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Légendes bruxelloises/Les Kiekefretters

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Légendes bruxelloises (1903)
J. Lebègue & Cie (p. 115-123).

Les Kiekefretters


OÙ LE LECTEUR VOIT UNE FOIS DE PLUS QU'IL EST DANGEREUX DE VENDRE LA PEAU DE L'OURS AVANT QU'ON L'AIT MIS PAR TERRE.

En ce temps-là, Jeanne et Wenceslas régnaient en Brabant.

Wenceslas — duc de Luxembourg, frère de Charles de Luxembourg, empereur d'Allemagne, fils de ce Jean, comte de Luxembourg, roi de Bohême, dit Jean l'Aveugle parce qu'il perdit la vue à la suite d'une expédition dans les marais de la Prusse, qui batailla sa vie durant et mourut à Crécy, en 1346, après avoir fait attacher son cheval à ceux de deux de ses gentilshommes qui le conduisirent au plus fort de la mêlée et périrent avec lui — Wenceslas était un prince léger, insouciant, dénué d'esprit pratique, livré tout entier aux influences et aux émotions du moment et dont le règne fut cause de bien des déboires pour les Brabançons.

Jeanne, née à Bruxelles le 24 juin 1322, fille aînée de Jean III, duc de Brabant, dont les trois fils, Jean, Henri et Godefroid, moururent avant leur père, avait épousé Guillaume II, comte de Hainaut, puis Wenceslas de Luxembourg. C'était une princesse ayant de très bonnes qualités, dont les Bruxellois eurent à se louer en différentes circonstances, mais faible envers son mari à qui elle abandonnait entièrement l'administration de ses États.

Wenceslas avait été souvent en lutte avec les bonnes gens des métiers et soutenant les uns, combattant les autres, il s'était en définitive aliéné presque toutes les sympathies.

C'est sous son règne que fut construite la seconde enceinte de Bruxelles.

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Or, vers 1371, des bandes de maraudeurs infestaient le pays entre le Rhin et la Meuse. Couvrant les routes, arrêtant les marchands, les rançonnant, pillant leurs marchandises, ils causaient beaucoup de dommage au commerce. C'étaient des gens sans aveu, se livrant sans vergogne à toutes espèces de déprédations.

Vous saurez aussi qu'à cette époque, les seigneurs ne se faisaient pas faute de soutenir ouvertement ces pillards, de les protéger, leur donnant asile, partageant leur butin, leur offrant en toute sécurité les moyens de prospérer dans leur lucrative industrie.

Plus encore, beaucoup de ces gentilshommes – qu'un célèbre auteur français a spirituellement appelés genspilleshommes – qui avaient juré, le jour où on les avait armés chevaliers, de secourir les faibles, de ne rien entreprendre qui fût contraire à l'honneur et à la probité, de consacrer leur vie à la défense des opprimés, ne se gênaient nullement pour se mettre à la tête de ces bandes de mercenaires. Retirés dans leurs châteaux forts perchés au haut d'abruptes montagnes et dominant les vallées tranquilles, ils y narguaient en paix les bourgeois, la loi et la justice. Ces retraites, vrais repaires de démons, leur inspiraient une entière confiance et beaucoup d'entre eux pensaient de même que ce seigneur français qui disait :

Si je tenais un pied en paradis,
Si j'avais l'autre au château de Naisil,
Je retrairais celui du paradis
Et le mettrais arrière dans Naisil.

C'est de là qu'ils descendaient dans les plaines, faisant alliance avec des bandits et des voleurs de grand chemin, pillant, ravageant, saccageant, dévastant, tuant, sans souci de l'honneur, du bien d'autrui, des humbles qui peinaient dur pour gagner leur pain quotidien. Pour eux, ils passaient leur vie dans l'abondance et les richesses qu'ils devaient à leurs crimes.

Or donc, Guillaume VI, duc de Juliers, était accusé de pratiquer cette étrange manière de faire fortune, ou tout au moins de protéger des brigandages.

Sur ce, ayant appris la chose, sans approfondir la question de savoir si ce noble seigneur était accusé à tort ou à raison, pressé du reste de toutes parts de mettre un terme à cette désolation, Wenceslas leva son étendard de guerre, réunit ses gens d'armes, vassaux, vavassaux et varlets et à la tête d'une nombreuse armée marcha contre le duc de Juliers, allié au duc de Gueldre.

Ah ! qui dénombrera les nobles gentilshommes qui se rangèrent sous la bannière au lion d'or ! Brabançons, Liégeois, Français même, étaient accourus à l'appel du duc. Les Bruxellois surtout avaient tenu à honneur de combattre. Jean et Henri de Bouchout, Walter de Beerthem, Robert de Berlaer, Jean d'Ophem, Guillaume, seigneur d'Aa, Jean Vandermeeren de Saventhem, Henri de Duffel, l'amman Jean de Redelghem, Robert d'Assche, Siger d'Oostkerque, Jean et Guillaume de Weldert, Jean de Diedeghem, sire Gérard Rolibuc et bien d'autres, furent les principaux d'entre nos concitoyens qui luttèrent sous les ordres de Wenceslas. Celui-ci rencontra l'ennemi, le 21 août 1371, dans les plaines de Bastweiler, près de Gelenkirchen.

Beaucoup de Bruxellois firent preuve d'un grand courage. Sire Jean de Redelghem ou de Releghem commença la bataille et fut bientôt suivi par tous les gentilshommes ayant à leur tête Wenceslas. Mais celui-ci crut qu'un léger effort suffirait pour rompre les lignes ennemies et ne voulut point attendre les archers et les arbalétriers qui auraient dû entamer l'action et soutenir la cavalerie. Au surplus, les Brabançons eurent d'abord l'avantage : le duc de Juliers fut fait prisonnier par Jean de Diedeghem ; mais Wenceslas fut pris à son tour et Renaud, duc de Gueldre, par une attaque inopinée, changea complètement la face du combat. La déroute se mit dans les rangs de l'armée brabançonne. Et pourtant ses chefs firent nombre d'actions d'éclat. Écoutez plutôt : Sire Gérard Rolibuc avait eu, la veille du combat, une dispute avec un chevalier de Juliers, Eustache Vandenbogarde. Se rencontrant au milieu de la mêlée, les deux ennemis se chargèrent avec tant d'impétuosité qu'ils s'entretuèrent. L'histoire ne dit pas ce que l'on retrouva de leurs corps.

Sept mille Brabançons tués, parmi lesquels sept cents nobles, entre autres les chevaliers bruxellois Jean de Releghem, Gérard Rolibuc, Franc Swaef, Walter Pipenpoy ; deux mille prisonniers, Wenceslas captif : tel fut le bilan de la journée. Renaud de Gueldre, blessé dans le combat, mourut trois jours après. Quant à Wenscelas, il resta onze mois en prison. Il ne dut sa liberté qu’à son frère Charles IV, empereur d’Allemagne, et ses sujets eurent à payer, pour prix de sa rançon et de celle de ses alliés, neuf cent mille moutons d’or, soit sept millions de francs de notre monnaie, somme considérable pour cet objet et pour ce temps. Pour le nôtre aussi.

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Le plus curieux est que les Bruxellois semblent avoir été absolument sûrs de remporter la victoire en cette campagne. Nos compatriotes ont toujours été – ils ont du reste le défaut de la qualité, car ils croient à la légère ce qu’on leur raconte – quelque peu hâbleurs, fanfarons. On ne s’imaginerait pas qu’ils sont nés sous un ciel brumeux qui n’est absolument pur que six jours par an en moyenne. On les dirait plutôt fils du chaud soleil de Provence et habitants de Marseille. Ils ne doutent de rien : forts en paroles, leur tête s'échauffe facilement et, le verre en main, ils sont dignes de ces gais conteurs de Gaulois qui finissaient par croire eux-mêmes les gasconnades qu'ils racontaient.

Les Bruxellois ne faillirent pas en 1371 à la réputation qu’on leur avait certainement déjà faite à cette époque. Pour eux, il ne s’agissait pas, semble-t-il, d’aller combattre un ennemi redoutable ou tout au moins puissant, de lutter contre des bandes aguerries. Non. Que craindre de ces maraudeurs, de ces brigands, pillards effrontés que la vue de l’armure d’un chevalier mettrait en fuite ! Et ce duc qui se plaçait à leur tête, soutenant ces assassins de grandes routes, n’était-ce pas un lâche capable tout au plus d’attaquer de peureux, malheureux marchands sans défense, passants inoffensifs !…

Et ils s’en allèrent, nos braves Brabançons, dans un singulier équipage. Leurs valets ne portaient pas des armes de rechange, mais bien des poulets et des bouteilles de vin. Leurs bagages ? c’étaient des flacons et des gobelets, des pâtés et des viandes fines.

Quel aspect devaient présenter ces chevaliers qui, d’après un contemporain, écrivain illustre et digne de foi, « étoient, autour du duc, sur les
champs, montés les aucuns à cheval et leurs varlets derrière eulx qui portoyent flacons et bouteilles de vin troussées à leurs selles et aussi, parmi ce, fourage et pastez de saumon, de truites et d'anguilles enveloppés de belles petites tovailles (serviettes) ; et empeschoient là durement ces gens la place de leurs chevaulx, tant qu'on ne se pouvoyt ayder de nul costé » !

Voilà comment les Bruxellois partirent en guerre. Hélas ! de quelle façon revinrent-ils ! Nous le savons.

Le soir de la bataille, les Brabançons étant défaits, les ennemis s'emparèrent de leurs provisions et, à la barbe des vaincus, mangèrent le festin qu'ils trouvèrent tout préparé.

Et c’est pourquoi, aujourd’hui encore, le nom s’étant perpétué, on appelle les Bruxellois kiekefretters ou kiekeeters, « mangeurs de poulets ». Ils ne s’étaient pas mis une seule aile de poulet sous la dent. O ironie !