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Légendes bruxelloises/La Rue du Saint-Esprit

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Légendes bruxelloises (1903)
J. Lebègue & Cie (p. 205-216).

La Rue du Saint-Esprit


OÙ IL EST QUESTION D’UN COMÉDIEN, D’UN REVENANT ET D’UNE CULOTTE QUI DANSE

Jadis, dit-on, les âmes des défunts revenaient sur terre. Au jour anniversaire de leur mort, la nuit de grandes fêtes, à d’autres moments même, les corps de ceux qui n’étaient plus sortaient de la tombe et, revêtus de longs suaires, ils allaient rendre visite à leur meurtrier, à leurs parents ou à leurs amis.

Parfois, le promeneur attardé, passant près d’un cimetière par une nuit sans lune, croyait entendre des voix mystérieuses qui venaient de dessous terre. Ou bien encore, de petites flammes dansantes couraient après lui, s’arrêtant s’il s’arrêtait, fuyant s’il marchait vers elles, recommençant leur poursuite s’il fuyait.

Parfois aussi, les morts tenaient conseil : assis au bord des tombeaux, enveloppés de leur drap blanc, ils se parlaient entre eux et l’on entendait le bruit de leurs os s’entre-choquant.

À ces époques lointaines, les bonnes gens de la campagne et des villes, très crédules, s’imaginaient que les châteaux en ruines ou inhabités, certaines maisons dans les cités et les villages, certains coins de pays, étaient hantés.

Et quelquefois, dans le castel antique dressant vers le ciel noir ses tours démantelées, ils croyaient ouïr un grand bruit : les fenêtres s’allumaient de feux multicolores, des ombres fantastiques dansaient aux vitres, des cris, des plaintes retentissaient et cela durait la nuit tout entière.

Ou bien encore, par les soirs éclatants de lumière lunaire, ils apercevaient soudain sur les murs de ronde du manoir, se promenant, drapé dans un voile blanc, un fantôme qui accomplissait toujours la même promenade, s’arrêtait aux mêmes endroits, faisait les mêmes gestes, venait et disparaissait aux mêmes heures, soit en s’enfonçant dans la terre en poussant un grand cri, soit en s’évanouissant comme une ombre. Dans les forêts, dans les villes, dans les cimetières, des apparitions avaient lieu : feux follets qu’on prenait pour des âmes en peine ; rêves de cerveaux malades ou de criminels pris pour des réalités ; faits naturels transformés en mystères ; choses drôles travesties en miracles.

Et les fantômes sortaient de terre, les flammes mystérieuses dansaient à la surface des marais ; les squelettes désarticulés se heurtaient en de macabres danses ; les sorcières, dans de lumineuses clairières, autour de chaudrons de bronze posés sur des foyers aux flammes vertes, préparaient des mixtures étranges ou s’apprêtaient à partir pour le sabbat maudit, à cheval sur un manche à balai.


On dit :


Il était une fois un comédien.

Ce comédien avait un grand-père.

Le grand-père mourut en instituant le petit-fils son légataire universel.

Le comédien n’avait jamais vu son aïeul : chose assez rare, mais qui se présente dans la vie.

Il crut faire une bonne aubaine, versa un pleur sur le sort du malheureux vieillard que la mort, de sa faux cruelle, avait si vite arraché à l’existence et s’empressa de prendre possession de son héritage.

Hélas ! celui-ci était maigre.

Le vieillard, voyant qu’il ne lui restait d’autre famille que ce petit-fils qui avait mal tourné — car la profession de comédien n’était pas considérée alors comme elle l’est aujourd’hui, au contraire ! — s’était dit : « Je vivrai encore autant d’années à peu près ; je vais faire de ma fortune autant de parts que je compte passer d’années ici-bas, je mangerai une part par an et vivrai largement. »

Aussitôt dit, aussitôt fait. Le grand-père avait fait disparaître son fonds avec son revenu et, arrivé au bout du rouleau, il était mort au moment où il venait de constater que ses caisses étaient vides.

Le comédien trouva quelques meubles et des habits qu’il vendit tout furieux et ne se réserva qu’une culotte rouge, la trouvant à son goût et espérant pouvoir l’utiliser quelque jour dans un de ses rôles.

Cette culotte était tout un poème.

De quelle époque datait-elle ? Impossible de le dire. Avait-elle un jour été de mode ? Chose peu probable. Elle était de tous les temps et de tous les lieux, sans qu’on eût pu préciser le moment et le pays où elle avait été faite. Elle était rouge, ai-je dit ; mais d’un rouge incertain, honteux, presque brun, sans cesser d’être rouge.

Les jambes étaient d’inégale longueur et de l’une grosse à y fourrer un bœuf, l’autre étroite à n’y pouvoir entrer. Bref, c’était un modèle… qu’il ne fallait pas suivre.

Notre comédien, qui jouait les comiques, avait immédiatement vu le parti qu’il en pouvait tirer. Il la mit soigneusement de côté, se promettant d’y songer en temps utile.

L’occasion se présenta bientôt.

Quelques jours après l’enterrement de son grand-père — le soir même, disent des auteurs qui veulent se faire passer pour toujours bien informés, — il emporta sa culotte rouge au théâtre, la revêtit et parut sur la scène avec ce vêtement d’un autre âge qui n’eût pu, du reste, servir à autre chose.

Le succès qu’il obtint est inénarrable. Passons par conséquent.

Il rentra chez lui et, en se couchant, il posa sur une chaise la fameuse culotte. Puis il souffla sa lumière et s’endormit…

…Un léger bruit lui fit bientôt ouvrir les yeux. Il se dressa épouvanté. Devant lui, près de la porte de sa chambre qu’il se rappelait avoir fermée avec soin suivant son habitude par crainte des voleurs, il aperçut un grand vieillard étrangement vêtu.

Il portait une ample robe à fleurs jaunes qui retombait toute raide sur le plancher en cachant les pieds ; coiffé d’un bonnet de laine, il tenait à la main une petite lampe qui projetait de faibles rayons sur les choses.

Le vieillard s’approcha lentement du lit où reposait notre comédien. Celui-ci se rejeta en arrière en reconnaissant son grand-père. (J’ai oublié de vous dire que parmi les objets qu’il avait trouvés dans la maison de son aïeul, le comédien avait remarqué un portrait, qu’on lui avait dit être celui du vieillard. Ne sachant pas revêtir le portrait comme il l'avait fait de la culotte, notre homme l’avait vendu avec le reste. C’était fort peu respectueux, je l’avoue, mais il est de mon devoir de dire les choses telles qu’elles sont, et je les dis.) Donc, le comédien se rejeta en arrière en reconnaissant son grand-père. Mais celui-ci, ou plutôt son esprit, son fantôme, ne fit pas mine de le voir, prit la culotte, la tourna, la retourna dans tous les sens, la posa sur la chaise, la reprit, la reposa enfin en poussant un profond soupir.

Puis, sans dire un seul mot, il disparut dans la muraille.

Le comédien ne respirait plus.

Et alors il se rendit compte de la mauvaise action qu’il avait commise.

Quoi ! pour obtenir un fragile succès de théâtre, pour ravir aux auditeurs des applaudissements qui faisaient son orgueil, il avait déshonoré le vieux vêtement de son aïeul ! Défroque, peut-être. Mais défroque honnête, qu’il avait traînée sur les planches, sans honte, au contraire, avec joie. Et comme il comprenait le soupir de son grand-père fantôme, désabusé, attristé d’avoir appris que son vieil uniforme avait été exposé aux quolibets de la foule, en plein théâtre !

La chambre était replongée dans les ténèbres.

Le comédien songeait…

Il ne songea pas longtemps, car un bruit étrange lui fit lever la tête.

Il vit, au milieu de la pièce, la culotte suspendue en l’air comme par une main invisible et qui rayonnait comme si une lumière eût été allumée en elle. Et les jambes s’agitaient désespérément, toujours, toujours.

Puis soudain la culotte se mit à danser une ronde extravagante : elle sautait au plafond, retombait par terre, s’accrochait aux meubles, renversait les chaises, battait les murs, déchirait les rideaux du lit, cassait les carreaux, menait un train d’enfer, se cognait aux portes, se heurtait à la table, décrochait les tableaux, se trémoussait comme un démon en délire, brisait la glace, retombait encore, reprenait sa volée, décrivait des courbes bizarres, se contorsionnait en mouvements de pitre, se repliait sur elle-même, se redressait, écartait les jambes, les raccourcissait en soufflet d’accordéon, les allongeait, les rapprochait en faisant un grand bruit d’étoffe froissée, se retournait brusquement la ceinture en bas, s’aplatissait contre le sol, reprenait subitement sa forme en se détendant comme un ressort, sautait à califourchon sur le dossier d’un fauteuil, remontait au plafond, volant d’un mur à l’autre, de la fenêtre à la porte, du lit sur la table, d’une chaise au bahut, en mouvements rapides, saccadés, impossibles à suivre, infatigable, semant le plancher de débris de toute espèce, continuant sans trêve sa sarabande effrénée qui plongea le comédien dans une frayeur sans nom.

Combien de temps dura cette scène ? Nul ne pourra jamais le dire.

Le pauvre homme était allongé dans son lit, en proie à une terreur folle.

Il suivait de ses yeux hagards la course démoniaque de la culotte rouge qui, par ses mouvements brusques, finissait par lui laisser dans les yeux comme l’image d’un voile de sang.

— Saint Genest ! mon bon patron ! murmura-t-il à la fin, que vais-je devenir ?

À ces mots, comme si elle s’apercevait pour la première fois de sa présence, la culotte tomba sur le lit et les jambes se mirent à le souffleter avec violence. Il avait beau vouloir cacher la tête sous la couverture : la culotte s’y opposait et continuait de lui appliquer force gifles ; elle l’en criblait et le malheureux, sans défense contre un pareil adversaire, ne tentait même plus de parer les coups. Et la culotte frappait, comme si elle aussi avait voulu se venger de l’affront qui lui avait été fait. Quoi ! elle si tranquille, si attachée à son maître, un misérable comédien l’avait d’un jour à l’autre transportée dans ce monde condamné des gens de théâtre ; pis que cela, elle avait paru sur les planches ! Elle en pâlissait de honte, ne sachant pas rougir. Et elle frappait, frappait sans relâche, frappait à tour de… jambes ! Enfin, le malheureux comédien, n’en pouvant plus, se précipita hors du lit et, en chemise, s’élança dans la rue.

La culotte ne l’y suivit pas.

Il s’enfuit chez un de ses camarades qui demeurait non loin de là. Celui-ci, trouvant la chose fort grave, réfléchit et à la suite d’une longue méditation, conseilla à son ami, encore tout meurtri et tout épouvanté, d’aller quérir un prêtre.

Il prêta des vêtements au malheureux et, à deux, ils allèrent réveiller le curé de la Chapelle.

C’était un digne homme, se connaissant fort bien en histoires d’exorcismes. Il se munit d’un livre de prières et d’eau bénite, et nos trois héros arrivèrent au logis du comédien.

Celui-ci, devenu prudent, marchait en queue. Ils montèrent à la chambre hantée. O surprise ! tout était rentré dans l’ordre. La culotte reposait paisiblement sur une chaise ; aucun meuble n’était brisé ; rien, en un mot, ne permettait de croire qu’une scène horrible se fût passée là quelque temps auparavant.

Le prêtre sourit et, se tournant vers le comédien :

— Mon fils, lui dit-il, vous aurez rêvé. Soyez calme et dormez en paix.

Puis il se retira.

Mais le comédien n’était pas rassuré.

Le lendemain, craignant de plus en plus les attaques de la culotte rouge, il la brûla, suivant les conseils de son ami, car en la vendant il eût pu la voir revenir.

Puis, il fit dire une messe pour le repos de l’âme de son grand-père. Et il ne revit jamais plus ni le fantôme, ni la culotte.

*
* *

Ce comédien habitait dans la rue qui conduit de la place de la Chapelle, nommée autrefois Marché- de-la-Chapelle parce qu’il s’y tenait jadis un marché aux pommes, aux herbes et au beurre[1], à la rue des Ursulines et qui fut appelée, à cause de l’histoire que je viens de vous conter, rue de l’Esprit.

Mais en dépit de tous les légendaires, je vous dirai, moi qui ai recherché la chose et pâli sur nombre de parchemins jaunis, que cette rue doit son nom (rue de l’Esprit ou du Saint-Esprit, Geeststraet, Heilige Geeststraet) à la maison du Saint-Esprit de la Chapelle (Geesthuys) qui s’y trouvait derrière le chœur de l’église : tegen over de choor van Onze-Lieve-Vrouwe ter Capellen. Cette maison avait été fondée pour l’entretien d’aveugles, de malades pauvres et d’indigents de la rue d’Accolay (Akeleystrate, 1360). Les biens de cette fondation charitable étaient gérés par le curé de la Chapelle, un receveur et deux notables qui rendaient compte de leur gestion à l’archiprêtre de Bruxelles.

Je pourrais vous donner un gros tas de preuves à l’appui de ce que j’avance, mais cela n’ajouterait rien au grand intérêt de mon récit. Je cesse par conséquent.


  1. Ce marché fut transféré place des Wallons en 1626 et rue de Bavière en 1704. Près de la Chapelle se trouvaient autrefois un marais et une boucherie.