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Légendes bruxelloises/Légende du petit bonhomme de bronze

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Légendes bruxelloises (1903)
J. Lebègue & Cie (p. 11-18).

II

Légende du petit bonhomme de bronze

On dit :

Il y avait une fois une méchante sorcière.

Cette sorcière était très vieille et depuis bien longtemps elle habitait une maisonnette située au coin de la rue du Chêne et de la rue de l’Étuve, ou Stoefstraete, ainsi appelée parce qu’en 1212 déjà, et bien avant cette époque peut-être, il s’y trouvait une étuve ou bain public.

Cette méchante femme avait fait du mal à presque tous ses voisins qui la craignaient beaucoup. Elle était sale et mal vêtue et ne sortait que le soir. Où allait-elle ainsi toute seule ? Nul ne le savait et personne ne cherchait à le savoir, car pour cela il eût fallu la suivre et qui eût osé le faire ?

Quand un bourgeois attardé, rentrant chez lui, la rencontrait, il faisait un crochet pour ne pas se trouver trop près d’elle ; et les petits enfants cachaient leur tête dans les jupes de leur mère, lorsqu’elle passait, silencieuse et courbée.

Il y avait aussi un bon vieillard.

Ce bon vieillard était autant aimé que la méchante femme était détestée ; il faisait beaucoup de bien aux pauvres gens et l’on était heureux rien qu’à le voir. Les petits enfants n’en avaient pas du tout peur.

Or, un jour, un petit garçon qui passait dans la rue de l’Étuve s’arrêta et, sans prendre garde à l’endroit où il se trouvait, se mit à satisfaire un besoin impérieux, mais fort naturel, contre la porte de la maison de la sorcière.

Cela s’est vu de tous temps et se voit encore chaque jour.

Mais la sorcière, entendant peut-être un bruit insolite, sortit de sa demeure et apercevant le petit bonhomme qui finissait à peine, lui dit tout en colère :

― Tu as déshonoré ma maison en faisant ce que tu as fait. Je te condamne donc à faire la même chose durant tous les siècles qui vont venir.

Puis elle rentra chez elle.

C’était une méchante femme, n’est-ce pas ? et l’enfant ne méritait pas un châtiment si sévère. Aussi, que vit-on soudain ? Le bon vieillard apparut tout à coup portant dans ses bras une statuette de pierre qu’il mit à la place du petit garçon. Il prit celui-ci par la main et le conduisit auprès de ses parents.

Depuis ce temps la statuette a toujours fait ce
que l’innocent bambin aurait dû faire si le bon vieillard n’avait pas été là.

On dit aussi :

Il y avait une fois une famille composée du père, de la mère et d’un petit garçon. Celui-ci était âgé de trois à quatre ans et, comme il était leur enfant unique, ses parents l’aimaient, le choyaient comme un prince.

Un jour qu’il y avait fête à Bruxelles, le père et la mère revêtirent leurs beaux habits de dimanche, habillèrent bien gentiment leur petit garçon, le prirent par la main et sortirent.

Il y avait beaucoup de monde dans les rues et le bambin, qui voulait tout voir, tirait ses parents par ici, par là, tant et tant qu’à la fin, sans qu’on sût comment, il fut séparé d’eux et resta seul dans la foule.

Lui n’y prit pas garde : il regardait et s’amusait énormément. Il trouva cependant que les grandes personnes le bousculaient beaucoup. Ce qui se comprend, car elles aussi voulaient tout voir.

Cependant ses parents le cherchaient de tous côtés. « Si petit ! Il va lui arriver malheur ! » pensait sa mère. Son père aussi était inquiet. Et ils cherchaient, ils cherchaient !… Mais la nuit vint et ils ne le trouvèrent pas. Quatre jours se passèrent et leur fils n’était pas encore revenu.

Oh ! que les parents étaient tristes. Comme ils pleuraient ! Ils n’espéraient plus le revoir. Toutefois, le père du petit malheureux se mit encore à sa recherche et, le cinquième jour, étant arrivé au coin de la rue de l’Étuve et de la rue du Chêne, il vit… Qui ?… Son fils dans une posture qui ne laissait aucun doute sur l’objet de son occupation momentanée.

Vous pensez bien que prendre le garçonnet dans ses bras, l’embrasser, le porter en courant à sa mère, tout cela demanda à peine le temps nécessaire pour l’écrire.

Le père, heureux d’avoir retrouvé son enfant, voulut que le souvenir de cet événement se perpétuât et, dans ce but, il éleva, à l’endroit où le petit bonhomme s’était arrêté, une statue de pierre qui, depuis lors, laisse couler un filet d’eau claire dans le bassin qui se trouve sous elle.

On dit encore :

Or, en ce temps-là, Bruxelles fut bloqué par un ennemi puissant. Des savants vous raconteront les actions d’éclat accomplies par les Bruxellois et par leurs adversaires ; ils vous diront que le siège dura de longs jours ; que les bourgeois se défendirent courageusement et qu’enfin les ennemis furent contraints à se retirer.

Mais ce qu’ils ne vous diront pas, parce qu’ils ne le savent pas, c’est que les assiégeants étaient des gens très malins. Aussi, voyant qu’il leur était impossible de s’emparer de notre vaillante ville, ils résolurent d’y mettre le feu. C’était méchant, n’est-ce pas ? Ils le tentèrent cependant, allumèrent une mèche et s’en allèrent.

Les bourgeois, tout au plaisir d’être délivrés, ne prenaient plus garde à rien et la ville eût à coup sûr été incendiée, si un petit garçon n’eût vu la mèche qui brûlait et, malgré son âge, n’eût compris le danger. Que faire ? Il n’avait rien pour y parer. Il n’hésita pas et se mit à… arroser la mèche qui… s’éteignit.

Voilà comment un bambin sauva Bruxelles.

Le fait fut bien vite connu et, en l’honneur de l’action accomplie par le jeune brave, les bourgeois lui élevèrent une statue reproduisant… son acte héroïque.

On dit encore :

Manneken-Pis ! C’est un petit prince de Bruxelles, âgé de cinq ans, appelé Godefroi. Un jour, marchant en tête d’une procession se rendant avec le clergé au-devant d’une armée de croisés qui revenaient de Jérusalem, il s’arrêta au coin de la rue de l’Étuve et de la rue du Chêne pour faire ce que son successeur fait aujourd’hui encore. Mais le petit prince ne put reprendre sa place que quand la procession fut passée, c’est-à-dire au bout d’une heure, car il fit pendant tout ce temps ce qu’il croyait pouvoir accomplir en une minute.

On regarda ce fait comme un prodige et en souvenir de l’événement on éleva la statue que vous connaissez.

Mais des gens réfléchis prétendront que cette histoire n’est pas la vraie et ils vous en raconteront une autre, moins prouvée qu’elle.

On dit enfin :

Manneken-Pis est un petit enfant qu’un Juif vola un jour à ses parents et emporta dans sa demeure.

Or, en ce temps, les Juifs étaient considérés comme des maudits : on les éloignait des villes ou, quand on leur permettait de s’y fixer, ils devaient habiter un quartier spécial ; on les accusait de toutes espèces de pratiques superstitieuses ; on leur imputait aisément bien des crimes ; ils étaient craints et honnis de tous.

Donc, ce Juif voulait, dit-on, mettre à mort le petit garçon. Cependant, le père de l’enfant faisait d’actives recherches dans la ville ; comme c’était un grand seigneur, le Juif eut peur : un soir, il reconduisit l’enfant au coin de la rue où il l’avait enlevé. C’est là que ses parents le retrouvèrent et ils élevèrent une fontaine en souvenir de la joie qu’ils avaient éprouvée en le revoyant.

III

Histoire du plus petit bourgeois de Bruxelles

Notre statuette existait déjà en 1452. À cette époque, on l’appelait Manneken-Pist ou Juliaensken Borre, « fontaine du Petit-Julien ». On la cite encore sous ce nom en 1498. En 1668, avant déjà peut-être, elle est définitivement Manneken-Pist ou Manneken-Pis.

Elle fut d’abord de pierre. Mais le 13 août 1619, un grand sculpteur bruxellois, Jérôme Duquesnoy, qui donna son nom à une rue de la ville, fut chargé