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Légendes bruxelloises/Vrouwkens Avond

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Légendes bruxelloises (1903)
J. Lebègue & Cie (p. 71-79).

Vrouwkens Avond

OU LA VEILLÉE DES DAMES

OÙ LE LECTEUR APPREND POURQUOI LES FEMMES NE SONT LÉGALEMENT MAITRESSES CHEZ ELLES QU'UNE SEULE FOIS PAR AN.

Six ans se sont écoulés.

Les croisés sont partis, bien loin, bien loin ; ils sont partis pour les pays de là-bas, où le soleil se lève riche de lumière et d'or, où le ciel est si bleu, où les nuits sont si belles, où croissent des plantes aux parfums pénétrants, aux fleurs merveilleuses, éclatantes, où bondissent dans les forêts et par les plaines des animaux étranges.

Ah ! quand reviendront-ils ?

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Ils sont partis, ayant à leur tête des chefs aimés et respectés : Godefroid de Bouillon, duc de Basse-Lotharingie, Gontran et Baudouin de Bruxelles, Henri d'Aerschot, Godefroid et Henri d'Assche, Guillaume de Forest et bien d'autres qui devaient les conduire à la conquête de la ville sainte.

Ils ont dû traverser des pays endiablés, peu connus, fantastiques, des campagnes ignorées, des forêts obscures ; ils ont marché à travers monts et vaux, courant des dangers de toute espèce : que n'ont-ils pas dû souffrir !

Combien d'entre eux sont morts, forcément abandonnés par leurs amis le long des routes, semant de leurs cdavres le chemin parcouru, souvent privés de sépulture, dépouillés par de farouches ennemis et pourrissant sous le ciel immense, tandis que ceux d'ici disaient tout bas :

— Ah ! quand reviendront-ils ?

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Ils sont partis, pleins d'enthousiasme, s'engageant, sans crainte aucune, dans la colossale armée des chrétiens, croyant au bout de quelques semaines de marche arriver sous les murs de Jérusalem qu'ils prendraient presque sans résistance, en écrasant jusqu'au dernier des infidèles.

Et voilà que cette ville, que l'on disait bien loin pourtant, était plus éloignée encore qu'ils ne le pensaient ; voilà que pendant des mois et des mois ils avaient marché, luttant à tout instant contre des ennemis dont ils ne soupçonnaient même pas l'existence, contraints de défendre chaque jour leur vie ; ne mangeant pas toujours à leur faim, souffrant du froid ici, du chaud ailleurs ; traversant des contrées humides qui leur donnaient la fièvre et des déserts brûlants qui leur desséchaient la poitrine ; forcés de prendre des villes, de livrer bataille à des peuples aguerris, furieux à leur tour de voir cette multitude se jeter sur leur patrie qu'ils défendaient vaillamment ; ne pouvant jamais donner de leurs nouvelles à leurs parents restés au foyer et qui se disaient tout bas :

— Ah ! quand reviendront-ils ?

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Cependant les ans avaient marché et Jérusalem était apparue à leurs yeux. Hélas, à peine le dixième de ces guerriers restaient-ils debout. Les autres ? Morts dans les plaines et déserts, tués par le fer des ennemis, semant leurs os sur les chemins afin sans doute de faire reconnaître la route à ceux qui reviendraient.

Ils avaient prise alors cette ville, cause de tant de malheurs, oubliant leurs peines, leurs douleurs, leurs désastres, la choisissant comme capitale d'un nouveau royaume chrétien qu'ils croyaient avoir établi sur des bases solides : pauvre colosse, pas même de bronze, mais aux pieds d'argile et qui devait s'écrouler sous peu.

Et bien vite, la plupart de ceux qui avaient échappé à tant de maux prenaient le chemin du retour, avides de retrouver leurs proches et recommençant, à rebours, le long pèlerinage à travers toute l'Europe ; car ils comprenaient, les pauvres, que ceux qui étaient restés là-bas dans la patrie, se disaient chaque jour tout bas :

— Ah ! quand reviendront-ils ?

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Ceux qui attendaient étaient des femmes, des jeunes filles, des vieillards, des enfants dont le père, le fils, le fiancé étaient partis à la suite du seigneur. Peu d'hommes valides avaient refusé de s'enrôler sous la bannière à la croix rouge ; croyant lutter pour une cause sacrée, ignorant du reste les dangers à courir, les uns avides d'aventures ou de richesses, les autres par imitation ou par crainte des châtiments célestes dont on les menaçaient, d'autres encore par enthousiasme religieux, ils avaient dit : « Dieu le veut ! »

De tous les pays, de toutes les contrées ils étaient venus, s'étonnant de se trouver si étrangers les uns aux autres, par suite de différences de costume, de mœurs, de langage. Et ils s'étaient rués à la conquête des lieux saints, allant combattre chez eux ceux que, quatre siècles et demi auparavant, ils avaient vaincus dans les champs de Poitiers.

Après l'invasion musulmane en Europe, l'invasion chrétienne en Asie, inspirée de la même idée : la religiosité des peuples.

Et ici, à Bruxelles, tandis que les batailles et les maladies décimaient les croisés, leurs mères, leurs femmes, leurs filles les attendaient impatiemment : beaucoup d'entre elles n'espéraient plus les revoir. Quelques-unes les pleuraient déjà, les croyant morts.

Car les années s'écoulaient. Le souvenir des absents s'effaçait peu à peu de la mémoire et les chroniques racontent que certaines dames de notre bonne ville songeaient à se choisir un nouvel époux et les fiancées un nouveau futur mari, se disant avec quelque raison peut-être, que leurs amis de jadis avaient fait déjà ce qu'elles se préparaient à faire, s'étaient choisi une autre compagne parmi les beautés si radieuses d'Orient. Tel ce seigneur allemand qui, marié déjà à son départ, convola en secondes noces à Damas ou ailleurs et revint avec sa deuxième épouse auprès de la première. Il se trouva ainsi pourvu de deux gentes dames, qu'il conserva du reste grâce à une dispense de notre saint-père le pape.

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le 19 janvier 1101, à la tombée de la nuit, une troupe de gens armés apparut sur le chemin de Louvain.

Le veilleur de la porte de Sainte-Gudule, appelée depuis porte de Treurenborch ou Treurenberg, allait donner l'alarme, croyant que des ennemis s'approchaient de la ville, quand des fanfares retentirent soudain, signalant l'approche de compatriotes.

Le bruit se répandit bientôt dans la ville que ceux que l'on pleurait étaient revenus. La foule courut à leur rencontre.

C'étaient eux, en effet. Après sic ans d'absence, les croisés revenaient. La reconnaissance fut vite
faite. D'une part, joie pour ceux qui revoyaient un père, un époux, un fils. D'autre part, douleur pour ceux qui apprenaient la triste nouvelle de la mort de leurs proches.

En général, la gaieté était grande. Ils étaient donc là, ces vaillants qui avaient tout quitté pour s'en aller au loin combattre les infidèles ! Que de choses ils avaient vues ! De combien de faits n'avaient-ils pas été témoins ! Que d'histoires à raconter le soir à la veillée ! Et les questions se pressaient sur les lèvres. On ne leur laissait pas le temps de réfléchir. L'impatience était énorme, la curiosité intense ; la soif de savoir n'avait plus de bornes.

Ce fut fête le soir dans bien des familles et l'on imagine aisément l'allégresse dans laquelle chacun était plongé. Les festins durèrent tard et l'on raconte qu'ils se terminèrent par un fait assez singulier.

Chaque femme se vit dans l'obligation de devoir transporter son mari de la table au lit. Les hommes avaient complètement perdu la tête. Les femmes seules — chose rare, on l'avouera — avaient conservé leur présence d'esprit, leur calme. Les rôles étaient renversés. Elles possédaient seules la force à ce moment ; elles étaient maîtresses au logis et dignes de l'être. Elles le furent longtemps encore… à pareil jour.

Car en l'honneur de cette soirée, que l'on appela Vrouwkens avond, « la veillée des dames », il était d'usage dans la plupart des familles brabançonnes de fêter le retour des croisés et les femmes portaient le culottes.

Elles n'ont, paraît-il, jamais abusé de leur autorité.

Tandis que les hommes…!

Le 19 janvier, de sept à dix heures du soir, le gros bourdon de Sainte-Gudule et les cloches des églises sonnent encore à toute volée, de demi-heure en demi-heure.

Jusqu'en 1781, le Conseil de Brabant ne siégeait pas l'après-midi de ce jour.

La Veillée des Dames est encore fêtée dans quelques vieilles familles.