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Karr - Contes et nouvelles/Pour ne pas être treize

La bibliothèque libre.
Contes et nouvellesMichel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 1-82).


CONTES
ET
NOUVELLES

POUR NE PAS ÊTRE TREIZE

Eugène Milbert à Félix Duport,
Lausanne…

Après-demain, je serai à Genève, mon cher Félix. Je n’ai aucune raison de t’écrire cela, puisque j’arriverai presque en même temps que ma lettre ; mais, vois-tu, je suis si heureux, que je ne puis plus longtemps contenir ma joie.

Depuis deux jours, j’en dis bien quelque chose aux fauteuils, à la pendule et au chat de la maison ; mais cela ne me suffit pas, et je t’écris pour ne pas étouffer.

Adieu donc à la belle maison et aux meubles somptueux de mon oncle Éloi ; adieu aux beaux fauteuils de velours rouge et au secrétaire d’acajou qui ornent ma chambre ; adieu aux excellents dîners et aux vins de France.

Dans quelques jours, j’aurai une petite chambre sur les toits, meublée d’un lit de sangle, de deux chaises et d’une table ; je dînerai au cabaret.

Mais je serai chez moi, et je gagnerai ma vie ; mot bizarre, mais énergique… L’homme, qui a fait Dieu à son image ; l’homme, qui se pare si libéralement de tant d’avantages ; l’homme, le roi de la nature ; l’homme, qui prétend que tout est à lui, et que tout a été fait pour lui ; l’homme, pour boire, manger et dormir, pour remonter les ressorts de sa misérable machine, pour mettre un peu d’huile dans ses rouages, est forcé de vendre les deux tiers de sa vie à un autre homme plus riche que lui. Ainsi, l’homme dont je vais être le secrétaire a d’abord sa vie à lui tout entière, puis celle de tous les malheureux comme moi qu’il emploie ; il a à lui chaque jour trente-six heures, et, moi, je n’en ai que huit.

Et je voyais tout le monde gagner sa vie, et je me disais :

— Mais je vole donc la mienne !

Oh ! maintenant, on ne fera plus rien pour moi qu’on ne me doive, je rendrai service pour service ; en mangeant, je ne serai l’obligé de personne ; en dormant, je ne devrai de reconnaissance à personne : je serai libre !

Ah ! Félix, tu ne comprends pas ce mot, tu ne sais pas ce que c’est que d’avoir passé toute sa vie chez un bienfaiteur ; un bienfaiteur ! je t’aurais bien vite dit ce qu’il vous donne ; mais s’il fallait te dire tout ce qu’on lui donne !

Ce repos dans ce lit qui est un bienfait, il faut le prendre, non quand j’ai envie de dormir, mais quand mon oncle a sommeil.

Mes goûts, il faut les cacher ; mes pensées, il faut les renfermer : mes opinions, il faut les soumettre. Ah ! si tu savais tout ce qu’on fait de lâchetés pour un dîner, qu’on ne ferait pas pour des millions, quand on dîne si bien pour six sous.

Oh ! pourquoi mes parents ne m’ont-ils pas dit en me laissant si jeune et si seul dans la vie : « Voilà une pioche, travaille à la terre ! » au lieu de me donner à cultiver l’héritage de mon oncle Éloi !

Mais, grâce à Dieu, tout cela va finir. Je vais gagner ma vie.

Voici comment cela est arrivé :

Il est survenu, l’autre jour, un étranger chez mon oncle ; celui-ci, qui me traite toujours comme un enfant, lui dit :

Le petit va vous mener voir la cathédrale.

Tu connais Lausanne ; nous avons pris cette rue en escalier, couverte d’un toit, qui conduit à l’église. Il y a un quart d’heure à gravir ; puis, quand on est en haut, on voit, sur la porte, qu’il fallait prendre, en bas, M. Bâche, marguillier et teinturier, qui a les clefs.

L’étranger, à la façon dont mon oncle me traite, m’avait pris sans doute pour un domestique : hélas ! il ne pouvait me prendre pour rien de pire qu’un pauvre diable élevé par charité comme je suis. L’étranger me dit d’aller chercher M. Bâche. Un moment, j’eus envie de quitter l’étranger, mon oncle, Lausanne, et de m’en aller à travers ces belles plaines vertes de la terre et ces belles plaines bleues du ciel, et de ne jamais revenir. J’allai cependant chercher M. Bâche : le teinturier n’avait pas alors le loisir d’être marguillier et me donna les clefs.

Je remontai exténué. Le rustre qui m’avait attendu, assis sur la terrasse, trouva que j’avais été longtemps. Puis, sans me laisser un instant pour respirer, il m’obligea de lui servir de cornac à travers l’église, et me fit les plus sottes questions sur chaque pierre et sur chaque morceau de bois. Je fus obligé de répondre bien des fois : Je ne sais pas, et lui, à chaque fois, répliqua : C’est étonnant, que vous ne sachiez pas.

Cela m’impatienta de telle sorte, que je pris le parti de ne plus demeurer court et de lui faire une histoire en réponse à chacune de ses questions.

Dieu sait ce que je lui contai alors. Quand nous arrivâmes à la tombe d’Harriet Cœnning, femme de l’ambassadeur Strafford, je lui dis que c’était la propre femme de mon oncle Éloi, et je l’entraînai comme si je voulais éviter de renouveler un triste souvenir, et, en réalité, pour échapper à la plus triste obligation de répondre à ses questions sur chacun des coups de ciseau donnés par le statuaire.

Malheureusement, à dîner, il crut devoir parler à mon oncle de la magnificence du tombeau d’albâtre qu’il avait fait élever à madame Éloi Milbert.

Le soir, mon oncle me fit une grande avanie et me dit :

— C’est bien, jouez votre reste.

Le lendemain matin, il me fallut subir un long récit de tout ce que j’avais fait de mal depuis mon enfance, sans oublier une assiette cassée il y a dix ans, ni un pantalon déchiré il y en a douze : c’est sa manière de procéder. À chaque faute nouvelle, il me gronde à la fois de toutes celles que j’ai pu commettre dans toute ma vie ; la litanie commence invariablement par ceci : À trois ans, votre père vivait encore, vous avez volé des pommes. À la liste de tous mes crimes succéda, comme toujours, celle de tous les bienfaits de mon oncle, et alors je sentis chacune des bouchées de pain que j’ai mangées chez lui me revenir entre les dents, amère et empoisonnée.

— Tout ceci va finir, me dit-il en terminant ; vous partirez dans trois jours pour Genève. Il y a là un gros négociant qui a besoin d’un secrétaire ; vous irez chez lui.

Et je pars demain ; je dois passer par Montreux pour remettre une lettre à M. Gautherot. C’est, à ce qu’il paraît, un ami de mon oncle, que je ne connais pas.

Ton ami,
Eugène Milbert.
Eugène Milbert à Félix Duport.
Montreux…

Aussitôt que tu auras reçu cette lettre, tu iras de ta personne chez M. Launders, négociant, la maison derrière les bains de Bergues, et tu lui diras que M. Eugène Milbert, ton serviteur et le sien, ne pourra arriver auprès de lui que dans quatre ou cinq jours. Fais cette course avant de lire le reste de ma lettre.

Je te suppose revenu de chez M. Saunders, tu peux maintenant écouter mon histoire. Avant-hier, j’ai quitté Lausanne, ainsi que je te l’avais annoncé, avec six chemises, mon habit bleu, qui serait le plus vieux des habits sans mon habit gris, une montre qui me vient de mon père, et un peu d’argent que m’a donné mon oncle en m’embrassant. Tiens, Félix, en me quittant, il m’a donné une foule d’avis dont je n’ai pas entendu un mot ; car j’ai pris depuis longtemps l’habitude, quand je le vois prêt à gronder ou à conseiller, de choisir à l’avance un sujet de méditation susceptible de me distraire du plus ou moins de solennité de son exorde ; mais, en me parlant de mon père, il a pleuré, puis il m’a dit :

— Vois-tu, Eugène, dans la vie, il ne faut compter que sur soi-même.

Vrai, je l’ai trouvé tout à fait bonhomme, et je n’ai pu reconnaître en lui le tyran qui a tourmenté ma jeunesse. Peut-être n’y a-t-il jamais eu entre nous qu’un quiproquo : il est vieux, je suis jeune, chacun de nous prend à tort nos oppositions naturelles de sensations et d’idées pour une hostilité permanente. Rien ne rend tolérant comme le bonheur : j’étais si content de le quitter, qu’il me semblait que j’aurais pu rester avec lui.

Je suis arrivé vers quatre heures à Montreux ; c’est un village qui, en venant de Lausanne, est à droite de la route qui côtoie le lac ; et à quelques centaines de pas de cette route ; on y monte par un petit chemin hérissé de pierres. À l’auberge, j’appris qu’il ne passerait de voiture sur la route d’en bas que le lendemain à la même heure. Je me brossai et j’allai chez M. Gautherot. On lut la lettre de mon oncle, et on parut contrarié.

— Comment ! il ne vient pas… aujourd’hui… pour la fête de madame Gautherot ?… Il l’avait si bien promis !… Ce n’est vraiment pas bien, etc.

Pour moi, on me reçut froidement.

— Monsieur est le neveu ?

— Oui, monsieur.

— Ah ! très-bien ; et vous allez ?…

— À Genève.

— Très-bien. Il a fait bien chaud aujourd’hui.

Je me levai, je saluai et sortis.

J’allai commander mon dîner à l’auberge, puis me promener sur la terrasse de l’église.

C’est le plus ravissant endroit que j’aie vu de ma vie.

L’église, sans être tout à fait gothique, a tout le charme religieux de cet ordre d’architecture ; son clocher octogone se découpe, à une grande élévation, sur le fond vert d’une haute montagne.

On entre sur la terrasse par une voûte de chèvrefeuille qui commence à fleurir. Des deux côtés de la porte principale sont deux rosiers, un rose et un blanc. Entre les fenêtres à ogives s’élèvent des jasmins parsemant leur vert feuillage d’étoiles blanches parfumées ; des corchorus avec leurs petites roses de couleur orange ; une vigne folle qui monte jusqu’au clocher, et couvre de ses rameaux sombres une grande partie du bâtiment.

Au-devant est une belle pelouse émaillée de boutons d’or et de petites marguerites blanches et de wergist-meinnicht d’un azur pâle.

Sur la pelouse s’élèvent des ébéniers avec leurs grappes de fleurs jaunes, des acacias qui ne sont pas encore en fleur, et des sorbiers dont la fleur est passée.

La terrasse est entourée d’un parapet à hauteur d’appui qui cache tous les terrains qui vont en descendant jusqu’au lac, de sorte qu’elle semble sortir de l’eau.

À un des angles de la terrasse est un berceau de cerisiers, où est placé un banc… sur lequel j’allai m’asseoir.

Là, je vis le soleil descendre entre les sommets neigeux de deux montagnes qui semblaient se croiser par leur base.

Il se couchait derrière un gros nuage du noir bleuâtre de l’encre ; le nuage avait une large frange d’or ; au-dessous s’élevait une vapeur orangée. Celle des deux montagnes qui était le plus près de l’horizon était grise ; la plus près de moi était noire.

L’intervalle qui séparait les sommets, en forme de cône renversé, était rempli de feu et de lumière.

J’étais absorbé par ce spectacle et par le calme du lac, lorsqu’on me frappa sur l’épaule : mon interrupteur n’était autre que M. Gautherot.

— Parbleu ! me dit-il, voilà assez longtemps que je vous cherche ; on m’a dit, à votre auberge, que vous étiez allé vous promener, et je me suis mis à votre poursuite sur ce renseignement plus qu’incertain. Il faut absolument que vous veniez dîner avec nous.

Je fus fort étonné de cette invitation, qu’on aurait pu me faire plus poliment deux heures plus tôt, et je répondis que j’avais dîné.

— Non pas, me dit M. Gautherot ; car j’ai fait ôter de la broche, à l’auberge, un poulet qu’on y avait mis pour vous ; j’ai promis à madame Gautherot de vous amener, et vous viendrez.

Je fis encore quelques façons, et je me mis en devoir de suivre M. Gautherot.

— Ah çà ! me dit-il comme nous passions devant l’auberge, il faut aller vous habiller, nous avons du monde ; mais songez que vous n’avez que dix minutes ; je vais vous annoncer.

Je montai à ma chambre, fort tourmenté. M’habiller ! comme ces gens-là y vont ! m’habiller ! J’avais mis, pour porter la lettre, mon habit bleu, que je considérais comme le meilleur ; mon habit gris était dans ma malle, et, depuis longtemps, je ne le regardais plus : je l’en tirai machinalement. Je ne sais si les habits reprennent du lustre par le repos, ou si mon habit bleu avait perdu, sans que je m’en fusse aperçu, l’air cossu qui m’avait fait rejeter l’autre pour lui ; mais mon habit gris me parut non-seulement infiniment meilleur que je ne m’y attendais, mais encore de beaucoup mieux conservé que le bleu. Je le mis donc, et retournai chez M. Gautherot.

Il y avait beaucoup de monde chez M. Gautherot ; on fit peu attention à moi ; madame Gautrot répondit par une révérence à un compliment que je lui fis, et dit :

— On n’attend plus que M. Rignoux.

On l’attendit une demi-heure ; puis un domestique apporta une lettre, par laquelle ledit M. Rignoux s’excusait de ne pas venir : sa femme était malade.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria madame Gautherot, comment faire ?

Je ne compris pas bien cette interjection ; il me paraissait n’y avoir à faire qu’une chose très-simple, c’est-à-dire de dîner sans M. Rignoux. M. Gautherot suivit sa femme dans une embrasure de la fenêtre, et, là, ils eurent à voix basse une conversation animée, dans laquelle je ne tardai pas à m’apercevoir que j’étais pour quelque chose ; cela m’embarrassa, et je commençais à regretter fort le poulet que j’avais laissé à l’auberge.

À ce moment, une jeune fille traversa la salle, et vint parler bas à madame Gautherot ; c’était cette belle jeune fille dont je t’ai parlé, il y a un an, que j’avais vue à la cathédrale de Lausanne et dont la vue m’avait si fort troublé ; que j’avais revue ensuite, pendant un mois, presque tous les jours, au Signal, sur cette plate-forme de laquelle on voit sous ses pieds la ville avec ses tuiles rouges. Un jour, je l’avais aidée à descendre une côte rapide et glissante, car elle n’était accompagnée que de gens âgés, qui ne pouvaient la secourir en cette circonstance ; depuis, je la saluais en la voyant, et je lui adressais quelques mots ; puis elle était partie, et je ne l’avais plus revue que dans mes rêves. C’était elle, avec ses grands yeux bleus, sa taille svelte, son col flexible, sa démarche gracieuse et aisée.

On la mit en tiers dans la conversation qui se tenait dans l’embrasure de la fenêtre ; je ne tardai pas à l’entendre rire en disant :

— Allons, ma mère, tranquillisez-vous, je me charge de cela.

Elle disparut quelques instants, puis rentra, et, traversant le salon, vint droit à moi :

— Monsieur, me dit-elle, voulez-vous m’accorder un entretien de quelques instants ?

Je m’étais levé à son approche ; elle me fit signe de m’asseoir, et prit un fauteuil à côté du mien.

— Voici, monsieur, de quoi il s’agit : ma mère ne peut se faire à l’idée d’un dîner où l’on se trouverait treize à table ; monsieur votre oncle devait compléter le nombre de quatorze, avec ces autres jeunes gens que vous voyez.

Et, d’un coup d’œil malicieux, elle me fit remarquer que pas un des convives n’avait moins de cinquante ans.

— Il n’est pas venu, et nous nous sommes trouvés réduits à treize ; c’est pour cela, pour cela seul, qu’on a été vous chercher ; vous n’êtes pas ici comme jeune homme, on n’en reçoit pas dans la maison ; comme homme aimable, on n’a pas encore pu en juger, mais bien comme quatorzième. Voici maintenant que M. Rignoux ne vient pas ; de quatorzième que vous étiez, et comme tel digne de tous les égards, vous êtes retombé à l’état de treizième, et, en conséquence, à l’état de mauvais présage, d’araignée rencontrée le matin, ou de corneille vue à gauche. Il a d’abord été question de vous renvoyer par un moyen adroit, mais on n’a pas trouvé de moyen adroit.

— Mademoiselle, dis-je assez bêtement, je suis prêt à me retirer.

— Votre réponse a tellement peu le sens commun, me dit-elle avec un léger mouvement d’impatience, que j’ai presque envie de vous laisser partir. On a abandonné ce projet ; mais on lui fait succéder celui de me faire dîner dans ma chambre. J’ai montré moins de résignation que vous, et j’ai demandé à ma mère la permission de faire mettre, auprès de la grande table, une petite table, où nous dînerons, vous et moi, comme les deux plus jeunes, si toutefois ce projet n’a rien qui choque votre susceptibilité ; par ce moyen, ils ne seront que onze, et éviteront, sinon le danger, du moins la peur de mourir dans l’année.

Elle me quitta sans attendre ma réponse, et alla dire à sa mère que j’acceptais. Madame Gautherot, rassurée, vint à moi, et me dit :

— Ma fille vous a avoué ma faiblesse, monsieur ; je suis bien reconnaissante de votre obligeance de ne pas trop vous moquer de moi. Messieurs, dit-elle en se tournant vers ses autres invités, M. Rignoux ne vient pas, nous allons dîner. Monsieur Morel, donnez-moi le bras.

On passa dans la salle à manger ; on avait dressé notre petite table ; madame Gautherot se chargea de l’explication. Fanny, quoiqu’elle m’eût parlé un peu plus familièrement qu’on ne fait à un homme qu’on n’a jamais vu, n’avait cependant fait aucune allusion à notre rencontre à Lausanne. Vers le milieu du dîner, on commença à causer bruyamment. Alors seulement j’osai lui dire :

— Vous rappelez-vous, mademoiselle, Lausanne et sa cathédrale, et le Signal, et la maison de Forestier, et ses colonnes de bois, sous les acacias en fleur ?

— Oui, dit-elle, et aussi le lac que l’on voit sous ses pieds, borné par des montagnes au sommet neigeux ; le lac d’un bleu foncé à l’ombre, et blanc comme un miroir sous les rayons ardents du soleil.

— Et, dis-je, les beaux platanes au-dessus des bancs du Signal, et les forêts vertes pleines de violettes et de fraises ?

— Oui, dit-elle, et, plus que cela, les riantes et libres pensées qui s’exhalaient de toutes ces choses. Pensées, ajouta-t-elle tout bas, comme se parlant à elle-même, qui se sont fanées avec les violettes, et qui n’ont pas refleuri avec elles et ne refleuriront plus.

Elle resta alors comme absorbée, et son visage fut longtemps sans reprendre son habituelle expression de malice. Nous fûmes quelque temps sans parler ; on se leva de table, et, de la soirée, je ne me trouvai plus auprès de Fanny.

Le soir, madame Gautherot me demanda quand je partais. Je répondis, presque sans savoir pourquoi ni comment, que j’attendais une lettre de mon oncle.

— Eh bien, me dit-elle, si vous voulez demain entendre une messe, avec de la musique, nous vous donnerons une place dans notre banc.

Tu comprends, mon cher Félix, que je ne puis partir sans faire une impolitesse à cette bonne femme ; et, d’ailleurs, on m’a beaucoup parlé de l’orgue de Montreux.

Adieu ! tout à toi. Eugène Milbert.    


Le dimanche, Eugène était de bonne heure sur la plate-forme de l’église. Fanny arriva également avant l’heure du service divin ; elle était avec sa mère. Eugène s’approcha d’elles pour les saluer ; mais, au même moment, madame Gautherot fut abordée par des femmes de sa connaissance, qui l’emmenèrent dans un coin de la terrasse pour lui parler bas.

Fanny, restée seule auprès d’Eugène, lui dit :

— Monsieur Milbert ; j’ai peut-être été bien familière avec vous ; mais vous ne vous en étonnerez pas quand je vous aurai dit que je vous connais depuis longtemps, que le hasard m’a fait connaître toute votre histoire, et qu’une certaine conformité entre vos chagrins et les miens m’a toujours inspiré de l’intérêt pour un jeune homme que, selon toutes les probabilités, je devais ne revoir jamais. Je vous ai revu, vous avec qui je n’avais jamais causé de choses plus intéressantes que des chances de beau temps et de pluie pour le lendemain, je vous ai revu comme un ancien ami. D’ailleurs, notre rencontre à Lausanne a en lieu à une époque où j’étais bien heureuse.

— Eh quoi ! mademoiselle, reprit Milbert, cette gaieté qui vous rendait si charmante hier au soir…

Pendant l’office, Milbert regarda beaucoup Fanny, mais sans rencontrer une seule fois ses regards. Seulement, lorsqu’on dit le psaume Jubilate Deo : « Vous tous, habitants de la terre, jetez des cris de réjouissance à l’Éternel, » elle leva les yeux au ciel, et deux grosses larmes tombèrent sur le livre qu’elle tenait à la main.

— Hélas ! pensait-elle, de quoi ai-je à remercier Dieu ?

Le lendemain, on alla pêcher à la ligne dans le lac. Eugène fut invité au dîner, qui se composait en partie de la pêche commune. Après le dîner, on alla promener sur la terrasse de l’église. Là, il parla encore à Fanny de leurs rencontres au Signal de Lausanne.

— J’y suis retourné bien des fois depuis votre départ, lui dit-il.

— Monsieur Milbert, dit-elle, je cause avec vous comme peut-être je ne le devrais pas faire ; mais tous les gens qui m’entourent sont si heureux, que je ne me sens de confiance pour aucun. Vous, vous êtes livré sans appui à toutes les chances de la vie ; moi, on me fait d’un seul bond passer par-dessus toutes les rêveries et toutes les joies de la jeunesse : on me marie à un homme plus âgé que mon père.

— Vous ! s’écria Milbert.

— Dans quatre mois, dit-elle.

Ils restèrent tous deux silencieux.

— Où allez-vous ? dit-elle un peu après, et que comptez-vous faire ?

— J’allais à Genève pour occuper une petite place ; mes parents ne m’ont donné d’autre profession que d’attendre l’héritage de mon oncle, et je vous assure que c’est une triste chose !

— Je prierai quelquefois pour vous ; pour moi, on ne peut même pas prier pour moi, car ma vie est fixée et renfermée dans d’étroites limites : j’ai tiré mon billet, et il est noir ; que le ciel vous en réserve un meilleur !

— Mais ce mariage est-il donc… ?

— Parfaitement décidé ; le contrat est fait et signé.

— Ainsi donc, je ne vous reverrai plus !

— Au contraire, il y a des raisons qui nous feront nous rencontrer.

— Votre futur mari habite-t-il donc Genève ?

Fanny le regarda avec l’air d’un grand étonnement et ne lui répondit pas. On rentra à la maison ; Eugène salua la famille Gautherot et rentra à son auberge.

Le lendemain, il fit une visite pour ses adieux, et demanda si l’on avait des commissions pour Genève ; il partait le surlendemain. On le retint à dîner, puis on fit de la musique. Fanny chanta, tandis que sa mère raccompagnait sur le piano.

— Quel air ravissant ! dit Milbert ; comme il berce doucement l’âme ! comme il l’assoupit dans de riantes rêveries ! Jouez-le donc encore une fois, que je le retienne.

Madame Gautherot et Fanny recommencèrent. Milbert essaya à son tour. Mais ce n’était pas cela ; on recommença encore. Fanny était debout derrière le fauteuil de sa mère, et à sa droite ; Milbert était dans la même position, mais de l’autre côté ; et elle redit cette chanson allemande dont le sens est :

« Toutes les magnificences de la nature, le silence imposant de la nuit, les odeurs des fleurs, les rayons pâles de la lune à travers les panaches verts des arbres, les étoiles, fleurs de feu semées dans le ciel, les lucioles, fleurs de feu semées dans l’herbe, tout cela a été créé pour rendre le monde digne de l’homme au moment où, pour la première fois, il dit à une femme : Je t’aime ! mot formé d’un céleste parfum de l’âme, qui s’exhale et monte au ciel avec les parfums des fleurs, moment le seul dans sa vie où il est roi, où il est Dieu, moment qu’il paye et expie par toute une existence de regrets amers. Ce moment, c’est le prix de toutes nos misères. »

Fanny avait chanté avec une expression de douce tristesse. Eugène répéta le couplet avec enthousiasme ; leurs yeux se rencontrèrent, et se donnèrent un long baiser d’âme ; leurs mains, posées sur le dossier du fauteuil de madame Gautherot, s’étreignirent convulsivement.

La servante apporta de la lumière, et il leur sembla que leur temple d’ombre et de mystère se dissipait.

Milbert se retira de bonne heure et passa la nuit à écrire à mademoiselle Gautherot ; il lui avouait son amour.

Le lendemain, il voulut lui glisser son épître ; mais elle lui dit :

— Qu’on vous croie parti, et revenez à minuit sous la fenêtre du jardin.

Il fit ses adieux, retourna à son auberge et s’enferma dans sa chambre jusqu’à minuit, la tête tellement remplie de pensées diverses et contradictoires, qu’elles ne faisaient dans sa tête qu’un tumulte confus, qui ne lui permettait d’en suivre aucune.

À minuit, il était sous la fenêtre du jardin, qui ne tarda pas à s’ouvrir.

— Est-ce vous ? lui dit Fanny d’une voix tremblante.

— Oui.

— Eh bien, écoutez-moi.

— Quoi ! d’ici ?

— Et d’où donc ?

— Laissez-moi monter dans votre chambre.

— Pourquoi ?

— Parce que j’entends des pas, parce qu’il pourrait passer quelqu’un, parce qu’on me verrait.

Et, sans attendre de réponse, il s’élança après le balcon et entra dans la chambre de Fanny.

Fanny fut quelques instants sans pouvoir parler. Milbert lui montra la lune qui se levait derrière les arbres, et les étoiles qui brillaient au ciel, et lui dit :

— Rappelez-vous la chanson. « Tout cela a été créé pour rendre le monde digne de l’homme au moment où, pour la première fois, il dit à une femme : Je t’aime ! » Ce moment, c’est le prix de toutes nos misères. Fanny, je vous aime !

— Et moi aussi, Eugène, dit-elle, je vous aime, et il y a bien longtemps ; et, quand, ces jours derniers, vous me rappeliez vos rencontres à la maison de Forestier, j’en retrouvais dans mon cœur jusqu’aux moindres circonstances.

— Et moi, dit Eugène, depuis ce temps-là, je n’ai pu séparer votre souvenir d’aucune de mes pensées ; il était au fond de toutes mes actions, et bien souvent à mon insu. C’est depuis que je vous aime, que j’ai senti tout ce que pesait le joug des bienfaits de mon oncle, que j’ai rêvé la liberté et l’indépendance ; votre premier regard a fait éclore en mon âme la fierté et le courage et toutes les nobles passions.

— Tant mieux si vous avez du courage, car nous en aurons besoin.

— Ô Fanny ! aimé de vous, je ne connais rien d’impossible, toutes les difficultés qui m’effrayaient, à mon entrée dans la vie, ne me paraissent maintenant que me préparer des triomphes.

— Ô mon Dieu ! dit Fanny en levant ses beaux yeux au ciel, pardonnez-moi et secourez-moi.

— Le ciel me protège, puisqu’il m’a fait vous rencontrer.

— Et moi aussi, je me sens du courage : d’abord, ce mariage contre lequel je n’avais jusqu’ici que des larmes cachées et de la résignation, il n’aura pas lieu ; je saurai dire non, même au pied de l’autel.

— Et moi, je vais retourner à Lausanne, je vais me jeter aux genoux de mon oncle.

— De votre oncle ?

— Il a promis à mon père mourant…

— Mais, insensé ! ne savez-vous donc pas que c’est votre oncle que je dois épouser ?

— Mon oncle !

— Lui-même.

— On ne m’en a rien dit ; voilà pourquoi on m’éloignait de Lausanne.

— Et voilà une des causes pour lesquelles je m’intéressais à vous, pour lesquelles je vous aimais, pauvre enfant ! Mon père avait exigé de votre oncle qu’il me reconnût, dans le contrat, des avantages qui vous déshériteraient plus d’à moitié. J’aurais été pour vous un objet de haine, vous dont je serais si heureuse de faire le bonheur, que je ne sais pas si je puis avoir d’autre bonheur que le vôtre. D’abord, je n’ai pensé qu’à obtenir votre amitié, qu’à vous faire comprendre combien c’était contre mon gré que je vous faisais du tort, qu’à ne pas vous laisser croire que j’avais un bonheur fait de votre malheur.

— Mon oncle ! murmurait Milbert atterré ; mais que faire alors ?

— Nous y penserons. Pour moi, je vous promets que je ne l’épouserai pas, et que je me garderai pour vous. Il est tard ; il faut nous séparer. Quittez votre auberge dès le jour, et allez vous cacher dans quelque maison sur la route ; vous reviendrez la nuit prochaine à la même heure. Je n’ai pas besoin de vous dire de penser à moi, n’est-ce pas ? Pensez à nous, songeons à ce que nous avons à faire. Nous connaissons notre but ; convenons du chemin qui doit nous y conduire, et ensuite marchons sans regarder derrière nous. Adieu.

La nuit suivante, mademoiselle Gautherot et Eugène Milbert agitèrent cent projets différents, dont aucun ne fut adopté.

Il n’y a qu’un point sur lequel ils n’hésitèrent pas : c’est qu’ils s’aimaient, qu’ils ne pourraient vivre l’un sans l’autre, qu’il fallait qu’ils fussent unis, et que rien ne leur coûterait pour arriver à ce but.

— Je n’épouserai pas votre oncle, disait Fanny ; depuis que je me suis avoué à moi-même et que je vous ai dit que je vous aime, j’ai trouvé les raisons de cette répugnance si forte que j’avais pour ce mariage, sans en pouvoir dire les causes. On dit qu’il y a de malheureuses femmes qui se vendent pour avoir du pain, on n’a pour elles que des paroles de mépris ; comment alors appellera-t-on toutes ces femmes que le monde honore, et qui se vendent, non pas pour avoir du pain, mais pour avoir un plat de plus sur une table déjà somptueuse ; non pour avoir des habits, mais pour se faire donner des diamants ?

Milbert revint le lendemain, puis encore le jour suivant, puis ce fut une habitude ; Fanny ne lui disait plus : « Venez, » et il ne disait plus : « Je viendrai ; » mais elle ouvrait sa fenêtre à minuit, et Milbert montait au balcon et restait près d’elle jusqu’aux premières lueurs du crépuscule, à parler de leur amour et de leurs projets.

Une nuit, ils entendirent un bruit de pas du côté du jardin, comme Milbert venait d’entrer ; il se hâta de souffler la veilleuse qui éclairait faiblement d’ordinaire la chambre de Fanny. La personne qu’ils avaient entendue passa, et Fanny, dans l’ombre, fut obligée de tendre la main à Milbert pour le guider près d’un fauteuil. Il ne quitta plus cette main. Ils restèrent sans parler… On aurait entendu le battement de leur cœur… Fanny laissa tomber sa tête sur sa poitrine ; leurs cheveux se touchèrent, et tous deux frissonnèrent d’une commotion électrique ; et, tout le reste de la nuit, on n’eût entendu que des soupirs, des gémissements, des paroles entrecoupées.

À peine les étoiles commencèrent à s’éteindre, que Fanny dit à son amant :

— Mon bien-aimé, je suis à vous ; cela me donne bien des droits ; vous ferez ce que je vais vous dire ; vous allez quitter dès aujourd’hui votre retraite, et aller à Genève pour occuper cette place qui vous est offerte. Vous avez vingt-deux ans, je n’en ai que dix-huit ; j’attendrai que, par votre travail, vous vous soyez mis en mesure de me demander à mes parents ; je vous attendrai aussi longtemps qu’il le faudra ; cependant, nous ne devons pas perdre un seul jour qui puisse être employé pour notre réunion ; vous n’entrerez plus dans cette chambre que comme mon époux aux yeux des hommes, ainsi que vous l’êtes aujourd’hui devant Dieu. Allez, ne comptez pas sur votre oncle, qui peut vivre vingt ans encore, ou vous déshériter, ou se ruiner. Je vous écrirai quand je le pourrai, pour vous dire que je vous aime, que je vous attends, que je me garde pour vous, afin de vous donner du courage dans les jours difficiles. Adieu, mon bien-aimé, mon mari, adieu !

Eugène parlait de revenir encore une fois avant de quitter Montreux ; il supplia. Fanny fut inflexible. Il lui donna, pour lui écrire, l’adresse de Félix Duport, et, le lendemain matin, il arriva à Genève.

Il descendit chez Félix Duport, et, là, après un examen attentif fait par les deux amis, il fut décidé que l’habit gris, qui, à Montreux, avait été préféré à l’habit bleu, lui était devenu tout à fait inférieur, par suite des corvées de nuit qu’avait faites ledit habit gris, en montant et en descendant par les fenêtres, pendant les derniers jours passés à Montreux.

On mit donc l’habit bleu pour aller chez M. Saunders.

La place promise à M. Éloi Milbert pour son neveu était occupée. M. Saunders avait attendu patiemment pendant quinze jours ; mais il lui avait été impossible d’accorder un plus long délai ; il avait écrit à Lausanne, et l’oncle Éloi lui avait répondu qu’il ne savait pas ce qu’était devenu son neveu, qu’il le remerciait beaucoup d’avoir attendu si longtemps, qu’il le suppliait de lui donner des nouvelles dudit neveu aussitôt qu’il le verrait ; car on doit finir par arriver de Lausanne à Genève, quelque industrie que l’on ait pour allonger les chemins. Il ajoutait à cette prière celle de ne pas parler à Eugène de la sollicitude de son oncle.

Eugène Milbert, comme il se l’avouait parfois à lui-même s’exagérait de beaucoup les sévérités de son oncle. Éloi Milbert, à cinquante ans, se croyait encore un jeune homme : cela explique le peu d’importance qu’il pouvait accorder à un jeune garçon de vingt-deux ans, qui lui semblait un enfant. Eugène, de son côté, s’accordait trop libéralement cette importance qui lui était refusée, se considérait comme un homme mûr, et trouvait son oncle décrépit. L’oncle, ancien ami de M. Gautherot, avait obtenu la main de sa fille. M. Gautherot avait été séduit par les avantages d’argent que cette union apporterait à Fanny.

Les parents, et je parle des plus tendres, quand il s’agit du bonheur de leurs enfants, leur imposent de la meilleure foi du monde ce qui ferait leur bonheur à eux-mêmes, sans essayer même de se rappeler ce qui l’aurait fait quand ils avaient l’âge, les illusions et les passions qu’ils n’ont plus.

Éloi Milbert ne voyait pas sans quelques remords que, par son mariage, il enlevait à son neveu une grande partie de l’héritage sur lequel il devait compter ; il ne voulait pas l’avoir pour témoin de ce qu’on pouvait, à la rigueur, appeler une folie ; il pensait tout concilier en lui donnant les moyens de se faire un avenir, en lui faisant apprendre le commerce, et en lui donnant plus tard un petit capital, quand il aurait acquis les connaissances nécessaires pour le faire prospérer. D’ailleurs, ne pouvait-il pas arriver qu’il eût un enfant ? et alors il fallait au moins qu’Eugène eût un état qui ne lui permit pas de tomber dans le besoin. En attendant, il ne fallait plus le bercer dans l’habitude de l’aisance et dans l’espoir d’un héritage qui allait lui échapper.

M. Saunders lui promit de tâcher de lui procurer de l’occupation.

Eugène se retira triste et embarrassé. Il ne voulait pas avoir recours à son oncle au moment où il venait de lui enlever sa future femme ; il vendit sa montre, loua une mansarde, paya d’avance un loyer de quinze jours, et passa ses journées, en attendant une place, à écrire à Fanny de longues lettres qu’il n’avait aucun moyen de lui faire parvenir.

Fanny Gautherot à Eugène Milbert.

Je pense à vous, et je ne pense qu’à vous. Il n’y a pas un coin de cette maison où je ne vous retrouve. J’ai mis dans ma chambre cette petite table sur laquelle nous avons dîné ensemble. J’ai toujours dans l’eau franche quelques branches du chèvrefeuille qui couvre l’entrée de la terrasse de l’église. Votre amour m’entoure comme une autre atmosphère. Je passe à travers la vie sans en rien sentir. J’ai été plongée dans l’amour comme le héros grec dans le ; comme lui, je suis invulnérable.

Votre oncle est venu et a passé la journée ici. J’ai une peine horrible à ne pas le brusquer, et je ne suis pas bien sûre d’y réussir. On a parlé de votre passage ici, sans y attacher aucune importance. Je ne sais si vous êtes comme cela, vous autres hommes ; mais, pour nous, quand nous aimons, il n’est rien qui excite notre mépris et notre haine comme l’amour d’un homme qui nous déplaît. Il nous serait impossible de trouver plus de dédain pour un voleur et un faussaire ; c’est la note la plus haute de notre gamme. Un homme qui ne nous plaît pas est le plus criminel des hommes, et, si on nous eût confié la rédaction du Code pénal, ce crime eût été placé entre l’empoisonnement et le parricide.

Ma mère m’a fait beaucoup de reproches. J’ai jeté, en ballon perdu, quelques paroles contre ce mariage ; mais elles ont été si mal accueillies, que c’est un moyen sur lequel il ne faut pas compter, que de tâcher d’attirer ma mère dans notre parti. Votre oncle m’a parlé des embellissements qu’il a fait faire pour moi à sa maison de Lausanne… Il m’a consultée sur plusieurs choses, et, comme j’éludais de donner mon avis, pour qu’il ne puisse pas dire plus tard que j’aie jamais consenti moi-même à ce ridicule mariage qu’il a inventé de complicité avec mes parents, il a beaucoup insisté pour savoir de quelle couleur je voulais que fût tendu le salon. Ma mère s’est mêlée de la conversation, et m’a pressée aussi. J’ai d’abord eu envie d’imiter la princesse, du conte de Peau-d’Âne, qui demandait à son beau-père amoureux d’elle une robe de la couleur du soleil, et d’imposer à M. Éloi des prouesses qui pussent empêcher ou du moins retarder mon mariage. Mais j’ai fini par dire que j’avais vu, dans le temps, à Genève, un salon qui m’avait paru ravissant, que je ne me rappelais pas bien comment il était, mais que j’écrirais à l’amie chez laquelle je l’avais vu.

C’est sous ce prétexte que j’ai en ce moment la liberté de m’entretenir avec vous. Plaisanterie à part, je vois, avec une sorte d’effroi, qu’il me faudra bientôt me prononcer hautement contre ce mariage ; mais, quoique je voie d’ici tout ce que j’aurai à essuyer de reproches, de bouderies, de persécutions, je ne céderai pas, et je me conserverai pour mon bien-aimé.

Adressez vos lettres à mademoiselle Élisabeth, chez M. Gautherot.

Fanny.
Eugène Milbert à Fanny Gautherot.

Votre lettre est arrivée bien à propos, mon cher ange ; j’étais dans un jour d’abattement et de morne tristesse. Depuis que je vous ai quittée, rien ne me réussit ; il semble que, dans la vie que je mène, je suis en proie à un de ces rêves où, en face d’un ennemi, le cœur plein de colère, on se sent les bras mous, languissants et sans force, et l’on porte ces coups inertes avec une épée qui prend tout à coup la légèreté d’une plume ; mais, à la seule vue de ces caractères tracés par votre main, je me suis senti fort et déterminé, comme quand j’étais à Montreux.

Ce papier sûr lequel vous écrivez, et que vous renfermez sans doute avec votre linge, a ce doux et vague parfum que l’on respire auprès de vous, et qui semble être votre haleine. Avec ce talisman, j’ai retrouvé tout mon courage, et je vais dès demain faire sans hésiter une démarche qui m’était désagréable. On dit que le sentier de la vertu est étroit, et il semblerait que je veuille arriver au bonheur par une grande route pavée et bordée d’ormes : je ne me laisserai plus donner par vous l’exemple de la résolution.

J’ai ri de votre idée de prendre mon oncle Éloi au mot dans ses airs d’Amadis et de le mettre à l’épreuve. S’il vous faut répondre relativement au salon de votre amie, il y a dans Rabelais trois lignes qui peuvent venir à votre secours ; les voici :

« Dont, par iuste perspetisue, yssoit une couleur innommée qui résiouyssoyt merveilleusement les yeulx des spectateurs. »

Demandez à mon oncle une tenture précisément de cette couleur. Cela nous donnera tout le temps dont nous avons besoin.

Écrivez-moi, mon cher ange, aussi souvent que vous le pourrez, et répétez-moi sans cesse que, quoi qu’il arrive, vous vous garderez pour moi, non pas que je doute de vous un seul instant…

Ah ! pourquoi vous mentir ? pourquoi vous cacher ce que je souffre, quand vous seule possédez le secret de ma guérison ? Hélas ! je ne suis pas un moment sans penser à tout ce que l’on me prend de vous. Et puis j’énumère les efforts que l’on fera pour vous décider. Vous êtes préparée contre la colère et les menaces ? Et qui sait combien de temps, combien d’années encore il s’écoulera avant que je puisse revenir dire à votre père :

— J’aime votre fille ! je puis lui offrir une situation honorable !

Et, si je ne réussis pas, dois-je vous condamner à passer ainsi votre vie à m’attendre, vous qui avez tant de bonheur à donner et qui avez le droit d’en attendre tant ?

 

On vient me chercher de la part d’un M. Saunders, auquel mon oncle m’avait recommandé. Je comptais aller le voir demain, quoiqu’il m’ait reçu plus que froidement lors d’une première visite. Je ferme ma lettre. L’entretien qu’il me demande ne peut avoir rapport qu’à nos affaires, qu’à une place pour moi.

Je cours chez lui.

Adieu, mon ange ; je suis sûr que je sais quand vous pensez à moi : il doit, à ces moments-là, m’arriver quelque chose d’heureux.

Eugène.

Fanny ne racontait pas à beaucoup près à Milbert tous les chagrins qu’elle éprouvait déjà, ni ceux qu’elle prévoyait dans l’avenir.

La servante de la maison avait vu sortir Eugène la nuit que les deux amants s’étaient dit adieu ; et, un jour que Fanny la réprimanda de n’être rentrée que fort avant dans la nuit, elle répondit avec assurance :

— C’est que les personnes que j’ai à voir ne viennent pas me trouver par la fenêtre.

Fanny devint si pâle à ces paroles, que cette fille en fut épouvantée, et qu’elle ajouta :

— Rassurez-vous, mademoiselle, je n’ai jamais dit un mot à personne.

Fanny, dans son trouble, la tête égarée, lui mit dans les mains tout ce qu’elle avait d’argent. De ce jour, elle fut dans la dépendance d’Élisabeth, obligée d’atténuer ses fautes aux yeux de madame Gautherot, de l’aider même à sortir ou à rentrer à des heures indues.

Elle ne tarda pas à s’apercevoir d’un dérangement dans sa santé, que, dans son ignorance, elle attribua au chagrin. Sa mère lui dit plusieurs fois :

— Mais qu’as-tu, Fanny ? Comme tu es pâle ! As-tu mal ? où souffres-tu ?

Mais, un matin, Élisabeth lui dit :

— Mademoiselle, il faut prendre un parti ; nous ne pourrons bientôt plus cacher à votre mère…

— Quoi donc, Élisabeth ?

— Mademoiselle veut rire…

— Non, vraiment…

— Comment ! mademoiselle ne saurait pas… ?

— Quoi donc ? qu’est-ce que nous ne pourrons pas cacher à ma mère ?

— Eh ! mademoiselle, l’état où vous êtes… qui n’est plus un mystère que pour vous, ce qui est bien singulier, et pour madame Gautherot.

— Oh ! mon Dieu ! que voulez-vous dire, Élisabeth ?

— Que mademoiselle est grosse, et qu’il est bien étonnant.

Fanny était tombée à la renverse sur le parquet. Quand elle revint à elle, die écrivit à Milbert :

« Ce n’est plus la poste qui vous porte cette lettre, mon ami, c’est un exprès qui a ordre de faire toute la diligence possible. Tous nos projets sont détruits ; tout est changé ; il faut que vous arriviez cette nuit à Montreux…, que je m’enfuie avec vous… que je disparaisse jusqu’au jour où je pourrai me montrer comme votre épouse. Venez bien vite ! votre triste Fanny souffre un horrible martyre de crainte et de honte. Venez, venez la sauver ! »

Elle prit un prétexte pour ne pas descendre déjeuner. Son père et sa mère dînaient chez M. Rignoux. Elle passa toute la journée renfermée dans sa chambre, agitée par une fièvre violente ; par moments, restant assise sans mouvement ; puis, tout à coup, se levant et réunissant dans une petite caisse les objets qui lui étaient indispensables pour sa fuite.

Le porteur de la lettre revint Fanny dit à Élisabeth de la laisser seule avec lui. Elle ne voulait pas lui faire voir sur son visage tout ce qu’elle éprouvait d’horribles angoisses.

Élisabeth sortit de mauvaise humeur.

— Mademoiselle, dit le commissionnaire, le monsieur n’y était pas. Mais voici une lettre de lui qu’on allait mettre à la poste pour vous. Je m’en suis chargé.

Fanny prit la lettre en tremblant, et en rompit le cachet avec l’émotion que doit éprouver un homme qui appuie sur la détente du pistolet placé sur son front.

Voici ce qu’elle contenait :

« Je pars dans quelques heures ; M. Saunders me faisait appeler pour me proposer une mission importante. Si elle réussit, ce sera une bonne affaire pour nous. Cela me mettra en voie de gagner un peu d’argent, et, d’ici à un an ou deux, d’avoir une position convenable. Adieu, mon ange, adieu, ma femme chérie ! Je pars plein de courage et de joie ; je vais en France, à Lyon d’abord, puis à Paris. Adieu ! »

Fanny resta quelques instants atterrée, puis dit au commissionnaire :

— C’est bien.

Elle le paya et il sortit. Élisabeth rentra aussitôt en disant :

— Eh bien, mademoiselle ?

Fanny lui répondit :

— Tout va s’arranger. Laissez-moi seule.

Une fois seule, la pauvre fille examina tout ce qu’il y avait d’horrible dans sa situation. Dans son trouble, elle n’avait pas songé à la façon dont elle se compromettait vis-à-vis du messager. D’ailleurs, elle croyait partir la nuit même. Cet homme et Élisabeth savaient tous deux son secret. Et, d’ailleurs, tout le monde ne le savait-il pas ? Elle se rappelait les paroles de sa servante : Il n’y a que votre mère et vous qui l’ignoriez. Elle en avait donc entendu parler ; elle savait donc que d’autres s’en étaient aperçus ! Chaque jour, d’ailleurs, lui donnerait de nouveaux confidents ; et puis à la fin, que faire ? que devenir ?

La fuite seule était possible avec Milbert. Mais il est parti, parti pour longtemps, parti heureux ! Pauvre fille ! seule, sans appui, sans conseils, sans secours ! Son père la tuerait, sa mère ne saurait en faire un mystère à son mari. La conclusion de toutes ces pensées fut celle-ci :

— Je suis perdue !

Puis elle se disait :

— Mais c’est impossible, c’est un rêve affreux ; tant d’événements depuis un jour, cela n’arrive pas ainsi dans la vie réelle. Je vais me réveiller… Mais non, c’est vrai, tout est vrai ; je suis perdue et déshonorée, seule, abandonnée de Milbert. Ô mon Dieu, comment se fait-il que ce qui m’aurait donné tant de bonheur, dans un an peut-être, soit aujourd’hui un sujet de désespoir et un arrêt de mort ?

Elle se jeta à genoux et pria. Puis elle se releva :

— Pourquoi prier ? qu’ai-je à demander à Dieu ? Maintenant, tout est fini, je suis perdue ! Il faut mourir… il faut mourir ! Pauvre Eugène, quand il saura cela !… Sa femme et son enfant !… Nous aurions été si heureux !

Elle pleura ; puis, tout à coup :

— Oui ; mais cette fille, cette odieuse confidente, cet homme, tout le monde !… Je n’oserais plus sortir de la maison ; et ma mère, mon père !… je n’oserais plus sortir de ma chambre ; d’ailleurs, ils me maudiront, ils me chassèrent Je n’ai plus d’asile que dans le sein de Dieu… et lui-même ne me repoussera-t-il pas ? Il n’y a pas un seul devoir auquel je n’aie manqué, et c’est par un nouveau crime que j’échappe à ma punition sur la terre.

Elle ouvrit son livre de prières pour y chercher des pensées sur la mort et sur la miséricorde de Dieu, et elle lut :

Ordre pour la sépulture des morts.

« Cet office ne doit point se dire pour ceux qui meurent sans avoir été baptisés, ni pour les excommuniés, ni pour ceux qui se sont défaits eux-mêmes. »

— Ô mon Dieu ! l’Église elle-même me refusera des prières ; mon Dieu ! qui priera pour moi ?

Elle pleura encore longtemps ; puis tout à coup elle releva la tête, elle repassa encore dans sa mémoire tous les malheurs et toute la honte qui s’étaient amassés sur elle, et elle dit :

— Mon Dieu ! vous voyez bien qu’il faut que je meure.

À ce moment, madame Gautherot entra dans sa chambre ; elle l’avait vue pâle et abattue depuis plusieurs jours ; elle était inquiète, et le fut bien davantage en la revoyant baignée de larmes. Elle la prit dans ses bras, la caressa, lui demanda affectueusement ce qu’elle souffrait. À ce moment, Fanny eut envie de se jeter à ses pieds et de lui tout avouer ; mais madame Gautherot ajouta :

— Dis-moi ce que tu as, ma chère enfant ; tu ne peux rien avoir à te reprocher de ces choses qu’une mère ne peut pardonner. Je suis sûre que c’est quelque folie que tu t’exagères. Toi, si sage, toi dont je disais encore aujourd’hui à dîner, chez les Rignoux, que, si ce n’était pour le monde, je te confierais à toi-même ta propre surveillance, tant je suis sûre de toi.

— Allons, allons, pensa Fanny, plus de lâcheté, il faut mourir… Ma mère, dit-elle, j’ai appris la mort d’une amie avec laquelle j’ai été en pension à Genève, et, chaque nuit, je suis tourmentée de rêves affreux ; je voudrais faire dire des prières pour elle.

— Quoi ! dit madame Gautherot, c’est là le sujet de ton chagrin ? Pauvre enfant ! que ne le disais-tu plus tôt ! tu serais venue coucher près de moi, on aurait tâché de te distraire. Tiens, je t’aurais forcée de venir chez les Rignoux ; le dîner a été très-gai.

— Ma mère, je voudrais faire dire des prières pour cette pauvre fille.

— Eh bien, mon enfant, nous irons demain matin chez le ministre.

— Veux-tu y venir, ce soir, ma mère ? Je dormirai mieux cette nuit.

— Il est bien tard ; mais, si tu le veux absolument…

— Ma mère, que tu es bonne ! Tu n’en parleras pas à mon père, n’est-ce pas ?

— Non ; il dirait que nous sommes deux folles. Dépêchons-nous.

Fanny mit un châle et un chapeau, et sortit avec sa mère. Elle avait insisté pour faire cette démarche le soir, parce que, depuis la révélation que lui avait faite sa servante, il lui semblait que tout le monde voyait sa honte. Elle s’enveloppait dans son châle avec soin, et marchait si vite, que sa mère pouvait à peine la suivre.

On arriva chez le ministre, qui allait se coucher. Madame Gautherot lui expliqua qu’une amie de sa fille était morte à Genève, qu’elle en était fort tourmentée depuis plusieurs nuits, et qu’elle désirerait qu’on dit dans l’église quelques prières pour la morte.

Le ministre dit que rien n’était plus facile, et demanda s’il leur serait indifférent que ces prières fussent dites dans l’après-dînée. Fanny pensa avec une triste satisfaction qu’elle n’aurait plus à sortir le jour.

Elles remercièrent le ministre et rentrèrent sans que M. Gautherot eût pu s’apercevoir de leur absence. Fanny embrassa sa mère avec une étreinte convulsive, que celle-ci attribua à sa reconnaissance pour la démarche qu’elle venait de faire.

Pauvre mère, dit-elle lorsqu’elle fut seule, quand elle saura que c’était pour sa fille qu’elle allait demander des prières !

Élisabeth entra sous prétexte de la déshabiller, mais peur lui dire :

— Eh bien, mademoiselle, vous venez de chez le ministre avec votre mère ; tout va donc bien ?

— Oui, Élisabeth, tout va bien.

— Votre mère consent donc au mariage ? J’en suis bien contente, voyez-vous ; car, maintenant, puisque c’est arrangé, je puis vous le dire : on parlait dans le pays, et si mal, que j’avais envie de quitter la maison. Sait-il que votre mère consent ?

— Laissez-moi, Élisabeth, et couchez-vous ; j’ai à écrire… Vous le voyez bien, mon Dieu ! dit-elle en joignant les mains quand elle fut seule, vous le voyez bien, mon Dieu, qu’il faut que je meure.

Elle écrivit à Eugène Milbert.

« Eugène, lui disait-elle, quand vous lirez cette lettre, le cœur qui vous aimait tant aura cessé de battre ; c’est aujourd’hui mercredi, et il est dix heures du soir : demain, jeudi, à dix heures du soir, la main qui trace ces lignes sera glacée ; demain, je serai morte, j’aurai expié notre faute en cette vie, et je saurai quelle expiation je dois dans l’autre.

» Eugène, nous avons été bien coupables ; mais je vous aimais tant, et vous étiez si heureux !

» Ce que j’ai souffert depuis que je connais les suites de ma faute, depuis que ma honte est publique, ce que j’ai souffert est tellement horrible, que j’espère que Dieu s’en contentera pour me pardonner.

» Si vous aviez été là, je me serais enfuie avec vous, j’aurais vécu dans le crime, et je vois avec effroi tout ce que j’y aurais trouvé de bonheur ; je ne me serais peut-être pas repentie ; votre absence, qui m’a donné tant de désespoir, est peut-être une permission de Dieu pour que je meure repentante et punie.

» Eugène, je vous ai bien aimé : la légèreté de mon esprit n’ôtait rien au sérieux de mon cœur ; priez pour moi, et, si Dieu me pardonne, je prierai pour vous dans le ciel. »

Elle passa le reste de la nuit à songer à la mort ; elle se représentait tour à tour le moment où l’on retrouverait son corps, — elle avait résolu de se jeter dans le lac, — le désespoir de sa mère, celui de Milbert ; elle priait Dieu de lui permettre de voir ses regrets et de les adoucir.

— Si notre âme, pensait-elle, peut revenir sur la terre, je resterai près de lui.

Puis elle regardait son corps, et se disait :

— Morte !… je serai morte… froide, insensible !

Puis elle pleurait et pensait à parler à sa mère, puis elle se rappelait les paroles d’Élisabeth et se disait :

— Il faut mourir !… il faut mourir.

Le matin, elle s’endormit, épuisée de fatigue.

Quand elle se réveilla, elle espéra un moment encore que tout ce qu’elle avait éprouvé la veille était un songe ; mais elle remit ses idées en ordre, et l’affreuse réalité lui apparut tout entière ; elle se rappela toute sa vie, surtout depuis la première fois qu’elle avait vu Milbert ; ses yeux tombèrent sur cette table sur laquelle ils avaient dîné tous les deux.

Cela va bien accroître ce préjugé, dit-elle ; on dira que, malgré la séparation des tables, nous étions treize à dîner, et que quelqu’un devait mourir dans l’année… Morte ! redisait-elle encore ; ce n’est plus demain, c’est aujourd’hui, dans quelques heures, ô ma mère !

Et un frisson d’horreur lui parcourait le corps.

Vingt fois dans la journée, elle pensa à sa mère ; elle voulut tout avouer et ne pas mourir ; vingt fois, debout pour descendre, elle retomba sur son fauteuil, plus effrayée encore de ce qu’elle avait à dire que de la mort.

À dîner, son père lui dit :

— J’espère que tout ce trouble aura disparu demain.

Madame Gautherot lui dit :

— J’ai tout conté à ton père, il ne m’a pas trop grondée.

Et Fanny pensa que, si elle avait dit la vérité à sa mère, M. Gautherot l’aurait apprise de même.

— J’attends Éloi aujourd’hui, ajouta M. Gautherot ; probablement nous ne le verrons que demain.

— Il ne me verra pas, se dit Fanny. Il ne verra pas ma honte.

Après le dîner, elle annonça qu’elle allait à l’église.

— Veux-tu qu’Élisabeth t’accompagne ? demanda sa mère.

— Merci, ma mère, j’aime mieux être seule.

Elle embrassa sa mère avec effusion, et aussi son père, quoique ce ne fût pas son habitude ; puis elle sortit.

Le soleil se couchait, et le lac était parsemé de glacis bleus et jaunes.

— Ô mon Dieu ! dit-elle, ce lac, que j’ai tant de fois admiré, devait donc être mon tombeau !

Elle frissonna, s’appuya contre un arbre.

— Que cela est beau ! dit-elle ; que la nature est majestueuse ! quel beau cadre pour le bonheur et pour l’amour !

Elle entra dans l’église ; le prêtre n’y était pas encore ; il ne tarda pas à arriver. Il n’y avait personne qu’un vieille femme qui, la tête basse, marmottait des prières entre les dents. On alluma deux cierges, et le ministre commença les prières du culte protestant.

L’église de Montreux est, au dedans comme au dehors, d’une noble simplicité. La voûte est formée d’arceaux gothiques peints en gris, je ne sais trop pourquoi, sur le reste du bâtiment, qui est blanc. À moitié de la hauteur est une galerie avec des balustres ; il y a un beau buffet d’orgues et une chaire en bois sculpté ; mais elle était, ce soir-là, vide et silencieuse.

Voici les paroles du prêtre :

« Ô Dieu très-puissant et très-miséricordieux, ne nous livre point aux douleurs de la mort éternelle.

» Sois-nous propice, mon Dieu ; ne permets pas qu’à notre heure dernière nous soyons séparés de toi, quelque douleur de mort que nous endurions.

» Puisqu’il plaît à Dieu, en sa grande miséricorde, de retirer à lui l’âme de notre très-chère sœur, nous déposons son corps dans le sépulcre, la terre à la terre, la poussière à la poussière. »

Puis on chanta :

« Bienheureux sont les morts, car ils se reposent.

» Seigneur, ayez pitié de nous.

» Dieu tout-puissant, avec qui vivent les esprits de ceux qui meurent, nous te rendons grâces de tout notre cœur de ce qu’il t’a plu de retirer notre sœur des misères de cette vie et de ce temps.

» Nous ne devons pas nous affliger à l’égard de ceux qui dorment dans le tombeau, comme si nous n’avions pas d’espérance.

» Venez, les bénis de mon père, posséder en héritage le royaume qui vous a été préparé dès la création du monde. »

Ces dernières paroles, qui sont la fin de la prière pour les morts, dans la liturgie protestante, furent prononcées par le ministre d’une voix pleine et majestueuse, tandis qu’il avait doucement psalmodié ce qui précède.

Fanny, la tête déjà troublée par les terribles émotions auxquelles elle avait été en proie, crut entendre la voix du fils de Dieu qui l’appelait ; elle sortit de l’église, pâle, répétant convulsivement toutes les prières qu’elle avait apprises dans son enfance. Il faisait alors tout à fait nuit. Elle descendit par le chemin qui gagne la route de Genève ; là, elle aperçut le lac calme, noir, silencieux ; elle fut saisie d’horreur ; elle tomba à genoux.

— Ô Milbert, dit-elle, adieu ! adieu !… Mon Dieu, ayez pitié de moi ! Mon Dieu, mon Dieu ayez pitié de moi !

Et, sans regarder plus longtemps le gouffre qui allait lui servir de sépulture, elle croisa ses bras sur sa poitrine et se précipita dans le lac.

D’ordinaire, les poëtes racontent, dans les scènes de ce genre, que la nature est en deuil, que le ciel se voile, que les branches des arbres s’abaissent. Historien véridique, je suis forcé de dire que la nuit resta belle et sereine, que les étoiles continuèrent à scintiller, que le chèvrefeuille de la terrasse de Montreux ne cessa pas d’exaler son parfum, et qu’un rossignol caché sous ses fleurs n’interrompit pas sa chanson amoureuse.

Aux yeux de la nature, la plus charmante femme du monde qui disparaît dans le lac de Genève, ce n’est rien de plus que cette mouche qui se noie dans votre verre.

SIX MOIS APRÈS


Six mois plus tard, Eugène Milbert arrivait à Lyon en diligence et ne trouva de place pour Genève que pour le lendemain ; il fut vingt fois sur le point de partir à pied, mais il pensa que cela ne le ferait pas arriver plus tôt. Il entra dans un café pour y passer la soirée ; il se mit dans un coin, se fit servir un pot de bière et alluma un cigare, étranger à ce qui se passait autour de lui, entièrement livré à ses souvenirs, à ses craintes, à ses espérances.

Deux hommes jouaient au billard.

Milbert les regarda un moment, surtout pour comprendre le sens d’un langage bizarre qui frappait ses oreilles pour la première fois.

— Parbleu ! disait l’un après avoir poussé la bille de son adversaire juste sur la bande du billard, mangez un peu de drap, ma belle.

L’autre frotta l’extrémité de sa queue de billard au plafond, pour l’enduire de plâtre et l’empêcher de glisser, et dit :

Un peu de plafond, s’il vous plaît… Ah ! ah ! à votre tour à manger du mérinos, Célestine, ajouta-t-il en voyant que la bille de son joueur était à son tour sous la bande.

Le premier rejoua, et dirigea la bille de son adversaire vers une des blouses ; mais, comme elle ne paraissait pas devoir y arriver, il lui parlait, en balayant de la main le chemin qu’elle avait à faire :

Allons, vigoureuse, allons !

— Nous avez beau faire, disait l’autre, vous avez joué de taf.

Plus tard, une discussion s’éleva entre eux sur un coup contesté ; ils convinrent de s’en rapporter à la galerie : la galerie était Milbert, qui, depuis longtemps, ne faisait plus la moindre attention à leur jeu.

— Monsieur, dit un des joueurs, voulez-vous nous dire votre opinion sur le coup ?

— Monsieur, je n’ai pas vu le coup.

— Monsieur, c’est impossible.

— Je vous dis, monsieur, que je n’ai pas vu le coup.

Milbert se leva, paya sa dépense au café, et alla continuer dehors de fumer son cigare et de se livrer à ses rêveries. Son cigare éteint, il voulut en allumer un autre ; il aperçut dans l’ombre comme une petite étoile rouge, à peu près à cinq pieds du sol ; il pensa que c’était le bout allumé du cigare d’un autre fumeur, qu’il ne voyait pas à cause de la nuit. Il se dirigea vers cet astre comme les rois mages suivirent l’étoile qui les mena à Bethléem ; il ne tarda pas à le rejoindre, et dit à la personne qu’il supposait être derrière :

— Voulez-vous me donner du feu ?

L’étoile rouge descendit tout à coup jusqu’à deux pieds et demi du sol, et une voix partant de la hauteur où était précédemment l’étoile dit d’un ton rauque :

— Ah ! parbleu ! vous voilà ! je vous cherchais.

Milbert comprit que son interlocuteur avait ôté son cigare de sa bouche et le tenait à la main.

— C’est possible, répondit-il ; mais comment me reconnaissez-vous ?

— C’est vous qui faisiez la galerie au billard tout à l’heure ?

— C’est moi qui ai quitté le café précisément pour éviter ce rôle.

— Je vous cherchais pour vous dire que vous êtes un mal-appris.

— Et moi, je vous évitais pour ne plus vous voir et ne plus vous entendre.

— Oh ! vous êtes un insolent !

Et l’étoile rouge tomba à terre et s’éteignit, la main qui la portait ayant autre chose à faire. Elle s’étendit en avant pour donner un soufflet à Milbert, dont elle atteignit seulement le chapeau.

Celui-ci se rua sur son agresseur ; on sortit du café avec des flambeaux, on les sépara. Il fut convenu qu’on tirerait l’épée le lendemain. Le lendemain Milbert fut blessé, et, de son lit, écrivit à Félix Duport :


« Mon cher Félix, me voici de retour à Lyon, aussi peu avancé qu’il y a six mois quand j’ai quitté Genève, si ce n’est qu’un drôle m’a donné un coup d’épée ce matin et m’a déchiré hier au soir mon habit gris ; ce qui à l’avenir dissipera mes incertitudes et fixera inévitablement mon choix sur mon habit bleu.

» Rien ne m’a réussi ; j’ai quitté Paris, et j’ai même cessé de donner de mes nouvelles à M. Saunders. Avant de prendre une résolution, il faut que je sache bien vite ce qui s’est passé pendant mon absence ; envoie-moi courrier par courrier les lettres qui sont venues à mon adresse.

 » Tout à toi. »


Félix Duport à Eugène Milbert


« J’espère que ta blessure n’est pas dangereuse ; sans cela, je quitterais tout pour aller auprès de toi : tu aurais peut-être dû me renseigner à ce sujet. Voici deux lettres qui sont arrivées aussitôt après ton départ : la première par un exprès ; la seconde deux jours après, par la poste. Ton oncle a envoyé plus de vingt fois demander de tes nouvelles. M. Saunders a d’abord répondu que tu étais en France, sans qu’il pût dire dans quelle ville, tes instructions te devant en faire visiter plusieurs, puis ensuite qu’il ne savait plus où tu étais. Ton oncle a fort recommandé à M. Saunders de lui communiquer les premières nouvelles qu’il aurait de toi. À moi, il m’est venu en personne prier de lui confier ces lettres qui étaient venues pour toi. Comme j’ai prévu qu’il insisterait si je me bornais à un refus, j’ai répondu que je n’avais reçu aucune lettre.

» — Je suis sûr, a-t-il répliqué, qu’il en a été envoyé.

» — Et moi, ai-je dit, je suis sûr qu’il n’en est pas parvenu.

» Il s’est retiré en répétant plusieurs fois :

» — C’est étonnant, c’est bien étonnant ! »


À cette lettre de Félix Duport étaient jointes les deux lettres de Fanny. Milbert, après les avoir lues, se leva brusquement de son lit, voulut s’habiller pour partir et retomba sans connaissance.

Revenu à lui, il écrivit à Duport :


« Je t’envoie les deux lettres que renfermait la tienne ; lis-les, et juge de mon désespoir ! J’ai voulu partir, cela est impossible ; en sortant du lit, je suis retombé sans mouvement. Au nom du ciel, cours à Montreux ! va t’assurer de cet horrible malheur que tout me démontre n’être que trop certain, et écris-moi, écris-moi vite, ne me cache rien… Cours, ne perds pas une seconde, je t’en prie à genoux. »


La lettre partie, Milbert fut saisi d’une fièvre violente et d’un délire qui mirent sa vie en danger pendant plusieurs jours ; il parlait de Fanny, demandait s’il était venu des lettres pour lui, parlait de son mariage, appelait Félix.

Enfin, quand il fut plus calme, on lui remit une lettre, arrivée déjà depuis deux jours ; elle était de Félix Duport.


Félix Duport à Eugène Milbert.


Calme-toi, console-toi, la tragédie n’a pas eu de cinquième acte ; il n’y a personne de mort ; j’arrive de Montreux, où j’ai eu les renseignements que voici :

Je descendis à l’auberge, la seule, je crois, du pays ; je demandai à dîner, et je fis causer l’hôte sur divers sujets ; puis je lui demandai s’il pouvait me dire la vérité sur certaines choses que l’on m’avait racontées de la famille Gautherot.

— Là-dessus, monsieur, me dit-il, on a fait bien des récits sur eux, il y a cinq ou six mois, et je pourrais me tromper si j’essayais de vous les conter aujourd’hui.

— Mais enfin, dis-je, n’est-il pas arrivé un malheur à leur fille ?

— Ah ! mademoiselle Fanny ? Il lui est arrivé plusieurs malheurs, à ce qu’on disait, car je ne vous garantis rien ; le dernier est d’être tombée dans le lac, d’où elle a été retirée, plus d’à moitié morte, par un voyageur. Quelques personnes disaient qu’elle s’y était jetée volontairement ; mais que ne dit-on pas ? Du reste, si monsieur est curieux d’en savoir davantage, il n’a qu’à demander, à Genève, mademoiselle Élisabeth, domestique chez M. Phélippaux, qui était, à cette époque, au service de la famille Gautherot.

Je t’envoie bien vite ceci ; je te dirai dans une seconde lettre ce que je saurai par mademoiselle Élisabeth.

Félix Duport à Eugène Milbert.


J’ai trouvé mademoiselle Élisabeth, et voici son histoire :

— Monsieur, m’a-t-elle dit, je m’étais bien aperçue que M. Milbert, le neveu, venait la nuit voir mademoiselle et montait par la fenêtre ; la pauvre fille, malgré cela, était l’innocence même ; car elle fut bien étonnée, je vous assure, quand je lui appris qu’elle était grosse. Elle écrivit alors à M. Eugène, mais il était parti ; je n’ai su cela qu’après ; car, à moi, elle me dit que tout allait bien, que tout allait s’arranger, qu’on allait les marier, etc. Elle avait l’air aussi tranquille et aussi calme que jamais ; seulement, elle était très-pâle ; mais la pauvre petite n’avait plus guère de couleurs depuis quelque temps. Le soir, après dîner, elle alla à l’église, puis la nuit vint, et je ne la vis pas rentrer ; mais je n’étais pas inquiète, je me disais :

» — C’est que les prières sont longues aujourd’hui.

» Madame Gautherot se coucha, et me dit :

» — Élisabeth, vous irez chercher Fanny à l’église.

» Je pris une lanterne et je me dirigeai vers l’église ; elle était fermée, et je me disais :

» — Il faut que mademoiselle soit passée à côté de moi !

» Lorsqu’un homme me frappa sur l’épaule en m’appelant par mon nom.

» — Élisabeth, me dit-il, est-ce vous ?

» — Oui, monsieur Éloi, lui dis-je ; car j’avais reconnu M. Éloi Milbert, l’oncle.

» — C’est bien, dit-il, attendez-moi là, et ne faites aucun bruit ; votre jeune maîtresse est malade, et je la ramène avec un homme que j’ai rencontré ; il faut que nous rentrions chez vous sans qu’on nous voie.

» — Oh ! mon Dieu, monsieur Éloi, tout le monde dort, rien n’est plus facile.

» — C’est bien.

» Il retourna sur le chemin, puis il revint avec un homme qui soutenait ou plutôt portait mademoiselle Fanny. Elle était enveloppée dans un grand manteau à M. Milbert.

» — Tenez, mon ami, dit-il à cet homme, voici pour vous ; allez chercher mon cheval et amenez-le à l’auberge. Surtout ne parlez à personne de ce que vous avez vu.

» À nous deux, nous ramenâmes mademoiselle Fanny ; elle tremblait de tous ses membres.

» — Il faut, me dit M. Milbert, lui bassiner vite un lit et la coucher.

» — Je lui obéis, et c’est seulement en ôtant le manteau pour la déshabiller que je vis qu’elle sortait de l’eau.

» — Elle sera sans doute tombée dans le lac, en se promenant, me dit M. Milbert ; la nuit est si noire !

» Et, en me disant cela, il me mit trois louis dans la main. Je compris que ce qu’il me disait là n’était peut-être pas ce qu’il croyait, mais ce qu’il fallait que je crusse. Je répondis :

» — Oh ! oui, si noire !

» Quand elle fut couchée, elle reprit peu à peu ses sens, puis elle dit quelques mots sans suite. M. Éloi me dit de le laisser seul avec elle. Je le fis sans difficulté, après avoir allumé un grand feu ; car M. Milbert était lui-même fort mouillé. Ils causèrent presque toute la nuit. Je voulus d’abord écouter, par intérêt pour mademoiselle Fanny ; mais je ne pus rien entendre, si ce n’est qu’elle pleurait beaucoup. Avant le jour, M. Milbert s’en alla, en lui disant :

» — Allons, calmez-vous, je me charge de tout.

» Elle prit une de ses mains et la baisa. À moi, il me dit :

» — Vous ne m’avez pas vu.

» Le lendemain, M. Milbert arriva, comme de Lausanne. M. Gautherot était sorti dès le matin, selon sa coutume. Quand il rentra il dit :

» — J’arrive tard ; c’est qu’on me racontait une singulière histoire : on parlait d’une jeune fille qu’on a repêchée hier au soir dans le lac. Il y a réellement des parents qui ne voient rien.

» M. Milbert fit signe à M. Gautherot de me faire sortir, et, comme je restai un peu en dehors de la porte, j’entendis M. Éloi qui disait à M. Gautherot :

» — Et savez-vous qui est cette fille ?

» — Non, répondit M. Gautherot.

» — Eh bien, c’est la vôtre, dit M. Milbert.

» Madame Gautherot jeta un cri ; M. Gautherot se leva et retomba assis, et, comme je pensai que quelqu’un allait peut-être sortir, je m’éloignai de la porte.

» Voilà tout ce que j’ai su par moi-même, monsieur, me dit alors mademoiselle Élisabeth, parce que, deux jours après, on a congédié toute la maison ; et M., madame et mademoiselle Gautherot ont traversé le lac et sont partis pour l’Italie avec M. Éloi Milbert.

— Mais, lui dis-je, qu’est devenue mademoiselle Gautherot ?

— On m’a dit qu’ils étaient revenus depuis une quinzaine de jours, qu’ils demeurent tous chez M. Éloi Milbert, et qu’il appelle mademoiselle Fanny madame Milbert. Il est arrivé ce que j’avais bien prévu ; la petite personne s’est décidée à épouser l’oncle, et, celui-ci, aveugle comme les vieillards quand ils s’avisent d’être amoureux, a accepté un héritier tout fait. Quelques personnes ont dit que mademoiselle lui avait tout avoué, et qu’il l’avait épousée la même chose : cela me paraîtrait un peu fort.

Voilà donc, mon chère Eugène, ton roman fini par un dénoûment qui ne répond pas à la poésie du commencement ni à la tristesse du milieu. Ne t’afflîge pas trop de l’infidélité de ta maîtresse : la pauvre fille ne pouvait guère faire autrement ; et, d’ailleurs, si elle avait passé sa vie à t’attendre, triste, honteuse, solitaire, il est plus que probable que tu aurais trouvé en France ou ailleurs quelque bonne occasion, et que tu l’aurais abandonnée pour épouser une autre femme. Il est bien rare que ces romans-là finissent comme dans les livres. Le commencement seul ne coûte rien, et on s’y embarque volontiers.

Que vas-tu faire maintenant ? J’espère que ta blessure n’est rien. Viens jusqu’ici, et nous causerons. Il est assez maladroit d’avoir fait à une fille qui devient ta tante un enfant qui se trouve être ton cousin et te déshérite. Je ne pense pas que, pour cela, ton oncle veuille t’abandonner ; peut-être, au contraire, saisira-t-il une occasion de réparer l’espèce d’injustice qu’il croit te faire.

À toi.

Félix.

À peine cette lettre était-elle partie, que M. Éloi Milbert arriva chez Félix Duport.

— Monsieur, lui dit-il dès la porte, est-il vrai que mon neveu soit ici ?

— Non, monsieur, dit Félix Duport ; il est à Lyon avec un coup d’épée, et je viens de lui écrire.

— Monsieur, il faut que nous allions à Lyon tout de suite.

— Je le veux bien, monsieur.

— Voulez-vous faire demander une voiture et des chevaux ?

— Tout de suite.

— Oh ! mon Dieu ! et des passe-ports !

— Vous n’en avez pas ?

— Non.

— Ni moi non plus… Il faut en demander ; mais nous ne les aurons que demain, et alors nous pourrons prendre tout simplement la diligence.

— Je vais aller retenir les places.

— Je vais aller avec vous pour demander les passe-ports.

Le lendemain au soir, ils partirent de Genève ; le surlendemain, de bonne heure, ils étaient à l’hôtel d’Eugène.

M. Milbert ?

— Parti.

— Comment, parti ?

— Parti d’hier au soir.

— Où est-il allé ?

— En Amérique.

— En Amérique ?

— C’est tout ce qu’il nous a dit.

— Il n’a rien laissé ?

— Une lettre pour un M. Félix Duport, que l’on doit avoir mise à la poste. — Eh ! Joseph, avez-vous mis à la poste cette lettre pour Genève ?

— Non, pas encore.

— Monsieur, cette lettre est pour moi ; en voici la preuve sur mon passe-port.

— Eh bien, monsieur, voulez-vous vous charger également d’un vieil habit que ce monsieur avait donné à raccommoder, et qu’il n’a pas attendu ?

— Volontiers.

— Il est dû trois francs à l’ouvrier qui l’a raccommodé.

— Les voici.

Quand l’oncle Éloi et Félix furent dans la rue, ils ouvrirent la lettre.

« Mon cher Félix, je pars désespéré ; je ne sais si je n’étais pas moins triste quand je l’ai crue morte. Le but de ma vie est manqué. Je n’aurai pas recours à mon oncle, que je hais maintenant. Un négociant veut m’emmener en Amérique, pour tenir les écritures à bord de son navire et dans sa maison. Je pars dans quelques heures, quoique je ne sois qu’à peu près guéri. Peut-être ne reverrai-je jamais la Suisse ! Je n’oublierai pas toutes les preuves d’amitié que j’ai reçues de toi.» Ton ami.

» Adieu.
» Eugène. »

L’oncle Éloi paraissait atterré, et répétait sans cesse :

— En Amérique !

— J’aime autant cela, se disait Félix ; il reviendra calme et guéri de son amour.

— Ah ! monsieur !… dit l’oncle.

Mais on vint les avertir que la diligence repartait pour Genève, et, comme ils n’avaient rien de plus à faire à Lyon, ils remontèrent en voiture.


Il se passa une année, pendant laquelle les choses suivirent leur cours ordinaire. Félix Duport avait succédé à son père dans sa maison de commerce et faisait d’assez bonnes affaires. L’oncle Éloi lui écrivait de temps en temps :

— Avez-vous des nouvelles de mon neveu ?

À quoi l’autre répondait :

— Pas encore.

Un matin, un homme demanda à parler à M. Félix Duport, et refusa de dire son nom pour qu’on l’annonçât.

— Dites-lui seulement que c’est quelqu’un qui espère n’avoir pas besoin d’être annoncé.

— Ce ne peut être qu’Eugène, dit Félix Duport.

Et il vint le chercher dans l’antichambre.

Il n’y avait pas besoin de demander à Milbert l’état de ses affaires. Il avait la figure amaigrie et hâve ; son habit bleu, toujours le même, était dans un état tout à fait déplorable.

Après qu’ils se furent embrassés, il dit :

— Fais-moi donner à déjeuner, j’ai faim : j’arrive de Lyon à pied… Il paraît, dit-il en mangeant, que tu as eu de meilleures chances que moi. Je n’ai rien fait de bon dans l’autre monde, pas plus que dans celui-ci. La maison pour laquelle je voyageais a fait faillite. Il m’a fallu attendre misérablement une occasion pour revenir en Europe, et me voilà. Et toi, donne-moi des nouvelles.

— Ton oncle, dit Félix Duport, s’occupe beaucoup de toi ; il te tirera d’affaire, et nous irons dès demain à Lausanne.

— Hum ! hum ! fit Milbert.

— Il n’y a pas de hum, hum ; lui et moi, nous nous chargeons de toi ; tu n’arrives plus là-bas en enfant prodigue ; ton oncle se croit des torts envers toi.

— Et… ?

— Je sais ce que tu veux dire ; nous en parlerons plus tard.

— Pourquoi ?

— Parce que…

Un domestique de Duport entra, et dit :

— Monsieur, il n’y aura pas de place pour demain ; mais, si vous voulez partir ce matin…

— Pourquoi pas ?

Et il ajouta bas à son domestique :

— Et ma lettre ?

— Partie, répondit le domestique.

— C’est bien.

— Mais, Félix, je suis en triste équipage pour rentrer chez mon oncle.

— Nous trouverons ce qu’il te faut dans ma garde-robe.

En effet, on trouva des bottes, du linge, un pantalon, un chapeau ; mais Félix, dans sa vie calme et uniforme, avait pris un remarquable embonpoint, et ses habits étaient du double trop larges pour Milbert. On frotta, on brossa, on mouilla l’habit bleu, on passa de l’encre sur les coutures ; il n’était pas présentable, même après ces opérations.

— Par ma foi, dit Eugène en riant, quand je suis parti pour l’Amérique, terre de l’or et des oncles millionnaires, je ne pensais pas que je regretterais mon habit gris, que j’ai laissé à l’auberge.

— Ton habit gris ? mais il est ici ; on me l’a donné à Lyon, quand nous sommes allés t’y chercher avec ton oncle.

— Ah ! je serais enchanté de le revoir.

L’habit gris fut cherché et retrouvé, et allait assez bien ; l’état de détérioration de l’habit bleu lui donnait un air fort passable.

Une demi-heure après, les deux amis partirent pour Lausanne.

En passant devant Montreux, qui se trouvait à gauche sur la hauteur, Eugène demanda à y monter un instant. Le conducteur y consentit avec peine.

Sur la terrasse rien n’était changé, le chèvrefeuille n’avait plus que quelques fleurs ; mais les jasmins et les rosiers en étaient couverts.

— Que de beaux rêves j’ai faits ici ! dit Milbert à son ami.

Il prit une des dernières fleurs du chèvrefeuille, et ils redescendirent.

— Vais-je voir… ma tante… et… mon cousin ?

— Ton cousin n’est pas à Lausanne ; je pense que nous y trouverons Fanny.

Milbert fut silencieux jusqu’à l’arrivée. Il faisait nuit. Ils traversèrent les rues de Lausanne sans se parler.

— Oh ! mon Dieu, dit Milbert, que se passe-t-il dans la maison de mon oncle ? Vois-tu comme elle est éclairée ?

— C’est vrai.

— Mais j’entends les violons…

— On danse ; pourvu qu’on y soupe !

— Tiens, Duport, cela me fait mal d’entrer dans cette maison.

Félix avait sonné deux fois et le poussa dans la maison sans lui répondre.

— Qu’annoncerai-je ? demanda un domestique.

M. Félix Duport et un de ses amis.

Le domestique annonça. L’oncle Éloi vint à la rencontre des deux amis. Ce n’était plus le vieillard coquet avec sa perruque blonde ; il avait arboré les cheveux gris et un costume convenable à son âge.

— Ah ! te voilà, dit-il à son neveu ; justement, il manque un vis-à-vis.

Et il l’entraîna.

— Mais, mon oncle !…

— Viens, viens ; tiens, on commence.

— Mais j’arrive d’Amérique.

— En place ! en place !

En le poussant, le tirant, l’oncle Éloi conduisit son neveu auprès d’une femme assise.

— Madame, voulez-vous danser avec mon neveu ?

Les violons commencèrent, et on dansa. Milbert brouillait tout ; il ne comprenait rien à ce qui se passait ; il s’arrêtait tout court au milieu d’un pas, et se mettait à danser comme s’il se fût réveillé en sursaut.

La contredanse finie, son oncle le prit par le bras, et, suivis de Félix Duport, ils passèrent dans un autre appartement richement décoré.

— Voici ton logement, dit l’oncle.

— Ah ! mon oncle, vous êtes trop bon.

— En es-tu content ?

— Je ne mérite pas…

— Si fait bien. Maintenant, viens voir Fanny.

Eugène suivit son oncle, la tête basse, le cœur serré.

— Elle est dans sa chambre à finir sa toilette ; va devant, et demande-lui si nous pouvons entrer.

— Mais, mon oncle…

— Tiens, voilà la porte ; c’est la première, tu frapperas à la seconde.

— Mais…

— Fais ce que je te dis.

Il entre.

— Ah çà ! dit l’oncle Éloi à Duport, vous n’avez rien dit ?

— Non, parole d’honneur !

— Il ne sait pas que c’est sa femme qu’il va trouver là ?

— Non.

— Il va être un peu surpris. Nous les marierons dans huit jours, de l’autre côté du lac, où est le petit ; car tout le monde ici les croit mariés depuis quinze mois et l’appelle madame Milbert : c’était le seul moyen d’arrêter tous ces bavardages de petite ville.

— Mais ils nous oublient ; nous ferons bien d’entrer.

Ils trouvèrent Fanny et Eugène pleurant dans les bras l’un de l’autre.

Eugène quitta sa maîtresse pour se jeter dans les bras de son oncle.

— Oh ! mon oncle, quelle trahison !

— Et toi donc ! Du reste, c’est elle qui a tout fait ici ; elle est la maîtresse absolue, elle m’a fait ôter ma perruque, elle m’a fait vieux pour avoir un vrai oncle ; si tu savais comme elle m’a grondé de n’être pas arrivé à temps à l’hôtel de Lyon, quand tu es parti si mal à propos pour l’Amérique ! puis elle a tant pleuré ! Tu vas entrer avec elle dans le salon, et demain, nous partirons pour le Valais.

— Ah çà ! Félix, tu savais donc… ?

— Tout ; mais seulement depuis ton départ pour l’autre monde.

— Allons, allons, dit Éloi, on danse, il faut rentrer ; nous causerons de tout cela plus tard.