastreuses, bien que l’on n’y fasse pas grande attention en ce moment.


8 juillet. — Promenade aux Champs-Élysées ; j’y rencontre M. Applelon et M. Jefferson me donnent des nouvelles de Versailles. Il y aura samedi soir 25,000 hommes dans Paris et aux environs. On parle, mais à tort, d’une séance royale pour lundi. Je vais chez M. Le Couteulx. Tristes nouvelles : les États généraux vont être dissous, la faillite sera déclarée, la solde des troupes diminuée, etc. Pendant le dîner, M. de La Norraye arrive de Versailles et assure qu’il tient de M. de Montmorin lui-même qu’il n’y aura pas de séance royale lundi.


9 juillet. — Le médecin déclare que je dois rester encore huit jours à Paris. Il est certain que ma santé sera bientôt excellente. Je le croirais bien plus volontiers, si j’étais partout ailleurs que dans une ville aussi grande et sentant aussi mauvais que Paris. Dès que j’aurai terminé mes affaires, je partirai immédiatement à Londres. Je vais chez M. Jefferson, qui me montre sa lettre à M. de La Fayette au sujet de la fausse nouvelle de M. de Mirabeau concernant les États généraux. À ma grande surprise, elle ne contient rien de ce que M. de La Norraye affirmait qu’elle contenait, l’ayant eue en main chez M. de Montmorin. Cela m’apprendra à être moins crédule.

Après une visite à Mme de Flahaut, je me rends à Romainville pour dire adieu au maréchal de Castries et à sa belle-fille. Nous y trouvons Mme Lebrun, peintre célèbre, aussi parfaite comme femme que comme artiste, et Mme de …, l’amie du vicomte. Promenade dans les jardins. Le maréchal a la bonté de mettre sa maison de campagne à ma disposition, pour y achever ma guérison. En rentrant, nous rencontrons Mmes de Ségur et de Chastellux, et M. de Puisignieux nous rejoint bientôt. Il me dit que la disette est extrême, et il est d’autant plus à même d’en juger que son régiment de chasseurs est employé à escorter les provisions et à protéger les récoltes sur pied. Au cours d’une promenade avec Mme de Ségur, nous nous entretenons de la situation politique ; et elle s’y entend aussi bien que n’importe qui. Je la quitte en lui promettant de revenir bientôt. Je promets aussi de lui écrire et retourne à Paris. Il a fait très chaud aujourd’hui. Je remarque que les pommes de terre cultivées ici sont celles que nous considérons comme de qualité inférieure, à en juger du moins par leurs feuilles. Je me rends au club dès ma rentrée en ville, et j’apprends que le roi, en réponse à l’adresse des États concernant les troupes, leur a dit que ses intentions ne pouvaient leur porter ombrage, et que si leurs appréhensions continuent, il fera siéger les États à Soissons ou à Noyon et se rendra lui-même à Compiègne. Cette réponse est habile. S’il peut les éloigner de Paris, il affaiblira l’impulsion qui cause en ce moment de telles alarmes. Mais le mal est plus profond que ses conseillers ne s’en doutent, et ce qui est commencé devra s’accomplir. Je reçois au club un mot de Mme de Flahaut, m’invitant à souper pour l’informer des nouvelles. J’y vais. C’était une partie carrée à mon arrivée ; je fais le cinquième. Je reste tard et reconduis un abbé, l’un de ses favoris. Il est bossu et, par ailleurs, ne ressemble que de loin à un Adonis ; ce doit donc être un attachement moral. La journée a été chaude, mais la soirée est agréable, et je prends grand plaisir à l’odeur du blé qui mûrit. Il y a actuellement, dans cette ville et ses environs, plus d’un million de créatures humaines qui ne peuvent compter, pour avoir du pain, que sur la vigilance et l’attention du gouvernement, dont cependant les plus grands efforts auront peine à subvenir aux différents besoins.


12 juillet. — Dîner chez le maréchal de Castries. Il s’informe avec bonté de l’état de mes affaires ; je lui réponds que je suis sur le point de m’entendre avec la ferme, car un mauvais arrangement vaut mieux qu’un bon procès. Il partage mon avis, et me félicite que mon voyage ne soit pas tout à fait inutile. Il ajoute qu’il ne reste que quelques jours à Paris à cause de ses affaires. Au moment de le quitter, il me prend à part pour m’informer que M. Necker n’est plus en place. Cette nouvelle le trouble beaucoup et moi aussi, à dire vrai. Je l’engage à se rendre immédiatement à Versailles. Il me dit qu’il n’ira pas, que toutes les mesures ont sans doute été déjà prises, et que, par suite, il est trop tard. Je lui dis qu’il n’est pas trop tard pour avertir le roi du danger dans lequel il se trouve, danger infiniment plus grand qu’il ne le croit ; que son armée ne se battra pas contre la nation, et que, s’il écoute les conseils violents, la nation sera sans aucun doute contre lui ; que l’épée lui a échappé des mains sans qu’il s’en aperçût, et que l’Assemblée nationale est maîtresse de la nation. Il ne répond pas explicitement, mais il est profondément ému.

Pour tenir ma promesse, je vais chez Mme de Flahaut ; j’apprends que le ministère tout entier est renvoyé et que Necker est banni. On est très alarmé ici. Paris commence à s’agiter ; quelques nobles ont enlevé un tambour à la garde invalide du Louvre et battent le rappel. M. de Narbonne, l’ami de Mme de Staël, considère une guerre civile comme inévitable et va rejoindre son régiment, hésitant, dit-il, entre la voix du devoir et la conscience. Je lui dis que je ne connais d’autre devoir que celui que dicte la conscience. Je suppose que sa conscience lui conseillera de s’unir au parti du plus fort. Le petit abbé Bertrand, qui vient de sortir en fiacre, revient tout effrayé par une grande foule dans la rue Saint-Honoré, et bientôt après arrive un autre abbé, qui fait partie du Parlement, et qui se réjouit des changements survenus, mais il est épouvanté à l’extrême par les désordres. Je calme les craintes de Mme de Flahaut dont le mari a perdu la tête, et qui figure, paraît-il, sur une liste imprimée des aristocrates les plus fougueux. J’offre de reconduire l’abbé chez lui sain et sauf, et Bertrand accepte. À mesure que nous approchons, sa terreur est vraiment amusante. Près de la rue Saint-Honoré, son imagination transforme les passants ordinaires en une foule énorme, et j’ai de la peine à lui persuader de s’en rapporter à ses yeux plutôt qu’à ses craintes. Je le descends chez lui et vais chez M. Jefferson. Sur les boulevards, tout d’un coup chevaux, voitures et piétons font face en arrière et passent rapidement. Peu après, nous rencontrons une troupe de cavalerie, qui a mis sabre au clair et s’avance au trot. Elle nous dépasse un peu, puis s’arrête. En arrivant à la place Louis XV, nous remarquons que la foule, qui compte peut-être cent personnes, ramasse des pierres, et en nous retournant nous voyons la cavalerie revenir. Nous nous arrêtons à l’angle pour voir le combat, s’il y en a. La foule se masse au milieu des pierres qui encombrent toute la place, où on les taille pour le pont en construction. L’officier à la tête du détachement est salué d’un coup de pierre, et immédiatement dirige son cheval de façon menaçante vers son assaillant. Mais ses adversaires sont postés sur un terrain où la cavalerie ne peut agir. Il continue son chemin et la marche se transforme bientôt en galop, sous une pluie de pierres ; un des soldats est renversé de son cheval, ou bien son cheval s’abat. Il est fait prisonnier et est d’abord maltraité. Plusieurs coups de pistolet sont tirés sans résultat ; ils n’étaient pas probablement chargés à balle. Une partie de la garde suisse occupe les Champs-Élysées avec l’artillerie. Je vais chez M. Jefferson. Il me dit qu’hier vers midi, M. Necker a reçu, des mains de M. de La Luzerne, une lettre du roi lui ordonnant de quitter le royaume ; en même temps, M. de La Luzerne est chargé de lui faire promettre de n’en parler à personne. M. Necker dîne et propose à Mme Necker une visite chez une amie du voisinage. En route, il lui annonce la nouvelle ; ils se rendent à leur maison de campagne faire les préparatifs nécessaires et s’en vont. M. de Montmorin a aussitôt démissionné ; il est en ce moment à Paris. En revenant de chez M. Jefferson, la sentinelle placée sur le chemin qui conduit à la place Louis XV, me force de passer à gauche. Je vais au club. Un monsieur qui arrive de Versailles nous rend compte de la composition du nouveau ministère. Le peuple s’occupe à forcer les boutiques d’armuriers, et bientôt arrive dans le jardin un gros détachement de gardes françaises, la baïonnette au bout du fusil, pêle-mêle avec la foule où quelques personnes aussi sont armées. Ces pauvres gens ont passé le Rubicon ouvertement. « La réussite ou la corde, » telle doit être maintenant leur devise. Je crois que la cour reculera encore, et, dans ce cas, tous ses efforts subséquents seront vains ; si elle ne cède pas, une guerre civile est tout ce qu’il y a de plus probable. Si les représentants du Tiers ont fait un juste calcul du nombre de leurs commettants, dans dix jours la France entière sera agitée. La petite rixe dont j’ai été témoin sera probablement amplifiée en un combat sanglant avant d’arriver aux frontières, et dans ce cas une infinité de corps bourgeois marcheront au secours de la capitale. On ferait mieux de rentrer la moisson.


13 juillet. — Martin, mon domestique entre et me dit que l’Hôtel de la Force est envahi, et que tous les prisonniers sont délivrés. Bientôt après, on m’apporte une lettre en renfermant une seconde d’un M. Nesbitt, qui est au Temple et désire me voir ; mais mon cocher me dit qu’il ne peut me conduire, sa voiture ayant été déjà arrêtée et obligée de retourner sur ses pas. De fait, la petite ville de Paris est dans une effervescence aussi grande qu’on peut la souhaiter. On se procure des armes partout où il s’en trouve ; six cents barils de pondre sont saisis dans un bateau sur la Seine ; le couvent de Saint-Lazare est envahi, et l’on y découvre un dépôt de blé que les religieux avaient amassé. On le charge immédiatement sur des voitures pour l’envoyer au marché, et l’on place un moine dans chaque voiture. Le Garde-Meuble du roi est attaqué, et les armes qui s’y trouvent sont distribuées pour éviter de pires attentats. Ces armes sont toutefois plus curieuses qu’utiles. Je n’en finirais pas s’il fallait raconter en détail les mille événements de la journée. Je dîne chez moi avec La Caze et vais ensuite au Louvre, après avoir pris soin d’orner mon chapeau d’une branche verte en l’honneur du Tiers, car c’est la mode du jour, et il faut s’y soumettre si l’on veut circuler en paix. Il est un peu étrange que ce jour de violence et de tumulte soit le seul où j’aie osé marcher dans les rues, mais comme il n’y a pas d’autres voitures que les fiacres, je ne cours pas le risque d’être écrasé, et je n’ai rien à craindre de la populace. Mme de Flahaut est dans une frayeur extrême, je cherche à l’apaiser. Capellis arrive, et au moment de partir pour le Palais-Royal, nous rencontrons sur l’escalier M. de Flahaut retour de Versailles ; il nous donne les nouvelles. Je vais au club. Nous bavardons quelque temps sur l’état des affaires publiques. M. de Moreton me dit que les ministres actuels sont un tas de coquins et de tyrans et qu’il les connaît très bien ; l’un d’eux, pour lequel il ne montre aucune partialité, est, paraît-il, son parent. Peu après, M. de … arrive de Versailles et nous dit que la cour affecte de considérer les désordres de Paris comme insignifiants. L’Assemblée nationale a conseillé au roi de rappeler l’ancien ministère et de permettre à l’Assemblée d’envoyer une députation à Paris pour recommander la formation des corps bourgeois en vue du maintien de l’ordre en ville. À la première demande, il a répondu que le pouvoir exécutif lui appartient, et qu’il peut choisir les ministres selon son bon plaisir ; il blâme la seconde demande. L’Assemblée adopte en conséquence quelques résolutions hardies, dont le but semble être de vouer le ministère actuel à l’exécration publique, et de déclarer les conseillers de Sa Majesté coupables de haute trahison. La Cour et le parti populaire sont donc en lutte ouverte. Je crois qu’avant dix jours un événement décisif aura eu lieu : ou bien la retraite du roi sera immédiate et ne ruinera que ses conseillers, ou bien elle sera tardive, et sa propre ruine découlera de celle de ses ministres. On fait venir de la cavalerie au Palais-Royal. Nous voudrions savoir à quel corps elle appartient, mais c’est impossible. L’un des orateurs nous dit toutefois que l’on a reçu une députation des deux régiments casernés à Saint-Denis, offrant de se joindre au Tiers, si l’on veut venir les recevoir. Mes compagnons leur conseillent chaudement d’y aller, mais il faut remettre cette manœuvre au moins au lendemain. Je crois que les meneurs ont tort de ne pas fomenter immédiatement un sérieux conflit entre les troupes nationales et étrangères. Je pense que le résultat serait décisif.


14 juillet. — Ma voiture est arrêtée deux fois pour voir s’il s’y trouve des armes. Pendant que je suis chez {{|M. Le Couteulx}}, quelqu’un vient annoncer que la Bastille est prise, que le gouverneur est décapité, que le prévôt des marchands est pris et tué et également décapité. Les têtes sont portées en triomphe à travers la ville. La prise de la citadelle est une des choses les plus extraordinaires que je connaisse. Elle a coûté aux assaillants 60 hommes, dit-on. L’Hôtel royal des Invalides a été envahi ce matin, et l’on a emporté les canons, les armes blanches, etc. De cette façon, les citoyens sont bien armés ; il y a du moins de quoi équiper environ trente mille hommes, et c’est là une armée suffisante. Il paraît que la nouvelle reçue hier soir relativement à l’arrêté de l’Assemblée nationale n’est pas exacte. Elle a déclaré seulement que l’ancien ministère emporte avec lui les regrets de l’Assemblée, qu’elle continuera à réclamer l’éloignement des troupes, et que les conseillers de Sa Majesté, quels que soient leur rang et leur situation, sont responsables de ce qui peut arriver. C’était hier la mode à Versailles de nier qu’il y eût des désordres à Paris. Je crois que ce qui s’est passé aujourd’hui donnera lieu de penser que tout n’est pas parfaitement tranquille. De chez M. Le Couteulx, je vais chez Mme de Flahaut qui est bien inquiète. Son mari, me dit-elle, est téméraire, et elle craint beaucoup pour sa sécurité. J’assiste à une scène de famille où elle joue très bien son rôle, et me demande mon avis sur une question délicate. Je lui réponds que c’est une règle chez moi de ne pas intervenir dans des discussions d’ordre aussi intime. On discute pour savoir s’il doit quitter la ville. Je lui conseille, s’il le fait, de partir à midi, etc. Tandis qu’il était avec nous, comme madame avait une écritoire sur les genoux, je lui griffonnai de mauvais vers, afin d’exciter sa curiosité. Il me demanda de les lui traduire. Rien de plus facile ; malheureusement l’une des idées n’est pas faite pour lui plaire. Voici les vers :

« C’est grelottant de fièvre que j’écris sur vos genoux ; n’attendez donc que de pauvres vers ; cependant, malgré le proverbe, croyez-moi quand j’ai recours à la poésie.

« Je ne suis pas amoureux ; je suis, hélas ! trop vieux pour allumer en vous une flamme. Veuillez accepter ma froide passion, et lui donner le beau nom d’amitié. »

Mme de Flahaut me dit que son mari avait l’air un peu sot, en m’entendant dire que j’étais trop vieux pour exciter une passion. Je lui réponds que je ne cherchais qu’à exciter la curiosité. Elle observe que j’ai réussi, mais que son mari était ridicule de demander une explication, puisque j’aurais pu lui donner la même traduction, quand même le sens eût été tout à fait différent.


15 juillet. — La Caze vient de la part de Le Normand me dire qu’il est impossible de s’occuper d’affaires aujourd’hui. Je crains que ce ne soit que trop vrai. Il me dit aussi que le roi vient aujourd’hui à Paris : je n’en crois pas un mot. Je m’habille et j’attends longtemps ma voiture. Je reçois un mot de Mme de Flahaut. Je vais au Louvre à pied, et ordonne à ma voiture de me suivre. Plus tard, en me rendant chez M. Jefferson, on m’arrête près du pont Royal et on m’oblige à suivre la rue Saint-Honoré. On m’arrête de nouveau à l’église Saint-Roch, pour me poser des questions absurdes. Le colonel Gardner vient à moi ; il est très heureux d’être à Paris en ce moment ; moi aussi. Il considère comme moi que la prise de la Bastille est un modèle de grande intrépidité. À quelques pas de l’église ou m’arrête encore, et l’extrême arrogance de l’officier est cause d’une altercation entre lui et mon cocher. Comme tout le monde passe par cette rue et que les arrêts tels que celui que j’éprouve sont très fréquents, l’embarras est grand. C’est pourquoi je m’en retourne et rentre dîner à l’hôtel. Pendant le dîner arrive La Caze. Il contredit ses nouvelles de ce matin, mais dit qu’un député vient d’arriver des États généraux, racontant que le roi a battu en retraite, etc. Je m’y attendais. Nous verrons bien. Je vais, selon ma promesse, chez Mme de Flahaut avec son neveu et l’abbé Bertrand ; nous longeons le quai des Tuileries pour marcher un peu et nous restons quelque temps chez elle. Elle veut voir l’arrivée à Paris des députés de l’Assemblée nationale ; tout en avouant que c’est insensé, elle nous dit que toutes les femmes ont la même folie. Il y a beaucoup de réjouissances en ville. Après avoir laissé Mme de Flahaut chez elle, son neveu et moi allons au club. Je renvoie ma voiture et bientôt après je reçois un mot d’elle, demandant que je la lui prête. J’envoie le domestique chercher le cocher, mais il est trop tard. Ses chevaux sont rentrés, et il est en train de faire son service de patrouille dans la garde bourgeoise. Le duc d’Aiguillon et le baron de Menou, tous deux députés de la noblesse, sont au club. J’apprends d’eux l’histoire secrète de la révolution d’aujourd’hui. Hier soir fut présentée à l’Assemblée une adresse à laquelle Sa Majesté fit une réponse fort peu satisfaisante. La reine, le comte d’Artois et la duchesse de Polignac avaient passé toute la journée à suborner deux régiments, et à les griser presque complètement. Chaque officier avait été présenté au roi que l’on avait déterminé à faire des promesses d’argent, etc., à ces régiments. Ils criaient : « Vive la reine ! vive le comte d’Artois ! vive la duchesse de Polignac ! » Leur musique vint jouer sous les fenêtres de Sa Majesté. Pendant ce temps, le maréchal de Broglie en personne travaillait l’artillerie. Leur plan était d’affamer Paris et de faire arrêter deux cents membres de l’Assemblée nationale. Mais il se trouva que les troupes ne voulurent pas servir contre leur pays et il fut naturellement impossible d’exécuter ce plan. On a cependant pris soin de cacher certains faits malheureux au roi. À deux heures du matin, le duc de Liancourt entra dans sa chambre à coucher, le réveilla et lui dit tout ; il lui dit qu’il répondait sur sa tête de la vérité de ce qu’il avançait, et qu’à moins de rapporter immédiatement ses décisions, tout était perdu. Le roi adopta sa manière de voir. L’évêque d’Autun, dit-on, reçut l’avis de préparer un discours, ce qu’il a fait. L’ordre fut donné de disperser les troupes, et, quand l’Assemblée fut réunie, le roi, accompagné de ses deux frères et du capitaine de la garde, entra et prononça son discours, qui produisit d’enthousiastes démonstrations de joie. L’Assemblée entière le reconduisit au château, au milieu de toute la population de Versailles. On me dit que le baron de Besenval est dénoncé par l’Assemblée nationale (le roi reconnaît ce nom dans son discours), et que le ministère actuel sera mis en accusation. J’exprime mon opinion qu’après ce qui vient de se passer, on ne devrait pas permettre au comte d’Artois de rester en France. On en convient. On dit qu’on va faire le procès du maréchal de Broglie, et probablement celui du baron de Breteuil. Je soupe au club, et comme le bordeaux est le meilleur que j’aie encore bu en France, je bois à la liberté du peuple français et de la ville de Paris. On fait honneur à mes toasts et je reviens chez moi. La journée a été très belle. On dit que le roi sera à Paris demain à onze heures. Pour quoi faire ? — Bon mot : Le baron de Besenval est dénoncé à cause de certaines lettres qu’il avait écrites et qui ont été interceptées. Le duc de La Rochefoucauld, député de la ville de Paris à l’Assemblée nationale, rencontre le baron sortant du cabinet du roi. « Eh bien, monsieur le baron, avez-vous encore des ordres à donner pour Paris ? » Le baron prend cela pour une politesse. « Non, monsieur le duc, excepté qu’on m’envoie ma voiture. — Apparemment, c’est une voiture de poste, monsieur le baron. » — Un autre : Hier à la procession, le roi et le comte d’Artois qui marchaient ensemble, étaient serrés par la foule. Un député dit à un autre : « Voyez comme on presse le roi et M. le comte d’Artois. » L’autre répondit : « Il y a cette différence pourtant, que le roi est pressé par l’amour de son peuple. » Le roi, n’entendant que les derniers mots, se retourne pour répliquer : « Oui, c’est juste. »


17 juillet. — Ce matin, mon cocher me dit qu’il y a des affiches défendant aux voitures de sortir, le roi devant arriver entre dix et onze heures. Aujourd’hui encore on ne pourra traiter aucune affaire. Je m’habille aussitôt et je sors. Grâce à l’aide de Mme de Flahaut, j’ai une fenêtre dans la rue Saint-Honoré, par laquelle le cortège doit passer. Tandis que je cherche à traverser la foule, on m’enlève de la poche un mouchoir auquel j’attache un bien plus grand prix que ce que le voleur pourra en retirer, et je le payerais volontiers pour sa dextérité, si je pouvais le retrouver. Nous attendons de onze heures à quatre heures. Il paraît que Sa Majesté a été escortée par la milice de Versailles jusqu’au Point-du-Jour, où elle est entrée entre la double rangée de la milice parisienne, qui s’étend de là à l’Hôtel de Ville. Notre ami La Fayette, élu général de la milice parisienne, précède son Souverain. On avance lentement, aux cris de : « Vive la nation ! » Chaque ligne se compose de trois rangs ; c’est donc sur six rangs que la milice couvre cette distance. L’Assemblée nationale marche sans ordre dans le cortège. La garde royale à cheval, quelques gardes du corps, et toute la suite du roi ont les cocardes de la ville, rouge et bleu. Le cortège est magnifique à tous les points de vue. Dès qu’il est terminé, je vais dîner chez le traiteur, d’un bifteck et d’une bouteille de bordeaux. Arrive un député de Bretagne que j’ai rencontré hier à une table d’hôte à Versailles. Nous le faisons asseoir à notre petite table. Il me dit qu’hier le roi a envoyé à l’Assemblée une lettre de rappel pour M. Necker ; que les ministres ont tous démissionné, sauf M. de Breteuil qui déclare n’avoir jamais accepté ; que le comte d’Artois, le duc et la duchesse de Polignac, M. de Vaudreuil, bref, tout le comité Polignac, ont décampé, désespérés, la nuit dernière. Je lui dis que les voyages peuvent être utiles au comte d’Artois, et qu’il aurait raison de visiter des pays étrangers. Nous nous entretenons du commerce des îles, et je lui explique les principes sur lesquels je crois que leur système devrait être basé. Il désire avoir une autre conversation avec moi sur le même sujet. Je lui dis que je vais à Londres. Il me demande mon adresse pour m’écrire. Je promets de la lui donner. Comme il me parle de mon amie, la comtesse de Flahaut, je lui dis diverses vérités qu’il pourra être utile de lui faire connaître à elle-même, et j’en passe d’autres sous silence, qui pourraient lui nuire ; je lui fais ainsi une impression différente de celle qu’il avait reçue, mais je crains que la folie de son mari et celle de son frère ne les ruinent tous deux. Il est impossible d’aider ceux qui ne s’aident pas eux-mêmes. Je vais chez elle et lui raconte ce qui s’est passé au ministère. Je reste quelque temps avec elle et l’abbé Bertrand, puis je vais au club. Le roi a confirmé aujourd’hui le choix fait par le maire ; il a approuvé la formation d’un régiment de garde bourgeoise. Il a mis à son chapeau une large cocarde de rubans bleus et rouges, et alors seulement retentit un cri général de : « Vive le roi ! » Je pense que la journée d’aujourd’hui lui sera une utile leçon pour le reste de ses jours, mais il est si faible qu’à moins d’être tenu éloigné de la mauvaise compagnie, il lui est impossible de ne pas mal agir.


18 juillet. — Le temps est agréable et la ville commence à être un peu tranquille. Je vais au club et j’y prends du thé. Kersaint me dit que les écuries d’Augias de Versailles sont maintenant nettoyées. L’abbé de Vermond, Thierry, le valet de chambre du roi, et le comte d’Angivillers, directeur des bâtiments, sont partis. Thierry a été renvoyé en termes fort durs. Il y a maintenant abondance de places à remplir, et il y aura naturellement abondance d’intrigues pour les obtenir. Bref, tout le complot contre la liberté est fini et bien fini.


19 juillet. — Nous allons tous, après dîner, rendre visite à un peintre et voir trois tableaux, dans l’un desquels le rendu de la perspective surpasse la puissance de mon imagination, particulièrement pour la main droite de la figure principale, qui ressort si parfaitement de la toile que l’on voit positivement tout autour d’elle ; c’est une chose à peine croyable, mais qui n’en est pas moins vraie. Le sujet est : l’Amour échappé de sa cage et laissant par sa fuite les dames en proie à l’angoisse et au désespoir. L’expression ne correspond pas à mon idée de la puissance de cet art, mais la lumière et l’ombre sont distribuées dans ce tableau avec une perfection étonnante. Le peintre nous montre un autre tableau, emprunté à l’Énéide, qu’il fait pour le roi : Vénus, dans le temple des Vestales, arrêtant le bras levé pour répandre le sang d’Hélène. Je lui dis qu’il ferait mieux de peindre la prise de la Bastille ; ce sera un tableau d’actualité, et un trait fournira un bel effet. C’est celui du soldat de la garde française qui, ayant saisi la porte et ne pouvant pas l’abaisser, crie à ses camarades de la populace de le tirer par les jambes. Cet homme a eu la force et le courage de tenir bon, tandis qu’une douzaine de gens tiraient sur lui comme sur une corde pour faire baisser le pont-levis ; il a absolument subi le supplice du chevalet. Cela produirait un bel effet, me semble-t-il, de le représenter désarticulé et tournant la tête pour les encourager à tirer encore plus fort. L’évêque d’Autun partage absolument mon avis. Au retour, nous rencontrons M. de Ruillé, qui écrit, dit-on, une histoire de la Révolution actuelle. Il promet de venir me voir au club et de me donner des nouvelles de M. Necker. Je ramène l’abbé chez lui et me rends au club. M. de Ruillé me dit qu’on n’a pas encore de nouvelles de M. Necker, mais que l’on attend ce soir un exprès, et que, s’il n’a pas dépassé Bruxelles, il pourra être rentré demain soir. Je recommande de faire une souscription pour rassembler les divers papiers trouvés à la Bastille, et de charger ensuite une personne capable, d’écrire les annales de ce château diabolique depuis le commencement du règne de Louis XIV jusqu’aujourd’hui. Je crois qu’on fera quelque chose dans ce sens. Je suggère aussi de faire de la garde française une garde bourgeoise avec solde élevée, et de maintenir le renom de ce corps en y incorporant tous ceux qui, par leur bonne conduite, auront mérité d’être au-dessus d’un simple soldat, sans avoir les qualités nécessaires pour devenir sergent. En ce moment, on ne sait que faire de ce corps.


20 juillet. — Je me rends ce matin à l’Hôtel de Ville. J’ai bien du mal à trouver le marquis de La Fayette, épuisé par ses mille soucis. Je lui dis que je vais envoyer ses lettres en Amérique, et que je désire un laissez-passer pour visiter la Bastille. Nous convenons de dîner chez lui, à la condition d’apporter mon vin. Je rentre chez moi, j’écris et à quatre heures me rends à l’hôtel de La Fayette. J’y rencontre le duc et la duchesse de La Rochefoucauld, M. …, etc., venus pour dîner. La Fayette me donne mon laissez-passer pour la Bastille. Je lui soumets mon plan concernant la garde française et il l’approuve. Je lui conseille de faire préparer un plan complet pour la milice et de le soumettre au comité. Je lui demande s’il connaît les mesures à prendre pour amener le roi à lui conférer le gouvernement de l’Île-de-France. Il me dit qu’il préférerait celui de Paris simplement ; qu’il a exercé le maximum de pouvoir qu’il eût jamais pu désirer, et qu’il en est fatigué ; qu’il a été chef absolu de cent mille hommes ; qu’il a promené à sa guise son souverain dans les rues, prescrit le degré d’applaudissement qu’il devait recevoir, et qu’il aurait pu le faire prisonnier, s’il l’avait jugé à propos. Cela lui fait désirer revenir au plus tôt à la vie privée. En se servant de cette dernière expression, il se trompe lui-même, ou désire me tromper ; peut-être l’un et l’autre. Mais de fait il est devenu amoureux de la liberté par ambition. Il y a deux sortes d’ambitions : l’une née de l’orgueil, l’autre de la vanité ; la sienne, c’est plutôt cette dernière.


21 juillet. — À une heure et demie, je vais chercher Mme de Flahaut, qui m’a exprimé le désir de m’accompagner à la Bastille. Capellis et l’abbé Bertrand nous attendent. Bientôt Mme de Flahaut arrive avec Mlle Duplessis. Nous montons tous dans la voiture de Capellis et allons à la Bastille. Nous avons du mal à passer les sentinelles, malgré mon laissez-passer. L’architecte chargé de la démolition est un vieil ami de l’abbé, et est heureux de lui être utile. Il nous montre tout, plus que je ne voudrais voir, car la puanteur est horrible. La prise de ce château était une témérité. Nous retournons au Louvre avec Mme de Flahaut. Longue visite, d’abord en tête à tête. Je lui donne des vers et lui dis avec un sang-froid extrême que je suis parfaitement maître de moi-même à son égard ; que n’ayant nulle idée de lui inspirer de tendres sentiments, je ne tiens pas non plus à en éprouver ; que, de plus, je suis excessivement timide ; je sais que j’ai tort, mais je n’y peux rien. Elle trouve cette conversation étrange et elle a, ma foi, raison ; mais je me tromperais beaucoup si mes paroles ne lui faisaient pas à la longue une impression bien plus profonde qu’en ce moment. Nous verrons. Le duc d’Orléans est au club aujourd’hui. Je suis aussi froid envers lui qu’un Anglais. Il y a mille chances contre une que nous n’ayons jamais de rapports ensemble, mais, si nous en avons, il devra faire au moins la moitié du chemin.


22 juillet. — Je vais au club où j’ai un rendez-vous. À la table d’hôte, nous prenons un bon dîner pour trois. Le prix du dîner est de 48 francs, café et tout compris. Je me promène ensuite un peu sous les arcades du Palais-Royal, en attendant ma voiture ; on y amène en triomphe la tête et le corps de M. Foulon, la tête sur une pique et le corps traîné nu par terre. Cette horrible exhibition est ensuite promenée à travers les différentes rues. Son crime est d’avoir accepté une place dans le ministère. Ces restes mutilés d’un vieillard de soixante-dix ans sont montrés à son gendre, Berthier, intendant de Paris, qui est lui-même tué et coupé en morceaux. La populace promène ces débris informes avec une joie sauvage. Grand Dieu ! quel peuple !


23 juillet. — J’ai passé ma nuit à écrire, et ne me suis couché qu’à sept heures du matin. Je me réveille à huit heures pour cacheter mes lettres et me rendors. Entre une heure et deux, je réponds au désir de Mme de Flahaut qui veut me voir, parce qu’elle ne va pas à Versailles, comme c’était son intention. Elle me garde à dîner et nous avons ensuite une conversation confidentielle. Pour me guérir de tout sentiment qu’elle pourrait m’inspirer, elle m’avoue qu’elle est mariée de cœur. Je devine avec qui. Elle reconnaît que j’ai raison et m’assure qu’elle ne peut lui être infidèle. Je la quitte pour aller chez Jefferson, où nous bavardons tout en prenant le thé.


25 juillet. — Un député aux États généraux m’a demandé de mettre par écrit mes idées sur la constitution à donner à la France. J’y passe toute la matinée du samedi. Pendant que j’y travaille, arrive M. Mac-Donald. Je lui lis ce que j’ai écrit et je le vois fortement impressionné par les pensées et la manière dont elles sont exprimées. Cela me prouve à l’évidence que mes observations ne sont pas sans poids ni sans vérité.


26 juillet. — Dimanche matin. Reçu un mot de Mme de Flahaut qui a quelque chose à me dire. Je vais chez elle à une heure. Elle désire savoir si j’irai à Versailles conférer avec le comité chargé d’un rapport sur la Constitution. Je lui dis que je le veux bien, si cela ne retarde pas mon départ pour Londres, car je me crois tenu de rendre à ce pays-ci tous les services en mon pouvoir. Je lui explique ce que j’ai écrit hier pour qu’elle puisse le traduire plus tard. Un peu de bavardage, puis dîner en partie carrée, et ensuite promenade en voiture au Bois de Boulogne. Pendant que je m’habille, je reçois un mot de Mme de Chastellux, me demandant d’intéresser La Fayette au sort d’un protégé de son défunt mari, qui veut entrer au Régiment National. À cinq heures, je vais à mon rendez-vous chez Mme de Flahaut. Elle est à sa toilette. Son mari entre. Elle s’habille devant nous avec une parfaite décence, même en changeant de chemise. M. de Flahaut nous quitte pour faire une longue visite, et nous devons nous occuper à faire une traduction.


28 juillet. — Je suis allé aujourd’hui demander à La Fayette une commission pour le protégé de Mme de Chastellux, et je l’engage à donner au roi des conseils qui puissent le rassurer ; cela est extrêmement important pour la France. Je ne puis lui donner mes raisons, basées sur un secret qu’on m’a confié, mais je parle très sérieusement. Ne pouvant s’entretenir avec moi sur le moment, il me demande de dîner avec lui. Je rentre et commence la traduction de ce que j’ai écrit hier après-midi, mais suis dérangé par des visites. Dès que j’ai fini, je vais chez Mme de Flahaut. Son mari n’est pas allé à Versailles, comme il était convenu. Cela est malheureux. Il vient bavarder un peu, mais il est clair qu’il veut nous imposer le plaisir de sa société, pour que nous n’ayons pas celui de son absence. C’est absurde. Les gens qui veulent plaire ne devraient jamais être ennuyeux. Je vais chez Mme de Fouquet ; la conversation est animée ; on insiste pour que je reste à dîner ; impossible. Je promets de venir la voir dès mon retour. Je fais différentes visites et vais dîner chez M. de La Fayette. Après dîner je lui parle encore de M. Martin et il promet de faire tout ce qui est en son pouvoir. J’insiste pour qu’il prenne des mesures propres à rassurer le roi (Mme de Flahaut m’en a encore parlé hier), et il désire connaître mes raisons. Je lui réponds qu’elles viennent d’un secret qui m’est confié et que je ne puis en dire plus. Je propose une association pour protéger le Prince, et déclarer ceux qui l’insulteront ennemis de l’État et de la société. Je lui soumets un plan pour sortir des difficultés où se trouve l’Assemblée nationale, obligée de ne pas voter d’impôts avant l’achèvement de la constitution, et par conséquent pressée par le temps. Je le mets ensuite fortement en garde contre le danger d’une constitution trop démocratique ; je prends congé. Je vais chez Mme de Ségur que je quitte après m’être engagé à correspondre avec elle ; de là chez Mme de Flahaut. M. de Flahaut est là, ainsi que Vicq d’Azir, médecin principal de la reine. Ce dernier nous laisse bientôt, M. de Flahaut est appelé en bas et madame me demande mes pensées sur l’éducation des Français. Monsieur entre et est de nouveau obligé de partir. C’est bien. Je soupe chez Mme de Flahaut. Nous avons avec elle et son mari qui revient une conversation sur le sujet intéressant des affaires publiques. Il semble bien content de moi, ce qui est rare. Je m’arrange pour correspondre avec sa femme.


29 juillet. — Je vais à l’Hôtel de Ville demander à La Fayette un passe-port pour Londres. Je le fais par ce principe que si je ne m’occupe pas de mes propres affaires, je ne puis espérer qu’un autre le fera pour moi. Les hommes ont l’habitude de croire à l’attention des autres et de négliger ceux qui croient en eux. Il faut être juste. Je trouve que j’ai eu raison. Il y a à l’Hôtel de Ville une foule de difficultés que je finis par surmonter. De là je vais dire adieu à Mme de Flahaut, puis à Mme de Corny ; elle m’adresse de gentils reproches, que j’avais bien mérités, pour l’avoir négligée[2].


12 septembre. — Au moment où je me prépare à partir de Calais, un moine vient mendier avec un air qui indique sa conviction de l’inconvenance qu’il y a à me soumettre à un tel impôt. Je lui dis qu’il a un bien mauvais métier, et que j’ai appris que l’Assemblée nationale va réformer ces institutions. Il en a entendu parler, mais, comme c’est leur seule manière de gagner leur vie, ils devront continuer aussi longtemps que possible. Je lui donne un shilling, et pour répondre à sa routine habituelle de bons souhaits (qu’il répète de ce même ton insouciant qui caractérisait mon ami, le docteur Cooper, du King’s College, lisant la litanie), je lui souhaite un meilleur métier. Mon souhait est plus sincère que le sien, d’un shilling au moins. À onze heures, je quitte Calais avec un passe-port régulier du nouveau gouvernement. Je traverse l’Oise. Près de Clermont, sur ses bords, est le château du duc de Liancourt ; c’est à son intervention que l’on attribue la retraite opportune du pauvre Louis XVI après la prise de la Bastille.

Obligé de m’arrêter à Chantilly pour réparer la clavette d’essieu de la voiture, j’examine les écuries ; c’est une magnifique habitation pour vingt douzaines de chevaux, qui ont l’honneur de dîner et de souper aux frais de Mgr le prince de Condé. De là je regarde l’extérieur du château, sans avoir le temps de l’examiner en détail. Ce devait être une place forte, avant l’invention des canons. Maintenant le fossé large et profond qui l’entoure et qui est constamment rempli d’eau excellente, fournit une demeure agréable à une variété de carpes tachetées de blanc venant, au son de la voix, manger le pain qu’on leur jette. Mon guide s’occupe de politique, mais il n’a pas les idées du jour. C’est un chasseur du prince et il trouve mauvais que tout le monde ait le droit de chasser. En chemin je remarque une manière peu ordinaire de chasser la perdrix. Les chasseurs, armés de massues, se répandent dans les champs de tous côtés. Quand un oiseau se lève, on le poursuit jusqu’à ce qu’il soit fatigué au point de périr sous les coups. Martin regarde cela comme un péché et une honte, mais, tandis qu’il exprime ses lamentations, le postillon se tourne vers moi : « C’est un beau privilège que les Français se sont acquis, monsieur. — Oui, monsieur, mais il paraît que ce privilège ne vaudra pas autant l’année prochaine. »


13 septembre. — Mardi, vers sept heures, j’arrive à l’hôtel de Richelieu, à Paris. Je m’habille et vais au club. J’apprends que l’Assemblée nationale a accepté une seule chambre délibérative, et le veto suspensif du roi. C’est un pas de fait sur la grand’route de l’anarchie et du despotisme d’une faction dans une assemblée populaire, la pire de toutes les tyrannies. Je me mets à discuter un peu à ce sujet, et je reste pour le souper à l’issue duquel nous goûtons du vin de Hongrie présenté par un colonel polonais, dont le nom se termine en « whisky ». C’est une boisson délicieuse. De façon ou d’autre on en vide sept bouteilles ; l’on en commande deux autres, mais je me lève en déclarant que je ne veux plus boire, et l’on s’arrête. Le duc d’Orléans était entré pendant ce temps et diverses circonstances me disent que je puis être présenté à Son Altesse Royale, si cela me plaît.


16 septembre. — J’ai écrit aujourd’hui jusqu’à midi, puis je suis allé chez M. Jefferson. Il m’invite à dîner demain en compagnie du marquis de La Fayette et du duc de La Rochefoucauld. Je pars à Versailles et vais chez Mme de Tott. Elle est à sa toilette, mais visible. Je parle des affaires du pays, sur lesquelles je trouve les opinions bien variables. Je retourne dîner chez M. de Montmorin. Madame est très affligée de l’état des affaires. Mme de Ségur arrive avec ses frères. Elle a une grande crainte que le roi ne veuille fuir. Je lui dis que cette fuite semble irréalisable. Elle croit que cela mettra le feu à Paris. Il est impossible d’en prévoir les conséquences. La présence ou l’absence d’un prince aussi faible ne peuvent avoir que peu d’influence. Après dîner, nous commençons une conversation politique avec quelques députés ; j’essaye de leur démontrer l’absurdité de leur veto suspensif et la tyrannie probable de leur chambre unique. J’aurais mieux fait de me taire, mais le zèle l’emporte toujours sur la prudence. M. de Montmorin exprime le désir de me voir souvent ; j’en fais la promesse, mais je ne crois pas que ce sera possible cette fois. — De là, je me rends chez Mme de Tessé. Elle est convertie à ma manière de voir. Nous avons quelques minutes de gaie conversation sur les choses de France, et je cherche à mêler à de profondes maximes de gouvernement cette légèreté piquante qui fait les délices de cette nation. J’y réussis ; à mon départ, elle me suit et insiste pour que je dîne chez elle à ma prochaine visite à Versailles. Nous sommes très aimables, et tout à coup, d’un ton sérieux : « Mais, attendez, madame, est-ce que je suis trop aristocrate ? » — Elle répond avec un sourire de douce humiliation : « Ah, mon Dieu, non. » De là je regagne ma voiture pour aller voir de Canteleu à l’Assemblée nationale. Pendant que je l’attends, je vois, parmi d’autres personnes, le jeune Montmorency qui m’emmène avec lui et me fait entrer dans la galerie. Le hasard me place près de Mme Dumolley et de Mme de Canteleu. Nous nous reconnaissons soudain et notre surprise est très agréable. Mme Dumolley me pose la question à laquelle j’ai déjà dû répondre cent fois : « Et que disent les Anglais de nous autres ? » Je lui réponds d’un ton significatif : « Ah ! madame, c’est qu’ils raisonnent, ces messieurs-là. »


17 septembre. — Selon ma promesse, je dîne chez M. Jefferson. Un des convives, le duc de La Rochefoucauld, vient d’arriver des États généraux, et à quatre heures et demie La Fayette arrive. Il nous dit que certaines troupes sous ses ordres doivent marcher demain sur Versailles, pour activer les décisions des États généraux. C’est là une situation étrange, pour laquelle ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes. Je lui demande si ses troupes lui obéiront. Il répond qu’elles ne veulent pas monter la garde quand il pleut, mais il croit qu’elles le suivront volontiers au feu. J’incline à penser qu’il n’aura pas l’occasion d’en faire l’expérience. Je lui fais part de mon désir de l’entretenir des subsistances[3]. Il me dit qu’il faut aller dîner chez lui ; mais si je suis bien informé, cela est inutile, parce qu’il y a généralement foule et qu’il n’est que quelques minutes chez lui. Après dîner, je vais au club. Les opinions changent très vite, et en très peu de temps ; si l’Assemblée nationale continue à suivre la route où elle s’est engagée, je crois que la majorité de la nation lui sera contraire. Il est vrai que ses partisans sont zélés, et s’il n’y a pas de guerre civile, ce sera grâce à une circonstance que je ne puis prévoir. Il n’y a qu’un seul indice pacifique, c’est que, vu la faiblesse de caractère du roi, personne ne peut se fier à lui ni s’exposer au danger pour défendre son autorité. S’il s’échappe de Versailles et qu’il tombe dans des mains différentes de celles qui l’entourent, il y aura forcément lutte. Une circonstance sans importance montrera jusqu’à quel point les gouvernants actuels ont les qualités requises pour conduire les affaires du royaume. La Fayette est plein d’inquiétude au sujet de la disette, et en fait le thème de la conversation et de la discussion. Le duc de La Rochefoucauld nous parle alors de quelqu’un qui a écrit un livre excellent sur le commerce des grains.


18 septembre. — Ce soir, au club où je soupe, on nous lit la lettre du roi à l’Assemblée au sujet des résolutions de la noblesse dans la fameuse nuit de 4 août. Elle est très modérée, et, comme tous les autres écrits de M. Necker, trop longue et trop imagée, mais je crois qu’elle produira une grande sensation. Elle contient l’idée de reculer si l’on y insiste, et c’est là une sorte d’invitation aux agresseurs. Une chose que les ministres ignorent peut-être, c’est que, dès maintenant, le roi puisera de la force dans chaque manque de respect qu’il aura à subir. Rien ne pourra sauver l’Assemblée nationale si ce n’est la modestie et l’humilité, dont elle n’est pas trop abondamment pourvue. Le courant de l’opinion commence à grossir contre l’Assemblée nationale. Beaucoup de ceux qui, il y a six mois, la regardaient avec un silence inquiet, parlent maintenant et fort haut.

Voilà de longues années que je connais mon ami La Fayette et je puis estimer à leur juste valeur ses paroles et ses actes. Si les nuages qui s’abaissent en ce moment, se dissipent sans tempête, il sera grandement redevable au hasard ; dans le cas contraire, il faudra lui pardonner beaucoup pour l’intention. Il ne veut de mal à personne, mais il a le besoin de briller. Il est fort au-dessous de ce qu’il a entrepris, et, si la mer devient agitée, il ne pourra pas tenir le gouvernail.


20 septembre. — Au club aujourd’hui, discussion violente sur les finances qui semblent s’en aller rapidement au diable. Les opinions changent vite, et dans quinze jours nous entendrons parler des sentiments que la province professe envers les gouvernants actuels.

Le plaisir est la grande préoccupation ; chacun a sa maison de campagne et ne vient en ville pour ses affaires que tous les trois ou quatre jours ; on travaille, non pour finir l’ouvrage, mais pour s’en débarrasser, afin de pouvoir de nouveau quitter la ville, ce qui rend presque impossibles les transactions commerciales.


22 septembre. — Rien de remarquable au club ce soir, si ce n’est que chacun semble maintenant d’avis d’exclure les reines de la régence, par le même principe qui les exclut du trône, savoir : la loi salique ; et de plus, parce qu’une régence ne doit comprendre aucun étranger. Ce dernier article n’est pas mauvais, mais on pourrait laisser l’autre de côté. Je leur donne mon avis qui est loin d’être approuvé, mais les opinions changeront. Au moment où je sors, quelqu’un m’attend pour me dire tout bas qu’il pense comme moi.


24 septembre. — Ce matin je vais à mon rendez-vous chez Mme de Flahaut. Elle est à sa toilette avec son dentiste. Je lui montre une liste du Comité des finances et lui demande son opinion sur le caractère de quelques-uns de ses membres. Finalement je lui dis que j’ai formé là-dessus un projet auquel elle devra participer pour aider à l’exécuter. Elle me donne ses raisons de croire que M. de Montesquiou sera ministre de la marine, et que, dans ce cas, de bonnes choses peuvent être faites. Nous verrons. J’entends au club le résumé des propositions de Necker aux États. Elles me paraissent étranges, mais il est impossible d’en juger avant de connaître les détails.


25 septembre. — Mme de Flahaut a eu aujourd’hui les dernières nouvelles de Versailles. Elle dit que Necker a prononcé un mauvais discours, où il ne fait que se louer lui-même ; que le marquis de Montmorin présentera demain le rapport du Comité des finances sur ses propositions, et qu’il y exposera son propre plan ; elle me demande si j’irai, car, dans ce cas, elle me procurera un billet, et un autre pour lundi, jour où l’évêque d’Autun présentera le rapport du Comité de constitution. J’accepte les deux offres. Elle a répété une de mes paroles à de Montesquiou, et sa manière de la redire en a fait un élégant compliment. Elle me dit qu’il en a été très satisfait et que, s’il entre au ministère, je pourrai hardiment me présenter chez lui et compter sur une bonne réception ; s’il est ministre de la marine, nous pourrons faire de bonnes affaires ; elle s’en occupera comme de toute chose où elle pourra se rendre utile. Je la mène à midi au couvent pour visiter sa religieuse, et promets de revenir la chercher à quatre heures. Dans l’intervalle, je vais voir le marquis de La Billarderie, frère du comte de Flahaut, pour lui apprendre la recette de la soupe à la tortue ; mais la conversation tombe sur la politique et la question de la tortue est reculée ad inferendum. En retournant à mon hôtel, je suis arrêté par la milice, qui se rend à l’église implorer la bénédiction du ciel sur ses drapeaux, ou qui en revient. Plus tard, je vais chez Mme de Chastellux, et m’excuse de ne pas prendre le thé chez elle. Elle me dit que le duc d’Orléans se plonge dans les dettes ; il se trouve dans de trop grandes difficultés pour plaire à l’humeur actuelle de ses partisans ; aussi la duchesse va-t-elle exiger la séparation de biens. La somme de revenus qu’elle demande est d’un demi-million. Beaucoup de compliments de M. de La Fayette ; il n’a pas placé le protégé de Mme de Chastellux et elle en est très fâchée. Cette manière d’agir, résultant des causes mêmes qui l’ont fait monter très haut, va très naturellement le faire descendre. Après une promenade avec Mme de Flahaut et deux jeunes dames au Bois de Boulogne, je vais à l’Opéra, comme je l’ai promis, et j’arrive vers la fin de la pièce, à la loge de Mme Lavoisier. La danse qui suit l’opéra est d’une beauté prodigieuse. Vestris et Gardel, qui paraissent ensemble sur la scène, sont tous deux merveilleux ; Gardel n’est second que parce que Vestris est premier. Je vais à l’Arsenal prendre une tasse de thé avec Mme Lavoisier, en attendant le retour de Lavoisier, qui est à l’Hôtel de Ville, Il arrive et nous parle de l’obstination des boulangers. Cette corporation menace la municipalité de Paris de cesser son commerce à moins qu’un confrère, justement emprisonné, ne soit relâché, voilà donc la nouvelle autorité déjà foulée aux pieds.


26 septembre. — Ce matin à cinq heures, je me lève et m’habille ; mais ma voiture n’arrive qu’à six heures et demie. Nous partons rapidement pour Versailles, et je me trouve à huit heures à la porte de l’Assemblée nationale. De cette façon j’arrive encore à temps et me trouve bien assis immédiatement derrière mon amie, Mme de Flahaut. À dix heures la séance est ouverte ; on commence par quelques affaires de cadeaux à l’Assemblée, appelés dons patriotiques, qui sont plutôt des sacrifices à la vanité ; ensuite une ennuyeuse discussion sur la rédaction du procès-verbal d’hier, beaucoup de chaleur, de bruit et d’impatience ; ou emploie ainsi une demi-heure pour ce qui aurait dû être réglé en une demi-minute. Le marquis de Montesquiou fait son rapport ; il y montre un grand respect pour le premier ministre des finances et expose ensuite divers détails et combinaisons qui prouvent que le Comité s’y entend bien mieux que les ministres. À la fin du rapport, se trouve cependant un point faible dont il ne s’aperçoit peut-être pas, ou qu’il est impossible d’éviter. On appelle le patriotisme à l’aide, mais en matière d’argent on ne devrait s’arrêter qu’à l’intérêt. Il ne faut jamais s’avouer assez à bout de ressources pour que l’aide du patriotisme devienne nécessaire. Quand le rapport est terminé, le comte de Mirabeau s’oppose à sa prise en considération, et insiste pour que l’on reprenne immédiatement la proposition de M. Necker, sur laquelle il a un amendement à présenter. On l’appelle à la tribune, et avec une belle ironie il propose l’adoption du plan établi par le premier ministre, vu la confiance aveugle que l’Assemblée a en lui et l’immense popularité dont il jouit. « Dans la terrible situation qu’il a exposée, dit-il, et l’imminence du danger qui est cause du débat actuel, cette confiance et cette popularité nous engagent, nous commandent même, d’adopter sans examen ce que le ministre a projeté pour notre soulagement. Acceptons ce plan textuellement ; s’il réussit il est juste qu’il en ait la gloire ; dans le cas contraire, ce qu’à Dieu ne plaise, nous emploierons alors nos talents à essayer de découvrir s’il existe encore des moyens de sauver notre pays. » À mon grand étonnement, les représentants de cette nation qui se pique d’être l’Athènes moderne, sont prêts à adopter cette proposition par acclamation. Le président, de Clermont-Tonnerre, qui en aperçoit la tendance, donne une rédaction différente. Le comte de Mirabeau se lève et très adroitement pare le coup en montrant que cette forme ne concorde pas avec ses vues, que l’Assemblée paraissait vouloir accueillir ; que certainement un sujet de cette importance ne doit pas être traité par acclamation sans avoir sous les yeux un texte précis, et que, pour présenter un texte, un quart d’heure au moins serait nécessaire pour l’examiner et le préparer. On le charge aussitôt (par acclamation) de rédiger sa proposition, et, tandis qu’il s’en occupe, l’évêque d’Autun se retire. Nous le remarquons. Mon amie, Mme de Flahaut, reconnaît qu’ils sont ligués ensemble. Le monde soupçonne déjà cette liaison. Pendant leur absence a lieu un débat bruyant sur divers sujets, si toutefois l’on peut appliquer le nom de débat à de telles controverses. Enfin Mirabeau revient et présente une motion concordant avec son idée première. L’Assemblée s’aperçoit maintenant du piège ; et au milieu du tumulte, Lally-Tolendal propose que la motion soit envoyée au Comité des finances qui lui donnera la forme d’un arrêté. Mirabeau manœuvre de nouveau pour éviter le coup, et, tandis que les députés réservent leur décision, ou plutôt qu’ils sont embarrassés par leur manque de décision, d’Éprémesnil présente une motion identique dans le fond à celle de Mirabeau, mais différente dans la forme. L’on n’a pas assez confiance en lui, et sa proposition n’a aucun succès. Mais il semblerait en résulter qu’il appartient à la même faction que Mirabeau et d’Autun, ou que le même principe de haine contre Necker a amené une coïncidence de conduite dans l’occasion présente. Après quoi, le tumulte et le bruit continuent de régner. Enfin, dans un autre discours, Mirabeau déclare ouvertement sa désapprobation du plan de Necker. On propose de renvoyer la suite du débat à trois heures, mais inutilement. À trois heures et demie, Mme de Flahaut s’en va, et à quatre heures je me retire, extrêmement fatigué, croyant que l’adoption de la motion de Mirabeau est impossible, et que finalement le débat sera ajourné. Je vais chez Mme de Tessé ; elle est à l’Assemblée. Mme de Tott a la bonté de me faire apporter du pain et du vin « en attendant le dîner ». La comtesse de Tessé arrive enfin à cinq heures. Mme de Staël est avec elle. J’avais presque exprimé mon opinion sur le plan de Necker avant de la reconnaître. L’Assemblée est aux voix sur l’adoption ; la proposition n’étant pas essentiellement différente de celle de Mirabeau, ils en sont donc les dupes. On dit qu’il a réclamé une décision avec l’éloquence de Démosthène. Pendant le diner, le comte de Tessé et quelques députés arrivent. La proposition est adoptée haut la main, ce dont les amis de Necker se réjouissent ; Mme de Staël est enchantée. Elle approuve la conduite de Mirabeau qui, d’après elle, était peut-être seule capable d’amener une assemblée aussi folle à agir sensément ; l’unique chose à faire serait de satisfaire les désirs de M. Necker, et l’on ne peut douter de la réussite de ses plans. Bravo ! Après diner, Mme de Tessé lui ayant dit que j’étais un homme d’esprit, elle me recherche pour causer avec moi, et me demande si je n’ai pas écrit un livre sur la constitution américaine. « Non, madame, j’ai fait mon devoir en assistant à la formation de cette constitution. — Mais, monsieur, votre conversation doit être très intéressante, car je vous entends citer de toute part. — Oh, madame, je ne suis pas digne de cet éloge ! — Comment avez-vous perdu votre jambe ? — Ce n’était malheureusement pas en servant mon pays comme soldat. — Monsieur, vous avez l’air très imposant, » et ces mots sont accompagnés d’un regard qui, sans être ce que Sir John Falstaff appelle « l’œillade engageante », revient à la même chose. Je réponds de la même façon, et m’en serais tenu là, mais elle me dit que M. de Chastellux lui a souvent parlé de moi. Cela fait durer la conversation au milieu de laquelle arrivent des lettres, dont l’une est de son amant (M. de Narbonne) qui vient de rejoindre son régiment. Cela lui donne des sujets de réflexions qui disparaîtront bientôt, je crois, et il est extrêmement probable que quelques entrevues pousseraient sa curiosité à tenter l’expérience de ce que peut faire un indigène du Nouveau Monde, qui y a laissé sa jambe. Malheureusement cette curiosité ne peut en ce moment être satisfaite, et je présume qu’elle disparaîtra. Elle engage une conversation avec Mme de Tessé qui blâme sans détour son approbation de Mirabeau, et ces dames s’animent jusqu’aux extrêmes limites de la politesse. Je retourne à Paris très fatigué ; le temps a été extraordinairement beau.


27 septembre. — Je lis aujourd’hui les propositions de M. Necker ; elles sont détestables, et je le crois certainement compromis. Je vois Mme de Flahaut qui m’expose le plan de l’évêque d’Autun pour les finances ; certains points laissent à désirer. Elle désire que j’aie une entrevue avec lui et le marquis de Montesquiou et s’efforcera de me la procurer. En parlant de choses et d’autres, nous composons un ministère et nous disposons de diverses personnes, envoyant Mirabeau à Constantinople et Lauzun à Londres. Je lui dis que ce dernier choix est mauvais, car Lauzun n’a pas les qualités requises ; mais elle répond qu’il faut l’y envoyer, car, même sans talents, il peut avoir une certaine influence sur le titulaire que l’on a en vue, et un bon secrétaire suppléera à ce qui lui manque en Angleterre. Nous parlons beaucoup des mesures à prendre, et cette aimable femme montre une précision et une justesse de pensée vraiment rares même chez l’autre sexe. Après avoir discuté une foule de points : « Enfin, dit-elle, mon ami, vous et moi, nous gouvernerons la France. » C’est une étrange combinaison, mais le royaume est actuellement en de bien plus mauvaises mains. Elle doit avoir ce soir une conférence avec le médecin de la reine pour le pousser à faire disparaître quelques-uns des préjugés de celle-ci. Je lui dis qu’elle peut facilement dominer la reine qui est faible et orgueilleuse, mais qui a bon caractère ; quoique débauchée, elle n’est pas très attachée à ses amants ; un esprit supérieur prendrait donc sur elle l’ascendant auquel les faibles se soumettent toujours, tout en résistant quelquefois. À ceci Mme de Flahaut répond avec un air de parfaite confiance qu’elle aura soin que la reine soit toujours pourvue alternativement d’amoureux et d’aumôniers. — Il est impossible de ne pas approuver un tel régime, et je crois que si ou met une dose convenable des premiers, elle pourra se passer de son médecin actuel.


2 octobre. — Je vais aujourd’hui chez La Fayette et je m’y invite à dîner. Je remarque que même au sein de sa famille militaire, plusieurs personnes sont toutes dévouées à la noblesse. Après dîner, je le prends à part et lui dis ce que je pense de sa situation ; il devra immédiatement discipliner ses troupes et se faire obéir ; la nation a l’habitude d’être gouvernée ; il faut qu’elle le soit. S’il s’attend à la conduire par l’affection, il en sera dupe ; jusque-là il est de mon avis ; mais au sujet de la discipline, sa contenance montre qu’il s’avoue coupable, car il a donné le commandement à des officiers qui ne savent rien de leur affaire. Je lui parle des subsistances. Il désire que je comparaisse lundi devant le nouveau Comité, et que M. Short y soit aussi, pour donner à la chose un air diplomatique. Elle l’est bien en réalité, mais je lui demande de m’écrire ce qu’il désire, ainsi qu’à M. Short. Nous verrons comment sa faiblesse le tirera de ces circonstances difficiles. Je lui dis la stricte vérité : si les gens de la capitale souffrent du besoin, ils enverront bien vite leurs chefs au diable et redemanderont du pain et des chaînes ; en tout cas, Paris est réellement la dupe des événements actuels, sa splendeur étant due entièrement au despotisme et devant diminuer avec l’adoption d’un gouvernement meilleur ; je lui conseille ensuite, vu l’extrême division des partis, de s’attacher à celui du roi, le seul qui puisse prédominer sans danger pour le peuple. Il est abasourdi de ma proposition. Je me mets à en donner les preuves, mais arrive Mazzi qui, avec son arrogance habituelle, se joint en tiers à la conversation ; aussi je la cesse. Je bavarde un peu avec Mme de La Fayette qui me reçoit beaucoup mieux que d’ordinaire. J’ignore pourquoi, mais peut-être ai-je pris plus de cette tournure (sic) à laquelle elle est habituée. Je vais au club. De Noailles nous apprend que la proposition de Necker réussira avec les modifications proposées. Kersaint dit que des lettres venues de la province donnent la même assurance. Malgré tout, je suis incrédule. Laborde donne le quart de son revenu (400,000 francs) et le duc d’Orléans 600,000. Je demande à Kersaint quel est l’homme le plus capable en France de faire un ministre militaire de la marine. Il me répond que c’est Marignan, son beau-frère, ou lui-même. L’adresse de Mirabeau à la nation au sujet de la nouvelle imposition est superbe, dit-on. Ceux qui verseront un quart de leur revenu recevront un intérêt de quatre pour cent, et seront remboursés en trois ans. Ceux qui ont moins de 400 livres par an ne paieront que ce qui leur plaira.


4 octobre. — Graves désordres à Paris. La folle histoire des cocardes de Versailles et les souffrances réelles qu’a causées la disette ont réuni de huit à dix mille miséreux, qui vont à l’Hôtel de Ville. Je ne sais comment cela finira, mais il est certain qu’à moins que l’on ne procure de la nourriture au peuple, l’effervescence sera continuelle. Bailly, le maire, est un incapable, dit-on, et veut démissionner. On parle de Mirabeau pour lui succéder. Chaque pays a ainsi son John Wilkes. La combinaison d’un cœur pour former un projet, d’une tête pour le rédiger et d’une main pour l’exécuter, n’est point ordinaire. Je dîne avec Mme de Flahaut et l’évêque d’Autun au Louvre. Elle se trouve mal pendant le dîner. Nous parlons des affaires publiques, et elle nous dit que si Talleyrand devient ministre, nous devrons lui procurer un million. Il a beaucoup d’idées justes sur les finances, mais aussi un défaut dont il ne se rend pas compte. Pour l’en corriger, je lui dis de s’entourer d’hommes comprenant et aimant le travail. Je parle de de Corny comme étant l’homme qu’il lui faudrait, et j’ajoute qu’il y en a peu comme lui dans le pays ; il l’avoue de grand cœur, mais ne veut pas avouer que lui-même n’aime pas le travail. Il dit que le ministère actuel durera toujours ; cela veut dire : trop longtemps, à son gré, mais la santé de Necker et les difficultés où il est déjà plongé m’en font augurer différemment. Nous ne pouvons même pas tracer avec précision les grandes lignes d’un plan futur, mais nous avons en général le même avis sur ce qui devrait être fait. Au sujet des biens de l’Église, je soutiens qu’on devrait les obtenir d’abord du consentement du clergé, se contenter de les hypothéquer et les vendre plus tard graduellement, de façon à en retirer leur entière valeur. Ils pourraient servir de gage pour le principal (les dîmes servant de gage pour les intérêts), d’un emprunt qui va être lancé à l’étranger ; puis, au lieu d’insister sur le droit de rembourser aux titulaires de rentes viagères le capital avancé par eux ce qui est son idée), on pourrait les inviter à une conversion, en donnant le capital correspondant à la rente, au taux de 5 pour 100 ; ce capital serait remboursable et produirait un intérêt de 6 pour 100 ; on commencerait alors à payer le capital avec l’argent obtenu à 4 pour 100, et tous les créanciers de l’État qui refuseraient de prendre du quatre pour cent seraient obligés d’accepter leur capital. Ce plan est aussi pratique que simple. Je soutiens qu’il est nécessaire d’obliger la Caisse d’escompte à régler ses comptes avant de donner une plus grande extension à cet établissement, qui, à l’avenir, devrait être en partie dirigé par les commissaires, pour éviter la fâcheuse situation actuelle ; en ce moment, les ministres qui sont du conseil d’administration ne servent qu’à en soutenir le crédit, ce qui amène une augmentation de capital fictif et de jeux de bourse, aux risques de la communauté. Il approuve cette première idée, mais ne goûte pas celle d’avoir des succursales dans les grandes villes. J’ai un plan d’ensemble sur lequel je ne me suis point suffisamment expliqué, et qui pourrait, je crois, être très avantageux au pays. Si l’occasion se présente de l’exécuter, je l’expliquerai en détail, mais à présent il me faut songer à autre chose.


5 octobre. — La ville est alarmée. Je vais à Chaillot voir ce qui se passe, mais l’on m’arrête au pont Royal. J’entre aux Tuileries. Une armée de femmes est partie à Versailles avec des canons. Étrange manœuvre ! Je me rends à pied chez M. Short qui va se mettre à table. Nous retournons ensemble à la place Louis XV. Ce tumulte est la conséquence de la nuit dernière ; l’entreprise est insensée. Je vais à l’Arsenal où je ne suis admis qu’avec difficulté. On est à dîner. Mme Lavoisier est retenue en ville, toutes les voitures étant arrêtées et les dames obligées de se joindre à la foule des femmes. Pendant que nous sommes à table, nous apprenons que la milice et le régiment national marchent contre Versailles. Je rentre chez moi m’habiller. À huit heures, je vais au Louvre pour emmener Mme de Flahaut souper chez Mme Capellis. Capellis est avec elle. Il dit que le régiment de Flandre, la milice de Versailles et la garde du corps sont décidés à donner aux Parisiens une chaude réception. La Fayette a marché par force, gardé par ses propres troupes qui le soupçonnent et le menacent. Terrible situation ! Obligé de faire ce qu’il abhorre ou de subir une mort ignominieuse, avec la certitude que le sacrifice de sa vie n’empêchera pas les malheurs. Je vais souper. On parle beaucoup de ce qui va se passer à Versailles ; nous tombons d’accord que nos Parisiens seront battus, et nous considérons comme un bonheur qu’ils soient partis. Je risque l’assurance qu’à partir d’aujourd’hui l’armée française reviendra à son souverain, en supposant toujours, comme on le dit, que le régiment de Flandre fasse son devoir cette nuit. Un monsieur nous raconte une anecdote qui montre combien cette nation est faite pour jouir de la liberté. Il était passé près d’un groupe que haranguait un orateur. Le résumé de son discours était : « Messieurs, nous manquons de pain et voici la raison. Il n’y a que trois jours que le roi a eu ce veto suspensif, et déjà les aristocrates ont acheté des vétos suspensifs et envoyé les grains hors du royaume. » À ce discours sensible et profond, l’auditoire donnait un assentiment cordial. « Ma foi, il a raison. Ce n’est que ça. « Étrange ! Voilà les Athéniens modernes, seuls savants, seuls sages, seuls instruits, le reste de l’humanité n’étant que des barbares. J’apprends ce soir que plusieurs provinces sont mécontentes des actes de l’Assemblée nationale, mais encore plus de la ville de Paris. Chez Mme de Flahaut, le souper se réduisait presque à un tête-à-tête. Tous les invités refusent de venir par suite du désordre public.


6 octobre. — Le mardi matin, 6 octobre, tout Paris est en l’air. On promène en ville deux têtes de gardes du corps, et la famille royale, qui est au pouvoir du régiment national, ex-gardes françaises, doit venir cet après-midi. Je vais voir Mme de Flahaut. Elle veut faire une visite, place Royale. Pour sauver les apparences, nous emmenons sa fille de chambre. Le monsieur, M. de Saint-Priest, n’est pas chez lui, bien qu’étant revenu de Versailles. À notre retour, nous apprenons que l’évêque d’Autun est venu avec d’autres visiteurs. Mon amie s’alarme et l’envoie chercher. Elle veut connaître les nouvelles de Versailles. Bientôt après, elle demande si elle doit faire appeler Capellis pour avoir des nouvelles de Paris. Je le veux bien. Capellis arrive pendant le souper, mais l’évêque est introuvable. Capellis raconte ce qui s’est passé, c’est-à-dire une foule de choses injurieuses pour la famille royale : la reine obligée de s’enfuir de son lit en chemise et jupon, et ses bas à la main, pour chercher protection dans la chambre du roi contre la poursuite des poissardes. À l’Hôtel de Ville, M. Bailly, en lisant le discours du roi, omit à un endroit les mots : avec confiance. La reine le reprit, ce qui fit crier : « Vive la reine ! » La famille royale logera dans les chambres aménagées aux Tuileries, à ce que disent les mauvaises langues, pour les amours de la reine. Elles ne pourront lui procurer maintenant que d’amers souvenirs. Oh ! vertu, tu es précieuse, même en ce monde ! Quel malheureux prince ! Victime de sa propre faiblesse, il est tombé entre les mains de gens dont on ne peut même pas attendre de la pitié. C’est une terrible leçon pour l’humanité de voir qu’un prince absolu ne peut pas être indulgent sans courir de danger. Les troubles de ce pays sont commencés, mais, quand finiront-ils ? Il n’est pas facile de le prévoir. L’Assemblée nationale doit venir à Paris, et l’on suppose que les habitants du Louvre seront dénichés. Mme de Flahaut déclare qu’elle partira lundi. Je suis complètement fatigué de moi-même et de tout ce qui m’entoure, et je reviens chez moi avec un seul sujet de consolation : c’est qu’ayant grand sommeil, je perdrai dans ce doux oubli mille pensées désagréables. Nous avons eu aujourd’hui beaucoup de pluie et de vent, et sur mer, je crois, un gros grain, sinon une tempête. L’homme, aussi turbulent que les éléments, remplit le monde moral de désordre, mais c’est l’action qui soutient la vie.


7 octobre. — Mme de Flahaut apprend de Versailles que le roi a interdit toute résistance et que la reine, en se retirant dans ses appartements, a dit à sa suite que, le roi étant décidé à aller à Paris, elle l’y accompagnerait, mais qu’elle ne quitterait plus jamais cette ville. Pauvre femme ! C’est le triste présage de ce qui n’est que trop probable. Le roi a eu très bon appétit à dîner hier soir ; qui donc dira qu’il manque de force ? Au club, on parle beaucoup, à tort et à travers, des affaires publiques. On commence à s’apercevoir généralement que tout ne va pas pour le mieux. Il y a cependant encore un certain nombre d’enragés qui sont satisfais. Si mes calculs ne sont pas très erronés, l’Assemblée nationale ressentira bientôt l’effet de sa nouvelle situation. Il ne peut être question de liberté de la tribune dans un endroit aussi remarquable pour l’ordre et la décence que la ville de Paris. J’ai dit à O’Connel que, si l’on veut avoir une armée obéissante, il faudra libérer tous les soldats qui en feront la demande, et lever des recrues l’hiver prochain, quand on aura faim et froid, parce que la misère rend obéissant. Je pense qu’il propagera cette idée comme venant de lui, parce qu’il a une bonne dose de ce qu’on dénomme de différentes façons, mais qui s’appelle, chez un soldat, l’amour de la gloire. Un curieux incident a eu lieu aujourd’hui. Le district de Saint-Roch a ouvert les dépêches adressées aux ministres et les a lues à la foule, pour voir si elles ne contenaient rien contre la nation.


8 octobre. — Je vais chez M. de La Fayette. Il est très entouré ; en conférence avec Clermont-Tonnerre, Mme de La Fayette, M. de Staël et M. de Semieu, son ami, forment un comité dans le salon qui est bien petit. Je prends quelques minutes pour dire à La Fayette ce qui me paraît nécessaire comme changement dans l’administration. Il a déjà parlé à Mirabeau. Je le regrette ; il pense à prendre un ministre dans chaque parti. Je lui dis qu’il lui faut des hommes de talent et de fermeté, et que le reste est sans importance. Je dois dîner chez lui demain et lui reparler à ce sujet. Je vais en visite chez Mme de Flahaut. M. Aubert s’y trouve, et M. O’Connel arrive avant son départ. Il reste jusqu’à neuf heures. Je dis à Mme de Flahaut que je veux voir son évêque, pour qu’il s’engage à soutenir La Fayette ; j’attends son arrivée, mais comme il ne vient pas, et que M. de Saint-Priest et sa fille arrivent, je m’en vais. Chez M. Le Couteulx, Canteleu me raconte ce qui s’est passé chez Necker. On peut faire face aux dépenses jusqu’au mois de mars prochain, mais ensuite il faudra une aide quelconque. En parlant au ministre des moyens de l’obtenir, il lui propose une entrevue avec moi, disant que je désirais le voir au sujet de la dette américaine. Necker fait immédiatement observer que peut-être je prendrais la dette en payement de fournitures. Voilà où nous en sommes. Je dois le voir entre cinq et six heures, samedi après-midi. La Fayette désire qu’il me parle à ce sujet ce soir. Nous verrons. À onze heures, je reçois un mot de Mme de Flahaut. L’évêque vient d’arriver et désire me voir. Je vais au Louvre. Capellis s’y trouve. Mme de Flahaut me fait sortir avec l’évêque, ce qui surprend considérablement Capellis. Nous traitons à fond la formation d’un ministère. Le renvoi de Necker est une condition sine quà non pour l’évêque qui désire sa place. Je partage son opinion, au fond. Il me donne toutes les assurances désirables au sujet de La Fayette. Après avoir arrangé le ministère, nous en venons aux finances, au moyen de rétablir le crédit, etc. J’examine son projet sur les biens d’église, il s’y entête, mais quoique la chose soit bonne, la manière d’y arriver l’est moins. Il s’y attache comme en étant l’auteur ; mauvais symptôme pour un homme d’affaires. Cependant notre amie insiste si sérieusement auprès de lui qu’elle lui fait abandonner un point. Elle a un grand bon sens. Après le départ de l’évêque d’Autun, arrive le comte Louis de Narbonne, l’amant de Mme de Staël ; il se passe entre eux une vive scène de raillerie à propos d’une affaire entre l’évêque d’Autun et Mme de Staël. Il me semble que Narbonne est un ami intime de l’évêque. Il est très froissé au fond de la conduite de son ami, et très gaiement propose à la dame une plaisante revanche. Il demande à dîner. Elle cherche à me retenir, mais mon heure est venue et je dois retarder mes réflexions jusqu’à cet après-midi. Je la quitte pour aller chez de Corny. Il me montre sa lettre au roi à propos des subsistances. Je l’approuve, car il l’a envoyée ce matin. Je découvre que sa femme est au courant de toute l’affaire. Nous sommes au pays de la femme. Je vais chez La Fayette. Nombreuse société à dîner. Après dîner, je passe dans son cabinet et lui parle d’un nouveau ministère plus capable que le présent. Je cite l’évêque d’Autun pour les finances. Il réplique que c’est un homme mauvais et faux. Je discute cette assertion avec les raisons que l’on m’a déjà fournies. Je lui dis que par l’évêque il s’assure Mirabeau. Il en est surpris et m’affirme qu’ils sont ennemis. Je l’assure qu’il se trompe, et, comme mon information est la meilleure, il prend l’air de quelqu’un qui a été induit profondément en erreur. Je lui dis que, d’après l’évêque, le roi aurait dû lui donner immédiatement à lui, La Fayette, le ruban bleu. Cela le convainc, mieux que beaucoup d’actes, que l’évêque est un honnête homme. Montesquiou pourrait passer comme ministre de la guerre. Il ne l’aime pas beaucoup, mais c’est l’ami de M. de Montmorin. Je propose Thouret comme garde des sceaux. Il avoue qu’il a du talent, mais doute de la force de son esprit. Je lui demande ses intentions au sujet de Clermont-Tonnerre. Il répond que ce n’est pas un homme de grande valeur. J’ajoute que c’est un homme faux. Il l’accorde, donc pas de difficulté à cet égard. Je fais remarquer que la coalition que je propose chassera Necker au moyen de cette même populace qui le soutient aujourd’hui. Necker est déjà effrayé et malade des affaires où il est engagé. Le duc de La Rochefoucauld arrive. Il nous apprend que l’Assemblée doit venir à Paris, et que la proposition de l’évêque au sujet des biens d’église est renvoyée au lendemain, car il espère avoir alors le clergé pour lui. Je dois revoir La Fayette dimanche matin à neuf heures. Je ne peux pas dîner demain ; de plus c’est un non-sens de se rencontrer à table au milieu d’une foule. Je cause un peu avec Ternant. Il me dit qu’il est sûr de son régiment, et qu’il peut amener avec lui six cents chasseurs de la lisière du Bois de Boulogne. Je lui demande si je puis donner son nom à quelqu’un de ma connaissance, comme une personne sur qui l’on pourrait compter. Il désire que je ne le nomme point, sauf dans les maisons où il est reçu, mais il m’autorise à dire : je connais un officier sur lequel on peut compter, etc., sans le nommer. Je vais chez Mme de Flahaut. Mme de Corny est avec elle. Après le départ de cette dernière, elle me demande le résultat de notre conversation chez La Fayette. Je la résume en peu de mots. Elle me dit que Louis de Narbonne qui, avec beaucoup d’esprit, est un assez mauvais sujet, sera l’ennemi de l’évêque à cause de son amour. Je suis fatigué et vexé ; aussi je rentre chez moi, fais du thé et me couche de bonne heure. La journée a été pluvieuse et désagréable.


10 octobre. — Je dois me rencontrer ce soir avec l’évêque chez Mme de Flahaut. Je vois M. Le Couteulx ce matin et confère avec lui au sujet de notre dette en France. À propos de la manière dont nous devons traiter avec M. Necker, je fais connaître ma détermination d’agir très ouvertement. Laurent Le Couteulx voudrait marchander, et comme je traite avec mépris cette façon de faire, nous avons une conversation assez vive ; au cours de cet entretien, il me laisse voir combien mon indifférence le blesse. Je continue néanmoins à suivre la ligne droite, et Canteleu partage mes sentiments. Nous recevons encore quelques invités et nous nous mettons à table. La prévenance de M. et de Mme de Flahaut envers moi est évidente. À cinq heures, je vais chez Canteleu et nous rendons visite à M. Necker. Mme Necker nous invite à dîner mardi prochain. Nous passons au cabinet de son mari, et après un peu de bavardage, nous examinons la question de la dette des États-Unis envers la France. Je lui dis toute la vérité et l’assure que je ne m’engagerai dans aucun achat sans avoir en vue un bénéfice capable de me couvrir de tout risque, et qu’il devra faire un sacrifice. Canteleu lit la note que j’ai remise au maréchal de Castries, et finalement nous examinons la somme de seize à vingt millions. Il propose ce dernier chiffre ; nous en reparlerons mardi. Je vais chez Mme de Flahaut qui me quitte, me laissant plongé dans la lecture de la Pucelle. Elle sort dans ma voiture et revient après une courte visite. J’attends jusque près de onze heures, mais, comme l’évêque ne vient pas, je me retire.


11 octobre. — Je vais ce matin à mon rendez-vous chez La Fayette. Il me fait attendre assez longtemps. Je découvre qu’il ne veut s’engager en rien en ce qui concerne un nouveau ministère ; aussi je lui demande distraitement s’il a pensé au sujet de notre dernier entretien. C’est une entrée en matière. Je lui expose la situation présente de la France et la nécessité de réunir des hommes de talent ayant des principes favorables à la liberté ; s’ils étaient sans talents, l’occasion de reconquérir le pouvoir exécutif serait perdue, et sans les principes convenables, le pouvoir reconquis tournerait à l’abus ; il est impossible que lui-même soit à la fois ministre et soldat — encore moins ministre de chaque département ; il devra avoir des coadjuteurs en qui il ait confiance ; quant aux objections qu’il a faites à quelques-uns au point de vue de la morale, il faut considérer que l’on ne regarde pas l’administration comme une route directe pour le ciel ; les gens sont poussés par l’ambition ou par l’avarice ; par suite, l’unique moyen de s’assurer le concours des plus vertueux est de les intéresser à bien agir. Il me dit qu’il a l’intention de proposer Malesherbes comme garde des sceaux, et à mon objection qu’on ne pourra pas obtenir son acceptation, il répond qu’il acceptera une offre faite par La Fayette. J’ai une objection plus forte, mais je ne juge pas à propos de la faire : c’est qu’il n’est pas assez au courant des affaires, quoiqu’il possède certainement beaucoup de connaissances et de jugement. Il parle de La Rochefoucauld comme ministre de Paris, et à l’objection qu’il n’a pas les talents nécessaires, il répond qu’on lui donnera un premier commis qui les a. Le ministre de la guerre est dans la même situation, mais on ne peut pas faire venir le commis au conseil pour délibérer et décider. Étant présent au conseil, il prendra soin de tout y diriger. Il ne réfléchit malheureusement pas que lui-même manque de talents et de connaissances. Il déclare de nouveau qu’il veut avoir Mirabeau, à quoi je réponds qu’un homme aussi vicieux déshonorera n’importe quel ministère, et qu’il ne faut pas se fier à quelqu’un aussi dépourvu de principes. Je ne lui retourne pas, comme je le pourrais, l’argument de la moralité. Je connais assez bien celui à qui je m’adresse, et peux peser la valeur des raisons qu’il donne. Comme il désire se débarrasser de moi, je prends congé de lui. Je suis contrarié de voir que par petitesse d’esprit on ne placera que des hommes petits d’esprit là où seuls de grands hommes pourraient remplir la place. Il garde Necker dont il méprise les talents, parce que Necker est honnête et que l’on peut se fier à lui, comme s’il était possible de se fier à un timide dans des circonstances difficiles. Je vais chez Mme de Flahaut. Elle est avec son médecin, mais elle me reçoit un peu après une heure, et me demande de dîner en tête-à-tête avec elle. La reine se rétablit. Ce matin, le dentiste du roi est tombé mort à ses pieds. Le pauvre roi s’est écrié qu’il était voué à éprouver toutes sortes de malheurs. Il a eu cependant assez de présence d’esprit pour demander à Vicq d’Azir, le médecin, d’aller en informer avec douceur la reine qui était souffrante et pourrait se ressentir d’un pareil choc. — Mme de Flahaut est enchantée de la proposition de l’évêque. Je vais chez Mme de Chastellux. Elle est alitée et très malade, je crois, d’une toux effrayante qui devra avoir une issue fatale, si l’on n’en vient vite à bout. La duchesse entre et me fait de doux reproches pour ne pas être allé la voir au Raincy. Je rentre chez moi écrire et m’habiller, puis je vais au club ; je n’y reste que quelques minutes, et me rends chez Mme de Flahaut. Elle est sortie ; j’attends son retour qui n’a lieu qu’à trois heures. Elle me dit qu’elle a répété à l’évêque ma conversation avec La Fayette, dont justement je n’ai répété que des fragments qui ne pouvaient nullement trahir ses intentions, quoiqu’il ne me les ait pas communiquées comme un secret formel. Mirabeau doit avoir ce soir une entrevue avec le roi (entrevue particulière, dont personne ne sait rien, excepté nous).

Je la quitte pour aller chez M. de Montmorin. M. de La Luzerne s’y trouve, ils sont tous deux heureux de me voir, et comme ils ont eu une conversation assez sérieuse, je l’anime avec une gaieté qui produit le meilleur effet. Il est malheureux que ces gens n’aient pas les capacités voulues ; j’ai cependant travaillé pour garder Montmorin en place, et je crois qu’il est encore possible de réussir. Il est très utile, et ses rapports avec Florida Blanca le rendent précieux dans un ministère, parce que, aussi longtemps qu’ils resteront tous les deux en place, on peut compter avec certitude sur l’Espagne. De là je vais chez Mme de Chastellux. La duchesse y est ainsi que M. Short. La conversation est légère et plaisante ; nous parlons, entre autres choses, de son portrait du Salon ; M. Short le trouve parfait. Je dis à Son Altesse Royale : « Madame, ce portrait-là n’a qu’un défaut à mes yeux. — Et qu’est-ce donc, ce défaut ? — C’est qu’il ne m’appartient pas, madame. « Le duc de Penthièvre est en ville, et Mme de Chastellux me dit qu’elle est sûre que je l’aimerais. « Il passe sa vie à bien faire. Oui (montrant de la main la duchesse), elle est bien faite, » etc. La comtesse de Ségur entre, suivie du chevalier de Boufflers, puis de l’abbé Saint-Phar. Mme de Ségur demande mon avis sur la situation. Je lui fais des remarques pleines de bon sens, mais sans pouvoir aller plus loin. Elle me dit avoir appris que le duc de La Rochefoucauld doit faire partie du ministère. À neuf heures et demie, je vais dîner au Louvre. Mme de Rully était venue avant mon départ. Elle nous raconta des anecdotes et parla de l’état de la Corse où son mari se trouve actuellement avec son régiment. Chez Mme de Flahaut, nous avons le colonel O’Connel et Mme de Laborde, son amie, avec son mari. Après le dîner arrive l’évêque, et les autres se retirent. Je lui dis ce que je crois pouvoir dire de ce qui s’est passé entre La Fayette et moi ; j’ajoute qu’ayant rempli mon devoir envers lui et envers son pays, mon intention à l’avenir est de me désintéresser de tout et de l’abandonner au cours des événements. Je recommande de s’unir avec ceux qui doivent former le nouveau ministère, et de se déclarer ouvertement candidats, en faisant savoir à la Cour qu’on entrera tous ensemble ou pas du tout. Il m’approuve et pense que les circonstances présentes sont assez fortes pour faire disparaître un autre ministère avant que tout ne soit bien réglé. Il nous lit sa proposition : elle est bien faite. Nous parlons ensuite des meilleurs moyens d’atteindre le but désiré, et je lui donne quelques notions des principes généraux qui tendent à la richesse et au bonheur d’une nation, et qui reposent sur les sentiments du cœur humain. Il en est frappé, comme les hommes de réel talent le sont toujours quand on leur révèle réellement la vérité ; c’est là, soit dit en passant, le principal charme de la conversation. Il est au contraire terriblement fatigant de remonter aux premiers principes pour ces esprits obtus qui voient juste assez loin pour s’égarer. Je laisse l’évêque avec Mme de Flahaut.


12 octobre. — Lundi. Je vais à mon rendez-vous chez Mme de Flahaut. Elle me montre une lettre à l’évêque, qui est parfaite. Sa profonde connaissance du caractère des hommes, et celle qu’elle a du monde, grâce à son influence sur les cœurs de ceux qui y vivent, les plus justes conclusions sur la manière de régler sa conduite, exposées avec la tendresse d’une amitié féminine, tout cela concourt à rendre parfaite une production faite à la hâte. J’avais bonne opinion de moi-même, mais je m’incline franchement devant une supériorité que je sens. Il y a quelques jours, elle me disait après avoir vu les traits de M. Jefferson : « Cet homme est faux et emporté. » L’arrangement dont on parle à présent pour le ministère est de nommer Necker premier ministre, l’évêque d’Autun ministre des finances et Liancourt ministre de la guerre. Mirabeau (qui a eu hier quatre heures de conversation, non pas avec le roi, mais avec Monsieur, et qui doit voir le roi aujourd’hui), désire faire partie du ministère ; il ne veut plus se contenter d’une ambassade. — Je la quitte pour aller chez Mme de Chastellux. Vers huit heures, la duchesse vient avec le vicomte de Ségur. L’on dit qu’environ cinquante membres de l’Assemblée nationale ont démissionné, entre autres Mounier et Lally-Tolendal. Si c’est vrai, cela va produire une certaine sensation. De là je vais souper chez Mme de Laborde ; à l’issue du repas, je leur prépare le thé.


13 octobre. — Je vais ce soir avec M. Le Couteulx dîner chez M. Necker. Il est sombre et triste, et tellement accaparé par la question des subsistances, que je ne peux pas lui parler d’autre chose. Au dîner, Mme de Staël s’assied près de moi et répète une partie de la conversation de l’autre jour chez Mme de Flahaut. Le comte Louis de Narbonne la lui a racontée. Je m’excuse d’y avoir pris part, et j’ajoute que je préférerais lui en dire deux fois autant en face. Mon apologie qui est tout le contraire d’une excuse, est acceptée, et elle demande pourquoi je ne vais pas la voir. « Il y a longtemps, madame, que je désire avoir cet honneur ! » Nous nous adressons des politesses mutuelles, et je dois lui rendre visite ce soir. Au dîner, se trouve de Narbonne, qui est naturellement avec Mme de Staël ce soir. M. de Montmorin s’y trouve aussi avec sa fille, et une certaine Mme de Coigny qui, dit-on, a beaucoup d’esprit. Je me sens stupide au milieu de ce groupe qui nous quitte graduellement, ne laissant que Mme Necker, trois messieurs et moi. Dès que le souper paraît, je prends congé en promettant de revenir bientôt. Ou éprouve de grandes craintes au sujet de la situation des affaires publiques. Le Couteulx m’a avoué cet après-midi qu’il n’espère plus de constitution que de la main du roi.


14 octobre. — Ce matin, le général Dalrymple passe deux heures avec moi. Je lui dis de me présenter au banquier du roi, qu’il m’assure être très riche. Je déclare désirer cette présentation parce que j’espère avoir des informations sur ce qui peut faire l’objet d’un commerce en France. Il me demande aussitôt si je recommanderais de spéculer en ce moment sur les fonds français : je réponds négativement. Il m’informe que le duc d’Orléans est parti en Angleterre et veut savoir ce que je pense de ce voyage. J’en suis surpris, mais j’en conclus que l’on a découvert certains agissements de Son Altesse Royale, qui pourraient avoir des conséquences désastreuses, et que le roi lui a demandé de partir pour éviter une enquête. On le dit parti pour des affaires de l’État, mais c’est là une excuse, je crois, parce que personne en France n’est aussi antipathique au roi d’Angleterre. Je vais dîner chez Mme de Flahaut. Elle reçoit un mot de l’évêque d’Autun. Il doit être chez elle à cinq heures et demie. Elle insiste pour que je la quitte à cinq heures. Je me montre froid mais poli. Je vais au club et m’informe au sujet du départ du duc d’Orléans, que le roi a certainement envoyé avec une mission diplomatique, mais il doit y avoir quelque raison non diplomatique. Je vais de là chez le général Dalrymple, chez qui deux messieurs de ce pays-ci boivent ferme. Une dame d’un caractère particulier est à table. Plus tard je vois Mme de Flahaut ; elle me dit que l’évêque ne veut pas accepter les finances sous la présidence de Necker. Elle nous quitte bientôt ; nous devons dîner à trois avec l’évêque, demain à quatre heures.


15 octobre. — Aujourd’hui, à quatre heures, je vais au Louvre, comme c’était convenu. Nous attendons jusqu’à près de cinq heures que l’évêque arrive de Versailles, et nous prenons ensuite un dîner excellent. Elle nous engage à souper chez Mme de Laborde. Je m’en vais rendre visite à Mme de Ségur, et nous commençons une conversation interrompue par l’arrivée de deux visiteurs. Je vais de là chez Mme de Corny. Elle est alitée et tousse de façon très désagréable. Je vais chez Mme de Chastellux ; la duchesse y est comme d’habitude et aussi le vicomte de Ségur. Je lui parle un peu politique. Mme de Ségur rentre tard ; elle a été retenue par ses visiteurs. Elle me demande d’aller voir La Fayette pour le prier de ne pas faire partie du ministère. Je refuse, mais, finalement, sur son insistance, je promets de lui écrire demain. De là je vais au Louvre ; Mme de Flahaut s’habille ; elle est très fatiguée. L’évêque arrive, je lui fais part de mon intention d’écrire à La Fayette. Il m’approuve et observe qu’il faut veiller sur La Fayette, parce qu’il est utile. Il me dit qu’il n’acceptera pas de place dans le ministère actuel, et j’approuve cette détermination. Il est reçu avec des attentions infinies chez Mme de Laborde, ce qui prouve que l’on s’attend à ce qu’il soit quelqu’un. La figure de Mme de Flahaut s’illumine de satisfaction en regardant l’évêque et moi assis l’un près de l’autre, d’accord ensemble et défendant mutuellement nos opinions. Quel triomphe pour une femme ! Je la quitte pour rentrer avec lui.


16 octobre. — Je vais aujourd’hui chez M. Necker et lui fais part de mon idée de diminuer le prix du pain dans Paris en faisant tomber la différence sur ceux qui emploient des ouvriers ; de sorte qu’en l’estimant à deux sous, le patron serait obligé, quand le pain en vaut quatre, de donner, par exemple, deux, trois ou quatre sous de plus. Je lui soumets aussi l’idée de demander à l’Assemblée la somme nécessaire au ravitaillement de Paris. Sur le premier point, il répond qu’il est impossible de se procurer du blé, et il traite avec mépris l’idée d’être responsable envers la nation d’un tel usage des deniers publics. Je lui dis qu’il ne faut pas compter sur l’Angleterre pour des vivres ; il en semble alarmé. Je lui offre mes services pour en avoir d’Amérique. Il me remercie, mais il a déjà donné ses ordres ; je le savais, sans quoi je n’en aurais pas tant dit. Il ne fait aucune allusion à la dette, ni moi non plus. Je vais de là au club et j’apprends un peu ce que l’on pense du duc d’Orléans. Ses amis ont l’oreille basse, mais le défendent quand même, ce qui est absurde, n’étant pas assez au courant pour le défendre convenablement, ou bien, s’ils le sont, ils cachent ce qu’ils savent, ce qui revient au même. Je fais une visite à Mme de Chastellux. À huit heures arrive la duchesse, qui me fait remarquer sa ponctualité ; ensuite Mme de Ségur, qui me dit que La Fayette ne fera pas partie du ministère, au moins pour l’instant. Après avoir fait le thé, etc., je vais voir Mme de Flahaut, qui revient de l’Opéra. L’évêque arrive et je lis ma lettre à La Fayette, que madame traduit au fur et à mesure, mais Capellis arrive avant qu’elle ne soit finie, et reste jusqu’à minuit ; nous partons tous ensemble.


17 octobre. — Laurent Le Couteulx dîne avec moi aujourd’hui et nous parlons de l’envoi de blé et de farine d’Amérique. Je lui donne des renseignements, et lui dis que, s’il veut s’y intéresser, je puis lui être utile. Mon désintéressement le porte à accepter. Il propose de s’y intéresser en tiers ; j’y consens et je le prie de préparer ses lettres et de me les envoyer. Nous parlons ensuite de l’affaire des tabacs. Il n’est pas disposé à donner le crédit que je demande, hésite et cherche à éluder la question. Heureusement, ma voiture arrive, et je lui dis qu’un engagement pressé me force à le quitter. Je vais au Louvre et je conduis Mme de Flahaut au couvent pour rendre visite à sa religieuse, Mme Trent, qui est autant de ce monde que peut l’être une personne vouée à l’autre. La vieille dame admire son bon air et ne veut pas croire qu’elle a été indisposée. Nous rentrons, et je la laisse pour recevoir son évêque. Pour la première fois elle laisse tomber à son égard un mot qui est cousin germain du mépris. Je puis, si je le veux, la détacher de lui complètement. Mais c’est le père de son enfant, et ce serait injuste. La raison secrète est qu’il manque de fortiter in re, quoique abondamment pourvu de suaviter in modo, ce qui n’est pas suffisant. Je vais chez Mme de Chastellux ; la duchesse s’y trouve avec le maréchal et le vicomte de Ségur ; nous prenons le thé. Quelqu’un vient dire à la duchesse que son mari est arrêté à Boulogne. Elle en est très peinée ; nous entreprenons de lui démontrer que c’est impossible, bien qu’il y ait toutes sortes de raisons de supposer, dans l’état de désordre actuel du royaume, qu’il ne pourra pas passer. Elle est très anxieuse de savoir la vérité, et je vais m’en informer chez M. de La Fayette. Il n’est pas chez lui, ou plutôt, à en juger par les apparences, il n’est pas visible. De là chez M. de Montmorin qui est sorti. Je retourne chez Mme de Chastellux. La pauvre duchesse est pénétrée de reconnaissance de ce que je me dérange ainsi pour elle. Il est bien dur pour un cœur si bon d’être condamné à tant souffrir. Je m’en vais ; elle me suit jusqu’à la porte pour m’exprimer de nouveau sa reconnaissance. Pauvre femme ! Je vais chez Mme de Staël ; la compagnie y est assez nombreuse, et la conversation, à laquelle je ne prends pas une part suffisante, très animée. Tandis que je suis aux côtés de Narbonne, elle me demande si je continue à penser qu’elle ait une préférence pour M. de Tonnerre. Je réponds en faisant simplement remarquer qu’ils ont chacun assez d’esprit pour deux et qu’à mon avis, ils feraient mieux de se séparer et de prendre chacun une compagne un peu bête. Je n’entre pas assez dans le ton de cette société. Après souper entrent quelques messieurs, qui annoncent une émeute au faubourg Saint-Antoine. Nous avons beaucoup de nouvelles ce soir, et un certain nombre d’insurrections en divers endroits. Mme de Staël affirme de bonne source que le duc est arrêté. De là je vais au club, où nous apprenons que l’émeute annoncée n’est qu’une fausse alarme. Mais mon domestique me dit qu’on s’attend à en avoir une demain, et qu’on a commandé une grande force militaire pour huit heures du matin. Les grenadiers des anciennes gardes françaises insistent pour garder la personne du roi. C’est naturel. Belle journée — ressemblant à ce que nous appelons en Amérique le second été.


18 octobre. — Au club, M. …, qui est de l’entourage de M. de La Fayette, me dit que l’on appréhende que les amis du duc d’Orléans ne le dénoncent à l’Assemblée nationale, de façon à l’obliger à revenir. Ils s’attendent à ce que sa popularité à Paris le fasse triompher de ses ennemis. Il me demande d’aller dîner chez La Fayette, mais c’est impossible ; de plus, je ne veux pas l’ennuyer avec mes conseils, à moins qu’il ne les demande, et peut-être même pas dans ce cas. À trois heures, je vais chez Mme de Flahaut. L’évêque est avec elle. Nous parlons des changements proposés dans le ministère. J’insiste pour qu’on n’y fasse pas entrer Mirabeau, car l’on se trompe en croyant qu’après cette élévation il gardera son influence dans l’Assemblée ; l’opinion publique sera hostile aux ministres, s’ils s’adjoignent un homme d’aussi mauvaise réputation. En ce moment, tout dépend du ménagement que l’on aura pour cette opinion. L’évêque me dit que, d’après lui, aucun ministère, dont ferait partie M. Necker, ne peut réussir. Après son départ, Mme de Flahaut me dit que La Fayette est décidé à ne pas laisser confier le portefeuille de la guerre à Montesquiou. Mirabeau l’a dit à l’évêque. Montesquiou lui a dit, à elle, que Necker déclare pitoyables les calculs qui se trouvent dans la proposition de l’évêque. Cela explique les propos qu’il m’a tenus. La Fayette a commis une grande faute en faisant des confidences à Mirabeau. Ce sera honteux de l’employer et dangereux de le négliger, parce que chaque conversation lui fournit des droits et des moyens d’action. Elle ajoute que l’évêque s’est invité à dîner chez elle tous les jours. Nous rions en bavardant. Je vais dîner chez le général Dalrymple. Le général me dit tenir de source certaine que le duc d’Orléans a imploré le pardon du roi à genoux. Des dépêches sont envoyées enjoignant à ses gardiens à Boulogne de le relâcher. La conversation arrive graduellement aux affaires d’Amérique et je dis, ce qui est vrai, que l’on a commis une erreur en n’envoyant pas de ministre en Amérique. On désire ardemment me convaincre qu’une alliance avec la Grande-Bretagne ne pourrait que nous profiter ; j’avale leurs arguments et les observations de façon à faire croire que je suis convaincu, ou du moins en voie de l’être. Le jeune homme pense qu’il a fait des merveilles. De là je vais au Louvre, quoique j’eusse décidé le contraire. Le cardinal de Rohan est avec Mme de Flahaut. Nous parlons entre autres choses de la religion, car le cardinal est très dévot. Il était autrefois l’amant de la sœur de Mme de Flahaut et fut beaucoup aimé. Il assure que le roi n’est pas aussi fou qu’on le croit et donne des exemples à l’appui ; mais le cardinal n’a pas autant de bon sens qu’on le supposait ; il ne faut donc pas accepter aveuglément son témoignage. Peu après le départ du cardinal, M. de Saint-Venant arrive et je prends congé.

J’ai écrit aujourd’hui à Robert Morris. « Je suis persuadé, lui dis-je, que le gouvernement de ce pays ne doit plus ressentir d’inquiétude au sujet des subsistances avant de prendre les mesures nécessaires à l’ordre qui est indispensable. Tout ici est pour ainsi dire disloqué. L’armée est indisciplinée et n’obéit plus ; les magistrats civils sont annihilés, les finances déplorables. L’on n’a aucun système défini pour faire face aux difficultés, mais l’on vit d’expédients et l’on est à la merci des inventeurs de projets. Un pays dans cet état peut connaître la disette dans une province, tandis qu’une autre souffrira de l’abondance. Le désordre est partout. Je n’ai assisté qu’une fois aux délibérations de l’Assemblée nationale depuis septembre. Cette seule fois a complètement satisfait ma curiosité. Il est impossible d’imaginer plus de désordre dans une assemblée : nul raisonnement, nul examen, nulle discussion. On applaudit quand on approuve et l’on siffle quand on désapprouve. Si j’en essayais la description, je n’aurais jamais fini. J’ai dîné ce jour-là avec le président, et lui ai dit franchement qu’il était impossible qu’une telle cohue gouvernât le pays. On a tout bouleversé. Le pouvoir exécutif n’est plus qu’un mot. Presque toutes les fonctions étant électives, personne n’obéit. C’est une anarchie dont on ne peut se faire une idée, et ils seront obligés de reprendre leurs chaînes au moins pour quelque temps. Tel est l’esprit de licence, auquel on donne le noble nom d’amour de la liberté. Leurs littérateurs ont la tête tournée par des notions romantiques ramassées dans des livres ; ils sont trop grands pour abaisser leurs regards sur le genre humain tel qu’il existe, et se croient trop sages pour suivre les préceptes de sens commun et de l’expérience ; aussi ont-ils tourné la tête de leurs concitoyens, pour se jeter sur une sorte de constitution à la Don Quichotte, comme celle dont vous êtes pourvus en Pensylvanie. Inutile d’en dire plus long. Vous jugerez des effets que peut produire cette constitution sur un peuple absolument dépravé. »


19 octobre. — J’apprends aujourd’hui le résumé de la conversation de Canteleu avec M. Necker au sujet de la dette des États-Unis en France. Celui-ci demande un million de louis, ce que je crois exagéré, et dit qu’il ne peut penser à présenter au public un contrat dont il tirerait moins de vingt-quatre millions. L’après-midi je vais au Bois de Boulogne en voiture avec Mme de Flahaut, mais nous nous arrêtons à la barrière, parce que nous n’avons pas de passe-ports. Nous faisons une courte visite au couvent. Mon amie se désole beaucoup de la perte de ses revenus. La diminution des affaires de son frère, qui est surintendant des bâtiments royaux, lui en enlève une partie ; 4,000 livres qui étaient dues par le comte d’Artois disparaissent avec Son Altesse Royale. Il ne lui reste donc que 12,000 livres ; cette somme, qui est une rente viagère, lui est mal payée. Avec ce faible revenu, il est impossible de vivre à Paris. Il lui faut donc abandonner ses amis, ses espérances, tout. Peu après notre arrivée au Louvre, vient M. de Montesquiou qui discute la proposition de l’évêque d’Autun. Il en désapprouve les calculs et fait des observations fort justes ; ce sont précisément celles que j’ai faites à l’évêque avant qu’il ne déposât sa proposition. Il pourrait se faire cependant que l’on en tirât quelque chose de bon. Je les quitte, en promettant de revenir. De là chez Mme de Chastellux où, comme d’habitude, je prépare le thé de la duchesse. On s’en tient au bavardage ordinaire. Mme de Ségur se trouve ici avec M. Short. Je retourne au Louvre. Le maréchal de Ségur nous apprend, chez Mme de Chastellux, que Mirabeau devait faire partie du ministère. Mme de Flahaut dit que, d’après de Montesquiou, il se conduit faussement envers l’évêque, et qu’il doit entrer aux Finances conjointement avec Necker. Elle appréhende de voir l’évêque ce soir ; elle est indisposée et craint d’avoir la fièvre, mais je la remonte considérablement à l’aide d’un peu de soupe.


21 octobre. — La populace a pendu un boulanger ce matin, et tout Paris est sous les armes. Le pauvre boulanger a été décapité selon l’usage et porté en triomphe à travers les rues. Il avait travaillé toute la nuit en vue de fournir la plus grande quantité possible de pain ce matin. On dit que sa femme est morte d’horreur quand on lui eut présenté la tête de son mari au bout d’une perche. Il n’est sûrement pas dans l’ordre habituel de la divine Providence de laisser de telles abominations sans châtiment. Paris est l’endroit le plus pervers qui puisse exister. Tout n’y est qu’inceste, meurtre, bestialité, fraude, rapine, oppression, bassesse, cruauté ; c’est cependant la ville qui s’est faite le champion de la cause sacrée de la liberté. La pression du despotisme qui pesait sur elle ayant été écartée, chaque mauvaise passion exerce son énergie particulière. Le ciel seul sait comment se terminera le conflit ; j’ai peur qu’il ne se termine mal, c’est-à-dire par l’esclavage. La cour du Louvre est occupée par la cavalerie. Je vais aux Champs-Élysées où je rencontre le général Dalrymple. Il me donne quelques détails circonstanciés sur ce qui se passe dans la Flandre autrichienne. On a de bonnes raisons de croire que le Statholder, soutenu par la Prusse, s’emparera de ce précieux territoire. Pendant qu’on y est, on fera aussi bien de prendre quelques-uns des postes fortifiés que la France y occupe, avec quelques-unes des petites principautés situées à l’ouest, et les Pays-Bas formeront alors un État très puissant. La discorde semble s’étendre de plus en plus dans ce royaume, menacé dans un certain temps de la désunion de ses provinces.

Il n’y a rien de nouveau au club ce soir, mais l’évêque d’Autun apporte les dernières nouvelles à Mme de Flahaut. Il nous dit que l’Assemblée a voté ce qu’elle appelle la loi martiale, qui n’est à proprement parler qu’une loi sur les attroupements. Le garde des sceaux s’est défendu assez bien aujourd’hui devant l’Assemblée. L’évêque ne semble pas avoir un grand désir d’un poste dans le ministère en ce moment. Je crois que cela vient en partie du désappointement et en partie de l’appréhension. Je plaide de nouveau pour la nécessité d’amener les candidats aux diverses places à faire des arrangements entre eux, et d’obtenir une entente qui puisse durer quand ils en seront pourvus, tout en les aidant à les obtenir. L’évêque se retire après le dîner, et Capellis vient avec Mme d’Angivillers. Au cours de la conversation, certains incidents sont racontés pour montrer que M. de Narbonne, l’ami de Mme de Staël, est « un fort mauvais sujet », ce qui s’accorde avec certains mauvais traits contrastant avec son apparence générale, qui est bonne. De là, chez Mme de Chastellux. Le vicomte de Ségur me donne un livre écrit par lui, et demande que je lui en dise franchement mon opinion. C’est une correspondance supposée entre Ninon de Lenclos et son amant, le marquis de Villarceaux. La duchesse apprend par un mot du duc de Biron que le duc d’Orléans s’est embarqué hier à neuf heures du matin, avec un vent favorable pour l’Angleterre. On dit que, par jugement régulier, trois personnes doivent être pendues demain pour avoir mis le boulanger à mort. C’est un tort de retarder l’exécution.


22 octobre. — Au club aujourd’hui, j’ai une discussion avec un membre des États généraux ou de l’Assemblée nationale, qui me prouve son imbécillité. Au moment de quitter la salle, les personnes présentes commettent presque l’indécence, si fréquente à l’Assemblée, d’applaudir l’orateur qu’elles approuvent. L’une d’elles me suit pour me dire qu’il est inutile de montrer de la lumière aux aveugles. N’importe. Je vais chez Mme de Flahaut. Elle est avec le duc de Biron, qui la quitte bientôt. Elle me raconte une anecdote peu à l’honneur de La Fayette ; il avait dit dans son petit cercle chez Mme de Simiane, en parlant du duc d’Orléans : « Ses lettres de créance sont des lettres de grâce. » Le duc de Biron qui connaît toutes ses démarches faites auprès du duc d’Orléans, son ami, a écrit à La Fayette une lettre à ce sujet, et en a reçu une réponse dans laquelle il lui dit : « Je n’ai pas pu me servir d’une telle expression, puisqu’il n’y a aucun indice contre le duc d’Orléans. » Elle dit avoir vu la lettre. Sans aucun doute, le duc de Biron lui donnera une assez grande publicité. Je me retire à l’arrivée du marquis de Montesquiou, et vais chez Mme de Chastellux. La duchesse arrive tard, car elle a été chez la reine. Mme de Chastellux m’explique la situation intérieure de cette famille. Nous discutons la ligne de conduite que devrait suivre la duchesse, et, comme elle est entre les mains du vicomte de Ségur et de Mme de Chastellux, je pense qu’elle agira avec plus de raison et de fermeté qu’elle n’en a naturellement. De là, selon ma promesse, je retourne dîner chez Mme de Flahaut. Conversation à bâtons rompus, pendant laquelle elle se moque de mon mauvais français. Cela n’est pas méchant. Je reste jusqu’à minuit, et tout le monde se retire. On a pendu aujourd’hui deux personnes pour le meurtre du boulanger, et il y en a encore deux ou trois, dit-on, qui seront pendues demain.


23 octobre. — J’écris toute la matinée, puis j’emmène Mme de Laborde et Mme de La Tour pour une promenade aux Champs-Élysées. Le général Dalrymple, qui nous rejoint, nous annonce que Belgrade s’est rendue ; il me parle aussi de certaines horreurs commises à Arras, mais nous y sommes familiarisés. Je quitte Mme de Laborde et vais chez M. Le Couteulx. Quelques minutes après, vient M. de Cubières. Il me fait un plaisant compte rendu de la conduite du duc de N…, la fameuse nuit du 5, et me parle ensuite de l’entrevue entre La Fayette et son souverain : le premier, pâle, abattu, et pouvant à peine exprimer l’assurance de son attachement ; le roi, calme et digne. La première demande était de confier la garde de la personne royale aux anciennes gardes françaises, maintenant milice nationale. C’était présenté sous forme d’une humble requête de leur part à être admis à leur ancien poste. Cubières fut alors obligé de se retirer, car quelques personnes étaient entrées qui n’avaient pas le droit d’être présentes, et, quand on leur fit quitter la salle, il fut obligé de se retirer avec elles. De là je me rends chez Mme de Chastellux. Le maréchal et la comtesse de Ségur y sont, mais une cinquième personne est présente, ce qui ôte tout intérêt à la conversation ; à huit heures un quart je me retire, laissant un message pour la duchesse qui n’est pas venue au rendez-vous. À ce propos, Mme de Flahaut a laissé entendre ce matin son désir d’être parmi les dames d’honneur de la duchesse. Je crois que c’est impossible, mais nous verrons s’il y a une place qui vienne à vaquer. Je rends visite à Mme de Staël. De Clermont-Tonnerre s’y trouve ; il me demande s’il peut tenir son rang en Amérique avec 60,000 francs. Je remarque qu’il est abattu. J’exprime mes idées sur la situation des Français ; il en est grandement mortifié, car, de fait, leurs malheurs sont dus à leur folie. Mme de Staël lui adresse quelques discrets reproches sur la faiblesse d’esprit qui fait songer à la retraite. Je lui dis que j’ai abandonné la vie publique pour toujours, je l’espère, mais que si quelque chose pouvait m’inspirer le désir de la reprendre, ce serait le plaisir de rétablir l’ordre en ce pays-ci. On me demande mon plan. Je réponds que je n’en ai pas de défini, mais que je me fixerais un but et que, pour l’atteindre, je me servirais des circonstances telles qu’elles se présenteraient. Pour ce qui est de la constitution, elle n’est bonne à rien, et il faudra retomber dans les bras de l’autorité royale. C’est la seule ressource qui reste pour échapper à l’anarchie. Mme de Staël me demande si mon ami l’évêque soupera chez elle ce soir. « Madame, peut-être M. d’Autun viendra, je n’en sais rien, mais je n’ai pas l’honneur de son amitié. — Ah, vous êtes l’ami de son amie. — À la bonne heure, madame, par cette espèce de consanguinité. » Il paraît que l’évêque s’est invité avec M. de Tonnerre à souper chez elle. De là je vais chez Mme de Laborde. Une table de tric-trac et beaucoup de bavardage ensuite, nous ont retenus jusqu’à une heure.


24 octobre. — M. de Canteleu me dit que Necker lui a écrit que je pouvais lui faire mes propositions au sujet de la lettre sur un quart de feuille. Canteleu, comme tout le monde, est très découragé par les affaires publiques. Il dit que Necker n’a pas les capacités voulues pour s’acquitter de ses fonctions, et qu’il y a un péril égal pour lui à conserver ou à abandonner son poste. Cela est bien vrai. Le ministère et l’Assemblée sont sur le point de se quereller, afin de déterminer lequel des deux est responsable de la misérable situation où se trouve réduite la France. Il y a ce soir la société habituelle chez Mme de Chastellux. La duchesse me dit de venir dîner chez elle. Je lui dis que je suis toujours à ses ordres pour le jour qu’il lui plaira. Elle me dit de venir quand je voudrai. Je le promets. Après le départ des autres, le chevalier de Foissy et moi restons avec Mme de Chastellux pour bavarder un peu. Elle dit qu’elle fera son don patriotique en me présentant au roi comme ministre. Je ris de la plaisanterie, d’autant plus qu’elle concorde avec une observation faite par Canteleu sur le même sujet ; je l’avais considérée comme frisant le persiflage et j’y avais répondu comme il le fallait.


25 octobre. — Passé la soirée au salon de Mme Necker. M. Necker est très occupé et je ne puis lui parler. Pour la première fois depuis mon arrivée en Europe, je rencontre le comte de Fersen, dont tout le mérite consiste à être l’amant de la reine. Il a l’air d’un homme épuisé.


27 octobre. — Je vais dîner chez M. Necker. M. de Staël est très poli et rempli d’attentions. Après le dîner nous nous retirons dans le cabinet du ministre. Canteleu et moi commençons la conversation. Je dis à M. Necker, au sujet de la dette américaine, que les conditions auxquelles il semble s’arrêter sont si différentes de ce que j’avais pensé, que nous ne pouvons rien faire de définitif, et que, par conséquent, après en être convenus, il faudra que j’aie le temps de consulter certaines personnes à Londres et à Amsterdam, qu’il est le meilleur juge de la somme au-dessous de laquelle il ne peut descendre ; que je n’essayerai pas de lui en faire offrir une moindre que ce qu’il pense pouvoir justifier, mais que, si elle est trop élevée, je me récuse ; qu’après avoir fixé la somme nous fixerons les échéances, et qu’enfin il devra se trouver engagé tandis que je serai libre ; qu’il est nécessaire de garder le secret des pourparlers, parce que, soit que nous traitions ou non, si mon nom est mentionné, cela détruira l’influence de mes amis en Amérique, qui ont été et continueront à être fermes partisans de la justice pour tous ; de plus, si l’on sait en Amérique que la France consent à transiger, ce sera un motif pour beaucoup de demander des diminutions aux États-Unis. Il sent la justesse de ces remarques, et désire examiner jusqu’à quel point M. de Montmorin et lui peuvent traiter cette affaire en dehors de l’Assemblée. Il n’aime pas l’idée qu’il serait engagé, tandis que je serais libre. Je lui fais observer que rien n’est plus naturel. Il est maître de la situation et peut dire oui ou non. Moi, je suis obligé de m’adresser à d’autres, et l’on ne peut s’attendre à ce que de riches banquiers mettent leurs capitaux à ma disposition sur l’issue d’un événement incertain, et encore moins détourner ces capitaux de leurs autres affaires. Il avoue que cette remarque n’est pas sans force. Il parle ensuite de dix millions par an pendant trois ans comme étant une proposition raisonnable. Je lui dis ne pouvoir accepter une telle somme. Il répond qu’on lui en a parlé, et qu’il peut l’escompter en Hollande à 20 pour cent. Je réponds que j’en doute, parce que, ayant été en correspondance avec deux maisons de premier ordre en Hollande au sujet d’un emprunt que je suis autorisé à faire, elles m’informent toutes deux que les divers emprunts actuellement sur le marché pour diverses puissances, et la rareté de l’argent, rendent la réussite impossible. De Canteleu me presse de faire des offres. Je parle de 300,000 francs par mois à partir de janvier prochain, jusqu’à ce que les 24 millions de francs soient payés. Ici finit cette partie de la conversation. Il doit en conférer avec de Montmorin. Il m’interroge ensuite sur l’exportation du blé et de la farine d’Amérique en cette saison. Je réplique que je ne puis répondre qu’au hasard, mais enfin j’estime qu’elle peut monter à un million de boisseaux de blé et 300,000 tonneaux de farine. Il demande s’il n’y a pas de marchandises qui, envoyées de France en Amérique, pourraient servir à l’achat de la farine. Je lui dis que non, les marchandises se vendant à crédit, et la farine au comptant. Il me demande si l’on ne ferait pas bien d’envoyer des navires chercher en Amérique du blé de la part du roi ; c’est une idée qu’on lui a soumise de Bordeaux. Je lui réponds encore négativement, parce que l’alarme se répandrait, et que les prix hausseraient grandement ; les navires pourraient être nolisés pour prendre du blé, de la farine ou du tabac, et ensuite ils suivraient la filière ordinaire des opérations commerciales. Je laisse entendre finalement qu’il y a six semaines, j’aurais pu traiter pour la livraison de cent à cent cinquante mille tonneaux de farine à un prix convenu. Il me demande avec vivacité pourquoi je ne l’ai pas proposé. Je réplique que je ne voulais pas me mettre en avant, façon détournée de lui faire savoir que, s’il avait voulu, il aurait pu s’informer. Il me demande pourquoi je ne proposerais pas ce traité maintenant. Je lui réponds que la commande, déjà faite par lui, fera monter les prix trop haut en Amérique, je le crains. Il assure que ce n’est qu’une bagatelle, seulement 30,000 tonneaux. Je lui dis que c’est 60,000, mais il réplique que les seconds 30,000 sont très incertains. Il insiste beaucoup pour que je fasse une offre. Je déclare que j’y songerai.

Je quitte M. Necker et vais chez Mme de Chastellux. Elle est au lit et en larmes ; elle craint que son frère ne soit tué, ou plutôt mort des blessures reçues à la prise de Belgrade. Je lui donne la seule consolation possible en ce cas, l’espoir que cela n’est pas, car, en détournant le coup pendant quelque temps, son effet a moins de force. La lettre qu’elle a reçue et qu’elle me montre, a mauvais air. Je m’entretiens un peu avec Mme de Ségur au sujet des rapports de notre ami La Fayette avec Mirabeau. Elle veut savoir ce que je voudrais qu’il fît. Je réponds que, s’il me faisait l’honneur de me demander mon avis, je ne pourrais pas lui en donner de bon ; qu’il s’est mis dans le cas de se faire de Mirabeau un dangereux ennemi, s’il le néglige, ou un ami encore plus dangereux, s’il l’aide dans ses projets ; c’est M. Necker qui maintenant joue le beau rôle. Il ne restera pas au ministère, si Mirabeau y entre. Mirabeau insiste pour y entrer, et, s’il réussit, M. Necker aura l’occasion qu’il recherche de se retirer d’un poste aussi dangereux à conserver qu’à quitter à l’heure actuelle. Mirabeau sera poussé à bout et obligé par l’opinion publique d’abandonner la place qu’il aura acquise, et un ministère complètement nouveau sera choisi. Elle désire beaucoup savoir les noms que je regarderais comme indiqués, et parle de l’évêque d’Autun comme ayant une très mauvaise réputation. Je lui exprime mon doute au sujet de la vérité de ce que l’on avance contre lui, car certains faits prouvent qu’il n’est pas dénué de vertu et qu’il mérite confiance ; il a des talents, mais sans être attaché à lui ou à qui que ce soit de façon particulière, je suis persuadé que la France peut fournir des hommes capables et intègres pour les premiers emplois ; M. de La Fayette devrait discipliner ses troupes ; sans cela, son ami Mirabeau peut tourner cette arme contre lui.


28 octobre. — Je dîne au Palais-Royal avec Mme de Rully qui fait faire son portrait au pastel. Elle est prête à être coquette avec moi, parce qu’elle l’est avec tout le monde. Une certaine Mme de Vauban, qui est là, est une femme d’un extérieur bien désagréable. L’intérieur de ce ménage ressemble beaucoup au Château de l’Indolence[4]. De là je vais au Louvre. L’évêque est chez Mme de Flahaut ; il a demandé de dîner avec son fils arrivé d’aujourd’hui. C’est bien un dîner de famille. Il s’en va, et je dis à Mme de Flahaut mon regret d’avoir interrompu une telle scène. Elle parle beaucoup de son enfant et pleure abondamment. J’essuie ses larmes au fur et à mesure. Cette attention silencieuse amène des déclarations d’affection sans fin. Elle est absolument sincère en ce moment, mais rien ici-bas ne peut durer toujours. Nous allons ensemble chez Mme de Laborde, et faisons une courte visite, l’enfant étant avec nous. Je la descends au Louvre et vais chez Mme de Chastellux. La duchesse, qui n’était pas bien pendant le dîner, ne va pas beaucoup mieux maintenant, ou plutôt elle va plus mal, ce qui arrive ordinairement à ceux qui souffrent de la lassitude de l’indolence. Le manque, aussi bien que l’excès, d’exercice rend le sommeil nécessaire.


29 octobre. — Après avoir dîné chez M. Boutin, je vais chez Mme Necker, où j’entretiens M. Necker de la question des vivres. Il accepte l’idée d’un traité pour 20,000 tonneaux de farine, mais ne veut pas faire l’espèce de traité que je proposais. Il me demande ce que la farine coûtera. Je lui dis qu’elle coûtera environ 30 shillings sterling et je m’offre à la livrer à 31 ; il la veut à 30, et demande que je lui écrive une note à ce sujet, pour la communiquer au roi. Il ne veut pas entendre parler d’importer du porc et du riz à distribuer aux pauvres. J’essaye de lui montrer qu’en agissant ainsi et en laissant le pain se vendre à son prix, le Trésor y trouvera son avantage, parce que bien peu accepteraient le don gratuit, tandis que tous profiteraient de la baisse du pain. Il a tort, mais humanum est errare. Je vais chez Mme de Chastellux. Son frère est mort. La duchesse vient en retard et le thé est reculé, et finalement ces divers retards m’obligent à les quitter brusquement. Au Louvre, Mme de Flahaut m’attend. Nous allons souper chez Mme de Laborde.

M. d’Affry et moi, nous devons chacun, paraît-il, boire une bouteille de vin. Je remplis presque entièrement ma tâche, tandis qu’il refuse complètement. Le vin est bon, mais c’est le plus fort que j’aie jamais goûté. Après avoir mangé un énorme dîner pour faire passer la liqueur, je fais du thé et je bavarde avec les dames.


30 octobre. — À dîner, j’apprends les nouvelles de Flandre. Les Pays-Bas autrichiens paraissent bien en train de secouer le joug, et l’on dit qu’ils ont un grand nombre de déserteurs, tant officiers que soldats, de l’armée prussienne. Il faut en conclure que la Prusse est intéressée dans l’affaire ; dans ce cas, l’Angleterre devra probablement aussi s’en occuper. En vérité, l’occasion est des plus tentantes. Il me semble qu’il n’y a aucune bonne raison pour que tous les Pays-Bas ne se réunissent pas sous un seul souverain, et ne s’emparent pas de toutes les places fortes sur la frontière française, Calais, Lille, Tournai, Douai, Mons, Namur et même Cambrai ; cette dernière place est littéralement sans garnison, la milice bourgeoise ayant insisté pour en tenir lieu, mais elle en a déjà assez. Namur, dans les États de l’empereur, est complètement démantelée. Je vais après dîner chez Mme de Chastellux et fais le thé de la duchesse. Elle insiste pour que j’aille bientôt dîner chez elle, avec Mme de Ségur. Je promets pour lundi, et Mme de Ségur approuve. De là, chez Mme de Staël ; conversation trop brillante pour moi. Je soupe et reste tard ; je ne plairai pas ici, parce qu’on ne me plaît pas assez.


31 octobre. — Samedi après-midi je vais au Louvre, et fais corriger par Mme de Flahaut ma lettre à M. Necker. Capellis me parle du ravitaillement en farine par Brest, Rochefort et Toulon, et dit qu’il croit qu’on a déjà fait les commandes en Amérique. Je réponds que M. de La Luzerne aurait bien fait de me consulter à ce sujet ; les différents ministères envoyant des ordres différents à des personnes différentes ont nécessairement fait monter les prix à leur détriment mutuel. Je prends le thé avec Mme de Chastellux. La duchesse vient. M. de Foissy nous dit que le débat sur les biens d’église est renvoyé à lundi, à la demande de Mirabeau, et l’on croit que la proposition aurait été repoussée, si on l’avait présentée aujourd’hui. La duchesse me rappelle ma promesse de dîner chez elle lundi, puis elle se retire.


1er novembre. — Nombreuse société dimanche chez Mme de Flahaut ; dîner excellent et des plus agréables. Après le dîner, son médecin vient lui raconter qu’un nommé Vandermont aurait dit que je suis un intrigant, un mauvais sujet, et un partisan du duc d’Orléans. Il insiste pour ne pas être nommé. Mme de Flahaut me dit que cet homme est très dangereux, étant un mauvais sujet, et elle veut que j’en parle à La Fayette. Il n’y a qu’une seule chose à faire, si même je me dérange, c’est d’aller le voir et de lui dire que je le tuerai s’il parle encore mal de moi ; mais en ce moment cette conduite ne ferait que donner un semblant d’importance à ce qui, sans cela, doit forcément tomber dans l’oubli, car je n’ai pas assez d’importance pour occuper l’attention publique. Cet homme, dit-elle, n’aurait aucun scrupule de m’amener à la lanterne, autrement dit, de me faire pendre. Ce serait là une rétribution assez dure de la remarque qui a excité sa rage. Le 5 du mois dernier, il avait dîné avec moi chez M. Lavoisier, et faisait remarquer que Paris était le soutien du royaume de France ; j’avais répondu : « Oui, monsieur, autant que moi je nourris les éléphants du Siam. » Ces mots excitèrent la bile de ce pédant, et il se venge en disant des choses trop improbables, heureusement, pour qu’on y ajoute foi. Finalement je décidai de ne m’occuper de rien, surtout ne pouvant citer mon témoin, si M. Vandermont niait, ce qui me placerait dans une situation des plus ridicules. À cinq heures, je rends visite au marquis de La Fayette. Il me dit qu’il a suivi mon avis, bien qu’il n’ait pas répondu à ma lettre. Je le félicite de ce qui s’est produit, il y a deux jours, entre un gentilhomme et le comte de Mirabeau. L’insulte était tellement marquée qu’il en est ruiné, parce que l’on ne peut plus le faire entrer dans un ministère et qu’il est perdu dans l’opinion de l’Assemblée. Il me demande avec chaleur si je pense qu’il n’y ait plus rien à en attendre. Je lui réplique que l’évêque d’Autun vient de m’exprimer cette opinion. Il dit qu’il ne connaît pas beaucoup l’évêque et serait content de le connaître davantage. J’offre de les faire dîner ensemble après-demain ; si l’évêque n’accepte pas, je n’en soufflerai pas un mot. La Fayette désire que je n’en fasse rien, parce que s’il dînait chez moi au lieu de dîner chez lui, cela ferait une histoire, ce qui est vrai. Il me demande pourtant d’emmener l’évêque déjeuner chez lui après-demain. Je promets de l’inviter. Je vais chez Mme de Laborde. M. de La Harpe nous lit quelques observations sur La Rochefoucauld, La Bruyère et Saint-Évremont. Elles ne sont pas sans valeur, mais sont sujettes à critique. Après souper nous tombons dans la politique. M. de Laborde nous dit que la municipalité de Rouen a arrêté du blé destiné à Paris. Ceci nous amène à parler du monstre à mille têtes que l’on a créé dans le département exécutif. Il excuse l’Assemblée qui a été obligée de détruire pour corriger. Mais la nécessité d’une telle excuse est d’un mauvais présage. En vérité, quand il devient nécessaire d’excuser la conduite d’un gouvernement, on est bien près de le mépriser, car l’on reconnaît les erreurs de conduite avant de les excuser, et le monde est assez bienveillant pour croire à l’aveu en rejetant l’excuse.


2 novembre. — Lundi matin j’emmène Mme de Flahaut et Mme de Laborde en promenade au jardin du roi et ensuite à l’église de la Sorbonne, pour examiner le tombeau du cardinal de Richelieu. Le dôme de l’église est beau. Plus tard je vais au Palais-Royal dîner chez la duchesse d’Orléans. J’arrive en retard et j’ai fait attendre le dîner environ une demi-heure. Je m’excuse en disant que j’ai attendu les nouvelles de l’Assemblée nationale, ce qui est vrai, car je me suis arrêté quelque temps au Louvre pour voir l’évêque d’Autun qui n’est pas venu. Nous dînons bien et gaiement, avec aussi peu de cérémonie que possible à la table d’une personne d’un rang si élevé. Après le café je me rends avec Mme de Ségur aux appartements de Mme de Chastellux. Le maréchal nous lit une lettre de M. Lally-Tolendal à ses commettants ; elle n’est pas appelée à faire beaucoup de bien à l’Assemblée nationale. Elle ne lui fera pas de bien à lui non plus, car le roi, à qui elle est destinée, a plutôt besoin de ceux qui peuvent le servir à l’Assemblée que de ceux qui s’en absentent. La duchesse vient et nous donne le bulletin de l’Assemblée. Il est décidé que les biens d’église appartiennent à la nation, ou du moins que la nation a le droit d’en disposer. Cette dernière expression semble avoir été adoptée dans un but de conciliation. De là je vais chez Mme de Laborde. Quelque temps après, arrive l’évêque d’Autun. Il doit déjeuner avec moi demain et aller de là chez M. de La Fayette.


3 novembre. — Mardi matin, selon sa promesse, l’évêque d’Autun vient me voir et nous déjeunons. Il me dit que M. de Poix doit rendre visite à M. de La Fayette ce matin, afin de s’entendre au sujet de Mirabeau. Nous parlons un peu de M. de La Fayette, de ses mérites et de sa valeur. À neuf heures, nous nous rendons chez lui. Le cabriolet de M. le prince de Poix est à la porte cochère ; nous savons donc qu’il est là. M. de La Fayette s’est enfermé avec lui. Le nombre des visiteurs et des affaires rend courtes les minutes de notre conversation. La Fayette fait à l’évêque des professions d’estime et désire recevoir de fréquentes visites. Il y a une émeute au faubourg Saint-Antoine à propos du pain, ce qui nous conduit à examiner les moyens de ravitailler Paris. La Fayette propose un comité composé de trois ministres, trois membres de la municipalité de Paris et trois membres des États généraux, et dit qu’il y a un homme qui peut se charger des fournitures sous la direction d’un tel comité. L’évêque pense que l’Assemblée ne voudra pas intervenir. J’en suis sûr parce qu’elle n’obéit qu’à la crainte, et qu’elle ne veut pas courir le risque d’être responsable des subsistances de cette ville. La Fayette demande à l’évêque ce qu’il pense d’un nouveau ministère. Celui-ci répond que personne, sauf M. Necker, ne saurait résister à la famine et à la banqueroute qui paraissent inévitables. La Fayette demande s’il ne pense pas que l’on ferait bien de préparer un ministère pour dans quelques mois. L’évêque pense que si. Ils discutent ensuite certaines personnalités, et La Fayette demande, comme par hasard, si l’influence de Mirabeau sur l’Assemblée est grande. L’évêque répond qu’elle n’est pas énorme. Nous revenons graduellement aux subsistances, et je suggère une idée que Short m’a donnée : distribuer aux pauvres des médailles représentant une livre de pain, et laisser celui-ci monter au prix qu’il voudra. De cette façon le gouvernement payera réellement le pain consommé, par eux et celui-là seulement, tandis qu’à présent il paye une partie de celui que chacun mange. Là-dessus l’évêque observe qu’en ce moment où l’accusation de complot est si fréquente, les ministres seront accusés de conspirer contre la nation, s’ils font des largesses de pain à la multitude. Je crois qu’il s’aperçoit que ce plan donnerait aux ministres trop de puissance pour qu’on pût les renvoyer, et il a raison. Son idée, je pense, est d’entrer au ministère, quand les magasins seront pleins, et de faire alors ce qu’il ne veut pas que l’on fasse aujourd’hui. Au cours de la conversation, La Fayette parle de son ami La Rochefoucauld ; d’après lui, celui-ci n’aurait pas les capacités nécessaires, mais son intégrité et sa réputation sont d’un grand prix. Je crois que c’est le seul homme pour qui il insistera, et je pense que nous pourrons exiger n’importe qui au prix de l’admission du duc. L’évêque dit qu’il ne peut pas penser à un nouveau ministère à moins d’un changement radical. La Fayette est de cet avis, et ajoute qu’en ce moment les amis de la liberté devraient s’unir et se comprendre mutuellement. En s’en allant, l’évêque me fait remarquer que La Fayette n’a aucun plan fixe, ce qui est vrai. Bien qu’ayant beaucoup de l’intrigant dans son caractère, il devra être employé par les autres, parce qu’il n’a pas assez de talents pour se servir d’eux. Je vais chez M. Necker après avoir pris congé de l’évêque. M. de Vauvilliers me reçoit au salon en me complimentant d’être celui qui doit nourrir la France. Après le dîner. M. Necker me prend à part. Il désire m’obliger à fixer des périodes pour l’arrivée de la farine et pour le payement. Je lui dis que je désire avoir une maison pour traiter avec moi. Il répond que je ne cours aucun risque, et qu’il fera signer notre arrangement par le roi. Ma voiture n’étant pas arrivée, Mme de Staël insiste pour me conduire où je veux aller. Plus tard, en allant au club, j’apprends que l’Assemblée a aujourd’hui suspendu les parlements. C’est le meilleur coup qu’elle ait encore porté à la tyrannie, mais il produira une grande fermentation chez de nombreuses et influentes personnes.


4 novembre. — Nous avons au club la diversité ordinaire d’opinions sur l’état des affaires publiques. Je vais de là chez Mme de Chastellux. La duchesse me reproche d’être parti de bonne heure hier soir et de venir tard aujourd’hui. Elle est là depuis près de deux heures, et l’on amène son fils, M. de Beaujolais, exprès pour me voir. Il se présente avec très bonne grâce, il est enjoué et empressé. Je l’embrasse plusieurs fois ; il me le rend avec effusion. Ce sera un charmant garçon, dans dix ou douze ans d’ici, pour les petites maîtresses d’alors. Puisignieux est là et quelque temps après arrive Mme de Ségur. Le maréchal souffre de la goutte. Mme de Chastellux doit prendre un bouillon demain avec son ami blond. J’en arrive à croire à la possibilité d’un mariage entre elle et le vieux monsieur, mariage auquel d’autres circonstances donnent grandement raison de songer. Je vais ensuite chez Mme de Staël qui m’a invité hier. Beaucoup de bel esprit. L’évêque d’Autun a refusé de venir ce matin, quand je le lui ai demandé chez Mme de Flahaut. Je ne suis pas assez brillant pour prendre part à la conversation. Les quelques observations que je fais sont plus justes qu’élégantes ; par conséquent, je ne puis amuser. N’importe, elles resteront peut-être quand les autres seront effacées. Je pense que le chemin de la réussite passe ici par les régions supérieures de l’esprit et de la grâce ; je suis à moitié tenté de m’y engager. C’est le triomphe du style sentencieux. Pour y atteindre la perfection, il faut être très attentif, et attendre que l’on vous demande votre opinion ou la communiquer tout bas. Elle doit être claire, piquante et nette ; on s’en souviendra alors, on la répétera et on la respectera. Mais c’est là un rôle qui ne m’est pas naturel. Je ne suis pas suffisamment économe de mes idées. Je crois que de ma vie je n’ai jamais vu vanité aussi exubérante que celle de Mme de Staël au sujet de son père. Parlant de l’opinion de l’évêque d’Autun sur les biens d’église, opinion qui a été imprimée dernièrement, car il n’a pas eu l’occasion de la développer devant l’Assemblée, elle dit qu’elle est excellente, admirable, bref, qu’il s’y trouve deux pages dignes de M. Necker. Elle ajoute plus tard que la sagesse est une qualité très rare et elle ne connaît personne qui la possède au suprême degré, sauf son père.


5 novembre. — Ce matin, le comte de Luxembourg et La Caze viennent déjeuner pour connaître mes sentiments sur l’état des affaires publiques. À dîner, j’apprends les nouvelles du Brabant : les troupes impériales ont éprouvé des revers sérieux, et le peuple a déclaré son indépendance. Cette dernière nouvelle est certaine, car je lis la déclaration, au moins partiellement.


6 novembre. — Je passe la matinée avec Le Couteulx à rédiger un projet de traité pour la farine avec M. Necker ; il devra être recopié et envoyé avec une note de moi. Je reviens chez moi à trois heures passées, pour m’habiller, puis vais chez M. de Montmorin. Le dîner a heureusement été retardé à cause de quelques membres des États généraux (ou Assemblée nationale). Après dîner, il me demande pourquoi je ne viens pas plus souvent. Il désire beaucoup s’entretenir avec moi. Il est invité à dîner mardi prochain, mais n’importe quel autre jour, etc. Je cause avec sa fille, Mme de Beaumont. C’est une femme enjouée et sensible. À six heures, je conduis Mme de Flahaut à l’Opéra, où j’ai la faiblesse de verser des larmes à une pantomime représentant les « Déserteurs ». Tellement il est vrai que le geste est le grand art de l’orateur. De l’Opéra je vais chez Mme de Chastellux ; la comtesse de Ségur s’y est rendue avec ses enfants ; tous sont désappointés de ne pas me voir ; c’est de la politesse, mais je suis fâché de ne les avoir pas rencontrés. La duchesse a oublié de me gronder ; cela va bien. Mme de Chastellux me dit que le général prussien Schleifer, qui commandait l’armée de dix mille hommes envoyée pour mettre fin aux troubles de Liège, après quelques exécutions qui avaient rétabli l’ordre, harangua ses troupes, les remercia de leur zèle, puis, en raison du désordre qui régnait dans les finances de son maître, les licencia ; mais, en considération de leurs anciens services, leur laissa les armes, les bagages, etc., et leur donna un mois de solde pour les aider à regagner leurs foyers. Naturellement étonnés d’un tel événement, les patriotes du Brabant offrirent des conditions très avantageuses, et toute l’armée passa à leur service. Le général Dalton, informé de cette manœuvre, s’adressa aussitôt au comte Esterhazy, commandant à Valenciennes, pour savoir s’il recevrait les troupes autrichiennes. Ce dernier envoya un exprès à M. de La Tour du Pin, ministre de la guerre. Il y a eu conseil des ministres et la réponse est partie ce matin. Je vais chez Mme de Laborde. Au cours de la soirée, j’en parle comme d’une rumeur, dont je ne veux pas garantir l’authenticité. M. Bonnet nous dit que ce bruit court effectivement, quoique avec des détails matériels différents, puisqu’il n’était question que d’une demande d’être admis sans armes, au cas où les événements rendraient la retraite nécessaire. Il s’était renseigné près l’un des ministres qui lui avait assuré que le manque de vivres, déjà si grand, avait fourni un prétexte heureux pour ne pas accorder la demande de Dalton. C’est une faible excuse ; il aurait fallu recevoir ces troupes, près de dix mille hommes et les diriger lentement sur Strasbourg, pour y attendre les ordres de l’empereur. Les bataillons qu’il a déjà envoyés à leur secours, joints à eux et aux régiments étrangers servant en France, formeraient une armée suffisante à rétablir l’ordre dans le royaume et la discipline parmi les troupes. L’idée de ceux qui ne partagent pas mon avis, est que les Parisiens assassineraient immédiatement le roi et la reine ; je suis loin de le penser, et je suis persuadé qu’un nombre respectable de soldats en état de venger ce crime serait un puissant moyen de le prévenir. Ce ne sont là pourtant que les suppositions d’un particulier. Malheureuse France ! Être déchirée par la discorde au moment où des résolutions sages et modérées t’auraient élevée au sommet de la grandeur humaine ! Il est arrivé aujourd’hui un incident bien étrange ; un personnage disant appartenir à la famille des Montmorency, c’est-à-dire un de leurs domestiques, a été arrêté pour avoir donné de l’argent à un boulanger pour ne pas cuire de pain. Ou bien quelques-unes de ces personnes sont folles, ou bien leurs ennemis ont une malice d’invention digne du premier auteur de tout mal. En m’en allant ce soir, le comte de Luxembourg me prend à part et me demande si j’ai songé à quelqu’un comme premier ministre de ce pays. Je répète ce que je lui ai dit jeudi, que je ne suis pas assez au courant des hommes et des choses d’ici pour hasarder une opinion ; je forme les vœux les plus sincères pour la prospérité de la France, et je déplore sa situation actuelle. Il doit déjeuner avec moi lundi. Mme de Laborde ne pouvant se procurer ce soir de la crème pour son thé, quelqu’un de la société lui propose d’essayer une espèce de fromage. Cette étrange proposition est acceptée, et, à mon grand étonnement, il se trouve que c’est la meilleure crème que j’aie goûtée à Paris. Je rentre tard chez moi et trouve une lettre de Canteleu, désirant mon aide pour combattre la proposition faite ce matin à l’Assemblée par Mirabeau, d’envoyer une ambassade extraordinaire en Amérique pour demander le payement, en blé et en farine, de la dette due à la France.


7 novembre. — Canteleu déjeune ce matin avec moi, et nous préparons ses arguments contre la proposition de Mirabeau. J’apprends que M. Necker fait une enquête sur le prix auquel la farine peut être rendue ici. Je dis à mon informateur, qui désire connaître mon avis, que si M. Necker a commencé une pareille enquête, c’est en vue de discuter le marché qu’il va faire ; je lui ai indiqué le prix que coûtera la farine. Je vais chez Mme de Flahaut à trois heures et demie. L’évêque me suit de près. Le résultat de la proposition de Mirabeau, dirigée contre le ministère, a été une résolution qu’aucun membre des États généraux actuels ne sera admis à entrer au ministère. À l’instigation de l’évêque, certaines mesures ont été prises pour protéger les biens d’église. Les nouvelles que Mme de Chastellux m’a communiquées hier soir sont entièrement fausses, je crois ; elles lui ont pourtant été données par une personne de confiance. Être avare de crédulité dans ce pays-ci, c’est économiser sa réputation.


8 novembre. — Employé toute la matinée à écrire. À trois heures, je dîne chez Mme de Flahaut. Le dîner est excellent, et, comme d’habitude, la conversation est extrêmement gaie. Après dîner, l’on joue aux cartes, et moi, qui me suis imposé la règle de ne pas jouer, je lis une proposition du comte de Mirabeau, dans laquelle il dépeint avec vérité la terrible situation du crédit dans ce pays-ci ; mais il ne réussit pas aussi bien à trouver le remède qu’à révéler la maladie. Cet homme sera toujours puissant dans l’opposition, mais ne sera jamais grand dans l’administration. Je crois son intelligence affaiblie par la perversion de son cœur. Il est un fait que bien peu de gens soupçonnent, c’est que l’esprit ne peut être sain là où la morale ne l’est pas. Les desseins sinistres font voir les choses de travers. Du Louvre je vais chez Mme de Chastellux. Le comte de Ségur et son aimable belle-fille s’y trouvent. Je lui fais par plaisanterie une déclaration d’amour que j’aurais pu lui faire sérieusement ; mais, comme elle attend d’un moment à l’autre un mari qu’elle aime, ni la plaisanterie ni le sérieux ne tireraient à conséquence.


9 novembre. — Je vais dîner aujourd’hui chez M. Necker ; je me place près de Mme de Staël et, comme notre conversation s’anime, elle me demande de parler anglais ; son mari ne comprend pas, mais en jetant les yeux autour de la table, je remarque chez lui une grande émotion. Je dis à Mme de Staël qu’il l’aime à la folie ; elle répond qu’elle le sait et que cela fait son malheur. Je la plains un peu de son veuvage, le comte de Narbonne étant absent en Franche-Comté. Nous parlons longuement de l’évêque d’Autun. Je lui demande si elle accepte ses avances, car en ce cas je profiterais de l’observation en faisant ma cour à Mme de Flahaut. Il serait difficile de poser une question plus étrange à une femme ; mais tout est dans la manière de la faire et elle passe. Elle me répond qu’elle invite plutôt qu’elle ne repousse ceux qui sont disposés à la courtiser, et bientôt après elle ajoute que je pourrais devenir un de ses admirateurs. Je réplique que ce n’est pas impossible, mais comme première condition, elle doit consentir à ne pas me repousser ; elle le promet. Après dîner, je cherche à lier conversation avec son mari, ce qui le met à l’aise. Il se plaint amèrement des manières de ce pays, et de la cruauté d’aliéner les affections d’une épouse. Il dit que les femmes d’ici sont plus corrompues d’esprit et de cœur qu’autrement. Pour des raisons générales, je me joins à ses regrets de cet abaissement de la morale qui rend les hommes peu aptes à un bon gouvernement. De là il conclut, et avec raison, à mon avis, que je ne contribuerai pas à le rendre malheureux.

M. Necker s’étant débarrassé de ceux qui l’environnent, me fait entrer dans son cabinet, et observe que j’ai stipulé de recevoir pour l’importation des 20,000 premières tonnes la prime que la Cour aurait décidé de donner aux autres farines. Je lui dis qu’il doit reconnaître avec moi la justice de cette stipulation, mais que je présume qu’il ne donnera pas de primes. Il répond qu’il y est opposé, mais tant de personnes y sont favorables qu’il sera peut-être obligé de s’y soumettre, car dans ce moment on se trouve souvent dans la nécessité de faire ce que l’on sait être mal. Il laisse de côté cette stipulation, et ajoute que je devrais être lié par un dédit de livrer les 20,000. Je lui dis avoir certainement l’intention de remplir mon engagement, mais que lui aussi devrait signer un dédit. Il propose 2,000 livres sterling, m’assurant que ce n’est que pour se soumettre aux formalités nécessaires. Je lui dis n’avoir aucune objection à une somme plus forte, mais que je ne peux pas commander aux éléments et naturellement que j’ignore le temps qu’il faudra pour que mes lettres arrivent en Amérique. Il promet que le payement du dédit ne sera pas exigé pour un retard d’un mois ou deux, et nous tombons d’accord. Au moment de rédiger la convention, il hésite à lier le roi par un dédit semblable. Je coupe court en lui disant que je me fie à l’honneur de Sa Majesté et à l’honnêteté de ses ministres. À mon observation que j’espère ne pas voir augmenter ses commandes en Amérique, il répond qu’il n’en fera rien et qu’il compte sur moi ; c’est pourquoi il désire un contrat tel qu’il puisse y avoir pleine confiance. Nous signons le traité qu’il doit me renvoyer demain contresigné par le roi, et je vais ensuite chez Mme de Chastellux faire le thé de la duchesse et offrir un gâteau de seigle que l’on trouve délicieux. Le vicomte de Ségur vient nous dire que le baron de Besenval a découvert que l’Angleterre donnait deux millions sterling pour fomenter des troubles en ce pays. Je conteste le fait, car je suis sûr que c’est impossible. Il me contredit avec chaleur, et conclut en disant que les racontars qui circulent contre le duc d’Orléans sont faux. Il y a beaucoup d’absurdité dans tout cela, et s’il défend partout le duc de cette façon, il prouvera sa culpabilité. Mme de Ségur me prend à part à ma sortie pour m’en faire la remarque, et ajoute être persuadée que le duc était le distributeur de l’argent donné pour ces mauvais desseins. Le comte de Luxembourg m’a demandé, dans le courant de la soirée ce qu’il faudrait faire pour améliorer la situation déplorable de la France. Je lui réponds : rien. Le temps seul pourra indiquer les mesures convenables et le moment propice ; ceux qui voudraient accélérer les événements pourront se faire pendre, mais ne pourront pas changer le cours des choses ; si l’Assemblée en général devient un objet de mépris, il en résultera forcément une situation nouvelle ; si elle garde la confiance du public, elle seule peut rendre au pays sa santé et sa tranquillité ; en conséquence, aucun particulier ne peut faire de bien en ce moment. Il dit redouter que quelques-uns ne soient trop emportés et n’aient recours à une opposition armée. Je réponds que ceux qui seront assez fous pour cela devront subir les conséquences de leur témérité, qui leur sera fatale à eux et à leur cause, car une telle opposition, lorsqu’elle réussit, ne fait que confirmer le principe d’autorité. Ce jeune homme veut s’occuper des affaires de l’État, mais il n’a pas encore lu le livre de l’humanité ; c’est peut-être, comme on le dit, un bon mathématicien, mais c’est sûrement un bien mauvais homme d’État. M. Le Normand que j’ai vu aujourd’hui considère la banqueroute de l’État comme inévitable et regarde une guerre civile comme la conséquence nécessaire.


10 novembre. — J’apprends par M. Richard que le duc d’Orléans a offert à Beaumarchais 20 pour 100 pour un prêt de 500,000 francs, et que depuis il s’est adressé à sa banque pour un prêt de 300,000 francs, mais dans les deux cas sans succès ; la banque est tellement à court d’argent, qu’on ne sait pas où donner de la tête. Je vais chez Mme de La Tour ; j’arrive en retard, mais heureusement le comte d’Affry et l’évêque d’Autun arrivent encore plus tard. Le dîner est mauvais et la compagnie trop nombreuse pour la table. Tout est ennuyeux ; peut-être cela vient-il en grande partie de moi-même. Je vais avec le comte d’Affry à la représentation de Charles IX, tragédie sur le massacre de la Saint-Barthélemy. Il est extraordinaire qu’une telle pièce soit représentée dans un pays catholique : l’on y voit un cardinal excitant le roi à violer ses serments et à massacrer ses sujets, puis, dans une réunion des assassins, bénissant leurs épées, les absolvant de leurs crimes et leur promettant le bonheur éternel, et tout cela avec les splendeurs de la religion établie. Un murmure d’horreur parcourt l’auditoire. Il y a plusieurs tirades s’appliquant à l’époque actuelle, et je crois que cette pièce, si elle parcourt les provinces comme c’est probable, portera un coup fatal à la religion catholique. Mon ami l’évêque d’Autun a fortement contribué à la détruire, en attaquant les biens d’église. Il n’y eut sûrement jamais de nation marchant plus vite à l’anarchie : elle n’a plus ni loi, ni morale, ni principes, ni religion. Après la pièce principale, je vais chez Mme de Laborde. Elle me prie d’attendre M. d’Angivillers, et le diable veut qu’ils attaquent la politique à onze heures et restent jusqu’à une heure, à discuter si les abus des anciens temps sont plus monstrueux que les excès à venir.


11 novembre. — Le comte de Luxembourg vient ce matin de bonne heure et reste toute la matinée. Il insiste beaucoup pour que je promette de participer à l’administration des affaires du pays. Cette proposition est bien étrange, surtout de la part d’un homme qui n’y a aucune sorte d’intérêt, bien qu’appartenant indubitablement à la première famille du pays. Il me fait connaître l’existence d’une coalition dont le but est de remettre les affaires en meilleure situation, et dit qu’il est dans la confidence. Mais deux questions se posent naturellement à ce sujet : qu’entend-on par une meilleure situation ? Ne sont-ce pas là des personnes pensant avoir les qualités requises pour gouverner, parce qu’elles en ont le désir ? Il est possible que ce jeune homme soit en rapports, à propos d’une intrigue politique, avec des gens d’un esprit plus mûri et soit autorisé à m’en parler, quoique je doute fort de l’une et de l’autre hypothèse, surtout de la seconde. Je fais cependant la même réponse que je ferais à une demande plus régulière : je suis fatigué des affaires politiques ; le printemps de ma vie s’est passé dans des occupations publiques ; mon unique désir maintenant est de passer le reste dans une paisible retraite avec mes amis. J’ajoute pourtant, pour sa gouverne personnelle, qu’à mon avis, aucun changement utile ou inoffensif ne peut s’opérer en ce moment.

Après son départ, je vais chez Mme de Staël. L’évêque d’Autun s’y trouve, et nous décidons de dîner avec de Montesquiou chez Mme de Flahaut vendredi prochain, afin de discuter le plan financier de Necker, que l’on doit faire connaître ce jour-là. Beaucoup de bavardage sans importance. Mme Dubourg a la bonté de me pousser un peu à lui causer, et m’avoue tout bas que « Madame l’ambassadrice fait les doux yeux à M. l’évêque » ; je l’avais déjà remarqué, ainsi que sa crainte que je ne fusse trop clairvoyant.


12 novembre. — Je dîne aujourd’hui avec M. de Montmorin. Après dîner je l’entretiens de la situation des affaires. Il me dit que le ministère n’a pas de tête ; M. Necker est trop vertueux pour en être le chef et il a trop de vanité ; lui-même n’a pas les talents voulus, et même, les ayant, il ne pourrait subir cette fatigue ; le roi est incapable de prendre de grandes décisions ; il ne lui reste donc d’autre moyen pour devenir puissant que de gagner l’amour de ses sujets, auquel il a droit par la bonté de son cœur. Mme de Flahaut me dit, quand je vais la voir ce soir, qu’elle désire voir son mari nommé ministre plénipotentiaire en Amérique. Elle en a parlé à Montesquiou, qui s’est adressé à Montmorin ; mais on lui a répondu que la place n’était plus vacante depuis dix mois. Je lui avais déjà dit que c’était impossible, du moins pour l’instant.


13 novembre. — Je suis invité aujourd’hui à me rencontrer avec l’évêque d’Autun et le duc de Biron chez Mme de Flahaut, mais il faut conduire d’abord Mme de Laborde et ma belle hôtesse visiter Notre-Dame. L’évêque d’Autun et le duc considèrent M. Necker comme absolument ruiné. Le duc me dit que le plan de Necker a été désapprouvé dans le conseil d’hier, ou plutôt de cette nuit. Montesquiou vient et je m’en vais, car il y a une petite affaire à arranger entre lui et l’évêque. Je rends visite à Mme de Corny. Je la laisse entourée de deux ou trois personnes, dont l’une est en train de discuter le procès de M. de Lambesc, accusé du crime de lèse-nation, pour avoir blessé un homme aux Tuileries, le dimanche qui précéda la prise de la Bastille. Je retourne au Louvre. Mme de Flahaut m’informe que l’affaire est arrangée entre l’évêque et le marquis. Il serait impossible qu’il en fût autrement, car on a rapporté à ce dernier un mensonge sur l’évêque ; il a naturellement suffi de nier pour tout remettre en place. Comme elle est indisposée, elle prend son bain, et pendant qu’elle s’y trouve, m’envoie chercher. C’est un endroit étrange pour recevoir des visites, mais il y a du lait mélangé à l’eau, ce qui la rend opaque. Elle me dit que c’est l’habitude de recevoir au bain ; je le suppose, car sans cela je suis la dernière personne à qui cela aurait été permis.


14 novembre. — M. d’Aguesseau me dit que Necker a proposé son plan avec beaucoup de modestie et de timidité. On ne peut nullement prévoir l’accueil qui lui sera fait. Le chevalier de Boufflers et le comte de Thiard, que j’ai rencontrés au dîner chez la duchesse d’Orléans, ne sont ni l’un ni l’autre satisfaits de ce qui se passe à l’Assemblée. Celle-ci doit siéger trois fois par semaine l’après-midi. Je vais au Louvre ; Mme de Flahaut est au lit, enrhumée. Nous avons plusieurs visiteurs et entre autres Mme Capellis, qui me dit que le nonce du Pape doit être des nôtres lundi prochain, et elle me donne à entendre qu’il désire faire ma connaissance. Je ne suppose pas que cela soit dû à un grand dévouement de ma part envers le Saint-Siège Apostolique Romain. Pendant ma visite, je ressens des affections spasmodiques du système nerveux qui, à certains moments, me causent de grandes douleurs dans le moignon de ma jambe amputée, et dans l’autre jambe, une sensation d’angoisse, que je suppose provenir d’un dérangement du système nerveux ; il me faut donc m’exposer davantage au grand air et prendre de l’exercice. Le vent a soufflé très fort toute la nuit, et continue encore ce matin. Je crois que c’est le vent du sud-ouest, et je crains que beaucoup ne soient tombés victimes de sa rage. Le général Dalrymple, que je vais voir après dîner, me dit que la tempête que nous subissons depuis quelques jours, a causé de terribles ravages sur les côtes anglaises, et que ses lettres annoncent la perte de huit cents hommes. Il regarde le plan de M. Necker comme une absurdité pure, et me dit que les banquiers auxquels il en a parlé sont d’avis qu’il ne vaut rien. J’ai lu le mémoire, et je pense que le plan ne peut pas aboutir.


16 novembre. — Lundi, à neuf heures et demie, je vais chez Mme de Flahaut pour l’emmener souper avec Mme Capellis. Elle est au lit et fortement indisposée. Je ne reste que quelques minutes et je vais souper. Le nonce de Sa Sainteté n’est pas là. C’est le jour du départ de son courrier. Capellis dit qu’il veut nous faire rencontrer, parce que le Pape s’est querellé avec les fermiers généraux au sujet de la fourniture du tabac qu’il leur prenait précédemment ; il le prend maintenant en Allemagne ; on pourrait peut-être s’entendre pour fournir Sa Sainteté en Amérique. Je doute beaucoup du succès, car le Pape ne peut traiter que d’année en année, et la distance est telle qu’il faudrait attendre la moitié d’une année avant qu’une seule feuille de tabac pût arriver. Les invités présents sont absolument dégoûtés des faits et gestes de l’Assemblée nationale.


17 novembre. — J’apprends aujourd’hui les dernières nouvelles d’Amérique, apportées par le paquebot anglais de septembre. M. Jefferson a été nommé ministre des Affaires étrangères. Après le départ de plusieurs visiteurs, je vais voir le baron de Besenval au Châtelet. Le vieux gentilhomme est très touché de mon attention. Nous parlons un peu de politique, et il saisit l’occasion de me dire tout bas que nous aurons bientôt une contre-révolution ; je la regarde depuis longtemps comme inévitable, quoique n’étant pas assez au courant des faits pour savoir d’où elle surgira. Je vais au club. Il se confirme que l’opposition du parlement de Metz a été plus marquée que celle du parlement de Rouen, et que l’Assemblée fulminera ses décrets en conséquence. L’Église, la magistrature, la noblesse, ces trois corps intermédiaires qui, dans ce royaume, étaient également redoutables au roi et au peuple, se trouvent maintenant, du fait de l’Assemblée, en état de lutte ouverte ; en même temps celle-ci, par l’influence de craintes sans fondement, a lié les pieds et les mains de leur allié naturel, le roi. Il suffira de peu de temps pour que l’opposition se coalise ; étant coalisée, elle se placera naturellement sous les bannières de l’autorité royale, et alors adieu la démocratie ! Je vais du club chez M. de Montmorin. Rien à noter. M. d’Aguesseau et M. Bonnet dînent avec nous ; ce dernier veut des renseignements sur la situation de la France aux Indes. Je lui dis que le moyen d’entraver l’Angleterre aux Indes est de faire de l’Île-de-France un port d’armes, en même temps qu’un port franc, etc. M. de Montmorin nous dit qu’il a proposé ce même plan dès 1783. M. Bonnet me demande si les ports francs de France nous sont nécessaires. Je lui dis que je ne le crois pas ; à ce sujet il devra consulter M. Short, notre représentant. Il désire avoir une entrevue avec ce dernier, mais M. de Montmorin lui dit que M. Short ne peut pas avoir de renseignements précis. En effet, quand cette question fut soulevée pour la première fois, Jefferson m’a consulté, mais j’ai voulu observer le respect dû envers le représentant de l’Amérique. Je rends visite à Mme de Chastellux. Elle me raconte ses affaires de famille. La duchesse arrive, ainsi que le maréchal de Ségur. Il me dit qu’un changement subit s’est produit en Bretagne ; la noblesse et le peuple sout unis, et ils rejetteront les actes de l’Assemblée. M. de Thiard nous avait assuré dit que quelque chose de ce genre aurait lieu. Les gens de Cambrai aussi sont mécontents. De là je vais au Louvre. Mme de Flahaut est au lit. L’évêque arrive ; il pose sa canne et son chapeau, et prend un siège à la façon d’un homme décidé à rester. Il confirme les nouvelles de Bretagne, et ajoute que les Cauchois ont l’air sombre. Cela me rappelle certaines paroles obscures que le comte de Luxembourg m’a dites au sujet de la Normandie. En réponse à sa crainte du démembrement du royaume, je lui ai dit que si la Normandie, la Picardie, la Flandre, la Champagne et l’Alsace restent fidèles au roi, Sa Majesté pourra facilement venir à bout du reste de son royaume.


18 novembre. — Ce matin, pendant que j’écris, La Caze arrive. Il me dit qu’il y a eu hier soir une réunion des actionnaires de la Caisse d’escompte. On a nommé des commissaires pour discuter le plan de Necker et faire des rapports. L’opinion en général semble y être opposée, ce dont, à la vérité, je ne m’étonne pas. Je dîne avec M. de La Fayette sur le quai du Louvre. Il n’est arrivé que longtemps après que nous nous étions mis à table, et pourtant nous n’avions commencé qu’à cinq heures. Après le dîner, je lui demande ce qu’il pense du plan de Necker. Il dit qu’on croit en général qu’il ne passera pas, et ajoute que l’évêque d’Autun ou quelque autre personne devrait proposer un autre plan. Je réponds que seul le ministre peut convenablement prendre cette initiative, parce que personne ne peut connaître suffisamment toutes les circonstances nécessaires ; que le ministère actuel doit être maintenu en fonctions, la décision récente de l’Assemblée empêchant de prendre des ministres dans son sein. Il dit qu’il pense qu’on pourrait pour une fois choisir un ministère dans l’Assemblée, à la condition de ne pas nommer Mirabeau et un ou deux autres. Là-dessus, je fais remarquer que j’ignore si l’évêque d’Autun et ses amis auront la faiblesse d’accepter une place dans l’état actuel si troublé des affaires ; que rien ne peut se faire sans l’aide de l’Assemblée, laquelle est incompétente, et que, le pouvoir exécutif étant détruit, il n’y a que peu de chance de voir ses décrets devenir effectifs, alors même qu’on pourrait l’amener à en faire de sages. Il répond que Mirabeau a bien décrit l’Assemblée, en la qualifiant d’âne sauvage ; dans quinze jours on sera obligé de lui donner, à lui-même, l’autorité qu’il a refusée jusqu’ici. Il montre clairement par ses manières que c’est là son désir intime. Je lui demande quelle autorité ? Il parle de celle d’un dictateur ou d’un généralissime, sans savoir quel sera le titre exact. Je lui répète alors qu’il devrait discipliner ses troupes, et lui rappelle que je lui ai autrefois demandé si elles lui obéiraient. Il me répond affirmativement, mais se détourne aussitôt pour parler à quelqu’un. Son ambition est absolument démesurée. L’esprit de cet homme est tellement enflé par le pouvoir, déjà trop grand pour ses moyens, qu’il regarde dans les nuages et cherche à saisir l’autorité suprême. Je crois que dorénavant chaque pas fait en avant accélérera sa chute. Je le quitte et vais au Louvre. Mme de Flahaut a des visiteurs ; j’attends leur départ. Le marquis de Montesquiou était là à mon arrivée, il venait d’entrer. Il se tourne maintenant de tous côtés pour respirer l’encens qui lui sera offert pour son plan financier, communiqué aujourd’hui à l’Assemblée. Ce plan repose, dit-on, sur le payement de la dette nationale par la vente des biens d’église. Je dis à Mme de Flahaut que, s’il en est ainsi, ce sera une simple bulle de savon, pour les raisons depuis longtemps données à l’évêque d’Autun. Le défaut radical de son projet était de compter sur ce fonds. Je vais ensuite aux appartements de Mme de Chastellux. Elle me dit que le marquis de La Fayette a l’intention d’imiter Washington et de se retirer du service de l’État, dès l’établissement de la Constitution. Il peut le croire personnellement, mais rien n’est plus commun que de se tromper soi-même. Je soupe chez Mme de Laborde. Le comte de Luxembourg m’assure que l’opposition faite dans certains districts au rappel des gardes du corps a empêché l’exécution d’un plan. Je ne lui demande pas lequel, ne désirant pas le savoir. Il ajoute que M. de La Fayette a commis une grande imprudence en lui disant à haute voix, alors que beaucoup pouvaient l’entendre, qu’on ne pouvait l’accuser de l’avoir empêché. De ce simple fait je déduis qu’il existe contre lui beaucoup d’animosité latente, et que, tandis qu’il bâtit ses châteaux, d’autres s’emploient à en miner les fondations.


19 novembre. — Ce matin, pendant que le comte d’Estaing est avec moi, je reçois un mot de M. Le Couteulx. Il a passé trois heures hier avec Necker et le Comité de subsistance. Il dit que M. Necker veut traiter avec moi pour du blé à six shillings, mais que je peux obtenir six shillings et six pence, et qu’il a arrangé une entrevue entre Necker et moi pour sept heures ce soir. Il est obligé de partir ; il me demande en conséquence de songer aux moyens d’exécution, et de passer chez lui avant de me rendre chez M. Necker. Après une promenade dans les Champs-Élysées, je vais au Palais-Royal et je dîne avec la duchesse d’Orléans. De là au Louvre, pour chercher le billet que l’évêque devait me procurer pour l’Assemblée de demain. Je le reçois et vais chez M. Le Couteulx. Nous parlons des moyens d’observer les clauses du contrat, s’il en intervenait un. Il ne peut fournir ni crédit, ni argent. Je vois M. Necker, qui, à ce que j’apprends, attend une proposition ferme, et me dit que M. Le Couteulx avait indiqué la quantité que je voulais livrer, le prix et les échéances. Je lui réponds qu’il doit y avoir un malentendu et prends congé de lui.


20 novembre. — Je me lève de bonne heure aujourd’hui pour aller à l’Assemblée. J’y reste jusqu’à quatre heures. Séance ennuyeuse, à laquelle j’ai gagné une violente migraine. Mirabeau et Du Pont sont les deux orateurs en faveur du plan de M. Necker, qui attirent le plus l’attention, mais ni l’un ni l’autre, à mon avis, ne s’en tire à son honneur dans la manière de le discuter. Il sera probablement adopté et dans ce cas, je crois qu’il sera fatal aux finances françaises, et qu’il les désorganisera complètement pour quelque temps à venir. Souper chez Mme de Staël ; je lui donne mon avis sur les discours de ce matin, et lui indique un ou deux points sur lesquels M. Du Pont était dans l’erreur. Cela lui déplaît, car il défendait le plan de son père, plan qu’elle déclare nécessaire.


24 novembre. — Dîné aujourd’hui avec le prince de Broglie. Le comte de Ségur est avec nous ; la société est agréable. L’évêque est du nombre. Après le dîner, je lui dis quelques mots des objections que beaucoup font aux adversaires du plan de Necker, parce qu’ils n’en présentent pas de meilleur. Je vais ensuite chez M. Necker. Le maire et le Comité de subsistance attendent pour lui parler. Je lui fais passer mon nom et il vient jusqu’à l’antichambre. Je lui dis que je ne peux pas entreprendre de lui fournir du blé, car il me faudrait demander un prix extravagant ou risquer une perte ; la première alternative ne me plaît point et je ne veux pas m’exposer à la seconde ; si, pour en avoir, il a un autre plan où je puisse être utile, je suis à ses ordres. Il est un peu désappointé de cette nouvelle. Je le quitte pour présenter mes respects à Mme Necker, puis je me rends au Louvre. Les insurgés du Brabant semblent bien en voie de réussir. Les impériaux ne possèdent que Bruxelles et s’y trouvent assiégés. Mme de Flahaut, comme il convient à une fidèle alliée de l’empereur, étouffe toute révolte de ma part. Peu après arrive le comte de Thiard qui nous rend compte de ce qui s’est passé en Bretagne. Il est arrivé entre autres choses que les municipalités se sont querellées au sujet des subsistances, et que l’on a dû avoir recours à la force des deux côtés. En conséquence, chaque parti ordonna à un régiment de marcher contre l’autre, car il se trouvait que chacun avait un régiment caserné sur son territoire. Heureusement un compromis intervint ; ce sont là les prémices d’une nouvelle constitution qui crée des armées et des municipalités. Il y aura beaucoup d’incidents du même genre, car, quand les hommes sont décidés à regarder comme de vulgaires préjugés tous les principes que l’expérience a établis jusqu’ici pour le gouvernement, il faut s’attendre à des contradictions sans nombre. Je soupe ici, et fais le thé de Mme de Laborde. Mme de Flahaut se plaint de ne pas avoir un beau sucrier pour son service à thé. C’est une entrée en matière pour raconter (elle qui se prétend très avare) qu’elle n’a pas voulu en accepter un de moi comme cadeau, tandis que Mme de Laborde, qui se prétend désintéressée, a accepté une belle tasse avec soucoupe. De fait ce cadeau n’a été fait que sur l’insistance de Mme de Flahaut. Je prétends que cette histoire n’est qu’une pure malice, et avec mon crayon j’écris les lignes suivantes :

« Clara, vous vous vantez de votre avarice ; vous vous vantez aussi de la bonté de votre nature ; je ne sais à laquelle de ces qualités vous attachez le plus de prix, mais je sais bien celle des deux qui est la plus grande.

« Vous refusez les cadeaux que l’on vous fait, mais vous les faites accepter par votre amie ; vous l’injuriez pour ce qu’elle prend, et moi, pour ce que vous ne prenez pas. »

Belle journée, claire mais froide. Il a gelé toute la journée à l’ombre.


26 novembre. — Je vais voir Mme de Bréhan et M. de Moustier, de retour d’Amérique. Mon entretien avec elle est assez long, car je demande continuellement des nouvelles de ma patrie, et elle désire connaître l’état de la sienne, sentiments naturels des deux côtés, bien que forcément fort dissemblables. M. de Moustier a beaucoup à dire sur la dette américaine, et me donne raison de croire qu’elle ne pourra donner lieu à aucun arrangement. Je vais voir le maréchal de Ségur qui est atteint de la goutte. Nous parlons de la réduction proposée des pensions. Je désapprouve la mesure, et cette désapprobation, sincère de ma part, correspond exactement aux idées du maréchal, qui est l’un des plus gros pensionnés. Je revois de Moustier ce soir chez M. de La Caze. Il est maintenant enchanté de l’Amérique, et croit à ses bonnes dispositions et à ses ressources ; il a été chargé de demander que la Cour n’entreprenne aucun pourparler au sujet de la dette, que le payement des acomptes soit encore reculé de trois ans, et alors l’intérêt, commençant l’année prochaine, sera assuré de façon régulière. Je lui dis que je trouve un grave inconvénient au plan de M. Necker d’emprunter sur cette dette en Hollande : les Hollandais ne prêteront probablement rien, sans avoir obtenu une autorisation leur donnant droit de recours contre les États-Unis, car autrement le gouvernement américain pourrait payer le total à la France, et refuser de rien verser aux particuliers hollandais. Il dit qu’il en a déjà entretenu le comte de Montmorin et quelques membres des États généraux ; il en parlera aussi à M. Necker dès que celui-ci le désirera. Cela va certainement déranger notre premier plan, et nous obliger soit à le changer, soit à l’abandonner. Après un long entretien avec lui, je me retire, sur les protestations d’amitié de la marquise et les siennes.


27 novembre. — Je vois M. Laurent Le Couteulx et lui expose le plan qui a été élaboré, d’offrir pour la dette due à la France une somme de rente Française produisant le même intérêt. Il en est si enchanté qu’il s’offre comme intermédiaire, à la condition d’avoir des garanties suffisantes en Hollande. C’est beaucoup d’obligeance de sa part. Nous convenons de nous revoir ce soir chez Canteleu, et je vais chez Van Staphorst. Je lui expose l’objection faite par de Moustier aux négociations que M. Necker a engagées en Hollande. Il me dit que La Fayette lui a proposé d’agir comme espion pour découvrir les intrigues du parti aristocratique, ce qui, d’après La Fayette, pourrait éviter une guerre civile. Nous conseillons à Van Staphorst de décliner cette honorable mission. Parker ajoute qu’il faut la décliner de vive voix, pour ne pas laisser de trace écrite de la négociation. Je les laisse ensemble et rentre m’habiller. Le comte de Luxembourg vient me donner une foule de nouvelles que j’oublie au fur et à mesure. Il a aussi un monde de projets, mais je lui donne sur tous mon opinion d’ensemble, à savoir que lui et ses amis feraient mieux de s’entendre pour influencer les prochaines élections. Je vois Canteleu cet après-midi ; il semble croire que l’information de de Moustier est fatale à notre projet. Nous parlons longtemps inutilement ; j’exprime enfin à Canteleu mon désir de le voir s’informer de l’impression produite par de Moustier, et lui promets de parler à M. Necker à ce sujet.

Je dîne au Louvre avec Mme de Flahaut. L’évêque et son ami intime, le duc de Biron, sont du parti. L’évêque me demande mon opinion sur la dette américaine. Je lui réponds qu’elle est bonne, car c’est une dette qui doit être payée. Le duc de Biron ajoute qu’il pense qu’elle le sera et je partage son avis. Je dis que l’on doit proposer à M. Necker de la liquider au moyen d’effets français produisant un intérêt équivalent. Il croit que cette offre devrait être acceptée. Je rends visite un comte de Montmorin après le diner ; je lui parle du projet de payer la dette avec des effets, mais il veut de l’argent. Il dit que l’on ne doute pas d’être payé par les États-Unis, mais c’est de l’argent que l’on veut en ce moment.


28 novembre. — Le comte de Luxembourg vient et me retient longtemps pour rien. Il me dit cependant que le parti des nobles s’est décidé à se tenir tranquille. C’est le seul parti sage. Un mot de Mme Necker m’invite à dîner chez elle ; je suppose que c’est pour m’entretenir d’une livraison de blé que je me suis engagé à faire. Je vais chez M. Necker, et l’on m’introduit dans son cabinet. Il engage une conversation sur la Constitution. Je déclare qu’à mon avis celle à laquelle on travaille actuellement ne vaut rien, et je donne mes raisons. Il me pose sur la Constitution américaine certaines questions auxquelles je réponds. Je l’interroge pour le blé, et lui explique comment j’aurais exécuté mon contrat, si j’avais cru un tel contrat prudent. Je lui dis que je serai en perte par celui que j’ai signé pour la farine, mais que néanmoins je l’exécuterai. Je lui demande où il en est de son emprunt en Hollande. Il répond qu’on lui a fait des propositions. Je lui dis que je lui en ferai d’autres qui lui agréeront peut-être, puis je passe au salon, pour lui permettre de lire un long écrit qu’on vient de lui remettre. Mme de Staël entre et me reproche de la délaisser ; je m’excuse et promets de souper chez elle mercredi prochain. Beaucoup de conversation à bâtons rompus. Je dîne et, à la fin du repas, dis à M. Necker qu’une personne de Londres m’a donné sur la dette des informations me mettant à même, avec ce que je sais déjà, de lui faire une offre avantageuse quand il aura fini avec les autres. Il répond que nous en reparlerons dans son cabinet avant de partir. Nous nous y rendons, et je lui offre alors un capital de rentes perpétuelles françaises produisant l’intérêt des 1,600,000 francs actuellement à la charge des États-Unis. Il considère la proposition comme bonne, mais fait remarquer qu’il lui faut la moitié en argent. Je réplique que c’est trop ; il dit que la diminution de l’intérêt est trop grande, et que cela expose la transaction à de sévères critiques. Il semble penser que le rapport de de Moustier n’est pas d’un poids suffisant pour l’empêcher de poursuivre son plan en Hollande. Nous nous quittons finalement sur sa déclaration qu’il faut attendre.


1er décembre. — Je prépare aujourd’hui pour M. Necker, au sujet de la dette, une note que je ne pense pas qu’il puisse refuser. Je dîne avec M. Boutin ; la société est nombreuse, et le dîner excellent — très recherché. Je m’entretiens longuement avec le comte de Moustier. Il prépare une lettre sur la dette américaine et m’en fait voir les grandes lignes. Je lui explique mon plan, mais sans détails, et il l’approuve parce qu’il va contre les vues de M. Duer et de ses associés, Clavière et Brissot de Warville. J’apprends que M. Short est très content que je me sois déterminé à proposer un plan, et qu’il viendra demain chez moi. Le marquis de La Fayette a parlé à Necker, et ce dernier a promis de ne conclure aucun engagement avant d’en avoir référé à M. Short. J’arrive très en retard au Louvre. Je communique à l’évêque mon plan pour la dette, lui disant que je le lui montrerai, car si M. Necker le refuse, il pourra probablement être soumis à l’Assemblée. Jeudi soir nous devons nous rencontrer chez Mme de Flahaut, pour discuter le discours qu’il doit prononcer vendredi matin.


2 décembre. — M. Short vient ce matin et je lui montre la proposition que j’ai l’intention de faire à M. Necker. Il en est enchanté. Je lui dis que, s’il l’approuve, je voudrais qu’il entreprît de la recommander aux États-Unis, car il doit voir qu’elle est tout à l’avantage de la France. Il répond que sa recommandation ne peut avoir que peu de poids, comme je dois le savoir, mais que, s’il est nécessaire, il poussera à son acceptation ici. Il me conseille vivement de faire ma proposition immédiatement. Je lui dis mon intention de la soumettre à La Fayette, et pour cela de dîner avec lui. Il m’approuve. Il me descend chez La Fayette qui revient de l’Hôtel de Ville plus tôt que d’habitude et qui n’a que peu de monde. Je lui soumets mon plan qui lui plaît également. J’ajoute quelques mots sur le plan de l’évêque d’Autun. Il m’informe que l’évêque doit venir chez lui vendredi soir, et pense qu’il faut garder Necker à cause de son nom.


3 décembre. — Je m’entretiens longuement aujourd’hui avec diverses personnes au sujet de spéculations qu’elles se proposent de faire sur la dette. Je dîne au Palais-Royal, chez un restaurateur. Le docteur Senf me dit que les affaires du Brabant vont bien, que les autres provinces impériales se joindront bientôt à lui, qu’une déclaration d’indépendance en sera la conséquence immédiate, et qu’un traité avec l’Angleterre et la Prusse suivra bientôt. Je le crois parce que c’est probable. Je conduis Mme de Flahaut à la Comédie-Française et retourne au Louvre. L’évêque vient, comme il était convenu. Il me demande si, à mon avis, il doit, ou non, parler demain à l’Assemblée, et m’expose en substance ce qu’il se propose de dire. Je fais certaines observations sur les principaux points de son discours. Je lui conseille de parler, mais de se restreindre autant que possible aux objections, tout en exposant à l’Assemblée ses raisons pour ne pas proposer de plan. Je l’invite à se montrer conciliant pour la Caisse d’escompte ; à blâmer les administrateurs pour avoir prêté au gouvernement une somme supérieure à leur capital, mais à les excuser en même temps, comme citoyens, pour leur patriotisme ; à regarder ce qui leur est dû en plus du premier prêt de 70 millions de francs comme une dette sacrée, devant passer avant toutes autres ; à critiquer très légèrement le plan de M. Necker, s’il doit échouer, mais avec une grande sévérité dans le cas contraire ; à ne pas épargner les prédictions sur les déplorables effets du papier-monnaie, sur l’agiotage qui en résultera, et l’abaissement final du niveau moral, et, enfin, sur le danger que devra courir le public et l’avantage que tirerait plus tard un ministre jugeant à propos de spéculer sur le papier ou sur les fonds. Ces observations conviennent à son caractère d’ecclésiastique et d’homme d’État ; elles seront d’autant plus à-propos que ses ennemis l’accusent de sinistres desseins dans cet ordre d’idées. Il s’en va pour réfléchir, dit-il, s’il parlera ou non. Je lui rappelle qu’en entrant au ministère il aura besoin de la Caisse d’escompte, et lui dis en même temps d’éloigner de l’esprit de La Fayette l’idée qu’il est en rapports avec le duc d’Orléans.


4 décembre. — Je vais chez M. de Montmorin et j’y rencontre, comme c’était convenu, le comte de Moustier et Mme de Bréhan. Je lui montre la proposition que j’ai préparée pour M. Necker. Il ne paraît pas l’approuver complètement. Je crois plutôt qu’il ménage son approbation, parce qu’il croit qu’elle a toutes les chances de réussir, mais je puis me tromper. À mon départ, le comte de Montmorin me demande pourquoi je me retire si tôt. Je lui dis que je vais chez M. Necker, etc. ; que, s’il le veut bien, je lui communiquerai ma proposition, non comme ministre, mais comme ami. Il me demande de la voir, l’examine avec attention, désire des explications, et finalement l’approuve et offre d’en parler à M. Necker. Je le prie de n’en rien faire, de peur que M. Necker ne croie que je lui ai manqué d’égards. Je vais chez M. Necker, il est parti au conseil. Je m’entretiens avec Mme Necker de façon à lui plaire, et elle m’invite à dîner demain. Je dis que je suis déjà engagé, mais elle réplique que je viendrai après le dîner, puisque je désire voir M. Necker. Elie répète que je ferais mieux de venir dîner. J’irai si c’est possible. Je vais à l’Opéra. À un certain moment, le comte de Luxembourg vient dans la loge ; il a à me parler de politique. Je ramène Mme de Flahaut chez elle. Le comte de Luxembourg vient et lui parle en particulier ; le but de la conversation est d’offrir à l’évêque l’aide de la faction aristocratique. Je doute beaucoup qu’il soit autorisé à accepter cette offre. Je les laisse ensemble et vais chez Mme de Staël. On y fait de la musique. Elle chante et fait tout ce qu’il faut pour produire une impression sur le cœur du comte de Ségur. Son amant, de Narbonne, est revenu. Ségur m’assure de sa fidélité à sa femme. Je m’associe pleinement à l’éloge qu’il en fait, et lui dis qu’en vérité je l’aime autant pour ses enfants que pour elle-même, et qu’elle est certainement une femme très aimable. Après le dîner, de Narbonne nous dit qu’il est autorisé par la Franche-Comté à accuser publiquement le Comité des recherches. Ce comité ressemble beaucoup à ce qu’on appelait dans l’État de New-York le comité Tory, dont Duer était un membre en vue, c’est-à-dire un comité chargé de découvrir et de déjouer toutes les conspirations. Voilà comment, dans les circonstances semblables, les hommes adoptent toujours une ligne de conduite correspondante. Je me suis entretenu avant le souper avec le comte de Ségur qui désapprouve le discours de l’évêque ; il n’est du reste pas le seul. On blâme particulièrement ce que je lui avais conseillé de changer. Il y a chez lui quelque chose d’un auteur. Mais un tendre attachement à ses productions littéraires ne convient nullement à un ministre ; sacrifier de grands objets pour des petits, c’est le contraire d’une saine morale. Je quitte Mme de Staël de bonne heure. Je descends chez lui M. de Bonnet qui me dit que je dois remplacer M. Jefferson. Je réponds que si l’on m’offre la place, il me sera difficile de ne pas accepter, mais que je désire que l’on ne me l’offre pas.


5 décembre. — Ce matin M. Parker passe chez moi me dire que Necker traitera aux conditions que je dois lui soumettre. Il ajoute qu’il est convaincu, d’après sa conversation avec Ternant, qu’on n’aurait pas permis à Necker de traiter pour la dette au-dessous du pair, et que, par suite, aucun arrangement n’aurait pu se faire qu’à titre privé. Je vais dîner chez Mme Necker. Mme de Staël vient et à l’instigation de son mari, m’invite à dîner mercredi prochain. À dîner, nous traitons assez librement des sujets politiques, et à propos d’une remarque que je fais, Necker s’écrie en anglais : « Nation ridicule ! » Il ignore que mon domestique comprend l’anglais. Après le dîner, je lui demande en aparté s’il a examiné ma proposition. Il me dit qu’un certain colonel Ternant a un plan. Je réplique que celui que je propose maintenant est le même, que ma dernière proposition comprenait le maximum consenti par les maisons d’ici, et que par suite ce que j’offre maintenant se passe de leur concours. Il demande si nous sommes prêts à livrer les effets français ; je réponds négativement. Il me dit alors qu’il ne peut écouter des propositions ne lui donnant aucune solide garantie. Je lui réplique qu’aucune maison en Europe ne pourrait garantir une si grosse somme, qu’une telle garantie serait contraire au bon sens, mais qu’il ne courra aucun risque, car il ne se dessaisira des effets que contre payement. Il objecte que même alors il n’aura aucune certitude quant au payement, et veut savoir comment je ferai l’opération. Je lui explique que c’est grâce à nos relations en Amérique et en Hollande, que nous pouvons faire de meilleures affaires que lui, et par conséquent nous pouvons lui faire de meilleures conditions que les autres. Il insiste pour que la proposition présente de solides garanties avant de l’examiner ; je lui dis que ce n’est pas juste, car il y a deux points à examiner : d’abord, si l’offre est avantageuse, et ensuite si les garanties sont suffisantes ; si l’offre n’est pas avantageuse, il devient inutile de parler de garantie, mais si elle est acceptable, ce sera alors le moment de savoir quelle sorte de responsabilité sera suffisante. En attendant, je me rendrais ridicule en demandant des garanties pour exécuter un contrat qui n’est pas fait. À ceci il réplique que, si j’obtiens sa promesse, je m’en servirai comme de base pour mes négociations et que j’irai frapper à la porte de différentes personnes. Ce n’est pas une comparaison très délicate. Je réponds d’un ton de mécontentement auquel se mêle peut-être un peu d’orgueil, que je ne frapperai qu’aux portes qui me sont déjà ouvertes. Nous parlons haut ; il le fait exprès, et à ce moment Mme de Staël dans l’intention, qui part d’un bon cœur, d’éviter tout froissement, me demande d’envoyer son père s’asseoir à ses côtés. Je lui dis en souriant que c’est une tâche dangereuse que de renvoyer M. Necker, et que ceux qui l’ont essayé une fois ont eu grandement raison de s’en repentir. Cette dernière remarque ramène la bonne humeur, et il semble prêt à continuer sa conversation avec moi, mais je ne m’occupe plus de lui et après avoir bavardé à droite et à gauche, je me retire. Je vais chez Parker lui raconter ce qui s’est passé, ce dont il est naturellement tout désappointé. Nous examinons ce qui nous reste à faire, et, après une sérieuse discussion, nous décidons de laisser passer la nuit, et de lui donner le temps de se calmer.


6 décembre. — Ce matin M. Parker vient me dire que le colonel Ternant prétend que Necker sera forcé d’accepter la proposition. Il me verra aujourd’hui au dîner chez le comte de Montmorin. Je vais chez Mme de Flahaut. Nous parlons affaires ; l’évêque regrette beaucoup ne pas avoir suivi mon avis. Hier soir, elle a blâmé sévèrement ceux qui l’avaient conseillé, et cela en présence de M. de Suzeval, l’un des principaux d’entre eux. Il reconnut qu’il avait eu tort et avoua sa faiblesse. Le comte de Luxembourg, qui aurait dû être présent au dîner, envoie une excuse, et il est alors convenu que je resterai dîner pour m’entretenir avec l’évêque sur le plan financier de Laborde. L’évêque arrive et me raconte ce qui s’est passé à ce sujet. La conduite de M. Laborde a été, à ce qu’il paraît, basse et perfide. Le plan est de Panchaut. L’évêque l’avait transmis à Laborde pour examiner s’il était pratique au point de vue pécuniaire, en déclarant qu’il désirait par ce moyen obtenir des ressources pour la famille de Panchaut, qui est indigente. À la suite de nombreuses conférences, Laborde déclara qu’il serait impossible d’obtenir les deux cents millions nécessaires. L’évêque fit en conséquence les déclarations contenues dans son discours, et le lendemain M. Laborde se présenta avec son plan qui nécessite 300 millions, et critique ce qu’avait dit son ami. Le plan ressemble beaucoup à ce que j’avais imaginé, et Mme de Flahaut, à qui j’ai exposé ce matin les grandes lignes de mon projet s’est étonnée de la ressemblance ou plutôt de l’identité. J’examine des notes, etc., que l’évêque va ajouter à son discours actuellement sous presse. Je lui soumets ensuite mon plan pour la dette américaine. Mais je lui demande d’abord si une caisse d’escompte sera établie, et si la dette américaine doit former une partie de son capital. Il me dit qu’il pense que oui dans les deux cas. Je réponds que je le souhaite, puis je lui raconte ma conversation avec M. Necker, en faisant voir la folie de demander à un particulier une garantie de quarante millions. Il partage entièrement mon avis, et je pense que tôt ou tard M. Necker aura raison de regretter d’avoir traité mon offre avec autant de mépris. Aussitôt après le dîner, je me rends chez M. de Montmorin. Il s’entretient avec un monsieur qui le retient jusqu’au moment où il est obligé d’aller à son bureau. Je vais m’asseoir quelque temps près de Mme de Corny, el je lui explique la nature de mon traité pour la farine, car je découvre que l’on a parlé à de Corny d’un traité fait par moi avec la ville, et qui n’existe pas. Il aurait pu supposer que je n’agissais pas loyalement avec lui. Je vais de là chez Mme Dumolley. L’on parle de la politique avec une chaleur inconcevable chez des gens si polis. De là au Louvre où je reste jusqu’à près de minuit. La société est nombreuse. Je raconte à l’évêque ce qui s’est passé avec Canteleu, et il me sait gré de le lui dire.


8 décembre. — Aujourd’hui, tandis que je rends visite à M. de Montmorin, qui essaye de découvrir les raisons de M. Necker contre ma proposition, M. de Moustier arrive. Il dit qu’il vient de remettre au concierge une lettre sur la dette américaine, et que toutes négociations à ce sujet doivent être suspendues. Je crois qu’il a tenté de jeter de l’eau froide sur mon plan. Je fais part de mes soupçons au colonel Ternant, qui me dit qu’il y serait également opposé en toute autre circonstance, mais que la détresse de la France forme actuellement une raison suffisante pour l’adopter.


9 décembre. — Mercredi, à trois heures, je dîne avec Mme de Staël. Après dîner, M. de Clermont-Tonnerre nous lit un discours qu’il a l’intention de prononcer à l’Assemblée. Il est très éloquent et très admiré. Je fais cependant une ou deux observations sur les raisonnements, et l’assistance cesse de partager son avis. Il s’en va mortifié, et je crois que nous nous en sommes fait un ennemi. Nous verrons. Je vais au Carrousel et j’y reste jusqu’à minuit. La société est nombreuse et je passe mon temps à lire. Le comte de Luxembourg me dit que certains individus méditent le massacre du roi, de la reine et des nobles. Je réponds que je n’en crois rien.


12 décembre. — Je dîne aujourd’hui avec la duchesse d’Orléans au Palais-Royal. Ensuite je conduis Mme de Flahaut à l’Opéra, voir Didon et la Chercheuse d’esprit, un ballet. Ce n’est rien moins qu’un amusement raisonnable. Le principal clerc de M. Necker, qui était l’autre jour chez M. de Montmorin, a assuré ce dernier qu’il regardait ma proposition pour la dette comme acceptable par le ministre. Société peu nombreuse au Louvre ; nous soupons et je les laisse occupés à jouer. L’évêque d’Autun dit que le comité s’est occupé toute la soirée à rechercher avec M. Necker la manière d’émettre 130 millions de papier avec le moins possible d’inconvénients. Les affaires sont dans une situation vraiment triste, et je ne crois pas qu’elles s’améliorent bientôt.


13 décembre. — Aujourd’hui, après le dîner, je vais au Louvre et je trouve mon aimable amie tout en larmes. Elle a été voir sa religieuse, qui est atteinte d’une affection scorbutique et qui souffre de la négligence de ses compagnes. Elle se reproche de ne pas être allée la voir pendant plusieurs jours, ce qui fait qu’elle ignorait son état. Elle a donné des ordres pour qu’on la traitât mieux. Je lui donne toutes les consolations en mon pouvoir ; elles consistent surtout en sympathie, qui est très sincère. Je la conduis ensuite à l’Opéra et je l’y laisse.


14 décembre. — Nous sommes très nombreux aujourd’hui au déjeuner chez Mme de Chastellux, et l’abbé Delille nous lit, ou plutôt nous répète quelques-uns de ses vers qui sont beaux et bien débités. Je vais au Louvre. L’évêque s’y trouve, et me fait part d’un plan pour émettre des billets d’État productifs d’intérêt. Je lui démontre la folie d’une pareille mesure. Il dit que c’est un plan de Montesquiou. Je réplique que, aucun des plans qui ait chance d’être adopté n’étant bon, on peut aussi bien prendre celui de Necker ; car autrement ses amis sont fondés à dire que le mal vient de ce que l’on n’a pas adopté ses vues ; que, de plus, si l’on émet du papier-monnaie, celui de la caisse est tout aussi bon qu’un autre. Il objecte que la France peut être ruinée par une mauvaise mesure. Je lui réponds que c’est impossible et qu’il peut se tranquilliser à ce sujet ; dès que l’on aura recours aux impôts, le crédit sera rétabli et une fois le crédit rétabli, il sera facile de mettre de l’ordre dans les affaires de la Caisse. Je vais au Palais-Royal, sans avoir pu quitter Mme de Flahaut avant quatre heures. J’arrive au milieu du dîner, à la fin duquel l’abbé Delille nous récite encore des vers. Je vais au club et de là chez le comte de Moustier. Je reste quelque temps avec lui et Mme de Bréban, et nous nous rendons ensemble chez Mme de Puisignieux, où je passe la soirée. Je parle surtout avec de Moustier. Je découvre que, malgré leurs professions publiques sur les affaires d’Amérique, de Moustier et Mme de Bréhan détestent cordialement tous les deux le pays et ses habitants. La société de New-York, me disent-ils, n’est pas sociable, les productions d’Amérique ne sont pas bonnes, le climat est très humide, les vins sont abominables, les gens sont excessivement indolents.


15 décembre. — L’opéra de ce soir est une nouvelle pièce, qui est très bonne. J’emmène Mme de Flahaut en jouir avec moi. Cette pièce contient aussi peu que possible des défauts inévitables d’un opéra, mais les vices radicaux s’y retrouvent ; les décors sont splendides. Après l’opéra, Gardel, puis Vestris, exhibent leur génie musculaire. Ce dernier semble presque marcher dans l’air. C’est un prodige de mécanisme humain. Je ramène de l’opéra M. Robert (le peintre) et sa femme, puis je vais au Louvre. M. de Saint-Priest s’y trouve. Nous devons souper à trois. Arrive le vicomte de Saint-Priest, un fat, et, ce qui est pire, un vieux fat. Conversation terne.


16 décembre. — J’apprends aujourd’hui qu’au dire de M. de Montmorin, M. Necker est prêt à accepter ma combinaison dès qu’une maison solide d’Europe en fera l’offre ; que le plan proposé par moi convient exactement (toujours d’après M. de Montmorin) au gouvernement, et que ce sera parfait s’il convient aussi bien aux États-Unis. Chez Mme de Laborde, on me présente à Mme d’Houdetot, qui est la protectrice de Crèvecœur, celle à laquelle les académiciens font une cour suivie, la seule femme aimée de Rousseau tout en ayant en même temps un autre amant heureux, mais c’est, je crois, une des plus laides femmes que j’aie jamais vues, même si elle ne louchait pas, ce qu’elle fait de la pire façon.

Mme de Flahaut me dit ce soir que Montesquiou proposera demain un plan financier, consistant en l’émission d’une large somme de billets d’État productifs d’intérêt ; mais si le rapport du comité, dont Canteleu est chargé, est adopté par acclamation, Montesquiou ne parlera pas. Lui et l’évêque étaient ce soir avec Mme de Flahaut, et ils ont discuté l’affaire ensemble. Elle me demande mon avis. Je lui dis que je n’y vois rien de bon, et j’en donne une ou deux raisons. J’ajoute que plus leur plan est raisonnable, moins ils le sont de le proposer. Mais la caractéristique de ce pays est la précipitation, sans parler de l’ambition démesurée qui dépasse son but. Le marquis de Montesquiou arrive. Il m’expose le plan financier sur lequel le comité a fait son rapport, et celui que lui-même veut proposer à la place. Le premier est compliqué et il semblerait qu’en embrouillant la question, les fermiers ont fini par se faire une conviction. Le second est simple, mais on peut y faire une petite objection que l’auteur n’a pas prévue ; je la lui fais et il cherche à y remédier ; il tient en effet à son plan, ce qui est naturel, mais son adoption ne pourrait que lui faire tort, à lui autant qu’au pays, le papier-monnaie devant forcément se déprécier. Il me demande si je pense que le papier proposé par le comité garde sa valeur. Je lui dis que non, mais qu’il ferait mieux de laisser le plan de ses adversaires amener le mal. Il semble convaincu malgré lui ; je suppose donc, comme le héros d’Hudibras, qu’il conservera son opinion.


19 décembre. — L’évêque revient de l’Assemblée et dit qu’on a adopté au milieu du désordre le plan du Comité basé sur le plan de M. Necker. Il en paraît très mécontent.


20 décembre. — Chez Mme de Ségur, ce matin, son frère, M. d’Aguesseau, m’a demandé mon avis sur le nouveau plan financier. Je le lui donne très franchement, mais j’apprends ce soir, par Mme de Chastellux, qu’il a produit une impression fâcheuse sur son esprit. M. de Montmorin me dit que ma proposition plaît à M. Necker et qu’il veut bien traiter avec moi, pourvu que je puisse montrer une autorisation de personnes ayant assez de biens-fonds en Europe, pour créer une responsabilité régulière. Je lui communique ce qui s’est passé avec M. Necker, et autant que j’en puis juger par cette conversation, le comte au moins (et probablement M. Necker) désire conclure cette affaire. Il me demande s’il peut en parler à M. Necker. Je lui réponds affirmativement, disant que je prendrai la première occasion de me rendre au café que fréquente M. Necker, pour l’en entretenir, s’il le désire.


24 décembre. — L’Assemblée a voté aujourd’hui une résolution dont la conséquence nécessaire est de donner aux protestants accès aux fonctions publiques. L’évêque en est enchanté, mais n’a rien dit pour la défendre. Je lui conseille d’attirer l’attention sur sa conduite dans quelques journaux, parce que, l’ordre du clergé étant déjà mal vu, il est nécessaire de s’assurer ceux qui sont contre cet ordre.


25 décembre. — M. de Moustier me dit aujourd’hui qu’on a procédé hier soir à quelques arrestations par suite d’un complot ourdi pour l’assassinat de M. de La Fayette, de M. Bailly, de M. Necker, et pour l’enlèvement du roi en Picardie. Je ne crois pas un mot du complot. Il servira toutefois certains projets de ceux qui l’ont inventé. De Moustier me dit encore que Necker est prêt à accepter mon offre, et vante beaucoup ses propres services dans l’affaire, services que je sais estimer à leur juste valeur. La conversation de cette nuit de Noël chez Mme de Chastellux est raisonnable, mais non marquante. La comtesse de Ségur rapporte que M. Dufresne, la main droite de M. Necker, proclame que son chef n’est pas à la hauteur de sa situation. La duchesse arrive ainsi que M. Short. Je lui raconte combien de Moustier est pressé de montrer son utilité à l’Amérique, et que certainement si le plan réussit, ce sera grâce à lui, à Parker et à moi. Je vais souper chez Mme de Guibert. Après souper, la conversation tombe sur le Dauphin, père de Louis XVI, et sur le duc de Choiseul, ce qui nous amène à parler de poisons. M. de Laborde mentionne une sorte de poison bien extraordinaire, qui serait très connue et détaillée dans les dictionnaires de médecine. Elle consiste à engraisser un porc avec des portions d’arsenic puis à en distiller la chair, ce qui donne une eau empoisonnée, d’effet lent mais sûr. Il en appelle au comte de Thiard de la vérité de ce fait extraordinaire. Une dame à la cour demanda un verre d’eau. On l’apporta et elle le but. Tout aussitôt elle fondit en larmes, se déclarant empoisonnée, et dit au roi : « C’est ce misérable » (indiquant quelqu’un de sa suite) « qui a fait cela ». Le roi la railla à ce sujet, mais elle s’en alla profondément inquiète et mourut dans la huitaine. Dans l’intervalle, la personne qu’elle avait désignée demanda la permission d’aller s’occuper de ses affaires en Savoie ; elle partit et l’on n’en entendit plus jamais parler. — Nous abordons ensuite le sujet des finances, et M. de Guibert, qui aime le son de sa propre voix, parle longuement pour prouver qu’il ne s’y entend que peu. C’est cependant un ardent Neckeriste. Je quitte avant minuit, me sentant un peu indisposé. La journée a été belle, mais en cette grande fête de Noël, Paris montre combien il a perdu par la révolution. Le papier de la caisse continue à baisser, et la perte est actuellement de deux pour cent. Les actions tombent aussi rapidement, ce qui est naturel.


26 décembre. — Un membre du comité des finances déclare aujourd’hui au club que le total de la dette publique est d’environ 4,700,000,000 de francs, y compris le remboursement des charges de toutes sortes, et en calculant les rentes viagères au denier dix, elle peut monter peut-être à 4,800,000,000 de francs, soit 200,000,000 de livres sterling. C’est donc là le maximum du fardeau qui écrase ce royaume. L’abbé d’Espagnac prétend que la somme est beaucoup moins élevée. Au plus fort de la dispute, arrive un monsieur nous donnant la nouvelle extraordinaire que Monsieur, le frère du roi, s’est rendu à la Commune et y a prononcé un discours au sujet de l’accusation qui circulait contre lui, hier, d’être à la tête du complot supposé contre M. Bailly et M. de La Fayette. Je vais chez Mme de Chastellux. Le chevalier de Graave nous y apporte le discours de Monsieur. Il est très bien écrit, mais l’orateur commet la faute de se traiter lui-même de citoyen et ses auditeurs de concitoyens. Je vais au Louvre et Mme de Flahaut me raconte l’histoire de ce discours. Hier, Monsieur, apprenant cette calomnie, s’adressa au duc de Lévis, qui, ne sachant pas quel conseil lui donner, l’envoya à l’évêque d’Autun ; celui-ci composa le discours. Ce matin Monsieur s’adressa au roi et lui demanda si son intention était de chasser du royaume un autre de ses frères, et finit par se plaindre de la calomnie. Ceci est une allusion à La Fayette qui a trop de ces petites affaires en train. Il fut alors décidé que Monsieur irait à l’Hôtel de Ville, etc.


27 décembre. — À deux heures et demie je rends visite à Mme de Flahaut ; l’évêque d’Autun est chez elle. Elle me lit une lettre qu’il a envoyée à l’auteur du Courrier de l’Europe pour expliquer son plan. Je lui fais diverses remarques à ce sujet, mais je me refuse à remporter et à y joindre des notes. Après son départ, elle me demande de ne pas parler, comme c’était convenu, à La Fayette de l’archevêché de Paris pour l’évêque d’Autun, mais de lui faire valoir les avantages résultant de la conduite de Monsieur. Je vais chez M. de La Fayette. Après dîner, je lui parle du discours de Monsieur à la commune. Il me fait entrer avec Short dans son cabinet, et nous dit que depuis longtemps il est informé d’un complot ; qu’il en a suivi la trace et a fait enfin arrêter M. de Favras ; sur M. de Favras a été trouvée une lettre de Monsieur, semblant prouver qu’il y était intimement mêlé ; il s’était immédiatement rendu chez Monsieur avec la lettre qu’il lui avait remise, disant qu’elle n’était connue que de lui et de M. Bailly ; qu’en conséquence il n’était pas compromis. Monsieur avait été ravi de cette information ; hier matin, cependant, il l’avait envoyé chercher, et, au milieu de ses courtisans, avait parlé en termes irrités d’une note qui avait circulé la veille au soir, l’accusant d’être à la tête du complot. La Fayette répondit qu’il ne connaissait qu’un moyen d’en découvrir les auteurs, c’était d’offrir une prime, et c’est ce que l’on allait faire ; Monsieur déclara alors son intention d’aller à l’Hôtel de Ville l’après-midi, et en conséquence l’on fit des préparatifs pour le recevoir ; il vint et prononça le discours que nous avons vu, discours écrit par Mirabeau qu’il regarde comme une canaille. Chacun est son meilleur ami à soi-même. Tout le monde savait Mirabeau une canaille quand La Fayette se lia avec lui, mais ce n’est que maintenant qu’il se rend compte du danger d’une telle liaison. Je lui rappelle les avertissements que je lui avais donnés contre Mirabeau, et j’ajoute ce que le comte de Luxembourg m’avait prié de lui faire savoir : que Mirabeau avait juré de ruiner La Fayette. Je lui dis ensuite que la conduite de Monsieur a mis les atouts dans ses mains à lui ; Monsieur s’est placé à la tête de la révolution ; il doit y rester, car, s’il y a une contre-révolution, il préserve les têtes de tous les autres contre les accidents, et si la révolution s’accomplit, la nullité de son caractère lui enlève tout poids et toute autorité. La Fayette goûte fort cette idée. Je saisis l’occasion de lui ancrer de nouveau dans l’esprit l’avantage d’un ministère dont les membres seraient honnêtes. C’est précisément le cas de M. Necker dont la probité fait tout pardonner. Il est convaincu, mais ce ne sera pas pour longtemps. Son tempérament le porte à l’intrigue et lui fait rechercher les gens de dispositions semblables. En m’en allant, je lui demande s’il voit souvent le monsieur que je lui ai présenté. Il me dit que non. Contrairement à mon intention, il le nomme (c’est l’évêque d’Autun) et ajoute qu’il aurait voulu lui donner la bibliothèque du roi, avec l’abbé Sieyès sous ses ordres : ce serait un pas de fait vers l’éducation nationale, la marotte de l’évêque. J’entreprends, sur sa demande, de lui en faire part. Je rends visite à Mme de Chastellux. Elle me dit que Monsieur n’est pas trop applaudi dans le monde, du moins dans la bonne société. Je n’en suis nullement surpris. Je vais de là chez Mme de Laborde, après avoir d’abord écrit un petit impromptu à l’adresse de la duchesse au nom de Mme de Chastellux, à qui elle avait fait cadeau d’une petite horloge comme étrennes.

« Chère princesse, vous faites un cadeau pour montrer la rapidité de la fuite des minutes ; venez donc réparer leur perte par votre présence ; venez à l’appel de votre amie.

« Votre bonté m’a montré le prix de ces moments ; c’est votre bienveillance qui leur donne leur valeur ; et mon amour, pareil à la bonté qui brille dans vos yeux, s’enflamme davantage à chaque instant. »


30 décembre. — Je dîne aujourd’hui avec la duchesse d’Orléans. Je prends le thé avec Mme de Chastellux, puis vais chez Mme d’Houdetot. Son amant, M. de Saint-Lambert, est présent. Conversation intellectuelle et assez agréable, mais je ne pense pas revenir souvent. De tous les magasins de Cupidon, le moins précieux, à mon avis, est son cabinet des antiques. Je m’entretiens avec M. de Montmorin et je bavarde quelque peu avec les dames. Ayant remarqué des almanachs sur la cheminée, je prends mon crayon et j’adresse quelques lignes à Mme de Beaumont, sa fille.

« Clara, vous voyez ici comment les jours, les mois et les années se succèdent ; mais tandis que vous regardez, prenez garde ; nous vieillissons tous deux. Pendant ces jours qui viennent, oubliez le passé et n’attendez pas trop longtemps ; chaque heure non vouée à la joie, c’est autant de perdu. »

Elle en est enchantée plus qu’elle ne le montre, car la morale en est plutôt à pratiquer qu’à approuver. Je vais de là à une réunion chez Mme de Vannoise, dont le but, à ce que je vois, est d’entendre l’harmonica et de boire du punch. On me prie de préparer cette boisson, et afin que mes verres soient à l’unisson avec la musique de l’artiste, je la fais très forte. Mme de Laborde vient s’asseoir près de moi avec M. Bonnet. Je lui répète les vers que j’avais écrits pour Mme de Beaumont. Elle se récrie naturellement contre la liberté du sentiment, et M. Bonnet, qui doit servir d’arbitre mais qui ne peut comprendre l’anglais qu’à la lecture, bien qu’ayant traduit Tristram Shandy, me donne son crayon et une feuille de papier. Au lieu de copier ce que j’avais écrit, je lui adresse une démonstration de mon théorème :

« Vous trouvez ma morale un peu trop libre, mais pourquoi enchaîner l’esprit ? La plus vraie des doctrines, croyez-moi, c’est la nature dans toute sa liberté. Obéissons à ses ordres et ne cherchons pas à être trop purs ; toutes les maximes humaines nous mènent à l’erreur ; les siennes seules sont sûres. »

Je ne sais pas si tout cela est exact, mais c’est en tout cas commode, et je sais que ceux qui condamnent ces préceptes, les suivront plus que l’auteur. On acquiert facilement une réputation soit bonne, soit mauvaise, quant à la morale. Juger d’un homme par ses actions exige un degré d’attention auquel bien peu sont en droit de s’attendre, et que peu consentent à accorder. Il est bien plus commode de juger d’après la conversation que d’après la conduite.

Au club aujourd’hui on raconte une histoire étrange ; une sentinelle aurait été poignardée, et le poignard laissé sur les lieux avec l’inscription. « Va-t’en attendre La Fayette. » Comme d’habitude, je déclare n’en rien croire. Je vais au Louvre. Le duc de Biron, l’évêque d’Autun et M. de Sainte-Foy, ont dîné ici, et sont encore avec Mme de Flahaut qui s’habille pour aller à la Comédie. J’en suis fâché. L’évêque et M. de Sainte-Foy se retirent, pour se consulter, je suppose, sur la lettre au Courrier de l’Europe ; quand ils ont fini, je fais part à l’évêque de ce que La Fayette m’avait chargé de lui communiquer. J’ajoute que je n’ai pas parlé de l’archevêché, parce que son amie m’a prié de n’en rien faire, mais surtout parce que, malgré l’occasion favorable, je persistais dans l’opinion qu’elle avait exprimée, mais dont je ne lui avais pourtant pas donné les raisons ; je pense qu’il devrait parler le premier, étant d’un rang trop élevé pour recourir à un intermédiaire ; s’il était d’un grade inférieur, je ferais la demande à sa place. Il m’approuve. Mme de Flahaut me demande d’aller à la Comédie, je refuse ; puis chez Mme de Laborde : je m’excuse ; je m’offre cependant à la conduire jusqu’au théâtre et elle accepte. Je vais chez Mme de Chastellux. M. de Barbançon vint, et je lui fais part d’une idée qui m’est venue à l’esprit, de créer une colonie sur les bords du fleuve Saint-Laurent. Cela paraît lui plaire, et il on parlera aux personnes de sa connaissance, qui désirent aller en Amérique.


31 décembre. — Je vais souper chez Mme de Laborde. Mme d’Houdetot me dit qu’elle a dîné chez M. Necker. J’apprends que sa famille est très peinée du refus fait par l’Assemblée d’un don venant de Genève, refus considéré comme une insulte à M. Necker. Elle me dit que l’abbé Rayneval a adressé une lettre excellente à l’Assemblée. J’en déduis que c’est une critique de la conduite des députés, mais je ne pense pas que cela les améliore beaucoup.

Je reçois ce matin la visite de deux personnes décidées à se rendre en Amérique. Je dois écrire pour elles une lettre à New-York. Quelqu’un vient me demander des renseignements sur l’Amérique ; je les donne, avec des avis. J’écris puis je vais dîner avec M. Millet. Après le dîner, entre un des pages du roi qui doit commencer demain son tour de service. Il nous parle de la merveilleuse sagacité, de l’intelligence et de l’instruction du roi, de ses vertus, etc. Je pense qu’il doit être absolument sûr de la crédulité de ses auditeurs. M. de Moustier qui m’avait parlé très favorablement de lui, disant en particulier que c’était un honnête homme, à l’air un peu honteux. La société au Louvre est nombreuse. À minuit, les messieurs embrassent les dames ; je n’essaie pas l’opération, parce qu’il y a des résistances, et que je n’apprécie que les lèvres qui se donnent, quand ce sont des lèvres aimées.

  1. Morris avait préparé un plan de réformes financières pour la France. Ce plan avait été traduit en français et soumis à M. de Malesherbes.
  2. Le départ de Morris pour l’Angleterre a lieu le 30 juillet et il ne rentre que le 11 septembre à Calais. Pendant son séjour à Londres, Morris est reçu plusieurs fois chez le marquis de La Luzerne, ambassadeur de France. C’est ainsi que le 7 août, il y dîne en compagnie de plusieurs membres du corps diplomatique. « M. de La Luzerne m’informe de la composition du nouveau ministère. M. de La Tour du Pin est ministre de la guerre, l’archevêque de Bordeaux, garde des sceaux, après le refus de Malesherbes. Je regrette qu’il ait refusé. Je dis au marquis que j’avais appris qu’il était question de l’évêque d’Autun pour cette place. Il me répond qu’il n’a pas la tête qu’il faut pour cela. J’en conclus qu’il est plutôt visionnaire dans ses idées ; peut-être l’est-il en effet, car c’est là le malheur habituel des hommes de génie, qui ne fréquentent pas suffisamment le monde. »

    Chez le marquis de La Luzerne, Morris rencontre de nombreux émigrés et cherche à les consoler. « Ils parlent de leurs malheurs, ce qui est tout naturel. Je leur dis que toutes ces petites secousses, les châteaux brûlés, etc., sont bien pénibles, mais que ce ne sont que des points noirs dans le grand œuvre ; tout sera vite oublié, si l’on a une bonne constitution. M. de Fitz-James me demande des nouvelles de Paris, mais il paraît que nous l’avons quitté presque en même temps. Je n’avais gardé de lui aucun souvenir bien que nous nous fussions rencontrés au club. Le marquis de La Luzerne me prend un peu à part et nous parlons politique. Je crois que son seul but est de me faire devant la société une politesse qui puisse m’être utile. En allant dîner, M. Cate, le lieutenant de police, s’empare de moi, et déclare qu’il ne me quittera pas. Il s’assoit près de moi, et tout en mangeant me raconte son histoire. Tout cela demande de ma part une attention polie, que je lui prête. Je dîne d’une très belle truite, ou plutôt d’une partie d’une truite qui doit, à mon idée, avoir pesé huit livres. J’observe que je suis dans les bonnes grâces de Mme la vicomtesse. Il faut m’y maintenir, et pour cause. J’apprends que lady Dunmore et sa fille s’informent de ma jambe de bois. Lady Dunmore m’est présentée après le dîner ; elle me demande ce que pensent mes concitoyens de Sa Seigneurie : je le lui dis franchement. Notre conversation lui plaît, et, à ma grande surprise (je puis ajouter : à la sienne aussi), nous sommes déjà très familiers. Je m’aperçois que La Luzerne et Capellis le remarquent ; je suis donc obligé de les rejoindre, pour arrêter leurs sourires.

    « Les Français racontent à l’ambassadeur une foule de choses aussi merveilleuses que confuses ; je le prends à part et le prie de n’en rien croire ; ce sont des nouvelles d’émigrés, et il sait bien ce que cela vaut. La princesse Galitzin, qui prend part à la conversation avec lady Dunmore est, comme les autres, complètement dans l’erreur en ce qui regarde les troubles de France. Tous supposaient, comme on le faisait pendant la Révolution d’Amérique, qu’il y a certains meneurs qui sont cause de tout, tandis que dans les deux cas, c’est la grande masse du peuple qui a tout fait. À mon départ, lady Dunmore me remercie d’avoir répondu à ses questions. »

  3. Morris chercha longtemps à obtenir du gouvernement français l’adjudication de la farine à fournir pour l’armée.
  4. Allusion au poème bien connu de William Thomson.