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Légendes bruxelloises/La Calvitie du grand duc d'Occident (1462)

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Légendes bruxelloises (1903)
J. Lebègue & Cie (p. 159-166).

La Calvitie du grand duc d'Occident (1462)


OU LE LECTEUR APPREND À CONNAITRE L'INFLUENCE QUE PEUT AVOIR LA MALADIE D'UN PRINCE SUR LES CHEVEUX DE SES COURTISANS.

Phillippe, dit le Bon, ou encore l'Asseuré, duc de Bourgogne, était malade, très malade.

Qu'avait-il ?… Oh ! c'était chose grave. Il était atteint d'une affection qui ne pardonne guère : la vieillesse.

Oui, le grand duc d'Occident se faisait vieux. Longtemps il avait combattu : en France, en Hollande, dans notre pays même. En effet, il avait souvent lutté contre ses sujets, quitte à pleurer sur ceux d'entre eux qui étaient morts. Hélas ! le temps arrivait où, prince ou manant, l'homme, au lieu de regarder l'avenir, songe au passé, examine sa vie, scrute ses actions d'antan. Et Philippe, le plus célèbre seigneur des contrées d'Occident, regardait en arrière et souffrait.

L'époque n'était plus où la cour ducale éblouissait les yeux par son luxe fastueux ; où la corruption y régnait sans partage ; où l'argent était dieu ; où les spectacles magnifiques, les tournois et les jeux faisaient l'unique occupation des seigneurs. Les jours étaient passés où les bourgeois, suivants l'exemple de la noblesse merveilleuse ; où le peuple lui-même était entraîné dans le tourbillon général.

Aujourd'hui, plus de fêtes, plus de joie. Mais la femme du duc éloignée de la cour ; mais le fils du duc brouillé avec son père à cause de l'attachement que ce dernier montrait à la noble famille des Croy et parce qu'il avait recueilli le Dauphin de France, depuis Louis XI, « le renard qui devait dévorer ses poules ».

Ah ! le grand duc d'Occident avait beau recevoir à sa cour l'ambassade des princes asiatiques, lui demandant de porter la guerre en Orient et de combattre Mahomet II qui, en 1453, avait planté l’étendard du prophète sur les remparts de Constantinople : l’âge était venu et avec lui les soucis, les embarras de toute espèce.

Donc, Philippe, dit le Bon, tomba malade et l’on crut qu’il allait mourir. C’était en janvier 1462.

Sa femme, retirée dans un couvent, accourut à Bruxelles. Son fils, qui se trouvait alors à Saint-Quentin, arriva peu de temps après elle. Tous deux prodiguèrent au vieux duc les soins les plus assidus, bien que le comte de Charolais se fût quelque temps auparavant querellé une fois encore avec lui au sujet des Croy. Charles refusa, malgré les vives instances du duc, de prendre aucun repos. Il veilla quatre jours et quatre nuits au chevet du malade et ordonna, pour hâter sa guérison, que dans toutes les villes des États fussent faites des prières publiques et des processions. C’était de règle à cette époque.

Cependant, Philippe guérit, mais… il resta chauve.

Voilà certes un phénomène des moins extraordinaires et, de nos jours encore, plus qu’alors peut-être, il n’est pas rare de rencontrer des individus qui sont loin de posséder une chevelure mérovingienne. Beaucoup de particuliers se sont vus malgré eux abandonnés de leurs cheveux et ne sont généralement pas honteux de montrer à leurs concitoyens un crâne aussi dénudé qu’une abrupte falaise battue des flots.

Mais un prince ! Quelle autorité peut-il avoir encore sur ses sujets, au moins aussi chevelus que lui ! Et puis, il y a chauves et chauves. Les moins… malheureux conservent ordinairement une couronne duvetée qui peut avoir du cachet et jeter dans l’étonnement ceux qu’éblouit… le reste.

Or, il paraît que Philippe était chauve dans toute l’acception du terme, chauve à faire frémir. Son crâne, sous lequel tant de pensées avaient couvé, était nu et luisant comme une glace de Venise. Seules, quelques mèches lamentables couvraient encore son occiput.

Se montrer sous cet aspect à ses courtisans, il n’y fallait pas songer. Imaginez-vous Philippe le Bon, revêtu de son plus magnifique costume de cérémonie, le collier de la Toison d’or au cou, faisant son entrée tête nue, l’expression n’a ici rien d’exagéré, dans la grande salle de son palais, qu’emplit la foule des seigneurs, heureux du rétablissement du duc !

Quelle que fût la puissance de volonté possédée individuellement par ces nobles gentilshommes, il est évident qu’un involontaire sourire monterait à leurs lèvres, à la vue de leur maître dépouillé de son auguste chevelure.

Il fallait prendre des mesures, et même se hâter, car un souverain se doit à ses sujets et ne peut éternellement se cacher à leurs yeux.

L’histoire ne dit pas combien de jours durèrent les réflexions de notre illustre duc. Mais il est certain qu’il dut renouveler à sa manière le souhait de Caligula ; car si celui-ci désirait que le peuple romain n’eût qu’une seule tête pour pouvoir l’abattre d’un coup, il n’est pas moins certain que Philippe le Bon (pourquoi pas Philippe le Chauve ?) eût voulu que ses peuples n’en eussent qu’une aussi pour pouvoir… la faire raser.

Ah ! si, comme de nos jours, les perruques eussent existé ! Un habile arrangeur de cheveux coupés, passant quelques-unes de ses « doctes veilles » à confectionner une coiffure dans le goût du temps, eût vite donné au noble chef du très auguste souverain un aspect moins… éclatant.

Mais cette mode n’existait pas encore et le malheur voulut qu’aucun des courtisans n’eut la géniale idée de la créer.

On raconte cependant que ces derniers, poussés par l’esprit de flatterie, allèrent « jusqu’à faire le sacrifice de leur chevelure ». O dévouement !

Le fait est inexact.

Du reste, quel est l’homme qui irait de son plein gré faire abandon de cet ornement dont nos ancêtres étaient si jaloux ? N’est-ce pas assez d’en être privé quand la vieillesse arrive !

Voici ce qui advint.

Philippe le Bon prit le parti le plus sûr. Inviter les nobles à se faire… tondre, c’était courir à un échec certain. Leur vanter les avantages que l’on a à posséder une tête vierge de tout poil ; leur dire combien il est agréable, en été, par les jours de chaleur accablante, sentir sur sa tête dénudée la brise se jouer, si faible qu’elle soit ; c’eût été parler à des sourds.

Il fit « un edict que tous les nobles hommes se feroient raires leurs têtes comme luy ».

La mesure porta immédiatement ses fruits. En un seul jour, cinq cents gentilshommes se firent raser les cheveux.

Quant aux récalcitrants qui se présentaient au palais sans être… en état de grâce, ils étaient traînés de gré ou de force près du sire de Hagenbach, maître d’hôtel et conseiller, qui avait été chargé « de mettre l’ordonnance à exécution ».

Voilà comment Philippe le Bon échappa, d’après lui, aux quolibets de sa cour. Son édit ne le rend-il pas, aux yeux de la postérité, plus ridicule qu’il n’aurait voulu l’être ? Plusieurs chroniqueurs rapportent que de cette époque date l’introduction de la mode des perruques. C’est inexact encore. Ce ne fut qu’en 1622 que ces chevelures postiches firent leur apparition. Il est vrai que depuis…

Du reste, la mode des têtes rasées ne prit fin que lorsque Philippe mourut. Il y en eut peut-être qui bénirent cette mort.