Légendes bruxelloises/Une Vendetta au moyen âge

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Légendes bruxelloises (1903)
J. Lebègue & Cie (p. 147-157).

Une Vendetta au moyen âge

LA RUE DU BOIS-SAUVAGE


I
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Un jour de l’année 13.., une grave nouvelle circula soudain dans notre bonne ville de Bruxelles.

Un jeune homme, Georges Van der Noot, appartenant à l'une des plus nobles familles de la cité, avait été tué.

Le peuple, avide de connaître les détails de l’événement, se répandit dans les rues. Le Grand Marché — la Grand’Place — fut bientôt couvert de monde. Des groupes se formaient, discutant à haute voix ; les uns, se disant bien informés, certifiaient que le jeune sire avait été assassiné ; d’autres, mieux au courant d’après eux-mêmes, prétendaient qu’il s’était suicidé. D’aucuns affirmaient que le crime était le résultat d’une vengeance ; suivant d’autres, la jalousie en était le motif.

— Qui sait, s’écriait une grosse commère, si ces Juifs maudits n’en sont pas les auteurs !

— Par saint Michel ! le fait est possible, répliquait un petit homme maigre, à la face chafouine ; ils sont capables de tout.

— On raconte qu’ils ont encore enlevé un enfant à Louvain, il y a quelques semaines, disait une jeune fille.

— Pourquoi faire ?

— Pour le tuer, selon leur habitude. Ce sont de méchantes gens et, sainte Gudule me pardonne ! ils méritent tous la corde.

Soudain, une voix s’éleva :

— Laissez les Juifs en paix, cette fois. Georges Van der Noot est mort en combat singulier, tué par son parent Walter Van der Noot. C’est moi qui vous le dis.

Tout le monde regarda celui qui avait parlé. C’était maître Jean Loose, l’un des meilleurs armuriers de la ville, renommé pour sa sagesse. — De qui le tenez-vous, maître Jean ? demanda quelqu’un.

— Je passais sur le Marché quand on a rapporté au Serhuygskintsteen le corps de Georges Van der Noot. L’un des valets m’a expliqué la chose.

— Dites-la-nous, maître Jean ! Dites-la-nous.

On fit cercle autour de Jean Loose, qui raconta l’histoire.

La voici :

II
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Georges Van der Noot, fils du chevalier sire Henri Van der Noot et de Marie de Serihane, et Walter Van der Noot, fils du chevalier sire Guillaume Van der Noot et d’Agnès de Baesdonc, appartenaient tous deux au noble lignage des Clutinghe, ou Serhuyghs, ou S’Hughe-Kints-Geslachte[1], dont le steen ou Serhuygskintsteen se dressait entre la Maison du Roi (Broodhuys ou Halle au pain) et l’église de Saint-Nicolas, à l’angle de la Grand’Place et de la rue au Beurre, croit-on.

Tous deux se disputaient la main de noble damoiselle Gudule, fille du sire Guillaume Van der Zennen, chevalier, appartenant au lignage de die van Coudenbergh ou ceux de Froidmont. On ignore où se trouvait situé le steen de ces derniers. Habitaient-ils le Cantersteen, à l’angle de la rue de la Madeleine et de la rue de l’Empereur ; le Machiaensteen ou Maximiliaen-steen, au coin du Marché-aux-Herbes et de la rue de la Colline (Hovelstrate en 1383) ; le Valkenborg ou château des Faucons, au Marché-aux-Tripes, anciennement le Ruisseau-aux-Souliers (Schoenbeke, 1559), actuellement le Marché-aux-Herbes ; la Southuys ou Maison du Sel, située près d’une ruelle dite rue du Sel, non loin de l’église Saint-Nicolas ; la Payhuys ou Paeyhuys, ou Maison de la Paix, au coin de la place Saint-Nicolas et du Marché-aux-Poulets, qui existait encore en 1576 ; ou enfin le Platte-steen, dans la rue qui porte encore son nom et déjà converti en étuve en 1495 ? On ne sait.

Les deux rivaux ressentirent bientôt l’un pour l’autre une haine violente et après bien des querelles ils en vinrent à une rupture ouverte. A plusieurs reprises, ils dégainèrent en pleine rue de Bruxelles et c’est dans l’un de ces combats singuliers que Georges tomba, frappé à mort. Son cadavre fut transporté au lieu de réunion de la famille, au Serhuygskintsteen.

Telle est l’histoire que raconta maître Jean Loose.

L’affaire fit grand bruit dans la cité, comme on l’a vu. Au surplus, le peuple et les magistrats commençaient à s’inquiéter sérieusement de ces duels qui, trop souvent, avaient lieu dans la ville, ensanglantant le pavé des rues.

Car c’était la coutume pour les chevaliers et les membres des lignages brabançons. S’élevait-il une querelle entre deux de ces fougueux sires, vite ils couraient aux armes. Les amis s’en mêlaient, les lignages soutenaient leurs membres et la rixe dégénérait en mêlée. L’orgueil des familles, le caractère altier des nobles, les habitudes de désordre de nos aïeux attisaient ces haines farouches qui se transmettaient de génération en génération comme un héritage de famille et la lutte continuait pendant dix, quinze ou vingt ans, semblable aux vendettas corses.

Vers la fin du XIVe siècle, et après l’histoire que nous racontons, des mesures d’excessive rigueur furent prises par les magistrats contre ceux qui troubleraient la paix publique par le fait de leurs querelles amendes, pèlerinages à Saint-Jacques de Compostelle, à Noyon, à Milan, bannissement en Provence, ou emprisonnement, augmentation de peine pour celui qui n’exécuterait pas la sentence, telles furent les principales dispositions des règlements pris contre ceux « qui se rendraient coupables de blessures, coups, menaces ou pillages ».

Cependant, la situation faite après la mort du jeune sire Georges à la famille Van der Noot, et par suite au S’Hughe-Kints-Geslachte auquel elle appartenait, était cruelle.

Jusqu’ici, les membres d’un même lignage avaient généralement soutenu leurs proches ; aujourd’hui, si la querelle s’envenimait, la désunion allait s’introduire entre les membres d’une même famille, les uns partisans du défunt, les autres de Walter. De plus, une branche de la famille Van der Noot était alliée à die uten Steenweghe qui allait certainement se scinder en deux partis, l’un pour, l’autre contre Walter, cause de la mort de Georges.

On voit quelles proportions pouvait prendre la lutte qui allait s’engager. Les magistrats résolurent de l’empêcher.

Après bien des discussions, des négociations, des entrevues, Pierre des Van Huffle, chanoine de Sainte-Gudule et secrétaire de la ville, parvint à apaiser l’affaire. Il fut convenu que le silence serait fait sur le duel, que les ennemis se réconcilieraient, que toute tentative de vengeance serait sévèrement réprimée.

Quant à noble damoiselle Gudule, cause de la querelle, personne n’en parla. On ignore ce qu’elle devint.

Mais la suite de l’histoire nous apprendra que si, pour le moment, les membres de la famille de Georges consentaient à faire la paix, ils n’avaient pas perdu tout espoir de se venger.

III
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Le soir du 17 mars 1374, jour de Sainte-Gertrude, l’achterste-clocke (dernière cloche) sonnant au beffroi de Saint-Nicolas, annonça comme d’habitude aux bonnes gens de Bruxelles que l’heure de se retirer était venue.

Les bourgeois attardés regagnèrent leurs maisons de bois par l’obscurité profonde qui régnait dans les rues non éclairées et le silence se fit peu à peu dans la cité…

Les alentours de la collégiale de Sainte-Gudule étaient déserts. L’église dressait vers le ciel noir ses deux hautes tours jumelles qui venaient d’être construites ; la lune, se montrant à de courts intervalles entre les nuages, jetait des clartés blafardes aux angles des fines dentelures du monument…

Deux ombres se détachèrent des murs de l’église de Saint-Michel au Mont qui s’élevait à cette époque au coin de la Treurenberg et de la plaine Sainte-Gudule. S’avançant avec précaution, elles descendirent la rue qui s’étend derrière le chœur de la collégiale, désignée jusqu’au XVIIe siècle par ces simples mots : derrière Sainte-Gudule, et s’arrêtèrent au bord de l’étang qui subsista à l’angle de l’église jusqu’en 1485, époque à laquelle il fut comblé.

C’étaient deux hommes : l’un haut de stature, de formes athlétiques ; l’autre plus petit, dont la cape qui l’enveloppait ne parvenait pas à dissimuler la maigreur.

Il ne tardera guère, dit celui-ci. Il doit descendre la Treurenberg, contourner l’église et se diriger vers sa demeure par la rue d’Assaut et la Longue rue des Chevaliers[2]. C’est ici que tu l’attendras.

— Est-il certain qu’il vienne ? dit l’autre.

— Il ne peut manquer. Mes renseignements sont exacts. Au reste, sois prudent.

— Que ne restez-vous ici ?

— Non, fit vivement le petit homme.

Et il grommela :

L’autre n’aurait qu’à me reconnaître et si le coup manque… Non, non…, ajouta-t-il à haute voix.

— C’est que… Walter le Sauvage est fort et…

— Fais comme je t’ai dit et, par l’archange ! je saurai te récompenser… Or donc, à demain.

Et faisant un signe de la main, le petit homme
s’éloigna vivement dans la direction de la rue d’Assaut.

L’autre le regarda s’éloigner… Puis il tira un poignard de sa ceinture et alla s’allonger sur la terre, au bord de l’étang, la tête tournée vers la Treurenberg.

Bientôt, une forme vague s’avança, venant de cette dernière rue.

— C’est lui ! murmura l’homme.

C’était Walter Van der Noot, connu dans la ville sous le nom de Walter le Sauvage depuis la mort de Georges, son parent.

D’où venait-il ? On l’ignore. Il traversa derrière Sainte-Gudule et contourna l’étang, passant à côté de l’inconnu qu’il ne pouvait apercevoir. Celui-ci attendit quelques secondes, puis, se dressant soudain, se précipita sur Walter qui tomba sous la secousse et lui plongea plusieurs fois son poignard dans la gorge. Walter mourut à l’instant.

L’autre se releva, examina le cadavre et s’enfuit vers l’intérieur de la ville…

Walter le Sauvage fut retrouvé au même endroit le lendemain matin. L’enquête qui fut faite n’amena aucun résultat. L’auteur de l’attentat resta inconnu, de même que celui qui l’avait poussé à commettre ce crime. On attribua celui-ci, avec raison, à la vengeance et le peuple désigna la famille de Georges Van der Noot comme instigatrice de l’affaire. Quoi qu’il en soit, celle de Walter ne semble pas avoir cherché à tirer vengeance du meurtre.

La rue où l’événement s’était passé prit le nom de Wilde-Wouter-straet, « rue de Walter-le-Sauvage », qui dégénéra plus tard en celui de Wild-Hout-straet, « rue du Bois-Sauvage », qui n’a aucune signification. On l’avait appelée aussi Hay-straet, « rue de l’Éventail », et Blaesbalck-straet, « rue du Soufflet ». Ces dénominations n’ont pas subsisté.


  1. Voir page 53.
  2. Rue de l’Écuyer actuelle.