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L’Âme qui vibre/Le Demi Réveil

La bibliothèque libre.
E. Sansot et Cie (p. 20-21).

LE DEMI RÉVEIL

Si tu n’es pas un mythe, Apollon, je t’invoque,
Car nous sommes trahis par toute notre époque.
Les poètes, vois-tu, sont traités en galeux.
Apollon, dieu des Arts, ne peux-tu rien pour eux ?
Chassé par les rumeurs de la foule unanime,
Descendu de sa tour, ton cher enfant chemine.
Même dans le pays que sa voix a chanté,
Le poète, aujourd’hui, n’a plus droit de cité.
Portant sa lyre ainsi qu’on porte une besace,
En dehors de la ville il arpente l’espace.
Laisseras-tu longtemps, Apollon, dieu des Arts,
Les âmes de ton âme errer sur les remparts ?

Si, pourtant, ils voulaient prendre parmi les êtres
La place qu’autrefois occupaient leurs ancêtres ?
Si, dans la même barque, en rameurs résolus,
Ils remontaient le flot qui ne les porte plus ?

S’ils abordaient ensemble, un beau jour, sur la plage ?
S’ils vous disaient : « Nous réclamons notre héritage,
« Nous prétendons sortir enfin de notre nuit,
« Charmez nos volontés, nous charmons votre ennui.
« Nous donnons par moments des ailes à la terre.
« Que feriez-vous si nos voix venaient à se taire ?
« Que feraient tout le long de leurs dimanches lents
« Votre innocente femme et vos enfants dolents ? »
S’ils vous disaient : « Nous créons des jardins de fête
« Et des palais de rêve au fond de chaque tête,
« Nos doigts seuls font vibrer la harpe de vos cœurs.
« Cela suffit pour nous mériter vos honneurs ;
« Cela suffit pour nous donner droit de vous tondre. »
S’ils vous parlaient ainsi, qu’auriez-vous à répondre ?

Mais n’ayez crainte, ô bons vivants, vous n’aurez pas
Leur apparition pour troubler vos repas.
Les poètes n’ont plus le goût à la conquête,
Il leur suffit, pour mettre leur bonne âme en fête,
D’entendre une chanson monter vers eux soudain,
Ou bien, en taquinant le sable d’un jardin,
De voir, pudiquement, passer le long des grilles
Des servantes guidant de belles jeunes filles.