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Légendes bruxelloises/Légende de Sainte Gudule

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Légendes bruxelloises (1903)
J. Lebègue & Cie (p. 37-49).

Légende de Sainte Gudule

PATRONNE DE BRUXELLES

Gudule naquit vers 650 au château de Ham près de Moortsele, dans le pays d'Alost. Elle était fille du comte Witger et de sainte Amelbergue, sœur de sainte Renilde, de sainte Pharaïlde et de Émebert, évêque de Cambrai et d'Arras, cousine de sainte Valdetrude et de sainte Aldegonde, nièce de Pépin de Landen, donc proche parente de sainte Gertrude, fille dudit Pépin et première abbesse de Nivelles qui, de plus, était sa marraine.

Fille de sainte, sœur de sainte, cousine de sainte, elle marcha sur les traces de ses devancières et devint sainte à son tour, plus sainte peut-être que toutes les autres ensemble.

Elle fut élevée à Nivelles sous les yeux de sa parente et, lorsque celle-ci mourut en 664, elle retourna auprès de ses parents et vécut d'une vie austère et pieuse.

Elle était sévère pour elle-même, indulgente pour les autres ; elle pratiquait la charité, se privant du nécessaire pour augmenter ses aumônes ; elle était bonne, douce et simple, comme il convient à une sainte.

Nos pères disaient et biens des gens – oh ! les pauvres ! – disent encore :

Gudule passait de longues heures en prières. Plongée dans une contemplation sans fin, accroupie, murmurante, elle repassait tout bas ses oraisons qu'elle adressait au ciel. Dans la chapelle du château, elle restait des journées entières abîmée dans des songeries évocatrices des hauts faits de la vie des saints et des saintes.

Pourtant, elle préférait de beaucoup se rendre à la chapelle de Saint-Sauveur au village de Moortsele, la nuit surtout.

Par une triste soirée d'hiver, elle y alla, précédée d'une servante qui portait une lanterne allumée. Soudain, la lumière s'éteignit et un rire sarcastique troubla le silence.

C'était le diable qui, voulant troubler les pieux pèlerinages de Gudule, avait soufflé la lanterne.

La servante tomba à genoux. Les rires du démon, qui s'amusait énormément, redoublèrent.

Gudule, un instant effrayée, joignit les mains, les leva au ciel et s'écria :

— Seigneur, faites que le Malin s'ôte de présence.

Et tombant à genoux à son tour, elle fit une prière à Dieu, lui demandant… de rallumer sa lanterne, afin qu'elle pût continuer sa route, car, en vérité, elle n'y pouvait voir clair.

Sur ce, on entendit un grand bruit : c'était Béelzébuth qui fuyait en gémissant, car une lumineuse clarté descendait d'en haut et un ange, dans cette pâle lumière d'or, rallumait la chandelle.

Puis l'ange disparut, abandonnant derrière lui un léger parfum d'encens.

Gudule put ainsi aller faire ses oraisons et le diable, jamais, ne tante plus d'approcher d'elle…

Gudule fut donc une sainte et bonne femme. Durant toute sa vie, elle soulagea les pauvres, les consolant dans l'affliction, les encourageant dans le malheur, les secourant dans la détresse. Elle était humble, elle était charitable. Elle portait elle-même des provision sà ceux qui aavaient faim, des vêtements à ceux qui couraient nus par les routes, des remèdes à ceux qui gisaient malades sur un misérable grabat, des consolations à tous.

Et le monde l'aimait, la vénérait.

Ainsi s'écoula sa vie.

Elle trépassa le 8 janvier de l'an de N.-S. 712, en son château de Ham, où elle fut inhumée.

Au temps de Charlemagne, son corps fut transféré en l'église de Saint-Sauveur à Moortsele.

Nos pères disaient et biens des gens — oh ! les pauvres ! — disent encore :

Quand Gudule la sainte abandonna cette terre, tous les pauvres la pleurèrent et suivirent sa dépouille.

Lorsque plus tard, au temps de Charles de Grand, empereur d'Occident, qui naquit en nos contrées, on porta son corps en l'église qu'elle avait aimée, tout le monde accompagna le cortège.

Or, on était en plein hiver et les malheureux qui allaient presque nus tremblaient de froid, la saison étant rude ; mais ils ne voulaient pas s'en apercevoir et ils marchaient sur la route neigeuse, recueillis et navrés. Car le souvenir de la morte
était vivant encore et ils se remémoraient le bien qu'elle avait fait.

Mais voici que soudain, au passage du corps de la sainte, un arbre, planté au bord du chemin, secoua ses branches et fit tomber le givre qui les recouvrait. Puis, aux yeux étonnés de la foule, il inclina au-dessus du cercueil ses rameaux qui se couvrirent à l'instant de feuilles et de fleurs.

Le populaire étonné se laissa choir à genoux dans la neige et fit une prière.

Puis le cortège continua sa route.

Il arriva bientôt à l'église de Saint-Sauveur et le corps de Gudule la sainte fut déposé dans un caveau.

Et quand la foule sortit de l'église, ce furent des cris de surprise, des exclamations de joie et de bonheur.

Car l'arbre qu'on avait laissé là-bas, au bord de la route, s'était arraché lui-même du sol et était venu se planter devant la porte du temple.

On l'y révéra longtemps.

*
* *

Charlemagne, dans un des nombreux voyages qu'il fit dans nos contrées, visita le tombeau de Gudule, sa parente, l'orna de présents magnifiques et donna de grands biens au monastère de Moortsele qu'il avait fondé, dit-on.

Lorsque les Noordmannen envahirent le pays, les reliques de la sainte furent transportées au castel de Chèvremont, près de Liège.

Après le départ des hommes du nord, le couvent de Moortsele se releva de ses ruines et y rapporta les restes de Gudule.

Mais vers 937 ou 940, un baron puissant, du nom de Wenemar, s'emparan sans souci des foudres de l'Église, du monastère et des biens de Moortsele.

Plus tard, Charles de France, duc de Lotharingie, né à Bruxelles et y résidant, fit d'actives démarches auprès d'Ermanfroid, fils de Wenemar, afin qu'il rendît aux religieuses les terres volées. Mais Ermanfroid s'y refusa et tout ce que Charles put obtenir de lui, fut que les reliques de Gudules seraient transférées à Bruxelles (976, 978, 980 ou 981).

Nos pères disaient et biens des gens — oh ! les pauvres ! — disent encore :

Or en ce temps, vous saurez, bonnes gens, que Charles de France hertoghe was van Lothrike était duc de Lothier. Il habitait un château situé près de l'île de Saint-Géry, château des premiers comtes de Louvain et qui avait comme dépendance une modeste chapelle, laquelle devint plus tard l'église de Saint-Géry[1].

Charles, ayant obtenu d'Ermanfroid la restitution du corps de sainte Gudule qui déjà avait tant voyagé depuis sa mort, ordonna de transporter ces restes vénérables dans la chapelle de Saint-Géry.

Ils arrivèrent à Bruxelles.

Oyez ce qu'il advint alors :

Le cercueil se trouvait dans l'église ; le duc Charles et sa suite attendaient, pieusement prosternés, qu'on ouvrît ledit cercueil, afin de constater qu'aucune tromperie n'avait eu lieu.

Pour lors, au moment où on leva le couvercle, voici que soudain une obscurité profonde envahit le saint lieu.

Les assistants, frappés de terreur, se signèrent.

Pourquoi ce prodige ?

N'étaient-ils pas aptes à examiner les restes de la sainte ? Celle-ci refusait-elle de se laisser voir ? Les nobles et les clercs présents n'avaient-ils pas communié le matin même ? Sans doute, ils n'avaient pas la conscience pure ?

Ils passèrent trois jours dans le jeûne et la prière.

Puis ils se rendirent de nouveau dans l'église, mais rien de merveilleux ne se passa.

Après qu'on eut vu les reliques, tout fut refermé et scellé du sceau ducal. Le duc Charles fit don à la sainte — c'est-à-dire à l'église — d'une partie du village de Molenbeek, de six familles avec leurs serfs et de nombreux et riches ornements.

Depuis, sainte Gudule devint la patronne de Bruxelles, comme saint Michel en est le patron.

*
* *

Il était dit que sainte Gudule ne reposerait pas encore tranquille dans le nouvel asile qu'on lui avait accordé.

C'était au temps de Lambert II, dit Baldéric, à qui Bruxelles doit sa première enceinte[2].

Déjà existait alors, au coin du Treurenberg et de la plaine Sainte-Gudule, une église placée sous l'invocation de saint Michel[3]. Lambert voulant donner plus d'importance à son séjour favori, résolut d'en construire une seconde. Il la fit bâtir sur la colline de Saint-Michel, à l'emplacement qu'elle occupe aujourd'hui. Elle fut bénie par Gérard Ier, évêque de Cambrai, le 16 novembre 1047.

Le même jour, les reliques de sainte Gudule y furent transportées, Lambert estimant qu'elle n'étaient pas gardées avec assez de soin dans l'église de Saint-Géry.

La double cérémonie eut lieu avec la plus grande pompe. L'évêque Gérard, le comte et sa femme s'y trouvaient, accompagnés d'une suite nombreuse : dignitaires ecclésiastiques, nobles, seigneurs, etc., et entourés d'un grand nombre d'habitants.

A cette occasion, Lambert donna à la sainte l'église et des terres. Il institua, en outre, un collège de douze chanoines auxquels il accorda certains privilèges.

Dès ce moment, l'église s'appela église des SS. Michel-et-Gudule. On la désigne communément sous le nom de cette dernière sainte.

Nos pères disaient :

Or, au temps où le comte Baldéric fit transférer les reliques de sainte Gudule de l'église de Saint-Géry à celle qu'il venait de fonder, les femmes du quartier Saint-Géry résolurent de s'opposer à cette translation.

Car elles aimaient la sainte, comme autrefois les pauvres que Gudule avait secourus, et la voulaient conserver pour elles. Le comte mentait quand il disait qu'on na la soignait pas. Jamais sainte n'avait été si gentiment adorée, jamais sainte n'avait vu tant de pieuses fidèles dévotement s'agenouiller devant elle. Oui, il mentait, le comte et puisque les hommes ne voulaient pas s'occuper de l'affaire, les femmes s'en mêleraient.

Les hommes ! Mais quoi ! n'en avait-on pas vu qui, au lieu de s'opposer au départ de la sainte, avaient accepté de travailler en ce moment pour les maîtres de Saint-Michel ! Horreur !

Le jour arriva où un brillant cortège vint prendre à Saint-Géry les restes de sainte Gudule pour les transporter à Saint-Michel. Il entra dans l'église, puis en sortit avec le précieux dépôt et se dirigea vers le haut de la ville.

Mais les femmes arrachèrent les roseaux qui croissaient dans la Senne et, au moment où les notables et le clergé qui accompagnaient le corps passaient au pont du Miroir (rue des Pierres), elles se précipitèrent en avant et essayèrent d'entraver la marche de la procession et de reprendre leur sainte.

Combat singulier ! Hélas ! nous ne savons plus le nom des vaillantes guerrières qui s'y firent remarquer. Chose étrange, les femmes furent les plus faibles. L'ordre fut rétabli, non sans peine cependant.

Et la cérémonie s'acheva sans autre incident.

Mais depuis, perpétuant le souvenir de cet acte héroïque, un usage singulier resta en vigueur dans le quartier de Saint-Géry jusqu'au XVIIIe siècle.

Tous les ans, le 11 août, il y avait une fête dans les rues. Et sur les maisons on arborait un roseau ou une branche d'arbre supportant des culottes, en commémoration du courage et de la valeur des femmes de Saint-Géry.

L'église, consacrée en 1047, fut détruite par un incendie en 1072. On la reconstruit au XIIe. Les travaux durèrent trois cents ans[4]. Des transformations y furent opérées à plusieurs reprises, notamment en 1532, époque à laquelle on construisit la riche chapelle du sacrement des Miracles.

Le splendide édifice eut fort à souffrir lors des troubles religieux du XVIe siècle. Le 6 juin 1579, il fut complètement pillé et saccagé par les iconoclastes. Ce fut une œuvre honteuse : les statues furent brisées, les peintures déchirées, tout, jusqu'aux autels et aux tombeaux; fut mis en pièces et dispersé.

C'est alors que disparurent les reliques de sainte Gudule. La châsse qui les contenait fut ouverte et le corps de la sainte se perdit au milieu des décombres qui couvraient le sol.

On n'en retrouva plus rien.


  1. L'église de Saint-Géry était construite dans l'île du même nom, à l'emplacement du marché actuel. Elle fut démolie au commencement du XIXe siècle. Elle datait, croit-on, du VIIe. Le château était bâti sur la rive opposée de la Senne, à l'emplacement occupé actuellement par l'église des Riches-Claires. Il avait succédé à une villa carlovingienne et fut abandonné vers le XIe siècle lorsque les successeurs de Lambert II allèrent habiter le manoir du Coudenberg. (Voir page 193, note 2.)
  2. Voir page 52.
  3. Cette première église de Saint-Michel est considérée comme l'église mère de la ville. Les premiers habitants s'établirent autour de la colline sur laquelle elle était bâtie, le long du chemin qui la reliait au château des princes et autour du Marché. Là fut le berceau de Bruxelles. C'est une erreur de croire que notre cité a pris naissance dans l'île de Saint-Géry, où n'existèrent jusqu'au XIe siècle que l'église de ce nom et le vieux château des comtes de Louvain.
  4. A une époque indéterminée, les ouvriers qui travaillaient à la reconstruction de l'église se réunissaient pour prendre leurs repas dans une impasse, aujourd'hui la rue de Berlaimont, qui prit pour cette raison le nom de Etengat, « trou à manger, impasse où l'on mange », qu'elle avait déjà au XIIIe siècle. L'hôtel de la famille T'Serclaes s'y trouvait et c'est par là, non par la rue d'Assaut comme on le dit communément, qu'Evrard T'Serclaes s'introduisit dans Bruxelles pour chasser les Flamands. La rue d'Assaut (Stormstraet, 1452) doit son nom à un habitant appelé Storm. La rue de Berlaimont doit le sien à un couvent des Dames de Berlaimont, qui s'y établirent au XVIIe siècle.