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Légendes bruxelloises/Un Serment bien tenu

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Légendes bruxelloises (1903)
J. Lebègue & Cie (p. 61-69).

Un Serment bien tenu


APRÈS QUOI SAURA LE LECTEUR POURQUOI REÇUT GODEFROID Ier, DUC DE LOTHIER, LE SURNOM DE « BARBU ».

Je vous renvoie à d'autres livres plus graves que celui-ci pour connaître la généalogie des premiers comtes de Louvain et de Bruxelles, depuis ducs de Brabant.

Sachez, néanmoins, qu'il y eut Lambert Ier, souventes fois en guerre, mort à Florennes en une fameuse bataille et qui fit restaurer la chapelle de Saint-Géry[1] en notre ville. Et en son temps vécut saint Guidon, sacristain à Laeken, mort à Anderlecht, qui est, de nos jours encore, saint fort prisé des chevaux. Puis il y eut Henri Ier, son fils, dit le Vieux, qui, en un combat, fit prisonnier un noble appelé Herman, lequel il amena à sa cour de Louvain et par qui il fut traîtreusement assassiné, la nuit, tandis qu'il était couché et dormait. Ce qui fut grand dommage. Puis il y eut Otton ; puis Lambert II, dit Baldéric, autre fils de Lambert Ier, qui fit construire les premiers murs de Bruxelles et lui donna son chapitre de chanoines et peut-être ses premiers échevins. Puis il y eut Henri II, sous le règne duquel brûla Sainte-Gudule ; d'où vint Henri III qui fut tué dans une joute à Tournay et inhumé à Nivelles, ainsi que je l'ai lu, et son frère, prince valeureux, qui s'appelait Godefroid le Barbu.

Je vais vous dire pourquoi.

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Il est écrit, en les vieilles chroniques :

Au temps de l'empereur Henri IV, en l'an de Notre-Seigneur MLXXIII, le prince Godefroid avait l'âge de douze ans. Et son père était comte de Louvain et de Bruxelles et possédait le pays de la Nèthe à l'Escaut ; car les autres pays de ses anciens, formant le duché de Lotharingie, transmis aux princes ardennais par l'Empereur, appartenaient alors à Godefroid le Bossu qui fut tué à Utrecht, d'autres disent à Anvers. Je ne le sais pas exactement, car je n'étais pas là quand la chose arriva.

Un jour de Noël, le comte Henri était assis à sa table, en la vaste salle de son palais à Louvain, avec ses chevaliers, ainsi qu'il faisait d'habitude les jours de grande fête. Et à ses côtés se trouvaient messire Robert d'Assche et son fils Henri, écuyer-servant, jeune homme de grande espérance ; le fier seigneur d'Orsmaele et le jeune comte de Grez, Werner ; tous, cordialement traités par le comte de Louvain. Et Werner et Henri l'écuyer étaient à peu près du même âge que Godefroid, car ils avaient treize ans.

Cependant le comte, qui jusque-là avait été d'humeur enjouée, devint tout à coup songuer. Il pensait à son aïeul, le noble seigneur qui fut tué en son palais et ce souvenir le préoccupant, il devint triste.

Son fils Godefroid, le voyant, lui dit :

— Père, pourquoi vous alarmez-vous ? Vous êtes entouré de vos meilleurs amis. Pourquoi leur montrer visage si morose ? Soyez gai.

Le comte réplique :

— Fils, tu dis vrai. Mais quand je songe à ce pauvre sire si méchamment tué par Herman, son prisonnier, la colère me monte au cœur. Et quand je vois que tous les biens que possédaient mes pères sont perdus et nous sont étrangers maintenant, fils, alors, la douleur m'accable. C'est mon droit, j'estime. Je suis issu de grande et noble famille et les terres des miens ne m'appartiennent plus. Hélas!…

— Père, vivez en paix et n'ayez, pour ceci, nulle colère. Nous sommes arrivés nus sur terre et nus nous retournerons à la terre. N'attristez donc pas ces seigneurs.

Reprend le comte :

— Je ne veux pas les attrister et cependant j'ai peine en mon cœur.

— Laissez aller les choses, père ; à quoi bon ces soucis ? Toutes ces terres me reviendront ; je les reconquerrai, elles que possédaient mes ancêtres ; je les reconquerrai, si Dieu me prête vie, quand bien même l'Empereur les eût encore une fois données !

— Tais-toi, fils, dit le père, tu es trop jeune pour cela. Et trop courts sont les poils de ta barbe pour parler avec tant de hardiesse.

Alors, Godefroid, qui sentait que son père se voulait jouer de lui, puisqu'il n'avait que douze ans et pas l'ombre d'un poil au menton, répondit, comme un homme au cœur :

— Père et vous, seigneurs, entendez-moi bien. Je vous le dis sans rire, et aussi le jure par Notre-Seigneur du paradis et par la foi que je vous dois, croyez-moi, la barbe que j'ai, je ne la raserai point avant d'avoir reconquis la Lotharingie, le Brabant et toutes les possessions que le duc Charles perdit et que vous regrettez tant et toujours avec force plaintes.

— Fils, dit le comte, alors tu la porteras longtemps cette barbe.

Et le comte et tous les seigneurs s'esclaffèrent longuement de ce que disait le jeune Godefroid…

Ce fut pourtant la vérité…

Telle la chose advint, ainsi qu'il est écrit en les très vieilles chroniques, je vous en baille ma foi.

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Oui, oui, le jeune Godefroid devint duc de Lothier, mais ce ne fut pas sans devoir combattre.

Il augmenta beaucoup la puissance et la splendeur de sa maison : on l'appela aussi Godefroid le Grand.

Il fut le fondateur des abbayes d'Afflighem, de Parcq (Park, près de Louvain), de Vlierbeek, de Grand-Bigard, etc. En 1138, il posa la première pierre de l'édifice qui devint plus tard l'église de la Chapelle et qu'il érigea en l'honneur du saint Sépulcre et de Notre-Dame. Il se déclara l'avoué de l'église, lui fit de nombreux dons et octroya de grands privilèges à ses desservants.

On dit :

Le grand saint Bernard fut célèbre par son talent, son éloquence, ses vertus. Il imposait aux rois et aux seigneurs et le peuple le croyait un séraphin envoyé pour encourager les hommes dans la pratique du bien. Quand il arrivait quelque part, on accourait à sa rencontre, on se courbait devant lui, on se prosternait et lui, grave et calme, passait au milieu des fidèles agenouillés en étendant ses mains au-dessus de leurs têtes. Les pauvres gens croyaient voir autour de son visage le cercle d'or qui nimbe le front des saints. Et on le vénérait, car c'était un homme fort et craignant Dieu.

Un jour — dix années avaient passé depuis la mort du duc Godefroid à la barbe — un jour, il vint visiter l'abbaye d'Afflighem. Et les moines le reçurent avec force génuflexions, adorations, agenouillements, prosternations comme il convient en ces cas-là de faire. Et Bernard le saint était ravi de voir combien on priait avec ferveur en cette abbaye déjà célèbre ; comme on savait courber la tête avec méthode et humilité devant l'autel, comme on jeûnait avec courage, comme on se mortifiait avec délices. Il admirait les pénitences et les macérations, les austérités et les silences, les fustigations et les lectures, les flagellations et les recueillements, les oublis de soi-même et les cultes divers voués aux saints et aux saintes.

Et quand il eut tout vu, il s'écria :

— Ailleurs, j'ai trouvé des hommes ; ici, je vois des anges.

Et le démon de la vanité fit rougir les moines.

Puis ils conduisirent saint Bernard devant la statue de la Vierge qu'ils possédaient.

C'était une belle Vierge en « pierre de taille » comme on n'en voyait pas beaucoup. Elle était bien sculptée, vivante ; on la parait, on l'atournait, on la choyait, on la vénérait, car elle était miraculeuse!…

Et les moines se pâmaient à sa vue ; ils l'adoraient, ils avaient pour elle une affection solide de religieux, ils l'aimaient que cela fendait le cœur. On l'eût révérée sans la voir, rien qu'en les voyant, eux. C'était une Vierge modèle. Jamais on n'en avait vu de semblable ; jamais plus on n'en verra.

Quand saint Bernard l'aperçut, il se sentit profondément remué. Il se croisa les bras sur la poitrine et lui fit une saluade profonde, respectueuse, en lui disant :

Ave, Maria. (Je vous salue, Marie.) Et la Vierge descella ses lèvres de pierre et répondit :

Salve, Bernarde. (Bernard, portez-vous bien.)

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La Vierge d'Afflighem fut détruite à la fin du XVIe siècle pendant les troubles religieux de l'époque. Quelques malheureux la frappèrent à coups redoublés à l'aide d'un marteau et elle fut mise en pièces. Hélas ! Une Vierge parlante !

Mais comme on y tenait beaucoup, on rassembla les morceaux. Et de chaque morceau on fit une nouvelle Vierge. Il y en eut des petites, il y en eut des grandes. La plus belle de celles-ci fut honorée en l'église abbatiale d'Afflighem ; une autre, dans la chapelle de Geerdeghem, près de Malines.

Mais aucune d'elles ne parla dans sa vie.


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Et disent les antiques manuscrits que Godefroid fut en Palestine combattre les infidèles, y fait prisonnier et délivré par des chevaliers brabançons en marchands déguisés. Mais je ne le puis croire, car à cette époque signa-t-il d'ici un diplôme que nous avons encore en de vieux grimoires. Il ne pouvait donc être parti. Au surplus, je n'y étais point. Il fut prince magnifique, aimé de tous les seigneurs ses voisins et surtout de l'Empereur, car on le savait fidèle, sage et brave ; il fut bon pour les maisons de Dieu, fonda des églises et des monastères ; enfin, montra, nuit et jour, qu'il était de la postérité de Charles.

Il mourut en l'an MCXL, jour de l'Incarnation de Notre-Seigneur et fut enterré avec pompe à Afflighem, dans l'abbaye qu'il avait fondée et à laquelle il donna une partie de ses biens pour obtenir l'amour du Seingueur.

Il laissa plusieurs enfants : Godefroid qui fut duc ; Henri qui fut moine à Afflighem ; Alijt ou Adélaïde qui fut reine d'Angleterre ; Yde qui fut comtesse de Clèves ; Clarisse qui fut religieuse.

Ce fut un grand prince.

Requiescat in pace.

  1. Voir page 44.