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Kaschmir, jardin du bonheur/6

La bibliothèque libre.
Les Éditions Henry-Parville (p. 67-74).


VI

LES TÊTES COUPÉES


Elle dit « regarde » puis me fixa avec une insolente dureté de fille parisienne menant une auto et qui manque vous écraser. Je ne cillai point, glacial comme un bouddha de bronze. Cependant elle se penchait vers une sorte de petit meuble bas, laqué de pourpre, avec des portes dorées, l’ouvrit, en tira quelque chose et me le tendit. J’eus, malgré ma volonté de rester secret et sans émotion visible, un geste de répugnance horrifiée.

C’était une tête d’homme, parfaitement coupée et embaumée avec art. La peau avait gardé son lustre et les lèvres leur turgidité. Seuls les yeux étaient à la fois atones et vides. Je remarquai, pendues aux cils, des gouttes liquides et l’étonnement me fit pencher pour les mieux voir.

La femme eut un rire léger et dit :

— Il pleurait. J’ai voulu que l’on imitât aussi ses dernières larmes.

La stupeur me cloua la langue. Je regardais encore la tête tronçonnée reposant entre la femme et moi. Mais la voix harmonieuse et calme reprit :

— C’est le jour où je t’ai vu. Je ne songeais plus qu’à toi. Pour que tu vinsses à m’aimer je l’ai sacrifié. Le sacrifice est un gage de bonheur…

Une glace me parcourut les vertèbres. Mais j’entendais encore :

— Il t’a vu aussi avant de tendre le cou à l’acier et il connut, je pense, que ma joie méritait sa mort. C’est mon corps qu’il a pleuré lorsque j’ai voulu, à sa place, t’en réserver l’hommage.

Je contemplais toujours l’étrange relique. Ç’avait été un homme de trente ans, de race arabe sans doute ou persane. Ce débris gardait quelque charme de ce qui avait été la beauté d’un mâle sans doute passionné jusqu’à offrir sa vie. Quoique ces larmes…

La femme sortit de ses mousselines une main longue, étroite, aux ongles dorés, et se pencha vers moi.

— Ne trouveras-tu pas de mots pour me dire ta pensée ?

Je repartis, relevant lentement les yeux vers elle :

— Pourquoi n’as-tu pas compris que je t’aurais aimée sans qu’il fût besoin de le faire mourir.

Elle me contempla avec dédain :

— C’est celui que j’aimais le moins. Je ne saurais avoir plus de quatre époux. Si demain j’aime encore, il me faudra de nouveau être veuve pour acquérir le droit d’aimer.

Je la regardai avec une sorte d’horreur sacrée. Elle lut mon regard.

— Tu resteras longtemps le préféré, crois-le ! car tu sais en ce moment être proche de moi sans faire de gestes, et tu comprends qu’il ne faut pas me demander d’être nue avant l’heure. Peu d’hommes de ton Occident devinent cela. Ils sont pareils à des bêtes en folie…

Elle respira, défit le nuageux embrouillamini de ses écharpes, et je vis sortir un sein. Le mamelon avait été carminé. Elle attendit de moi un geste, un mot, une allusion, une marque de passion. Je lisais dans ses regards fauves et insolents le désir et la crainte d’une manifestation passionnelle. Je restai d’une courtoisie glaciale et sacramentelle.

— Oui ! Il faut savoir maîtriser sa virilité. Toi, tu sais, tu es fort. Tout à l’heure tu seras l’époux de Zenahab et tu pourras connaître ceux qui le sont encore, ceux qui le furent, car, sauf pour deux, j’ai leurs têtes.

Je répondis avec une inclinaison du buste :

— S’il plaît à Dieu.

Elle se leva d’une détente des jambes et je vis que ses robes de mousseline restaient là où elle s’était assise. Nue, des pieds aux seins, mais le visage maintenant voilé, elle passa près de moi, plus somptueuse encore dans sa nudité travaillée, fardée, dorée, poncée, ornementée.

C’était une femme des Mille et une Nuits.

Ses jambes avaient été rosées aux orteils et aux jarrets. À la cheville elle portait un anneau bleu relié à un semblable anneau de cuisse par une chaîne d’or et de rubis. Ses genoux semblaient des fruits mûrs, peints en vermillon et dorés. Elle était strictement épilée et confite dans les parfums. Des touches de couleurs avivaient partout les plis de son corps, avec des traces de dorure et d’étranges bijoux. Une saveur de musc, abusive et irritante, se répandait dans la pièce. Elle sortit ainsi, semblable à une idole, mais auparavant s’arrêta, je le devinai, pour me contempler.

Je ne me retournai pas pour suivre son départ. Elle disparut enfin par quelque issue invisible. Certain que des regards attentifs me surveillaient, et que des volontés impitoyables étaient prêtes à m’annuler si j’accomplissais quelqu’acte interdit, je ne bougeai pas, méditant toujours ma situation.

Je comprenais enfin les événements. Lorsque Vaidy Pundyat m’avait averti, à Lahore, du danger des femmes Kaschmiriennes, j’avais ri des idées de ce brahmine érudit mais rêveur. J’avais eu tort.

Lorsque Sir Ralph Plelow m’avait conseillé la prudence en matière galante, je m’étais hautement esclaffé. Ils disaient tous deux : Prenez garde de tomber entre les mains d’une femme vampire. Il y en a en Kaschmir. Elles maintiennent avec vigueur les traditions polyandriques sur lesquelles en Gilgit sont constituées de véritables petites républiques.

Cela me semblait comique parce que polyandrie pour moi signifiait pauvreté et vie commune. J’avais vu dans le Thibet de ces communautés. Les femmes sont rares et les hommes abondent. Quatre ou cinq hommes vivent donc avec une seule épouse. Elle les possède tous. C’est très régulier, simple et pratique. Les hommes sont d’ailleurs froids et tristes. Les femmes n’usent de ce système qu’en conservatrices de la race, hors toute paternité identifiable d’ailleurs, et sans passion.

J’avais vécu un temps chez les Ladakhis, la plus belle race polyandrique d’Asie. Les femmes y sont magnifiques et renommées pour leur ardeur. Mais quelle imagination il eût fallu pour établir un rapport entre les boudhistes Ladakhis, pauvres et humbles, pratiquant le mariage à cinq hommes par femme parce que cela évite la division des héritages en limitant la population, et cette Kaschmirienne de religion inconnue, riche, maîtresse d’elle-même, autoritaire, visiblement éduquée à l’Européenne et mettant la polyandrie au rang, sans doute des vices. Un vice sacré, religieux, somptueux, marital…

Je n’arrivais pas à apparenter les Tibétains avec cette Zenahab, au nom d’ailleurs arabesque. Bien plutôt voyais-je en celle-ci une sorte de prostituée sacrée à la manière européenne, sanctifiant seulement ses relations avec ses amants, voire même tenant ses amants en laisse, ou en prison, pour en jouir à son gré et selon ses caprices, mais rituellement.