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Kaschmir, jardin du bonheur/7

La bibliothèque libre.
Les Éditions Henry-Parville (p. 75-81).


VII

CELLE QUI COMMANDE AUX MÂLES


Ces réflexions, en Europe, ahurissent un peu. À l’heure où elles me passaient par l’esprit, je les sentais comme des aiguilles au centre de ma pensée. Il fallait pour que cette femme put vivre d’une façon si extraordinaire, en ramassant des hommes selon son gré et même en les faisant mourir sans avoir à en rendre compte, qu’elle possédât une puissance quasi surhumaine aux yeux du peuple puisqu’elle avait des serviteurs. Il était nécessaire aussi que les Anglais ignorassent son existence ou l’admissent, ce qui semblait absurde. Autant de complications et d’impossibilités apparentes. Pourtant le fait restait patent, j’étais bien entre ses mains, moi, en ce moment même, avec une tête coupée posée près de mon bras droit. Et cette inconnue aux quatre maris m’avait pris en passant ainsi qu’un fruit tombé à terre. Elle venait de me quitter avec ironie, comme pour illustrer, eût-on dit, les plus extravagantes hypothèses sur le règne de la luxure féminine maîtresse des mâles. Je posai les problèmes pendants avec précision. Il fallait donc :

Primo, que j’épousasse cette femme. Cette comédie valait d’être jouée, c’était d’ailleurs indispensable à ma sûreté.

Secundo, il était urgent de fuir, une fois prise la satisfaction désirée. Il n’était même pas urgent d’attendre la satiété.

Tertio, sitôt sorti de ce lieu, devrais-je dire évadé, il serait indispensable de quitter Sirinagar et la Vallée de Kaschmir. Zenahab devait jouir d’un personnel domestique nombreux et dévoué, d’une autorité majeure sur le peuple Kaschmirien et de tous les pouvoirs propres à amener ma suppression, d’occasion, en un tournemain.

Ce triple parti pris, j’attendis les événements.

 

Il était six heures du soir. J’avais bu et mangé à ma guise, des mets apportés muettement par des hommes sombres. Je n’avais pas bougé d’un pouce malgré quelque lassitude de cette immobilité. Enfin Zenahab me donna de ses nouvelles. Les deux sbires qui m’avaient déjà accompagné vinrent en armes et m’emmenèrent après m’avoir fouillé. Si j’avais été armé, l’accident aurait eu lieu à ce moment-là, car je n’aurais certes pas voulu renoncer à mes armes et m’en serais plutôt servi. Il est vrai qu’armé j’eusse sans doute caché mes bibelots de façon à éviter leur découverte. N’ayant rien, en tous cas, je supportai sans broncher la visite des deux brigands retournant mes poches.

On descendit cette fois un étage et je fus abandonné dans une pièce où je reconnus quelque chose d’hybride, participant de la mosquée et de la lamaserie tibétaine. Le cylindre à prières était fixé au mur, avec une sorte de pédale pour l’actionner et une clochette qui devait tinter après chaque révolution complète. Quatre piliers ne soutenant rien étaient disposés en carré au centre de la pièce. Deux lampes brûlaient à gauche et à droite de l’entrée, faites de mèches trempant dans des bols de cuivre ciselé, aux flancs desquels je lus des sourates coraniques. Un Bouddha devait être enseveli sous une profusion d’étoffes brillantes face au cylindre à prières. J’en devinais les multiples bras et sans doute les genoux croisés. Les murs peints en bleu semblaient d’une petite chapelle catholique. Cela devait être un sanctuaire.

Je fis lentement le tour de la salle. L’absence d’ornements ne permettait pas de dissimuler des trous réguliers par lesquels on devait me surveiller et on pouvait au besoin me tuer.

Une heure passa, je commençais à regretter les tapis qui n’avaient été jusque-là prodigués et sur lesquels on est si bien étendu ou assis, lorsque la porte donna passage à un lama, en robe de laine rouge, — ce qu’ils nomment « chogy » — et au chapeau rouge, mais brodé d’or. Il portait à l’index droit un petit cylindre à prières, et, de l’auriculaire, le faisait tourner sans répit. C’est la façon tibétaine de dire le chapelet.

Je savais que les lamas rouges fussent de Lhassa. Les jaunes habitent précisément le Karakoran, bien plus proche de Kaschmir. Il y avait donc là un mystère. Mais je ne m’arrêtai pas à ces questions tout à fait secondes, et j’attendis. Le bonhomme ne s’occupa aucunement de moi. Il fit arrêt devant chaque lampe, se frappa le front de l’index, se plaça entre les piliers pour articuler trois ou quatre vocables barbares et alla enlever les étoffes qui ne recouvraient point comme j’avais cru un Bouddha, mais une sorte de forme multiplement phallique sculptée dans une pierre rouge. Ensuite il se retira, sans même me jeter un regard. D’après ce que je savais des usages du crû, je devais être, à dater de ce moment, marié avec la mystérieuse et polyandrique kaschmirienne.

Une heure après, on vint me chercher et je fus reconduit dans la pièce aux fauteuils, la seule où je fusse à l’aise. J’attendis. On dit bien, hors les faits, que l’on saura patienter en face de n’importe quel événement. Même on le croit. Mais il arrive une heure où cultiver cette immobilité impassible et infinie du Touranien nous devient, à nous, extrêmes occidentaux, tout à fait impossible. Je me contraignais, depuis mon arrivée en ce lieu, à un calme rigide. J’avais maintenant épuisé le stock de patience. Mes jambes demandaient à marcher, mes bras à agir, ma tête surtout désirait s’occuper des choses du vaste monde et non plus uniquement d’un petit coin du lac Dahal en Kaschmirie. Bref, j’en avais assez ! Il fallait à ça une fin, et prompte, et bonne… Je marchai férocement dans ma « prison », je m’irritai à froid, je calculai comment m’évader de ce lieu, et…