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Journal de Gouverneur Morris, ministre plénipotentiaire des États-Unis en France de 1792 à 1794, pendant les années 1789, 1790, 1791 et 1792/Préface

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PRÉFACE


« Quatre observateurs ont, dès le début, compris le caractère et la portée de la Révolution française : Rivarol, Malouet, Gouverneur Morris et Mallet du Pan. » C’est ainsi que débute la préface écrite par Taine pour la correspondance de Mallet du Pan. Si ce jugement est exact — et le lecteur du présent ouvrage sera vite convaincu de son exactitude, au moins en ce qui concerne Morris — aucune autre excuse ne semble nécessaire à la justification de l’œuvre que nous avons entreprise.

Gouverneur Morris est l’un des hommes d’État les plus justement célèbres de l’autre côté de l’Atlantique. C’est lui qui, au dire de ses concitoyens, fut le véritable père de la Constitution américaine, car il en rédigea la plus grande partie et son avis prévalut toujours auprès de Washington.

Il arriva à Paris le 3 février 1789, chargé d’une mission semi-officielle. Il se lia immédiatement avec La Fayette, Talleyrand et un grand nombre de Constituants, sur lesquels il raconte des anecdotes souvent piquantes. Nommé ministre plénipotentiaire des États-Unis auprès du gouvernement français, au début de l’année 1792, il fut le seul membre du corps diplomatique qui ne quitta pas la France après la Révolution du 10 août ; il y resta jusqu’en août 1794, époque de son remplacement par le célèbre Monroë.

Du mois de février 1789 au mois d’août 1794, il a donc été témoin oculaire du grand drame, auquel il prit souvent une part active. Nous le trouvons partout ; il est à Versailles les 4 et 5 mai et le 6 octobre ; il visite les cachots de la Bastille le 16 juillet ; rien enfin ne le laisse indifférent. Il nous apprend qu’en août 1789 le roi, effrayé des progrès de la Révolution, songe à fuir en Espagne ; en 1792, quelques jours avant l’insurrection qui devait le renverser du trône, c’est à Morris que, prévoyant l’invasion des Tuileries, Louis XVI remet tout l’argent qu’il possédait au château, et qu’il veut préserver du pillage ; c’est encore avec l’aide de Morris qu’il cherche à s’évader du Temple, car, bien qu’il fût républicain sincère en Amérique, toutes les sympathies de Morris en France sont pour la famille royale ; il cherche à empêcher le roi d’accepter la Constitution de 1791, et chaque fois qu’il parle de la reine, il le fait en termes attendris. Lorsqu’en pleine Terreur il s’établit à dix lieues de Paris, sa maison de Seine-Port, près Melun, est le refuge de nombreux proscrits, qui lui vouèrent dès lors une éternelle reconnaissance.

Sa qualité d’étranger lui permet de juger des personnes et des choses avec une impartialité relative. Malheureusement, ses notes journalières n’ont point été écrites en vue de la publication. Morris y consigne tout, et un menu de dîner y côtoie, par exemple, la critique de la Constitution de 1791. Le style est négligé à l’extrême, et ne rappelle que de fort loin celui des articles qu’il fit paraître dans divers périodiques.

Plusieurs éditeurs ont déjà entrepris de faire connaître au public les divers papiers laissés par Morris à sa mort. Dès 1832, Jared Sparks publiait à Boston trois volumes compacts, comprenant la vie et des extraits du journal. Sous le titre de Mémorial de Gouverneur Morris, un habile traducteur, M. Augustin Gandais, en a donné, en 1842, en deux volumes annotés, un abrégé qui, d’après Michaud, « ne dispense peut-être pas l’historien et l’homme d’État de consulter l’original. »

Enfin, en 1888, la propre petite-fille de Morris, miss Anne Cary Morris (aujourd’hui Mrs Maudslay), dépositaire des papiers de son aïeul, les reprend et en fait une publication absolument différente, comme nombre et nature des documents utilisés. La qualité de l’auteur et les originaux en sa possession donnent à ce dernier travail une valeur particulière. Le journal, intercalé à sa date, y est donné en entier, tandis que jusqu’ici un tiers à peine en était connu.

Il est à peu près impossible, comme nous l’avons éprouvé, de se procurer aujourd’hui la traduction tronquée et imparfaite faite par Gandais, en 1842, d’un résumé lui-même incomplet, et personne n’avait entrepris de faire connaître au public français la publication de 1888. Avec une bonne grâce dont nous ne saurions trop la remercier, Mrs Maudslay nous autorisa à traduire et à publier telles parties de son ouvrage qui sembleraient devoir intéresser nos concitoyens, et elle se mettait entièrement à notre disposition pour tous les renseignements qui pourraient nous être utiles. Telle fut l’origine de la traduction que nous offrons aujourd’hui au public. Notre but n’étant pas d’écrire la biographie de Morris, nous nous sommes borné à donner le texte de son Journal (février 1789 à fin 1792), sauf pour les périodes passées hors de France, et à y joindre sous forme d’appendice quelques lettres complétant ou éclaircissant certains points restés obscurs.

Une comparaison de quelques pages, prises au hasard, de notre livre avec celui de Gandais montrera mieux que nous ne pourrions le faire que la majeure partie de son contenu est inédite en France. Tel est le cas particulièrement des nombreuses anecdotes sur Mme de Flahaut, La Fayette, Talleyrand, l’abbé Maury, et nombre d’autres personnages du temps, comme aussi de ce curieux passage où, sous le coup de l’indignation éprouvée en apprenant la cruauté de Louis XVI enfant, Morris laisse échapper ce cri : « Il n’est pas étonnant qu’un pareil animal soit détrôné ! » (14 juillet 1791.)

Notre seul but, et notre seul mérite, si nous y réussissons, aura été de fournir à l’historien des matériaux dont la valeur ne saurait le disputer qu’à l’intérêt qu’ils présentent au lecteur.


Nous terminerons en disant quelques mots de la vie de Morris.

Gouverneur Morris naquit, le 31 janvier 1752, sur le domaine de ses pères, à Morrisania, à 10 milles environ de New-York. À son baptême, le 4 mai 1754, il reçut comme prénom le nom même de sa mère, une demoiselle Gouverneur. Lors de la mort de son père, survenue en 1764, il était pensionnaire à New-Rochelle, chez un professeur français, M. Tétard, qui inculqua à son élève les principes d’une langue que celui-ci devait plus tard parler et écrire avec élégance.

Reçu bachelier à seize ans, le jeune Gouverneur s’adonna à l’étude du droit, guidé par les conseils du célèbre William Smith, et dès 1771 il devenait attorney. Mais bientôt la politique allait s’imposer à son attention. Bien qu’opposé à une rupture avec l’Angleterre, il fit tout son devoir de patriote, dès que celle-ci fut devenue inévitable. Nommé membre du Congrès de l’État de New-York, puis du Congrès continental, il déploya pendant plusieurs années une activité dévorante qui lui laissait à peine le temps de manger. Envoyé en mission auprès de Washington, il réorganisa l’armée et contribua ainsi en grande partie au succès final. Mais, malgré ses incontestables services, il se vit en butte à la calomnie, et, parvenu au terme de son mandat, ne fut pas réélu. Il se fixa à Philadelphie pour reprendre son métier d’avocat, jusqu’à son élection comme membre de la commission chargée de faire la nouvelle Constitution. La rédaction matérielle de celle-ci est en grande partie son œuvre personnelle.

En 1780, un accident de voiture l’avait obligé à subir l’amputation de la jambe gauche. Il semble s’être facilement consolé de ce malheur, qui le força plus tard à demander la faveur d’être présenté au roi de France sans porter l’épée.

En 1786, il perdit sa mère et, la même année, fonda avec son parent et ami Robert Morris la première banque américaine. Son collègue ayant reçu le titre d’inspecteur général des finances des États-Unis, Gouverneur lui fut désigné comme adjoint, et se vit bientôt dans la nécessité de se rendre en France pour y surveiller l’exécution d’un traité fait en vue de fournir à ce pays de la farine et du tabac par grandes quantités, y négocier le rachat d’une portion de la dette américaine et trouver des acquéreurs pour d’immenses étendues de terres situées en Amérique et appartenant à Robert Morris, à lui-même et à d’autres amis.

Le Journal nous renseigne sur ce qu’il fait de 1789 à 1792, soit comme particulier, soit comme ministre plénipotentiaire. À la suite de la mort de Louis XVI, il se retire à Seine-Port, entre Corbeil et Melun, et il y reste jusqu’à la fin de sa mission, dont il continue à s’occuper assidûment. En 1794, le gouvernement américain ayant demandé le rappel de l’ambassadeur de France, le fameux Genet, obtient satisfaction, mais par réciprocité le rappel de Morris est exigé. Il est remplacé par Monroë.

Au lieu de rentrer directement en Amérique, Gouverneur Morris voyage pendant plusieurs années en Europe. Il visite successivement la Suisse, l’Allemagne et l’Angleterre, et ce n’est qu’en 1798 qu’il retourne à New-York. Il se fixe à Morrisania, bien qu’il soit élu l’année suivante sénateur pour quatre ans. C’est la fin de sa vie politique. À partir de ce moment, Morris mène la vie d’un riche fermier, voyageant deux ou trois mois chaque année, et employant le reste du temps à cultiver sa ferme, à recevoir ses intimes, à lire et à correspondre avec ses nombreux amis.

Le 25 décembre 1809, il épouse miss Anne Cary Randolph, qui appartenait à l’une des plus anciennes familles de Virginie. Ce mariage, contracté à l’âge de cinquante-huit ans, le rendit complètement heureux, et il en parla toujours comme de la consolation de sa vieillesse.

Enfin, le 6 novembre 1816, une courte maladie l’enleva à l’affection de sa femme et de son fils unique, et il fut enterré à Morrisania, laissant derrière lui la réputation d’un honnête homme et d’un patriote sincère.