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Légendes bruxelloises/Manneken-Pis

La bibliothèque libre.
Légendes bruxelloises (1903)
J. Lebègue & Cie (p. 9-27).

Manneken-Pis


OÙ LE LECTEUR FAIT CONNAISSANCE AVEC LE PLUS DUR DES BRUXELLOIS
I

Envoi

Petite statuette, je Te bénis !

Je Te bénis, parce que Tu es le plus gai souvenir de notre antique cité ; parce que l’on T’aime, vois-Tu, qu’on Te chérit ; parce que Tu es la joie des petits qui vont, s’oubliant comme Toi par les carrefours, au coin des rues, contre les bornes, sans souci des passants et que les grands même, ceux qui marchent dans la vie chargés de chagrins sans nombre, ne peuvent Te voir sans sourire d’aise…

Oh ! qui saura jamais Ton origine ? Ton histoire se perd dans la nuit des temps comme celle de bien des hommes : sauveurs de la patrie apparus dans les jours de défaite sans qu’on sût jamais d’où ils vinrent ; génies, artistes, poètes éclairant leur époque d’une lueur splendide et dont le hasard s’est plu à laisser dans l’ombre toute l’enfance…

Rien ne manque à Ta gloire : la légende s’est emparée de Toi ; le peuple Te vénère ; Tu as été comblé d’honneurs, anobli, décoré ; les vieux soldats, ceux qui virent les deuils et les victoires, T’ont rendu les honneurs militaires la pierre d’abord, le bronze ensuite ont reproduit Tes traits.

Et Ton nom vivra éternellement, dans les siècles des siècles…

Le vieil archange, Ton voisin, égide de la cité qu’il domine du haut de sa tour dentelée, saint Michel, que martela grossièrement, mais avec tant d’art, Martin van Rode, symbolise pour nous le Progrès terrassant l’Ignorance de son glaive irrité ; Toi, MANNEKEN-PIS, Tu seras à jamais le symbole de la folle Gaieté flamande, du bon et large Rire proverbial de nos pères…

Petite statuette, je Te bénis !…

II

Légende du petit bonhomme de bronze

On dit :

Il y avait une fois une méchante sorcière.

Cette sorcière était très vieille et depuis bien longtemps elle habitait une maisonnette située au coin de la rue du Chêne et de la rue de l’Étuve, ou Stoefstraete, ainsi appelée parce qu’en 1212 déjà, et bien avant cette époque peut-être, il s’y trouvait une étuve ou bain public.

Cette méchante femme avait fait du mal à presque tous ses voisins qui la craignaient beaucoup. Elle était sale et mal vêtue et ne sortait que le soir. Où allait-elle ainsi toute seule ? Nul ne le savait et personne ne cherchait à le savoir, car pour cela il eût fallu la suivre et qui eût osé le faire ?

Quand un bourgeois attardé, rentrant chez lui, la rencontrait, il faisait un crochet pour ne pas se trouver trop près d’elle ; et les petits enfants cachaient leur tête dans les jupes de leur mère, lorsqu’elle passait, silencieuse et courbée.

Il y avait aussi un bon vieillard.

Ce bon vieillard était autant aimé que la méchante femme était détestée ; il faisait beaucoup de bien aux pauvres gens et l’on était heureux rien qu’à le voir. Les petits enfants n’en avaient pas du tout peur.

Or, un jour, un petit garçon qui passait dans la rue de l’Étuve s’arrêta et, sans prendre garde à l’endroit où il se trouvait, se mit à satisfaire un besoin impérieux, mais fort naturel, contre la porte de la maison de la sorcière.

Cela s’est vu de tous temps et se voit encore chaque jour.

Mais la sorcière, entendant peut-être un bruit insolite, sortit de sa demeure et apercevant le petit bonhomme qui finissait à peine, lui dit tout en colère :

― Tu as déshonoré ma maison en faisant ce que tu as fait. Je te condamne donc à faire la même chose durant tous les siècles qui vont venir.

Puis elle rentra chez elle.

C’était une méchante femme, n’est-ce pas ? et l’enfant ne méritait pas un châtiment si sévère. Aussi, que vit-on soudain ? Le bon vieillard apparut tout à coup portant dans ses bras une statuette de pierre qu’il mit à la place du petit garçon. Il prit celui-ci par la main et le conduisit auprès de ses parents.

Depuis ce temps la statuette a toujours fait ce
que l’innocent bambin aurait dû faire si le bon vieillard n’avait pas été là.

On dit aussi :

Il y avait une fois une famille composée du père, de la mère et d’un petit garçon. Celui-ci était âgé de trois à quatre ans et, comme il était leur enfant unique, ses parents l’aimaient, le choyaient comme un prince.

Un jour qu’il y avait fête à Bruxelles, le père et la mère revêtirent leurs beaux habits de dimanche, habillèrent bien gentiment leur petit garçon, le prirent par la main et sortirent.

Il y avait beaucoup de monde dans les rues et le bambin, qui voulait tout voir, tirait ses parents par ici, par là, tant et tant qu’à la fin, sans qu’on sût comment, il fut séparé d’eux et resta seul dans la foule.

Lui n’y prit pas garde : il regardait et s’amusait énormément. Il trouva cependant que les grandes personnes le bousculaient beaucoup. Ce qui se comprend, car elles aussi voulaient tout voir.

Cependant ses parents le cherchaient de tous côtés. « Si petit ! Il va lui arriver malheur ! » pensait sa mère. Son père aussi était inquiet. Et ils cherchaient, ils cherchaient !… Mais la nuit vint et ils ne le trouvèrent pas. Quatre jours se passèrent et leur fils n’était pas encore revenu.

Oh ! que les parents étaient tristes. Comme ils pleuraient ! Ils n’espéraient plus le revoir. Toutefois, le père du petit malheureux se mit encore à sa recherche et, le cinquième jour, étant arrivé au coin de la rue de l’Étuve et de la rue du Chêne, il vit… Qui ?… Son fils dans une posture qui ne laissait aucun doute sur l’objet de son occupation momentanée.

Vous pensez bien que prendre le garçonnet dans ses bras, l’embrasser, le porter en courant à sa mère, tout cela demanda à peine le temps nécessaire pour l’écrire.

Le père, heureux d’avoir retrouvé son enfant, voulut que le souvenir de cet événement se perpétuât et, dans ce but, il éleva, à l’endroit où le petit bonhomme s’était arrêté, une statue de pierre qui, depuis lors, laisse couler un filet d’eau claire dans le bassin qui se trouve sous elle.

On dit encore :

Or, en ce temps-là, Bruxelles fut bloqué par un ennemi puissant. Des savants vous raconteront les actions d’éclat accomplies par les Bruxellois et par leurs adversaires ; ils vous diront que le siège dura de longs jours ; que les bourgeois se défendirent courageusement et qu’enfin les ennemis furent contraints à se retirer.

Mais ce qu’ils ne vous diront pas, parce qu’ils ne le savent pas, c’est que les assiégeants étaient des gens très malins. Aussi, voyant qu’il leur était impossible de s’emparer de notre vaillante ville, ils résolurent d’y mettre le feu. C’était méchant, n’est-ce pas ? Ils le tentèrent cependant, allumèrent une mèche et s’en allèrent.

Les bourgeois, tout au plaisir d’être délivrés, ne prenaient plus garde à rien et la ville eût à coup sûr été incendiée, si un petit garçon n’eût vu la mèche qui brûlait et, malgré son âge, n’eût compris le danger. Que faire ? Il n’avait rien pour y parer. Il n’hésita pas et se mit à… arroser la mèche qui… s’éteignit.

Voilà comment un bambin sauva Bruxelles.

Le fait fut bien vite connu et, en l’honneur de l’action accomplie par le jeune brave, les bourgeois lui élevèrent une statue reproduisant… son acte héroïque.

On dit encore :

Manneken-Pis ! C’est un petit prince de Bruxelles, âgé de cinq ans, appelé Godefroi. Un jour, marchant en tête d’une procession se rendant avec le clergé au-devant d’une armée de croisés qui revenaient de Jérusalem, il s’arrêta au coin de la rue de l’Étuve et de la rue du Chêne pour faire ce que son successeur fait aujourd’hui encore. Mais le petit prince ne put reprendre sa place que quand la procession fut passée, c’est-à-dire au bout d’une heure, car il fit pendant tout ce temps ce qu’il croyait pouvoir accomplir en une minute.

On regarda ce fait comme un prodige et en souvenir de l’événement on éleva la statue que vous connaissez.

Mais des gens réfléchis prétendront que cette histoire n’est pas la vraie et ils vous en raconteront une autre, moins prouvée qu’elle.

On dit enfin :

Manneken-Pis est un petit enfant qu’un Juif vola un jour à ses parents et emporta dans sa demeure.

Or, en ce temps, les Juifs étaient considérés comme des maudits : on les éloignait des villes ou, quand on leur permettait de s’y fixer, ils devaient habiter un quartier spécial ; on les accusait de toutes espèces de pratiques superstitieuses ; on leur imputait aisément bien des crimes ; ils étaient craints et honnis de tous.

Donc, ce Juif voulait, dit-on, mettre à mort le petit garçon. Cependant, le père de l’enfant faisait d’actives recherches dans la ville ; comme c’était un grand seigneur, le Juif eut peur : un soir, il reconduisit l’enfant au coin de la rue où il l’avait enlevé. C’est là que ses parents le retrouvèrent et ils élevèrent une fontaine en souvenir de la joie qu’ils avaient éprouvée en le revoyant.

III

Histoire du plus petit bourgeois de Bruxelles

Notre statuette existait déjà en 1452. À cette époque, on l’appelait Manneken-Pist ou Juliaensken Borre, « fontaine du Petit-Julien ». On la cite encore sous ce nom en 1498. En 1668, avant déjà peut-être, elle est définitivement Manneken-Pist ou Manneken-Pis.

Elle fut d’abord de pierre. Mais le 13 août 1619, un grand sculpteur bruxellois, Jérôme Duquesnoy, qui donna son nom à une rue de la ville, fut chargé de la couler en bronze. Il reçut pour son travail la somme de cinquante florins du Rhin. « Le 16 décembre suivant, le tailleur de pierre Daniel Raessens entreprit de fournir pour cette fontaine, moyennant cent quatre-vingts florins du Rhin, un pilier de six pieds de haut, une cuvette longue de six pieds, large de quatre et haute de trois, et une autre cuvette longue de quatre pieds, large de deux et haute d’un pied et demi. En 1770, on substitua au piédestal qui portait Manneken-Pis, une niche en pierre bleue qui avait été destinée à la fontaine du marché de la Chapelle. »

Depuis, Manneken-Pis connut bien des déboires ; s’il eut ses jours de bonheur, il eut aussi ses jours de tristesse.

En 1695, lors du bombardement de Bruxelles par les troupes de S. M. le Roi-Soleil, Louis XIV, bombardement qui causa tant de dégâts dans notre ville, les Bruxellois, nés malins, enlevèrent eux-mêmes leur protégé de son piédestal afin de le soustraire aux boulets français.

Il fut remis en place le 19 août 1695, au milieu de la joie du peuple qui le porta en triomphe et l’on inscrivit au-dessus de lui des vers latins dont voici la traduction : « Il m’a posé sur une pierre et maintenant il élève ma tête au-dessus de mes ennemis. » Le 1er mai 1698, l’électeur de Bavière, Maximilien-Emmanuel, gouverneur général des Pays-Bas, offrit une fête aux arquebusiers. Au sixième coup, il abattit l’oiseau placé sur la Grosse Tour et fut selon l’usage proclamé roi du serment. À cette occasion, Maximilien fit don à tous les confrères d’un costume de drap bleu de Bavière. Il en donna également un à Manneken-Pis. Ne vous étonnez néanmoins pas de cette munificence : l’électeur pouvait se montrer d’autant plus généreux que la ville, pour fêter sa royauté, lui avait fait cadeau d’une somme de vingt-cinq mille florins. De plus, quelques mois auparavant, elle avait encore donné à son jeune fils qui venait de naître, un magnifique berceau, le tout malgré les pertes considérables qu’elle avait subies à la suite du bombardement de 1695.

Plus tard, vers 1745, des Anglais enlevèrent Manneken-Pis et l’emportèrent jusqu’à Grammont. Des habitants de cette ville parvinrent à le leur dérober et, quand les ennemis eurent quitté le pays, ils le rendirent aux Bruxellois après l’avoir exposé sur la Grand’Place de leur cité où, pendant longtemps, on a pu en admirer une copie. Elle est détruite aujourd’hui, le Destin n’ayant pas voulu qu’il existât deux Manneken-Pis. Il n’y a pas deux Alexandre ! En 1747, Louis XV étant roi de France, les Bruxellois supportaient avec peine la domination française leurs et souffraient de voir leurs usages et leurs libertés peu respectés par les étrangers. Un jour, quelques-uns de ces derniers enlevèrent Manneken-Pis ; mais, trouvant que le pauvre petit homme les embarrassait, ils l’abandonnèrent à la porte d’un cabaret, au coin de la Petite-Île. On l’y retrouva et on le reporta sur son piédestal.

Bientôt après, il fut insulté par des grenadiers français. C’en était trop. Le peuple ne put supporter avec sang-froid que par deux fois on portât atteinte au respect dû à son protégé. Il se révolta et peu s’en fallut que le sang ne coulât. Louis XV fit châtier sévèrement les auteurs du méfait et, afin de détruire dans l’esprit des habitants la mauvaise impression produite par l’acte de ses militaires, il donna à notre héros un riche costume, un chapeau à plumet et une épée ; il lui conféra, en outre, la noblesse personnelle et le créa chevalier de l’ordre célèbre de Saint-Louis, ce qui imposa aux troupes l’obligation de lui faire le salut militaire.

Enfin, il fut enlevé une dernière fois, dans la nuit du 4 au 5 octobre 1817, par un forçat libéré, nommé Lycas. Mais il fut retrouvé peu de temps après et le voleur figura au carcan le 26 novembre. On replaça notre héros sur son piédestal le 6 décembre de la même année et les journaux du temps célébrèrent l’événement.

Voici ce que dit la Gazette du vrai libéral (7 décembre 1817) :

« Le Manneken-Pisse est rentré aujourd’hui 6 décembre 1817 dans ses fonctions. Tous les habitants ont vu avec satisfaction les soins qu’on a pris pour le restaurer. Heureusement, il a reparu à leurs yeux sans aucun de ces vains ornements dont on le charge inutilement aux jours de fête. Ses bienfaits sont plus abondants que jamais : l’eau qu’il distribue est sans doute un nectar, à en juger par l’empressement de la foule qui veut en jouir. »

Et le Journal de la Belgique (7 décembre 1817, n° 342) :

« Le célèbre Manneken-Pisse a été replacéaujourd’hui 6 décembre 1817 dans sa niche, à la grande satisfaction des voisins : il est très bien restauré et posé maintenant sur une tablette de bronze sur laquelle il est vissé. »

Le cabaret d’en face prit comme enseigne à cette occasion : Au Manneken-Pis retrouvé à la satisfaction générale des concitoyens.

Cette enseigne a disparu depuis.

*
* *

Ce n’est pas toujours de l’eau que notre ami a projetée dans l’espace.

Jadis, les jours de grande fête, à l’occasion de l’entrée d’un souverain dans sa bonne ville de Bruxelles ou de tout autre événement important, Manneken-Pis, abandonnant son habitude quotidienne, lançait dans l’air de l’hydromel ou du vin, à la grande joie du populaire qui ouvrait des yeux ravis et une bouche plus ravie encore. Et c’était plaisir de voir le menu peuple se précipiter vers la source bénie, muni de pots, de bouteilles, de flacons, de pintes, de brocs, se bousculant, luttant, jouant des coudes, courant, chantant, criant : Noël ! Noël ! Les petits jubilaient, les grands riaient, tous s’amusaient ; et, dominant la foule, là-haut, sur son piédestal, calme dans cette tempête de gaieté et de bonheur, Manneken-Pis, souriant, versait à flots le liquide enchanteur.

Mais ces distributions ont cessé depuis longtemps. Nos grand’mères se souviennent à peine du jour passé — bien loin, celui-là, au beau temps de leur prime jeunesse — où le brave enfant a livré, pour la dernière fois, passage à la boisson divine. De l’eau, de l’eau toujours ; et en hiver, le petit bonhomme, bravant tout nu les rigueurs de notre climat, voit l’eau se figer autour de lui en une nappe glacée, claire et ornementale qui, loin de nuire du reste à son prestige, ajoute un cachet pittoresque au monument qu’il habite.

Cependant, en 1890, des cœurs généreux ont tenté de régénérer le vieil usage. En plein été, lors de grandes fêtes qui eurent lieu à Bruxelles, Manneken-Pis modifia, deux fois en deux jours, sa séculaire coutume. La première fois, il nous offrit du vin ; la seconde, du lambic, la célèbre bière bruxelloise.

C’était, je vous assure, un charmant spectacle : des fleurs, des tentures ornaient sa niche ; des guirlandes se reflétaient dans des glaces posées aux deux côtés de sa demeure et formaient un ensemble chatoyant de couleurs étincelantes ; une vie nouvelle semblait animer notre héros, revêtu de son costume de gala, le tricorne en tête et l’épée au côté. Devant lui se trouvait une table sur laquelle étaient montés deux hommes recueillant le précieux liquide ; autour de la table, d’autres personnes le distribuaient.

Et de la foule compacte qui se pressait rue de l’Étuve, rue du Chêne et rue des Grands-Carmes, montaient les rires, les cris joyeux, les exclamations de bonheur des enfants et des grands. Cependant, calme toujours et toujours souriant, trônant au milieu des fleurs, Manneken-Pis, heureux comme un prince adoré de ses sujets, accomplissait sa joviale besogne.

Qu’il l’accomplisse toujours !…

*
* *

Telle est la véridique histoire de celui que ses compatriotes ont surnommé le plus ancien bourgeois de la ville.

Quel sort a été le sien !

Un grand sculpteur, un de ceux à qui le pays s’honore d’avoir donné le jour, le coula en bronze. L’électeur Maximilien enrichit sa garde-robe ; le roi Louis XV l’anoblit et le créa chevalier de Saint-Louis ; Napoléon Ier le fit chambellan. Des poètes l’ont chanté ; de riches bourgeois lui ont constitué des rentes : vers 1822, une dame de Bruxelles lui légua mille florins. Il possède huit habits de grand gala ; on l’habille avec magnificence le jour de la Fête-Dieu et le jour de la kermesse de Bruxelles : il a eu un valet de chambre payé pour l’habiller[1]. Ses revenus sont considérables et comme ses goûts sont modestes et qu’il use peu, on se demande s’il ne finira point par posséder une fortune égale à celle des rois de la finance.

On lui reproche ― qui n’a pas ses ennemis ? ― de s’être, avec prudence, rangé de l’avis de tous les gouvernements et d’avoir porté l’emblème de tous les régimes. On lui dit :

― Mon enfant, vous avez porté l’habit bleu de Bavière sous Maximilien, l’écharpe française sous Louis XV, la cocarde brabançonne en 1790 et le bonnet rouge en 93 : vous avez été sans-culotte ! ― Comme s’il n’était pas de son essence même d’être sans-culotte ! ― Vous avez été chambellan de l’empereur ; vous avez arboré la cocarde orange en 1815 et revêtu la blouse des révolutionnaires en 1830. Aujourd’hui, vous vous glorifiez d’être Belge. Vous êtes un personnage pratique, mais vous n’êtes pas un patriote.

Eh bien, c’est une erreur. Oui, Manneken-Pis est un patriote. Est-ce sa faute à lui si les contemporains de ses différents âges l’ont affublé des

insignes qu’ils révéraient à ces époques diverses ? Hélas ! le pauvre petit, que ne pouvait-il parler ! Il eût rejeté loin de lui tous ces emblèmes et, fidèle à la vieille ville qui l’a vu naître, il se fût drapé dans les plis du drapeau de Bruxelles.

Car, on l’a toujours oublié, Manneken-Pis, avant tout, est Bruxellois ![2]

  1. Manneken-Pis n’est pas la seule statue de Bruxelles que l’on habillait les jours de grande fête. Il en était de même pour celle de Saint-Christophe à qui l’électeur de Bavière donna en 1698 un riche costume de drap bleu. Mais pour elle la tradition s’est perdue de bonne heure, tandis qu’elle a subsisté pour notre héros. Cette statue ornait l’entrée du local du serment des arquebusiers (devenu plus tard une auberge, démolie elle-même il y a quelques années), situé rue des Chartreux. C’est à travers le jardin des arquebusiers que l’on perça la rue Saint-Christophe (saint Christophe était le patron de ce serment) et le saint fut placé au coin des deux rues susdites.
  2. C’est, est-il nécessaire de le dire, à l’œuvre remarquable de MM. Henne et Wauters : Histoire de la ville de Bruxelles, que nous avons emprunté bien des détails. — Nous avons également consulté : L. Hymans, A. Mabille, la Chronique des rues de Bruxelles, l’abbé Mann, Collin de Plancy, Foppens, De Potter, Butkens, Jan De Clerk, de Dijnter, Cafmeyer, de Reiffenberg, de Saint-Genois, Gachard, des man. de la Bibl. de Bourg., etc., etc.