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Légendes bruxelloises/Saint Géry

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Légendes bruxelloises (1903)
J. Lebègue & Cie (p. 29-36).

Saint Géry

LA TERREUR DES DRAGONS

OÙ IL EST PARLÉ DE CHOSES BIEN SINGULIÈRES

Géry vit le jour dans un petit village du Luxembourg, l’an 555 de notre ère. Son père s’appelait Gaudence, sa mère avait nom Austriole ; on le nomma Gaugeric, ou Géry par abréviation.

Ce fut un enfant bien sage, bien doux, bien calme. Il rêvait souvent, parlait quelquefois, ne jouait jamais. Il ne faisait pas de mal aux petites bêtes qui courent dans les herbes folles, ne torturait pas les oies qu’élevait son papa, ne goûtait jamais sans permission la bonne cervoise ou l’ excellent hydromel que faisait sa mère. Ce fut un enfant extraordinaire, pour l’époque surtout.

De temps à autre, il pêchait à la ligne : souvent dans la rivière, quelquefois dans un puits. Il portait à sa mère les petits poissons qu’il attrapait : parfois, la famille les mangeait ; parfois aussi, quand le papa et la maman de Géry en avaient assez mangé, ils les refusaient. Alors Géry s’empressait d’aller rejeter les petits poissons dans le puits. Mille ans après leur espèce existait encore ; on a observé le fait. Dans mille ans elle existera peut-être toujours ; mais qui sera là pour le constater ? Je ne sais pas quels sont ces poissons, mais je ne serais pas surpris d’apprendre un jour qu’ils s’appellent des singérys.

Géry étonnait tout le monde par sa sagesse ; au surplus, il était très brave, comme la suite de son histoire le prouvera.

Un jour, saint Magneric — il y avait beaucoup de saints dans ce temps-là, ce qui était nécessaire du reste, car sans eux qu’eût-on fait plus tard pour remplir le calendrier ? — un jour donc, saint Magneric, archevêque de Trèves, émerveillé de la sainteté de Géry (il était saint aussi, lui, malgré son jeune âge), le tonsura en récitant ce verset d’un psaume : Postula a me et dabo tibi gentes hereditatem tuam, ce qui veut dure en une langue qui donne beaucoup de tablature à ceux qui commencent à l'étudier : « Demande-moi et je te donnerai les nations pour ton héritage » ; puis il lui fit une saluade et lui prédit que le lieu où il reposerait serait prospère.

À quelques temps de là, comme Géry avait fait de grands progrès, saint Magneric l'envoya catéchiser les peuples. Géry partit lesté de la prédiction de l'archevêque. Il convertit beaucoup de Belges, guérit un lépreux et fut nommé évêque de Cambrai, pour lors ville royale.

On dit :

Saint Géry réforma les mœurs du clergé — hélas ! que de fois on a dû le faire ! — et voyant que sur le mont des Bœufs, colline d'un faubourg de Cambrai, on adorait encore les faux dieux : Odin, Teutatès, Hésus et autres, il résolut de les détruire.

C'était très hardi pour un homme que d'entreprendre pareille chose. Mais les dangers n'auraient pu faire hésiter Géry. Il partit.

Ce que voyant, les druides, qui tenaient à leurs dieux comme Géry au sien — chose que Géry ne pouvait comprendre, — firent tant et tant que leurs divinités suscitèrent la venue, dans le pays, d'un dragon chargé de défendre leurs autels.

Géry ne voulut pas reculer pour si peu. Il attaqua le dragon, le renversa et lui tordit le cou comme à un vulgaire poulet.

Car c'était un homme fort et craignant Dieu.

C'est pourquoi les chanoines de Saint-Géry ont toujours eu un dragon dans leurs armes et en portaient un autres dans leurs processions.

Et, à la place de l'autel des druides, Géry fit élever une église qu'il dédia à saint Médard.

*
* *

Cela fait, il se mit à voyager, prêchant ici, convertissant ailleurs, accomplissant beaucoup de miracles, tendant sa main à baiser, donnant des bénédictions, délivrant des prisonniers, rendant la liberté à des esclaves, faisant le bien, vivant sobrement, chassant l'idolâtrie, brisant les images des faux dieux, détruisant leurs autels, respecté et aimé.

Un jour, à Chelles, comme Landru, maire du palais, allait faire pendre deux jeunes gens, Géry les arracha de ses mains et les renvoya.

À son entrée dans Cambrai, il avait donné la liberté à plusieurs captifs que le comte Vadon refusait de laisser partir.

Se rendant à Valenciennes, il rencontra sur sa route un marchand d'esclaves qui allait vendre douze jeunes gens chargés de chaînes et des cordes.

Géry les demanda en échange de sa bénédiction. Comme cette monnaie n'avait pas cours, le marchand refusa. Alors le saint étendit les mains et l'endormit. Après quoi, il délia les prisonniers et les libéra.

Enfin, saint Géry vint à Bruxelles. C'était en l'an 600.

L'idolâtrie y régnait en maîtresse souveraine. Il détruisit tous les autels, tous les dieux, leurs prêtres et leurs suppôts.

Puis il s'en alla.

…Mais il revint plus tard.

On dit :

Un dragon dévastait Bruxelles, ses campagnes, ses bois et ses marais. D'aucuns affirment même que l'allée du Dragon, qui existait autrefois dans notre cité, tirait son nom du séjour qu'y fit cet animal fabuleux. Mais je ne le crois pas.

Lorsque saint Géry apprit la chose, il se dit que le dragon de Bruxelles ne pouvait être plus terrible que celui de Cambrai et il partit pour le combattre.

Il arriva dans notre ville et se mit à prier.

Quand il eut fait ses dévotions, il se recommanda une dernière fois au ciel et marcha contre le monstre. Il lui lança soudain son étole autour du cou et, l'emmenant ainsi au bord de la Senne, il le jeta dans la rivière !

Vous voyez combien on a eu raison de représenter saint Géry vainqueur d'un dragon, puisqu'il en tua deux, sans compter ceux qu'on ignore.

Lorsque saint Géry eut fini de noyer le dragon, il s'en revint vers la colline où fut construite plus tard l'église Saint-Michel. Une petite chapelle s'y trouvait déjà, dit-on.

En chemin, saint Géry fut rencontré par un ouvrier qui lui raconta sa lugubre histoire.

Cet ouvrier — qui travaillait le fer — avait un jour, en passant devant la chapelle, négligé de saluer l'image du saint qui s'y trouvait. Il avait immédiatement été puni de ce vilain acte et son bras qu'il n'avait pas voulu lever s'était recourbé en arrière. L'ouvrier en avait perdu l'usage.

Il y avait trois ans que cela était arrivé et depuis trois ans le malheureux ne pouvait plus travailler. Il désespérait de jamais voir finir son infirmité quand on lui apprit l'arrivée de saint Géry. Il alla à sa rencontre et lui conta le fait.

L'évêque, toujours charitable, tenta par ses prières de fléchir la colère du saint et, tandis que l'ouvrier allait faire ses oraisons dans sa cabane située non loin de là, il se mit à genoux devant la chapelle. Croyant que ses gens l'avaient suivi, sans se retourner, il tendit sa crosse d'évêque pour que quelqu'un s'en chargeât. Mais il était seul et la crosse allait infailliblement tomber lorsqu'un ange la retint.

Au bout de quelques instants, l'ouvrier, qui était toujours dans sa cabane, sentit que son bras était guéri.

Il sortit et quelle ne fut pas sa stupéfaction de voir la crosse de l'évêque se maintenir toute droite sans aucun secours, car l'ange était invisible.

Puis l'évêque se releva, se retourna et comprit.

Il baisa l'invisible main de l'ange invisible qui s'en alla en laissant flotter dans l'air un vague parfum.

Or cet ouvrier habitait un petit chemin de terre près de la plaine Sainte-Gudule qui, par la suite, fut appelé Kromme Elleboog straat ou rue du Crombras, aujourd'hui la rue du Coude, à cause du fait que je viens de relater.

Quant à saint Géry, voulant donner raison à l'archevêque de Trèves, il demeura à Bruxelles et y mourut le 11 août 619. Une église lui fut dédiée[1].


  1. Voir page 44, note.