Karr - Contes et nouvelles/Romain d’Étretat

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Contes et nouvellesMichel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 83-135).

HISTOIRE

DE ROMAIN D’ÉTRETAT



Le soleil se lève derrière le Havre, et colore de rose le sommet de la falaise blanche de la Nève. La mer, unie comme une glace, est d’un bleu sombre ; les voiles hautes des navires qui passent lentement au large sont empourprées par les premiers rayons du matin ; une faible brise souffle de l’est. C’est assez pour conduire mon canot. Le Goëland, corps et voiles, est blanc comme l’oiseau dont il porte le nom ! il n’a pas tout à fait quinze pieds de longueur.

— Allons, maître Pierre, prépare tout pour sortir.

Maître Pierre est aujourd’hui un peu lent et engourdi. Hier, vers la fin du jour, comme il rentrait chez lui, une escouade d’enfants le suivait, à une distance respectueuse, marchant au pas, et sur un seul rang, en chantant, selon leur usage quand ils reconduisent ainsi un homme suspect de station prolongée dans les cabarets, une chanson en un seul vers. Je ne dirai pas comme Virgile : Numéros memini… si verba tenerem. Au contraire, c’est l’air que je ne puis transcrire ici, tandis que je puis facilement écrire le poëme, qui consiste en ceci : « Il aura mal à la tête demain. » Cette chanson consacrée se répète quelquefois pendant une demi-lieue derrière le patient, qu’elle finit souvent par mettre dans une fureur peu dangereuse, à cause de l’espace que laisse son escorte entre elle et lui.

Il est juste de dire que ce n’était pas uniquement et grossièrement pour boire que notre Pierre était entré au cabaret. Il lui était survenu un ami, un ancien compagnon de pêche sur le banc de Terre-Neuve, et c’était pour célébrer ce retour de leur vieille amitié qu’ils avaient passé une partie de la journée à choquer « des verres pleins et des mots vides, » en se rappelant quelquefois la chanson normande :

Remplis ton verre vide,
Vide ton verre plein ;
Ne laisse jamais dans ta main
Ton verre ni vide ni plein.

Il faut être né en Normandie pour s’enivrer avec du cidre ; les étrangers en boivent impunément. Il paraît que la Providence, dans sa bonté pour l’homme, lui donne partout les moyens d’oublier. Partout il faut que l’homme s’enivre. Je suis persuadé que, dans un pays où il n’y aurait que de l’eau, les habitants de ce pays réussiraient à s’enivrer avec de l’eau. Je ne sais si les Anglais, qui, comme les Normands, honorent un autre Bacchus jaune, au lieu du vrai Bacchus, du Bacchus vermeil, réussissent convenablement à s’enivrer avec de la bière, contre laquelle Julien l’Apostat a fait une épigramme grecque, dans laquelle il lui reproche de « n’être pas le vrai Bacchus. » Il est vrai que la bière que buvait Julien avait été faite aux environs de ce qui est devenu Paris.

Toujours est-il que maître Pierre et son ami — flavo inflati Iaccho — sortirent fort chancelants du cabaret où ils avaient passé plusieurs heures sous une tonnelle de sureau. Tant qu’ils n’avaient été qu’un peu ivres, le cidre n’avait développé chez eux que des sentiments tendres ; mais, à un degré plus intense, une vertu hargneuse, l’orgueil de la patrie, prit des proportions exagérées. Maître Pierre est Normand, né à Yport, près de Fécamp ; son ami est Breton. Celui-ci dit à l’autre :

— Tiens, tu es un brave ; c’est dommage que tu n’es pas Breton, comme il convient à un honnête homme.

— Crois-tu, dit Pierre qu’un Normand ne vaut pas un Breton ?

La question n’avait pas tardé à s’envenimer, si bien qu’ils se lancèrent d’abord les dictons faits contre les deux provinces, puis les verres et les pots. Le cabaretier les leur fit payer, et les mit dehors. Ils s’en allèrent côte à côte sans rien dire. Au bout d’un quart d’heure, Pierre dit à son ami :

— Yvon, je veux ta vie.

— Viens la prendre, dit Yvon en se mettant sur la défensive.

Nos deux hommes étaient à ce moment au plus haut degré de l’ivresse ; leurs jambes ne pouvaient plus les soutenir. Ils s’avancèrent l’un sur l’autre ; mais le bras de Pierre, levé avec colère, se posa engourdi sur l’épaule d’Yvon. Yvon également s’appuya sur Pierre et tous deux, heureux de trouver l’un dans l’autre un appui devenu indispensable, abjurèrent leur haine, et restèrent étayés en arc-boutant, formant à eux deux une sorte d’A.

Je ne sais combien de temps ils seraient restés dans cette position, si les enfants qui sortaient de l’école ne les avaient aperçus ; ils s’étaient alors rangés en cercle, et avaient, à un signal, entonné avec un remarquable ensemble la chanson déjà citée : « Ils auront mal à la tête demain. » Cette mélopée avait réveillé les deux champions ; ils avaient d’abord voulu se mettre en colère, et poursuivre les enfants ; mais ceux-ci s’étaient enfuis, et avaient reformé plus loin un cercle plus large. Les deux amis se séparèrent alors, et chacun prit la route de son logis. Les enfants se divisèrent en deux escouades, dont l’une se rangea derrière Pierre et l’autre derrière Yvon, et chacun des détachements reconduisit son homme jusque chez lui, en chantant : « Il aura mal à la tête demain. »

Outre donc qu’il est fatigué et engourdi ce matin, maître Pierre est un peu honteux ; il s’attend à un sermon, et il ne me parlera pas le premier. Cependant l’étonnement le fit manquer à son habitude sous ce rapport.

— Oh ! me dit Pierre, que se passe-t-il sur notre rade, ce matin ? Quels sont ces bâtiments pavoisés ?

— Il n’est pas difficile de voir que ce sont des Anglais ; leur pavillon est développé.

— Ce n’est pas ce que je vous demande, monsieur. Dieu merci, il n’y a guère de pavillons que je ne connaisse, et, si j’en ignorais un, ce ne serait pas le pavillon anglais, qui encombre toutes les mers du monde. Mais, monsieur, c’est une vraie flotte de vapeurs ; est-ce qu’ils viennent encore bombarder le Havre ? Nous allons alors entendre une jolie musique. Il faut que la batterie de Sainte-Adresse y mêle sa voix.

— Ces steamboats, maître Pierre, ne viennent pas nous bombarder ; ils viennent faire des prisonniers, qu’ils vont emmener à Londres ; mais des prisonniers volontaires qui sont arrivés ce matin de Paris par le chemin de fer. Les Anglais ont eu une grande idée, maître Pierre ; ils ont élevé un palais de verre, et ils ont invité l’industrie du monde entier à venir y exposer ses produits à côté des leurs. La France et l’Angleterre vont encore une fois se mesurer, mais pacifiquement, sur le terrain des sciences, des arts, de l’industrie ; ces deux rivales se rencontrent partout, et grandissent l’une par l’autre ; cette guerre désormais la seule possible, cette guerre de progrès, la seule qui ne soit pas une horrible folie ; cette guerre, au lieu de répandre la mort, la désolation et la misère, donne aux combattants de part et d’autre la vie et la richesse.

Pendant que nous parlions ainsi, Pierre avait paré l’embarcation. Nos voiles hissées, doucement gonflées par le vent d’est, faisaient glisser le Goëland sur la face unie de la mer. Je tenais la barre ; Pierre, à l’avant, avait allumé sa pipe.

Il y a quelque temps, par une marée basse, j’ai trouvé entre les rochers, sur une moullière, un peu plus de la moitié d’une bombe ; — c’est une bombe qui, probablement, a été lancée autrefois par les Anglais sur le Havre. Cette bombe est fort curieuse, en cela que deux huîtres y avaient établi leur domicile ; sur la paroi intérieure de la bombe adhéraient deux huîtres parfaitement vivantes. La bombe est dans mon jardin ; il ne reste plus que les écailles inférieures des huîtres. Quel sarcasme ! l’huître, le symbole du calme et de l’immobilité, choisit pour domicile l’invention la plus terrible de la méchanceté humaine.

Cependant nous étions arrivés au Havre, et j’avais échoué mon canot sur la plage de Frascati. J’entrai dans la ville : quel tumulte, bon Dieu ! et quelle foule ! Pendant que la flotte anglaise bloque le Havre par dehors, tout Paris l’envahit du côté de la terre ; il est à peine six heures du matin, et les rues sont pleines de femmes, de femmes jeunes, belles, élégantes, qui ont passé la nuit en voiture et n’ont pas sommeil, et ne sont pas fatiguées : le plaisir du changement allume dans leurs yeux de rapides étincelles. D’ailleurs, depuis cinq mille ans que les hommes et les femmes vivent ensemble, ils en sont encore à ne pas se connaître et à chercher à s’attraper.

L’homme exagère sa force et son courage, comme la femme exagère sa faiblesse et sa timidité. Il n’y a que l’ennui que les femmes redoutent ; l’ennui seul les fatigue, l’ennui seul les tue. Une femme ne meurt jamais que d’ennui ; à soixante-quinze ans une femme ne meurt pas parce qu’elle est vieille, mais parce qu’on ne l’amuse plus. Une femme qui s’amuse est de fer et d’airain ; il n’y a pas de portefaix capable de suivre tout un hiver dans le monde la plus frêle, de nos femmes, si elle est jolie, si elle a beaucoup de toilettes fraîches, si elle a du succès ; à la moitié de la saison, le portefaix, exténué, demandera à aller porter des sacs de farine pour se reposer, et rétablir sa santé. Nous ne sommes le sexe fort que parce que nous ne sommes pas le beau sexe ; sans la faiblesse qu’affichent les femmes adroites, notre force paraîtrait piteuse, et nous ne serions plus rien du tout.

Toutes ces jeunes femmes aussi vont faire la guerre : ce sont elles qui vont envahir l’Angleterre ; elles vont faire une exhibition de cheveux bruns, d’yeux noirs et vert de mer, à côté des cheveux blonds et des yeux bleus des Anglaises ; elles vont montrer leurs pieds fins et cambrés, à côté d’infirmités qui, nu-pieds, sont chinoises. Elles sont audacieuses et confiantes, elles ne redoutent pas les beautés les plus correctes ; si elles ne peuvent vaincre en bataille rangée, elles comptent sur la grâce, sur l’élégance, sur la coquetterie, pour escamoter la victoire.

On va combattre ainsi, et parer l’Exhibition de ses plus belles robes et de la manière de les porter.

Va-t-il rester ici quelques femmes pour échantillon et pour la fête de nos yeux ?

Mais qu’est-ce que cela me fait ? J’oublie que, moi aussi, je dois aller à Londres.

Aller à Londres ! c’est bien grave pour moi qui ne suis guère voyageur. Le goût des voyages promet bien plus d’ennui de ce qu’on quitte que de désir de ce qu’on va voir, et je ne m’ennuie pas ici. Ici, où j’ai mon jardin, ma cabane au bord de la mer et mes canots.

Aller à Londres ! En attendant, retournons à Sainte-Adresse ; le Havre envahi, le Havre en tumulte m’est désagréable.

— Allons, maître Pierre, hisse la misaine ; cette petite brise de l’est nous reconduira comme elle nous a amenés.

Et le canot glisse sur la mer.

— Pierre, dis-je à mon matelot, c’est bien ennuyeux de quitter son pays.

— Ah ! monsieur, c’est aussi bien agréable d’y revenir !

— Oui, Pierre, et c’est là le beau côté des voyages. Il y a une punition pour les voyageurs comme pour les inconstants : c’est l’arrivée ; tous les pays et toutes les femmes se ressemblent terriblement.

— Il y a des gens, monsieur, qui non-seulement ne peuvent pas quitter leur pays, mais qui encore aiment mieux s’exposer aux plus terribles dangers que de s’écarter du village, où ils sont nés : témoin Romain d’Étretat.

À ce nom de Romain d’Étretat, je prête l’oreille ; c’est une célèbre histoire que l’histoire de Romain d’Étretat, et qu’on raconte sans cesse ni relâche. Tout le monde la sait sur la côte, mais ce n’est pas une raison ; on se la raconte chacun à son tour, comme on chante souvent la même chanson ; celui qui écoute l’histoire la sait aussi bien que celui qui la raconte, néanmoins il l’écoute religieusement et en silence ; cela lui plaît à entendre ; il aura demain une égale joie à la raconter à celui qui la raconte aujourd’hui, et qui, demain, se fera un vrai plaisir de l’écouter à son tour. Il n’y a pas à Étretat un instant de la journée où quelqu’un ne raconte quelque part l’histoire de Romain ; cette histoire se raconte comme les vestales entretenaient le feu sacré. Il s’est passé peu d’histoires à Étretat, et, semblable à madame de Sévigné, qui reprochait à l’histoire romaine qu’elle n’y trouvait pas de parents comme dans l’histoire de France, l’Étretalais ne s’intéresse pas beaucoup à ce qui se passe hors de son admirable pays. Le dimanche, on s’entre-conte l’histoire de Romain, comme les dandys de Londres ou les élégants de Paris vont entendre tous les soirs, au Théâtre-Italien, les trois ou quatre opéras toujours les mêmes qu’on leur chante déjà depuis bien longtemps.

— Vous n’êtes pas, me dit Pierre, sans savoir l’histoire de Romain ?

— On me l’a contée.

— Ah ! monsieur, vous devriez bien me la narrer.

— Mais tu la sais.

— Oui, certes ; mais j’ai idée que monsieur la contera mieux que moi.

— Tu te trompes, je ne l’ai entendue qu’une ou deux fois, et je ne la sais pas très-bien. C’est toi, au contraire, qui vas me la conter.

— Comme monsieur voudra ; vous me la conterez à votre tour une autre fois. Romain était né à Étretat, et il avait vingt ans en 1812…

Mais nous approchions du rivage ; deux silhouettes m’attendaient sur la grève. Pierre cargua les voiles, et nous abordâmes. C’étaient deux Parisiens.

— Eh bien, vous êtes des nôtres ? me dirent-ils.

— Je n’en sais encore rien.

— Ah bah ! vous viendrez avec nous ; on part dans deux heures ; le temps de bourrer votre sac de nuit.

Je rentrai avec eux dans mon jardin. Le jardin, la maison, tout me parut ravissant : j’aimais tout plus que de coutume, rien que par l’idée que j’allais peut-être le quitter pour quelques jours. Ils avaient faim. Après que nous eûmes déjeuné à la hâte, nous nous promenâmes en fumant un cigare.

— Eh bien ? me dit l’un d’eux.

— Eh bien, je suis décidé.

— Ah !

— Je n’irai pas à Londres.

— Vous n’irez pas à Londres ?

— Non.

— Voyons, pas d’enfantillage ; nous n’avons que le temps de regagner le train, et de monter sur le steamboat. Dépêchez-vous.

— Non, je ne pars pas.

— Mais vous n’avez rien à faire ici.

— Raison de plus pour que j’y reste.

Ils me quittèrent en haussant les épaules.

Eh bien, non, je n’irai pas à Londres, et je resterai à Sainte-Adresse. En faisant le tour de mon jardin, j’ai revu toutes mes fleurs, et celles qui déjà étalent leurs riches corolles épanouies, et celles qui sortent à peine de terre. Mes chères fleurs, ce n’est pas seulement un plaisir pour les yeux qu’elles me donnent ; elles se sont mêlées à toutes les tristesses, à toutes les joies de ma vie ; ces joies et ces tristesses, aujourd’hui presque aussi présentes à mon âme les unes que les autres, parce qu’elles sont également contenues dans ma jeunesse qui s’est en allée. Elles refleurissent tous les ans avec les fleurs.

Au printemps, chaque année, alors que la nature,
Revêt tout de parfum, de joie et de verdure,
Quand tout aime et fleurit ;
Dans les fleurs des lilas et des ébéniers jaunes,
De mes doux souvenirs, cachés comme des faunes,
La troupe joue et rit.

Et ce ne sont pas les plus riches fleurs, les plus nouvellement conquises, celles qui viennent de plus loin qui me sont les plus précieuses ; au contraire, toutes celles que je ne connaissais pas dans mon enfance et dans ma première jeunesse n’excitent chez moi que l’admiration ; elles ne m’apportent que leurs couleurs, leurs parfums, et les chants d’oiseaux dont elles cachent les nids. Ainsi ces splendides glycines de la Chine, ces pivoines en arbre du Japon, ces magnolias qui portent de si beaux lis blancs, je les aime, je les admire ; mais ils ne m’apportent pas les émotions qui s’épanouissent tous les ans dans les corolles d’autres fleurs vulgaires et communes. Merci, mon Dieu ! de toutes les choses que votre magnifique bonté a faites communes, le ciel et l’amour, par exemple : il n’y avait ni glycines, ni magnolias, ni pivoines, dans le petit jardin où il a fleuri pour moi tant de tristesses douces, tant de joies amères.

M. Van Houtte, de Gand, m’a envoyé cette année une nouvelle rose blanche, cœlina tubos : c’est une fleur toute nouvelle, rare encore, une fleur avant la lettre. J’en suis très-fier et très-enchanté, c’est une rose du roi blanche ; mais l’ancienne rose blanche dont il y avait un gros buisson dans ce cher jardin, ce jardin où j’avais vingt ans, je ne puis la voir sans un attendrissement profond ; c’est qu’un 24 juin, on me donna une de ces roses blanches en me disant :

— Tenez, Jean, je n’ai pas oublié votre fête.

Et ces volubilis qui se ressèment d’eux-mêmes ces liserons, ces cloches de couleurs diverses qui ne s’ouvrent que pendant la matinée. Il y en avait sur le treillage qui séparait nos deux jardins, et l’aubépine des haies dont je lui avais fait un jour une couronne, qui nous fit ensemble songer à la couronne blanche des mariées.

Ô cher jardin, chères fleurs, qui me racontez tout cela tous les ans, qui me rapportez ma jeunesse verte et fleurie comme les pâquerettes ! mon cœur épanoui et joyeux comme les boutons d’or ! non, je ne vais pas vous quitter au printemps ; non, je ne perdrai pas ces sensations qui gonflent mon cœur comme le soleil de mai gonfle la terre féconde.

J’ai quarante ans. Si je vis très-vieux, je verrai encore ces fleurs et ces souvenirs s’épanouir une trentaine de fois. Je ne perdrai pas une de ces saisons. Qui sait surtout si, d’ici à quelques années, je ne vais pas me dessécher et me racornir comme tant d’autres, prendre ma jeunesse passée et sa sève robuste pour des erreurs, être fier de mon impuissance et honteux d’avoir été jeune, amoureux, généreux ?

Non, je n’irai pas à Londres.

Et mes canots, et mes filets, et les promenades paisibles, au coucher du soleil ou à la lueur de la lune sur la mer calme et immense, vais-je quitter tout cela, tout cela l’œuvre de Dieu, pour aller voir les travaux des hommes ?

Non, mille fois non ; je reste ici.

Bénies soient cependant toutes les idées qui adoucissent l’homme, et qui détruisent les préjugés féroces qui divisent les nations. L’amour de la patrie, comme l’amour de la famille, ne doit pas être un prétexte honnête de haïr tout ce qui est en dehors d’un certain espace. Ce n’est pas avec le cadavre des autres hommes qu’il faut engraisser les guérets de la patrie, c’est avec le fumier des bestiaux nourris dans d’opulents pâturages. Les hommes ne sont pas partagés en différents pays pour se retrancher les uns contre les autres, pour vomir des imprécations et des menaces, et se faire une vertu de la haine, de la rapacité, de l’assassinat, quand ils s’exercent sur des gens qui ne prononcent pas ci ou th comme nous. Les hommes nés sous divers climats, destinés par la Providence à diverses industries, doivent faire produire à la terre et à leur propre génie tout ce qu’ils peuvent produire, et ensuite échanger ces productions variées et perfectionnées, non pas comme des épiciers furieux et implacables, qui se disputent des chalands à coups de fusil et de canon, et cherchent des prétextes pour échiner d’autres épiciers plus habiles ou plus heureux, mais comme des frères d’une grande famille qui, obéissant aux instincts que la Providence a mis en eux, se sont divisé le travail sur cet immense atelier que nous habitons.

La preuve que, pour beaucoup, l’amour de la patrie n’a été que le masque d’un égoïsme à trente millions d’hommes ; la preuve que les gens du même pays ne s’aiment que de complicité contre ceux des autres pays, c’est que les habitants du même pays se font bien plus de mal entre eux qu’ils n’en font d’ordinaire aux habitants des contrées voisines. Le vol, la calomnie, l’assassinat se pratiquent bien plus entre gens du même pays, les uns sur les autres, qu’à l’égard des étrangers, que l’on n’attaque, pille et tue qu’avec certaines restrictions et selon certaines règles. Un soldat à la guerre a toujours nécessairement beaucoup plus à se plaindre du prince pour lequel il combat que de celui contre lequel il combat.

Des habitants d’une frontière ne pourraient tracer une ligne si ferme, qu’elle n’appartînt pour moitié à un pays, pour moitié à l’autre pays. Certes, vous avez plus de ressemblances, plus de liens de mœurs, d’habitudes, de besoins avec l’ennemi qui est de l’autre côté de la ligne, qu’avec votre compatriote qui est à quatre cents lieues de vous, et ignore votre existence, comme vous ignorez la sienne.

Sur cette ligne est une touffe d’herbe ; est-il raisonnable que vous en aimiez la moitié, que cette moitié fasse partie des riantes prairies de votre belle patrie, et que vous vouliez l’engraisser avec le sang impur de ceux à qui appartient l’autre moitié de la touffe d’herbe ?

À côté de la touffe d’herbe, il y a un caillou ; il peut se séparer en deux. Avec une moitié, vous casserez la tête de l’ennemi ; avec l’autre moitié, il « cassera vos dents dans votre mâchoire ; » Ossa inimici in ore perfringam. Ce préjugé est encore plus bizarre quand il s’agit des Anglais et des Français. Ils ne sont pas séparés par une ligne, par une touffe d’herbe, par un caillou ; ils ont entre eux le terrible et majestueux Océan, une route qui conduit de l’un chez l’autre. À chaque instant, les ports de l’un servent d’asile à l’autre contre la tempête et contre la mort ; à chaque instant, vous apprenez qu’un navire français a sauvé des marins anglais, qu’un navire anglais a recueilli des naufragés français.

Je regarderai partir avec intérêt ces steamboats chargés de Français ; j’écouterai ceux qui reviendront ; je lirai les récits de mes amis, cinq ou six hommes d’esprit et de talent que vous avez attirés là-bas, et qui sont bien capables de ne pas gâter la vérité.

Mais je ne puis renoncer même un mois à ce hameau, autrefois solitude choisie, aujourd’hui village trop peuplé, grâce à l’intempérance de ma plume ; car j’ai dénoncé cette retraite, et elle a été envahie ; et il semble parfois à des gens qui y ont été attirés par mon exemple et par mes récits, qui y ont trouvé une vie douce et sans apprêt que j’y avais instituée ; il leur semble que j’y tiens trop de place, et que j’encombre les lieux où ils sont venus s’entasser autour de moi.

On ne pardonne pas volontiers à l’homme qui vit seul, et qui, par son attitude, semble dire aux autres hommes : « Je ne mettrai plus au jeu avec vous tout l’or de mon cœur contre la fausse monnaie de vos paroles. Vous ne me tromperez pas, vous ne m’attraperez plus.

Mais il y a ici des gens que la pauvreté et le danger rendent bons, et dont l’aspect empêche le cœur de se fermer ; il y a la mer, ce miroir du ciel ; il y a le lever et le coucher du soleil, et les splendides couleurs dont il peint le ciel et l’eau ; il y a onze années, les dernières de ma jeunesse, les dernières où il se passe pour l’homme des choses dont il aime à se souvenir.

Il y a…

Mais je m’arrête. Quand j’écris, il me semble toujours que j’écris à quelque ami, connu ou inconnu ; et je me laisse parfois aller à des épanchements qui m’ont été fort reprochés.

Je n’irai pas à Londres ; je resterai à Sainte-Adresse. Quelques amis me donneront la main en partant et en revenant.

Et l’histoire de Romain d’Étretat ?

Où en étais-je, de l’histoire de Romain d’Étretat ? — Je n’étais pas très-avancé. Pierre avait manifesté l’intention de la raconter et nous avions parlé d’autre chose.

Étretat est un bourg de Normandie, situé à vingt-trois kilomètres nord-est du Havre-de-Grâce ; une vallée étroite, qui paraît avoir été le lit d’un torrent, descend vers la mer par une pente rapide. La plage forme un amphithéâtre, borné à droite et à gauche par des falaises de rochers de trois cents pieds de haut. De cet amphithéâtre fermé, on sort des deux côtés par des portes que la mer a creusées dans le roc : on les appelle porte d’Aval et porte d’Amont. La porte d’Amont est ronde et basse ; la porte d’Aval, en forme d’ogive, ressemble au portail d’une cathédrale. Auprès de cette porte est un immense obélisque de roche blanche, au sommet duquel les mouettes et les goélands se plaisent à faire leurs nids.

Quand la mer est pleine, on passe sous les portes en canot ; à la marée basse, on peut y passer à pied sec. La mer a, en outre, creusé des cavernes, revêtues d’algues et de varechs, qui contribuent à faire d’Étretat un des sites les plus sévèrement pittoresques qu’il soit possible de voir. Une source très-abondante coule à la mer par-dessous le galet, non loin de la porte d’Aval. On prétend que ç’a été une rivière qui s’est perdue sous terre ; pour dire la vérité, elle apporte autant d’eau à la mer que beaucoup de rivières auxquelles la grammaire de la géographie donne le droit de s’appeler fleuves.

C’est là que se rassemblent les femmes d’Étretat pour laver le linge. Elles forment dans le galet un trou rond, qui se remplit d’une eau limpide et douce, et improvisent ainsi un baquet commode, dont l’eau se renouvelle sans cesse. Après quoi, elles étendent leur linge sur les galets, lavés par la mer à chaque marée, et chauffés par le soleil à la marée basse. Le galet d’Étretat ne ressemble pas à celui qu’on rencontre le plus souvent au bord de la mer. Ainsi, sur les plages du Havre, par exemple, les falaises formées de terre et de craie sont souvent dégradées par la mer ; les pierres qu’elles contiennent, qui sont, comme toutes les pierres, de forme irrégulière, usent leurs angles et s’arrondissent à force d’être roulées par les lames ; mais cette opération est assez longue ; et, comme il s’en détache sans cesse de nouvelles, le galet présente aux yeux et, qui pis est, aux pieds, des cailloux de toutes formes, hérissés d’aspérités et de pointes. À Étretat, au contraire, où il n’y a pas de terre au bord de la mer, où il ne se détache qu’à des espaces très-éloignés quelques morceaux de rocher, ce sont les mêmes pierres, toujours roulées, toujours sassées, ressassées, usées, polies, qui forment le bassin, de sorte qu’elles sont presque toutes ou rondes ou en forme d’œufs ; on y trouve souvent des sortes d’agates d’une belle couleur.

La fontaine, ainsi s’appelle la place que nous avons désignée, et où coule sous les galets l’ex-rivière d’Étretat, est le lieu de réunion le plus important du pays ; là, tous les jours, à la marée basse, parfois même la nuit avec des lanternes, car il faut obéir à la marée et non au cadran de l’horloge, là, les femmes, réunies pour laver, jasent et babillent tous les jours pendant plusieurs heures ; chacune apporte le produit de sa chasse, c’est-à-dire tous les bruits, toutes les rumeurs, qu’à Paris on appelle cancans, potins en Normandie, et ramages dans les Ardennes.

Quelqu’un dont les femmes ne se défieraient pas et qui pourrait les entendre à la fontaine sans qu’elles se crussent écoutées, aurait tous les jours, le journal d’Étretat.

L’histoire que raconte Pierre se passe à une époque déjà assez éloignée de nous ; Étretat n’avait pas alors une auberge où l’on bût du vin de Champagne : c’était sous l’Empire.

Dans ce temps-là, dit Pierre, on prenait tout le monde pour la guerre ; on consommait des hommes, que ça faisait pitié. Quand on avait pris des hommes et qu’ils étaient dépensés et tués, au lieu de nous en rendre on nous en reprenait d’autres, c’était nous qui en devions. Passe encore quand on prenait les pêcheurs pour la marine, c’était leur état, ils quittaient leur famille, leurs amis, leur fiancée ; mais au moins ils ne quittaient pas la mer. Mais l’empereur consommait bien plus d’hommes sur terre que sur mer, et c’était là ce qui chagrinait le plus les garçons.

Une nuit que la marée basse se trouvait vers deux heures du matin, les femmes lavaient à la fontaine, chacune ayant sa lanterne près d’elle, de sorte que, du haut des falaises, il semblait voir de grosses lampodes, ces vers luisants, épars sur le galet.

On parla de choses et d’autres, et, comme de coutume, on ne se fit pas faute de potins. Cependant, à cette marée, on ne parlait bien volontiers que d’une chose, à savoir : d’une nouvelle levée de jeunes gens qu’on venait de faire dans le bourg. Douze jeunes marins avaient été désignés pour partir le lendemain, et rejoindre le régiment auquel on les avait incorporés.

Douze familles étaient dans le deuil et le chagrin, sans parler des maîtresses et des fiancées des garçons désignés.

— Il paraît, dit une des lavandières, qu’on ne veut plus laisser que des femmes à Étretat ; on enlève tout ce qu’il y a de jeunes gens, et, de ceux qu’on emmène, nous n’en voyons pas revenir.

— Celui qui me fait le plus de peine, dit une autre, c’est mon cousin Romain : on allait le marier la semaine prochaine avec Bérénice Valin, et voilà que le père a déclaré qu’il ne lui donnerait sa fille que quand il serait revenu du service.

— Cependant, dit une troisième, il y a une chose que j’ai remarquée et qui m’a bien étonnée : c’est que, tandis que les autres se désespéraient et se lamentaient, Romain n’a pas dit un mot et n’a pas versé une larme.

— Il aime pourtant bien Bérénice.

— Qui sait ? les hommes sont si changeants !

Le lendemain matin, le tambour appela les jeunes gens qui devaient se mettre en route ; on les compta, ils n’étaient que onze, Romain seul manquait ; on l’appela, on alla le chercher chez ses parents d’abord, ensuite chez ceux de Bérénice ; on ne le trouva nulle part.

Les onze autres partirent en pleurant ; comme ils s’en allaient, on vit voltiger des morceaux de papier que le vent portait à la mer ; c’était la feuille de route de Romain, qu’il déchirait et jetait par morceaux, du haut d’une petite guérite au-dessus des falaises, surplombant sur la mer, et qu’on appelle la chambre aux demoiselles. La veille, pendant la nuit, et comme les femmes parlaient de lui à la fontaine, Romain était auprès de Bérénice.

— Romain, lui disait la belle fille, avant ton départ, j’ai voulu te voir, pour te renouveler le serment d’être ta femme ; si tu meurs, je ne me marierai pas ; si tu reviens, je t’attendrai ; tu me retrouveras fidèle, et tu reviendras, j’en ai le pressentiment ; tous les jours, j’irai faire, pour ton heureux retour, une prière à la Vierge… Mais comment se fait-il que, seul des jeunes gens qui partent demain matin, tu sois resté calme, et que tu n’aies pas versé une larme, quand les autres en suffoquaient ? N’es-tu donc pas triste de nous quitter ?

Je dois faire ici un erratum. Je rends mal les paroles de Bérénice. Il y a un mot en Normandie qui a beaucoup de grâce en certains cas : c’est espérer, signifiant attendre. Je n’ai jamais entendu un pêcheur prononcer le mot attendre ; toujours on dit espérer »

— Il est vrai, dit Romain, que je n’ai pas pleuré, et que je ne me suis pas lamenté comme les autres ; mais il y a à cela une raison bien simple : c’est que je ne pars pas.

— Comment ! tu ne pars pas ? N’as-tu pas reçu comme les autres ta feuille de route ?

— Oui, mais je ne pars pas.

— Comment feras-tu ? Qui te l’a permis ?

— Personne. Eh quoi ! parce qu’il plaît à l’empereur de faire la guerre, il faudrait que je quittasse mon pays, ma famille et toi — toi surtout, dont la vue m’est aussi nécessaire pour vivre que l’air que je respire. Allons donc ! mourir pour mourir : là-bas, de chagrin ou de la balle d’un ennemi, ou ici, en me défendant contre les gendarmes ; j’aime mieux mourir ici ; au moins je mourrai à Étretat, et je serai enterré dans le cimetière de la paroisse ; et je te verrai jusqu’à la fin.

— Mais, Romain, tu me fais peur. On t’arrêtera, on te mettra en prison.

— Non, on me tuera peut-être ; c’est tout ce qu’on peut me faire malgré moi. J’y ai bien pensé, je suis décidé. Demain matin, quand les autres partiront en pleurnichant, jette les yeux sur la chambre aux demoiselles.

— Oh ! mon Dieu, Romain, veux-tu donc te jeter à la falaise ?

— Moi ? Non. On me tuera peut-être ; mais on aura de la peine, attendu que je compte me bien défendre. Pourquoi aller me battre contre les Prussiens, qui ne m’ont rien fait ? J’aime bien mieux me battre contre ceux qui veulent m’arracher à tout ce que j’aime : je me battrai bien mieux et avec bien plus de cœur. Non, certes, je ne veux pas me tuer, je veux te voir ; je veux voir la mer jusqu’à la fin. Tu verras s’envoler ma feuille de route : tu compteras les morceaux que le vent emportera ; ça te dira à quelle heure tu devras te trouver à l’avalure (chemin dans le roc) de la porte d’Amont. J’aurai besoin de toi.

Bérénice, quoiqu’elle trouvât excellentes les raisons de Romain, était très-effrayée d’un acte qui ne s’était jamais commis dans le pays : la rébellion contre une feuille de route et contre la gendarmerie. Elle essaya de le faire changer d’avis ; elle lui jura encore de l’attendre en priant pour son retour : Romain fut inébranlable.

Le lendemain, au moment où les autres jeunes gens se mettaient en route avec les gendarmes, Bérénice, les yeux fixés sur la chambre aux demoiselles, vit les morceaux de la feuille de route de Romain qui s’en allaient, portés par le vent, en tourbillonnant ; elle en compta onze. C’était donc à onze heures qu’elle devait se trouver à l’avalure de la porte d’Amont.

Le départ des onze garçons, et plus encore l’absence de Romain, furent le seul sujet des conversations de la fontaine. Comme on ne l’avait pas revu, les unes le croyaient noyé, d’autres pensaient qu’il se proposait de rejoindre ses camarades en forçant la marche, et en s’accordant vingt-quatre heures à passer de plus auprès de Bérénice. Personne n’admettait dans ses suppositions le refus de partir et la résistance à l’empereur, tant c’était une chose sans exemple.

Je suis fâché de ne pas me rappeler dans ce récit les propres paroles de Pierre : sans fausse modestie, mon récit y gagnerait. Mais nous supposons toujours que c’est lui qui parle. Il s’arrêta, nous étions arrivés à nos bouées, et nous commençâmes à relever les lignes que nous avions mises à la mer la veille au soir ; la pêche n’était pas abondante, cependant il y avait à un hameçon un assez gros bar.

C’est tout ce que nous pouvions prendre, me dit Pierre, avec de l’acque (amorce) qui n’était pas frais. Le bar n’aime pas le poisson frais ; mais les autres poissons n’ont pas le même goût que lui ; et je pensais, en revenant à terre, à la prévoyance de la Providence, comment non-seulement elle n’a pas créé un être qui n’ait ses fonctions à remplir, mais comment encore elle n’a pas donné à cet être une passion, un goût qui ne doive concourir à l’ordre général.

Beaucoup de philosophes se sont égarés sur un point qui n’a pas tardé à les entraîner à l’absurde.

Ils ont considéré d’homme comme roi, maître, centre et but de la création ; alors ils se sont souvent demandé à quoi servaient telles ou telles choses ; mais, si au lieu de se demander à quoi ces choses pouvaient servir à l’homme, ils s’étaient demandé quel était leur office dans l’ordre général de l’univers, ils n’auraient eu qu’à ouvrir les yeux pour trouver une réponse satisfaisante.

Je citerai, pour exemple de cette erreur, un écrivain illustre, qui certes aimait la naturel, et la décrivait avec un grand charme : c’est Bernardin de Saint-Pierre. Eh bien, Bernardin de Saint-Pierre a été obligé de forcer bien des choses pour les faire entrer dans le cadre tracé par ce point de vue : l’homme, centre, but et fin de la création. Ainsi il pose en théorie et en fait que Dieu n’a donné de suaves odeurs qu’aux plantes basses et aux arbrisseaux qui ne s’élèvent pas plus haut que le nez de l’homme. La première fois que j’ai lu ce passage, j’étais assis sous des acacias, couronnés, à une hauteur où ne pouvaient atteindre que les oiseaux, de leurs belles grappes blanches parfumées ; en face de moi était une glycine de la Chine dont les grappes bleues retombent de mon toit au printemps, et, regardant autour de moi, je voyais une grande aubépine, et une clématite qui s’était élancée jusqu’au sommet d’un énorme noyer noir.

Les hommes ont en vain cherché et chercheront toujours en vain le mouvement perpétuel ; c’est le secret de la grande et admirable perfection de cette machine de l’univers.

Les hommes, en effet, ne disposent que de matières inertes, sujettes à l’usure par le frottement ; la nature, au contraire, a l’accroissement qui répare l’usure, soit par la végétation, soit par la nourriture.

La machine du monde terminée, il y avait à prendre sur la terre quelques soins accessoires ; le grand auteur donna aux êtres animés, des passions, des besoins, des goûts ; ainsi, l’amour de la propriété impose à l’homme toutes sortes de corvées qu’il accomplit avec joie et avec ténacité ; tous les appétits concourent, par un esclavage volontaire et spontané, au but général.

Ainsi pour en revenir à mon point de départ, et, comme on dit dans les parlements, rentrer dans la question, il est remarquable que, si certains poissons mangent les autres poissons pour modérer et contenir dans les bornes prescrites l’immense production de ces animaux, d’autres, chargés d’autres fonctions, d’une sorte de nettoyage des fleuves et des mers, recherchent, au contraire, le poisson gâté, les cadavres de poissons et d’animaux, et leur font subir, par la digestion, les transformations nécessaires pour que les éléments qui les composaient soient suffisamment divisés et rentrent dans d’autres combinaisons de la nature. Le bar aime le poisson gâté ; mais presque tous les autres poissons ne le mangent que s’il est vivant ou au moins frais. Les tourteaux, les étrilles, ne mangent que le poisson frais ; les crabes, qui leur ressemblent assez pour qu’on les confonde à la première vue, se repaissent de tout ce qu’ils trouvent de mort.

Quand on étudie tous les mystérieux travaux de la nature, on est fort porté à rire des gens qui, pour croire à l’existence d’un Être suprême, demandent des miracles, et de ceux qui en racontent pour la prouver.

Des miracles ! mais vous ne marchez pas sur autre chose. Est-ce que chaque brin d’herbe n’est pas une admirable et mystérieuse création, ainsi que la goutte d’eau et de rosée qui brille suspendue au brin d’herbe comme un diamant mobile ? Et tous les animaux que les microscopes nous font voir dans cette goutte d’eau, et tous ceux que le microscope lui-même ne peut nous faire voir, et tous les animaux qui vivent sur ces animaux invisibles, et qui ont eux-mêmes leurs animaux parasites chargés d’autres parasites qui en portent d’autres !

Belles choses que ces miracles qui consistent à déranger un peu l’ordre éternel de la nature ! Cet ordre n’est-il pas cent fois plus admirable ? N’est-ce pas un grand miracle d’avoir créé l’eau des fleuves qui descend à la mer, et, de la mer, remonte en nuages, pour retourner aux fleuves, sans qu’une goutte d’eau puisse se perdre ni se dérober à ses fonctions éternellement prescrites ; que d’avoir changé de l’eau en vin, ce que savent faire tous les cabaretiers ?

À onze heures, tout le monde reposait. Bérénice sortit sans bruit, et alla trouver Romain. Romain était résolu. Il ne voulait pas partir.

— Il suffit, dit-il, qu’on ne me voie pas pendant quelque temps ; on m’oubliera.

En effet, Romain ne parut plus dans la paroisse ; les uns pensaient qu’il avait rejoint ses compagnons sur la route, d’autres qu’il s’était embarqué clandestinement sur quelque navire. Bérénice s’échappait tous les soirs quand tout le monde dormait, et rentrait une heure après.

Il ne tarda pas à venir de la sous-préfecture au maire la nouvelle que Romain n’avait pas rejoint le corps qui lui avait été indiqué. Le sous-préfet joignait à ce renseignement l’ordre de le faire partir ; mais cet ordre devait être exécuté par deux gendarmes. Tout ce qu’on put répondre aux gendarmes et au sous-préfet, c’est que Romain avait complètement disparu.

Quelques jours après, un cutter garde-côte, en passant devant Étretat, remarqua un feu qui brillait pendant la nuit dans les falaises ; on crut d’abord que c’était la lanterne de quelque pêcheur qui descendait par l’avalure. Mais il y avait à bord un homme du pays, qui répondit qu’il n’y avait pas de descente à l’endroit où on croyait voir un fanal. On mit en panne pour observer, parce qu’alors on pensa à quelque affaire de contrebande, et on vit le fanal descendre jusqu’au tiers de la falaise. On envoya une embarcation à terre avertir les douaniers ; ceux-ci se portèrent à l’endroit indiqué, mais la lumière avait disparu.

Une fois l’attention éveillée, on chercha, on commenta, on devina. Bérénice, au lieu d’arriver vers onze heures du soir auprès de Romain, n’y arriva une nuit qu’à deux heures du matin ; on l’avait suivie, mais elle s’en était aperçue. Alors elle était rentrée ; puis elle avait porté des provisions à Romain en plus grande quantité : elle avait mis dans le panier une lettre expliquant à Romain ce qui l’avait retardée et le soin qu’elle prenait de lui apporter des provisions pour plusieurs jours, afin de ne pas sortir le soir pendant un jour ou deux, pour dérouter la surveillance.

Pendant ces deux jours qu’elle passa sans se rendre auprès de Romain, elle se procura une bonne quantité de biscuit de mer, qui peut se conserver plusieurs mois, un petit baril de viande salée et une grosse dame-jeanne de cidre.

Mais, pendant ce temps, on avait fait des recherches, et le sous-préfet écrivit qu’il avait la conviction que Romain n’avait pas quitté Étretat, et il envoya des gendarmes qui devaient s’installer dans la commune.

Bien en avait pris à Bérénice d’approvisionner son amant pour quelque temps ; car, trois jours après, malgré ses précautions, elle fut suivie, et on acquit la conviction que Romain se tenait caché dans un trou de la falaise à une cinquantaine de pieds en descendant, et à plus de deux cent cinquante pieds au-dessus des rochers et de la mer.

On commença par envoyer des gendarmes, à la tête desquels le maire, muni d’un porte-voix, conseilla d’abord à Romain de descendre. Il répondit par un seul mot :

— Non.

Après les conseils vint une sommation. Il ne répondit plus.

On tenta l’escalade ; mais on ne faisait pas alors plus qu’aujourd’hui des échelles de deux cent cinquante pieds. Quelques soldats aventureux essayèrent d’arriver par en haut avec des cordes, mais Romain secouait les cordes et les aurait précipités s’ils avaient continué leur tentative. On fit avec la hache quelques degrés dans la falaise ; mais Romain faisait tomber sur les travailleurs une grêle de pierres qui ne tarda pas à les décourager.

On en référa derechef au sous-préfet, qui en écrivit au préfet, qui en écrivit au ministre. Le ministre répondit au préfet, qui répondit au sous-préfet, qu’un si dangereux exemple, une résistance aussi inouïe, ne tarderait pas à avoir des imitateurs aussitôt qu’on la verrait possible ; qu’il fallait s’emparer de Romain mort ou vif et à quelque prix que ce fût.

On fit encore une sommation à Romain, puis on lui tira des coups de fusil. Romain, à chaque décharge, se renfonçait dans sa caverne, puis ripostait par des pierres et des fragments de rocher. Il soutint le siège pendant quatre jours.

Au bout de quatre jours, il cassa malheureusement la dame-jeanne au cidre, et il ne tarda pas à sentir les angoisses de la soif : sa gorge était desséchée. Il songea qu’il fallait profiter de ce qui lui restait encore de forces pour aviser au moyen de s’échapper.

La mer, basse vers quatre heures, était pleine à dix heures. Il passa tout le jour à détacher des morceaux de rocher et à entasser des munitions.

À la mer pleine, les soldats, les assiégeants, étaient obligés de se retirer. Romain les avait harcelés toute la journée avec des pierres, auxquelles la mer, en montant, et en les obligeant de se rapprocher de la falaise, les exposait davantage. Aussi, à la nuit, ils firent presque au hasard une dernière décharge, et se retirèrent en laissant un factionnaire sur le sommet de la côte.

Quand la mer battit contre la falaise, Romain sortit de son antre, puis, par un chemin pratiqué seulement par les mouettes, il essaya de descendre vers la mer. Il s’aida des pieds et des mains, profitant de la plus petite aspérité, à chaque instant déchirant ses ongles dans la pierre, à chaque instant glissant au-dessus de l’abîme, et se recommandant à Dieu et à son patron.

Mais une pierre se détacha, et attira, en tombant, l’attention du factionnaire. Celui-ci donna l’alarme ; on héla Romain, et on lui tira des coups de fusil dans l’ombre. Un instant après, on entendit dans l’eau la chute d’un corps pesant : les soldats descendirent sur la plage par un détour assez long, mais ils ne virent rien.

Le lendemain, on trouva sur le galet la chemise et le bonnet de laine de Romain ; puis on n’en entendit plus parler. Le rapport du maire au sous-préfet, du sous-préfet au préfet, et du préfet au ministre, constata que Romain était mort, soit qu’il eût reçu un coup de fusil, soit qu’il eût fait un faux pas.

Bérénice se mit en deuil.

Parmi les enfants d’Étretat qui furent enlevés cette fois, il y avait un nommé Samuel Aubry. Il partit en maugréant ; mais, une fois arrivé, il fut soldat comme tout le monde : on le mit dans la cavalerie. Longtemps il ne pouvait s’empêcher de se retenir au pommeau de la selle, à la crinière ou aux oreilles du cheval ; puis il prit un peu d’aplomb. D’abord le bruit du canon le frappa de torpeur ; s’il avait été seul, il se serait affaissé à la place où il était, sans avancer ni reculer ; mais son cheval suivait les autres, et les autres le poussaient. Puis l’odeur de la poudre et le bruit le grisèrent ; il tira son coup de mousqueton au hasard en fermant les yeux.

Il finit par s’accoutumer à tout cela, et son colonel le prit pour son domestique ; il pansait trois chevaux, cirait les bottes, astiquait le fourniment, et était exempt de service ; de plus, il ne sortait pas sans avoir la poche garnie… Outre les lauriers, il cueillait aussi des myrtes.

Dans les villes de garnison, une foule de femmes abandonnaient leurs enfants et leurs maris ; leurs maris, beaux, probes, estimés ; leurs maris, qui travaillaient durement pour leurs besoins et leurs caprices, elles les abandonnaient avec empressement pour l’amour d’un soldat médiocrement bâti, n’ayant de propre que ce qui est exposé à la vue du sergent ou du maréchal des logis, parfumé d’eau-de-vie et de mauvais tabac ; car les femmes, en général, aiment à justifier ce lieu commun mythologique de la tendresse de Vénus pour le dieu des combats.

Un jour, l’escadron de Samuel Aubry reçut l’ordre de charger sur un bataillon carré ; mais, selon l’usage, ils devaient faire un demi-tour à gauche dès qu’ils seraient à portée de fusil. L’officier qui commandait l’escadron avait un cheval rétif et emporté ; il s’enivra du bruit des trompettes et de l’odeur de la poudre, se lança le nez au vent, et son cavalier ne put réussir à lui faire faire le demi-tour à gauche. Les autres chevaux suivirent le premier. Samuel, se croyant mort ou au moins dangereusement blessé, embrassa le cou de son cheval et s’abandonna au hasard. Le bataillon fut enfoncé. Trois croix d’honneur furent données à l’escadron. Samuel en eut une.

Cependant Bérénice fuyait toute société. Elle produisit un écrit de Romain par lequel il lui donnait ses seines, ses appelets et tous ses filets. Bérénice les mettait sur les bateaux pêcheurs lors de leur départ, et, à leur retour, elle avait droit à un ou deux lots, selon qu’elle avait confié à tel ou tel bateau plus ou moins de filets.

Elle fit réparer sa petite maison ; elle acheta une vache et eut une domestique. Tous les garçons la courtisaient et la voulaient épouser. Mais elle répondait sérieusement qu’elle ne se marierait pas. Il n’était bruit que de sa sagesse ; même à la fontaine, où se contaient toutes les histoires du pays, on ne lui prêtait aucune intrigue.

Cependant on finit par voir que Bérénice était enceinte. Elle accoucha, et ne trouva qu’à grand’-peine un parrain et une marraine pour son enfant, qui fut baptisé sous le nom d’Onésime, fils de Bérénice, père inconnu… Le père de Bérénice lui-même ne voulut plus la voir. Néanmoins Bérénice ne se désespérait pas.

Arriva 1814. Le corps d’armée où servait Samuel Aubry fut licencié. Samuel Aubry revint dans ses foyers avec deux ou trois camarades, seuls vivants d’une douzaine qu’ils étaient partis d’Étretat. Leur retour fit la plus vive sensation. Samuel surtout, chevalier de la Légion d’honneur, fut incroyablement fêté. Tous les honneurs furent pour lui. Son morceau de pain bénit à l’église n’était pas beaucoup moins gros que celui du dépositaire de l’autorité municipale.

Une amnistie fut proclamée dans le même temps pour les déserteurs et pour les réfractaires. Un matin, Onésime Romain conduisit Bérénice à la messe et lui donna son nom. Onésime était bien changé, il avait tant souffert pendant quatre ans !

Cependant le bonheur ne tarda pas à rétablir sa santé ; il travailla avec courage et succès.

Quand on sut que Romain était le père de l’enfant de Bérénice, et que, s’il ne l’avait pas épousée plus tôt, c’est qu’il ne pouvait se montrer sans s’exposer à être pris et fusillé, personne n’eut plus rien à dire sur la vertu de madame Romain.

Samuel Aubry vivait de sa croix et d’une petite ferme que lui avait laissée son père.

Romain et Bérénice vivaient de leur travail.

Comme le savent tous les pêcheurs, la pêche du hareng manque tous les ans depuis la déchéance de l’empereur Napoléon ; ce n’est maintenant que par petites colonnes qu’ils passent sur nos côtes. Les vieux pêcheurs normands racontent avec enthousiasme que, sous le règne de Napoléon, on ne se donnait pas toujours la peine de tendre les appelets ; qu’on prenait les harengs avec des seaux ; que les mauves flamandes, grandes mauves blanches aux ailes noires, qui suivent les bancs de harengs, étaient si nombreuses, qu’elles venaient prendre les harengs jusque sur les bateaux, et que, pour les écarter, on était forcé de les abattre à coups de bâton.

— Ah ! ajoutent-ils, quand nous revenions le matin au soleil levant, nos paletots étaient couverts d’écailles de hareng, véritables pièces de dix sous. Aujourd’hui, les kiens (chiens de mer) nous mangent les harengs et les seines.

Il est impossible de leur faire admettre à ce changement de route des harengs d’autre raison que l’exil de l’empereur. Il n’y a rien d’égal à leur vénération pour sa mémoire, si ce n’est leur haine pour les chiens de mer ; il y a dans leur manière de prononcer le mot kiens quelque chose de féroce à la fois et de dédaigneux. Il faut dire que les chiens de mer leur font un grand tort.

Rien n’est si simple que les appelets destinés à la pêche du hareng : ce sont de longues pièces de filet tendues, tirées en bas par des pierres, soutenues en haut par des barriques vides. Le poisson qui marche en colonnes serrées trouve un obstacle et veut le forcer ; sa tête passe à travers les mailles, mais le ventre l’arrête ; il tente alors de reculer et se trouve pris par les ouïes. Les chiens, qui les poursuivent n’ont qu’à choisir, et ils choisissent si bien, que les pêcheurs friands ne mangent que les poissons en partie dévorés, et qu’ils appellent bougons. Quelques kiens se prennent dans les seines, et alors chaque homme de l’équipage vient à son tour prendre le captif par la queue et lui frapper la tête sur le bordage ; ensuite un pêcheur lui ouvre le ventre et en tire, avec deux ou trois petits kiens vivants, des harengs entiers et à moitié mangés.

Cependant Romain, que plusieurs pêcheurs d’Étretat ont parfaitement connu, plus audacieux et plus aventureux que ses compagnons, trouvait toujours moyen de faire bonne pêche : il lui eût été si pénible de voir Bénérice supporter la moindre privation. Plusieurs fois il s’exposa à une mort presque certaine en sortant seul, par un gros temps, parce que Bérénice désirait un bonnet neuf.

La pêche finie, dans les longues soirées hiver, on se rassemblait quelquefois pour fumer et manger des rôties au cidre, tantôt chez Romain, tantôt chez un autre. Dans les commencements, on aimait à faire raconter à Romain tout ce qu’il avait souffert et osé pour échapper à la conscription.

Les plus audacieux marins s’étonnaient, et Bérénice était fière et heureuse en pensant que c’était pour elle que son mari avait fait de tels prodiges.

Mais venait ensuite le tour de ceux qui avaient servi. Ils étaient on ne peut plus enorgueillis de la gloire qu’on les avait forcés d’acquérir ; chacun d’eux croyait avoir gagné la bataille où il avait eu peur. Les exagérations les plus grotesques trouvaient de crédules auditeurs. Pour Samuel Aubry, il affirmait que son portrait était sur la colonne de la place Vendôme, formé d’un canon qu’il avait enlevé tout seul.

Les anciens militaires s’arrogeaient entre eux une incontestable supériorité sur ceux qui n’avaient pas servi ; ils avaient la parole dans les assemblées, désignaient les santés, prenaient des airs séducteurs avec les femmes et goguenards avec les maris, ils ne permettaient à personne la moindre contradiction ni le moindre doute.

Bérénice elle-même, à force d’entendre chanter des refrains plus ou moins guerriers et patriotiques, tels que Ah ! qu’on est fier d’être Français, quand on regarde la colonne ! ou Français et militaire, ou Français et fier de l’être, etc., Bérénice se surprit, par moments, à regretter que son mari n’eût pas fait comme tout le monde et n’eût pas été soldat.

Romain finit aussi par être honteux de s’être dérobé au service militaire : il prit son prodigieux courage et sa résolution pour une lâcheté.

Un jour d’été, il partit pour la pêche du maquereau ; il n’avait qu’une petite barque, et deux hommes seulement l’accompagnaient. À peine eurent-ils gagné le large, que le vent tomba tout à coup.

Le maquereau se prend avec des lignes qu’on laisse traîner à l’arrière du bateau, tandis qu’on court des bordées à toutes voiles. Pour la pêche du maquereau, on sort d’ordinaire par un vent d’est, parce qu’il se soutient mieux que tout autre, et qu’un vent un peu frais est indispensable pour le succès de cette pêche.

Il fut obligé de virer de bord et de revenir ; mais il avait à relever ses filets, qu’il avait tendus la veille pour les homards, l’occasion étant d’autant meilleure que le vent d’est par lequel il était parti l’avait fait naturellement dériver en aval du côté du Havre.

C’était presque au-dessous de la Courtine, vieille fortification ruinée au-dessus de la falaise, que Romain avait tendu ses derniers filets. La mer était basse ; il suivit le chemin sous la falaise, relevant ses filets, et donnant le butin à ses deux compagnons, qui conduisaient la barque à une demi-portée de fusil du bord. Quand il eut relevé le premier filet, il laissa ses hommes continuer le chemin par la mer, et lui suivit la falaise. Il faisait un soleil dévorant.

Arrivé à une profonde caverne, à laquelle une tradition a donné le nom de Trou à l’Homme, il y entra pour s’y reposer un moment.

Il n’y a rien de si beau que ces grottes que l’on trouve à chaque instant dans les falaises. Le bas est revêtu d’une roche blanche semblable au plus beau marbre ; la voûte est toute tapissée d’une sorte de mousse d’un lilas rouge, qui, dans l’ombre semble, par ses riches reflets, une immense tenture de velours violet ; des angles des roches pendent des algues et des varechs, sombre verdure de l’Océan, qui paraissent d’abord noirs, et, vus en transparent, sont des plus belles nuances de vert, de violet et de pourpre.

Romain tira sa gourde, et but un peu de genièvre, puis il se disposa à se remettre en route.

Mais, au fond de la grotte, il entendit des soupirs… ; il avança. À ces soupirs se mêlaient des baisers.

— Partons, dit-il, voici deux amants que je gênerais.

Cependant il s’arrêta encore au bord de la grotte, la fraîcheur était si agréable ! Il tira sa pipe, battit le briquet, et fuma.

Le temps passe vite pour les fumeurs. Si vous m’accordez ceci, vous admettrez qu’il passe encore plus vite pour les amants. Le soleil descendit derrière la haute aiguille placée presque devant le Trou à l’Homme. Romain resta à le regarder coucher. Néanmoins, la mer montait, et, comme il s’était élevé un fort vent de S.-O., les lames venaient par moments jusqu’à l’entrée de la grotte. Il allait partir, mais une pensée le fit rentrer dans la grotte.

— Holà ! hé ! cria-t-il, mes tourtereaux, la mer monte.

Mais, à sa voix, répondit un cri d’effroi et d’angoisse.

Romain se précipita au fond de la grotte. Une lutte s’engagea dans l’ombre, puis Romain sortit avec Bérénice ; tous deux était horriblement pâles. Personne ne sortit derrière eux. Romain jeta son couteau à la mer.

Le lendemain, Romain avait disparu. La mer apporta sur le galet d’Étretat le cadavre de Samuel Aubry.

Plus en amont, non loin d’Étretat, au-dessous de l’endroit où Romain avait autrefois soutenu le siège, on trouva encore ses sabots et sa blouse ; mais, cette fois, il y avait dans la blouse un corps brisé et en lambeaux.

Bérénice prit le deuil. Ce deuil extérieur pour Romain lui permettait de pleurer Samuel Aubry.

Il y a tant de morts qu’on pleure comme le lierre, qui, après avoir étouffé un arbre, pare sa tête morte de vertes guirlandes.