Aller au contenu

Légendes bruxelloises/Beerke-Halff-Gericht

La bibliothèque libre.
Légendes bruxelloises (1903)
J. Lebègue & Cie (p. 167-171).

Beerke-Halff-Gericht


OÙ IL EST PROUVÉ QUE L'HOMME NE DOIT JAMAIS DÉSESPÉRER

La légende raconte que saint Denis ayant été décapité, se releva comme si de rien n'était et ramassa sa tête.

Nul ne pourrait dire qu'il a vu de pareille chose.

D'autre part, avoir eu le chef à moitié tranché par le bourreau, se remettre de sa blessure et vivre douze années encore, voilà évidemment un fait moins extraordinaire que le premier, mais plus croyable. Une semblable aventure arriva en effet un jour à Bruxelles. Dans les premières années du XVIe siècle, Charles, depuis Charles-Quint, régnant, le nommé Arnoul de Beer, ce qui signifie l’Ours en flamand, fut condamné à la décollation. C’était un vulgaire malfaiteur. Avait-il tué un homme et coupé sa victime en morceaux, ainsi que cela se passe de nos jours ; avait-il empoisonné, volé sur le grand chemin, en un mot, « causé quelque dommage » ? L’histoire ne le dit pas.

Quoi qu’il en soit, un jour de l’année 1515, le peuple se pressait sur le Grand Marché, où l’exécution devait avoir lieu. Selon l’usage, les échevins y assistaient des fenêtres de l’hôtel de ville, garnies de draps rouges.

Le condamné arriva bientôt. Il monta d’un pas assez ferme sur l’échafaud, reçut les dernières consolations du prêtre et s’agenouilla.

Le bourreau (scherprechter) lui avait bandé les yeux. Puis il saisit son glaive et un bruit sourd retentit. Le condamné tomba, la tête en avant.

L’arme, ayant mal porté, n’avait fait qu’une entaille profonde à la naissance du cou ; le sang ruisselait de sa blessure.

Le condamné se releva sur les genoux, tandis que des sanglots affreux sortaient de sa poitrine.

Un murmure d’horreur circula dans la foule. Ceux qui se trouvaient aux premiers rangs, pressés par les derniers, rompirent la ligne de soldats entourant l’échafaud. Ceux-ci eurent toutes les peines du monde à rétablir l’ordre.

Cependant, le bourreau se préparait à achever sa victime. Il brandit son glaive qui s’abaissa soudain. Mais soit que l’émotion fît trembler son bras, soit que la victime, hurlant et tressautant de douleur, l’empêchât de « viser » juste, ce deuxième coup, au lieu de séparer la tête du tronc, fit une seconde blessure à côté de la première. Le misérable se tordit de souffrance.

Alors ce fut parmi le peuple un frisson d’épouvante : des cris retentissaient, les moins sensibles étaient indignés de la maladresse de l’exécuteur. En un clin d’œil, les soldats furent refoulés, l’échafaud envahi et le bourreau renversé. Des gens le piétinaient, d’autres le frappaient ; on le traîna sur la place et on l’eût à coup sûr massacré, si des soldats n’étaient arrivés à temps et ne l’eussent arraché des mains de la populace. Une émeute faillit s’en suivre.

Qu’était devenu Arnoul de Beer ? À la faveur du tumulte, il avait disparu. Peut-être des complices ou des… collègues avaient-ils favorisé sa fuite. Peut-être, et le fait est plus probable, étaient-ce simplement de bons bourgeois qui, pris de pitié pour le malheureux supplicié, l’avaient conduit en lieu sûr.

On sait du moins qu’il se réfugia au couvent des Récollets qui exista près de l’église de Saint-Nicolas jusqu’en 1796. Il y reçut les soins que nécessitait son état et… il guérit. Plus tard, il se retira à Berg-op-Zoom et y vécut encore douze ans. Il y était connu sous le nom de Beerke-Halff-Gericht, « de Beer à moitié justicié », dont on a fait « le petit ours à moitié justicié ».