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Légendes bruxelloises/Le Refuge des Ursulines

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Légendes bruxelloises (1903)
J. Lebègue & Cie (p. 217-227).

Le Refuge des Ursulines

HISTOIRE D’UN PRISONNIER QUI DEMANDE À RESTER EN PRISON

Monseigneur Charles-Alexandre, duc de Croy, marquis d’Havré, deuxième du nom, chef des finances sous le gouvernement de l’infante Isabelle, fils de Charles-Philippe de Croy, premier marquis d’Havré, fils de Philippe, premier duc d’Aerschot, était furieux.

Pourquoi ?

Je l’ignore, car, d’une part, les vieux bouquins poudreux et les manuscrits rares ne nous révèlent rien à ce sujet ; et, d’autre part, nul, depuis l’aventure qui va suivre, n’a plus jamais rencontré ce puissant seigneur et n’a, par conséquent, pu lui demander la cause de sa colère.

Peut-être sortait-il d’une réunion du conseil des finances et y avait-il longuement discuté avec ses collègues l’emploi des fonds, bien rares, hélas ! à cette époque, car la guerre avait repris depuis la mort d’Albert (1621) et nous sommes en 1624. Et, dans une interminable séance, peut-être lui avait-on fait d’amers reproches parce que les caisses étaient à moitié vides.

C’est en effet un rôle difficile à remplir que celui de ministre des finances. A-t-il de l’argent ? on lui reproche de n’en pas donner assez. N’en a-t-il pas ? on lui reproche de n’en pas donner du tout. Les meilleurs caractères finissent par s’aigrir en pareille situation et tel qui était le meilleur homme du monde avant son arrivée au pouvoir, devient peu à peu l’individu le plus irascible et cela parce qu’il manie l’argent de la nation. Il est des gens si difficiles à contenter !

Trêve à ces commentaires. Le duc de Croy était furieux.

Il rentra à son hôtel rue du Prévôt, maintenant la rue des Ursulines.

Arrivé dans son antichambre, il aperçut, allongé sur un banc, un de ses pages qui, se lassant d’attendre, s’était endormi. Je ne sais si dormir constitue un crime bien épouvantable, même pour un page. Mais dans la situation d’esprit où se trouvait le duc, la vue du dormeur suffit pour le faire entrer dans une violente colère.

Ce page sommeillant devenait l’étincelle qui met le feu aux poudres.

Monseigneur Charles-Alexandre s’approcha de lui et le secoua rudement. Le page s’éveilla.

— Eh ! maroufle ! dit le duc, depuis quand dort-on quand je veille ?

— Monseigneur !… balbutia le malheureux qui s’était levé et cherchait une excuse.

— Je crois qu’il veut se moquer de moi, continua le duc. Par Notre-Dame de Laeken ! je ne le permettrai mie.

Et, plus furieux que jamais, il allongea une claque, vigoureusement appliquée, sur la joue du page qui, du coup, reprit tout à fait possession de lui-même.

Pas tout de suite cependant, car, oubliant une seconde qui il avait devant lui, un flot de sang lui monta au visage et, pliant le corps, il eut, aurait-on dit, comme l’intention de se précipiter sur le duc. Mais celui-ci se redressa :

— Eh bien ? dit-il d’un ton de suprême arrogance. Le page baissa la tête, s’inclina profondément devant son seigneur, en un salut de cour.

Le duc rentra dans ses appartements sans se retourner…

Il fit bien. Car s’il avait pu voir le regard chargé de colère et de haine que lui lança son page, il n’eût pas dormi tranquille cette nuit-là.

*
* *

Achter Lodewijcs : tel est le nom qu’on donnait autrefois au quartier s’étendant entre l’église de la Chapelle et ’ t Nieuwlant ou Terre-Neuve.

Là se trouve la rue du Prévôt ou des Ursulines qui va de la place des Wallons (Walsce plaetse, 1321), appelée ainsi à cause du grand nombre d’ouvriers venant du sud du Brabant et qui y logeaient, à la rue des Alexiens, ainsi nommée du nom d’un ordre religieux qui y avait son couvent.

C’est dans cette rue, entre la rue d’Accolay et la maison de Bassigny[1], que Charles-Philippe de Croy, premier marquis d’Havré, éleva un hôtel, habité après lui par son fils Charles-Alexandre, dont nous avons parlé.

Nous verrons plus tard ce que devint cette demeure.

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Le 9 novembre 1624, le duc de Croy achevait de travailler.

Il était à peu près dix heures et demie du soir.

Au dehors, la nuit était épaisse.

De lourds nuages roulaient dans le ciel morne.

Un silence absolu planait sur le quartier.

À ce moment, une ombre se détacha d’une maison située en face de l’hôtel de Croy et s’avança jusqu’au milieu de la rue.

C’était un homme enveloppé d’un ample manteau. On ne pouvait qu’imparfaitement distinguer ses formes ; sur l’épaule, il portait un engin singulier qui ressemblait à s’y méprendre à une arquebuse.

Il examina attentivement une fenêtre qui, seule, était éclairée et on eût pu l’entendre murmurer :

— Comment faire ?… Pénétrer dans cette demeure maudite ?… Impossible !… Les jardins ?… Non !… Il le faut pourtant ! Oh ! monsieur le duc, cela demande vengeance. Marquis d’enfer ! tu me le payeras !

Soudain, l’homme se rejeta contre le mur et prépara son arme.

Le duc avait ouvert la fenêtre.

Son travail accompli, il avait voulu respirer durant quelques instants au grand air du soir. Son corps se détachait dans l’encadrement de la fenêtre, éclairé par une lampe dont la lumière projetait son ombre jusque dans la rue…

Un coup de feu retentit…

Un bruit d’arme jetée à terre, un homme fuyant en une course échevelée vers la place des Wallons et disparaissant dans le noir.

Ce fut tout.

Le duc porta la main gauche à la poitrine, en s’étreignant le cœur, tenta de saisir de la droite un appui qu’il ne trouva pas, chancela, tourna sur lui-même et tomba sur le dos, la tête rebondissant sur le tapis, tandis qu’un flot de sang jaillissait de la blessure.

Il était mort…

Au bruit de la détonation, la duchesse et les gens du duc étaient accourus.

C’était, dans cet hôtel quelques instants auparavant silencieux, une galopée de valets de toute espèce à travers les appartements, dans les couloirs, sur les escaliers : des cris, des pleurs, des effarements, des lamentations retentissaient de toutes parts. On ne savait où donner tête ; les uns conseillaient ceci, les autres cela, et rien ne se faisait.

Enfin, on transporta le cadavre du malheureux seigneur sur son lit, on le déshabilla, on lava la blessure.

Quelques-uns doutaient encore, surpris, ne comprenant pas la chose. Mais non, le duc de Croy était bien mort, assassiné par…

*
* *

Par qui ?

Après qu’on eut transporté le duc dans son appartement, préparé la veillée des morts, prévenu les autorités et pris, toutes les mesures que nécessitait l’événement, une enquête fut ouverte.

On visita la chambre de travail : la fenêtre ouverte, les traces de sang allant de celle-ci jusqu’au milieu de la pièce, permirent la reconstitution du drame. On descendit dans la rue, on fouilla coins et recoins et l’on trouva l’arquebuse en face de l’hôtel, ce qui permettait d’assurer définitivement que les choses avaient eu lieu comme je l’ai dit.

La nuit se passa en recherches faites dans les environs.

Le meurtrier était loin… Le lendemain, le magistrat fit fermer les portes de la ville et l’enquête officielle commença.

On promit une somme de deux mille couronnes à qui ferait arrêter l’assassin. Le 11 novembre, la duchesse augmenta la récompense de douze mille florins. On visita les barques du canal, les ruelles hantées par les gens de mauvaise foi, les cabarets borgnes ; on arrêta différentes personnes qu’on fut contraint de relâcher, les preuves faisant défaut.

Enfin, on crut avoir découvert l’assassin.

C’était un misérable à l’aspect louche, à première vue capable de bien des choses. On l’arrêta et on le mit à la torture selon la coutume du temps.

Il n’avoua rien.

On l’envoya à la prison de Vilvorde.

Il resta trente-deux ans dans les fers !

Quant au malheureux duc, on lui fit de grandes funérailles. Il fut enterré dans l’église de la Chapelle, revêtu de l’habit des Chartreux.

*
* *

L’assassin s’était réfugié en Italie.

C’est là qu’il vécut, ignoré, jouissant de sa vengeance.

Mais le criminel ne peut mourir sans remords.

Quand il vit ses derniers moments venus, il fit appeler un prêtre et confessa son crime. C’était le page souffleté par le duc qui, par ce soir de novembre de l’année 1624, l’avait assassiné en lui tirant un coup d’arquebuse par la fenêtre.

Quand la chose fut connue à Bruxelles, les magistrats se souvinrent — longtemps après — qu’un malheureux avait été emprisonné à Vilvorde pour un crime qu’il n’avait pas commis.

Son innocence étant établie par l’aveu du page, on lui fit grâce et on voulut le faire sortir de la cellule où il avait végété misérablement pendant trente-deux longues années.

Il refusa et demanda à pouvoir rester en prison !

— Je ne saurais plus pourvoir à ma subsistance, disait-il ; laissez-moi mourir ici puisque j’y ai vécu.

On fit droit à sa demande.

Il resta à Vilvorde et le gouvernement lui octroya une petite pension.

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L’hôtel d’Havré devint, le 28 février 1686, la propriété des Ursulines de Mons qui s’y établirent. Elles furent forcées de l’abandonner en 1798 et un philanthrope, s’Jonghers, fondateur de l’hospice de Sainte-Gertrude, y ouvrit, le 23 mai 1805, avec l’aide des autorités municipales et du préfet de la Dyle, le refuge des Ursulines, destiné aux vieillards des deux sexes. C’est le couvent des Ursulines qui a donné à la rue son nom actuel.


  1. La maison ou hôtel de Bassigny fut construite sur l’emplacement de la maison d’Yssche, habitée par les seigneurs de ce nom. Elle fut appelée maison de Bassigny, ou de Horne, lorsqu’elle devint la propriété de Gérard de Horne, seigneur de Bassigny, qui avait épousé Honorine de Witthem, descendante des seigneurs d’Yssche. Reconstruite en 1650, elle a longtemps servi de demeure aux nonces du pape. En 1837, l’ordre des Jésuites y a établi le collège de Saint-Michel.