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L’Âme qui vibre/Le Vaincu

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E. Sansot et Cie (p. 10-11).

LE VAINCU

J’ai tâtonné six ans et je n’ai pas encore
Trouvé pourquoi le jour se lève après l’aurore,
Et pourquoi, quand le jour s’enfuit, paraît la nuit.
J’ai labouré six ans pour récolter l’ennui.
L’arbre de la grand’route où souffle la rafale,
Est mieux gardé du vent que moi de la cabale.
On dirait que le ciel me punit d’être né.
Je suis toujours la ville où l’assaut est donné.
Trop faible, ayant voulu provoquer la tempête,
Sous le poids des grêlons j’ai dû courber la tête.
Dans l’océan du monde, où m’a jeté le sort,
Plus je rame et m’épuise, et moins j’atteins le port.
On m’a livré trop jeune au combat de l’arène,
De sorte que j’arrive, autour de la vingtaine,
À n’avoir plus d’envie et d’espoir encor moins
Tout en sentant en moi d’innombrables besoins.
J’ai tout fait pour reprendre un peu goût à la course :

J’ai joué. Mais bientôt, j’ai dû laisser ma bourse
À plus chanceux que moi. Battu de ce côté,
J’ai cherché dans la femme un peu de nouveauté.
Mais la femme est un loup qui poursuit la gazelle ;
Je n’ai pu ni chanter, ni m’entendre avec elle.
Aussi, las de rôder, il arriva qu’un jour
Je dus laisser mon cœur au ruisseau de l’amour.
Alors je me suis dit : « Tu vas rêver. Le rêve
« Chasse l’ennui de l’âme où son astre se lève ;
« Rien ne t’intéressant désormais sur le sol,
« Tu vas goûter l’ivresse angoissante du vol. »
Et l’on a pu me voir, le front dans la crinière,
Six ans, à tour de bras, cravacher la chimère.
Mais mon mauvais destin suivait ma trace, hélas !
Si bien que mon coursier ayant fait un faux pas,
J’ai dû laisser mon rêve au travers de la route.

Père, ô toi qui connais mieux l’existence, écoute :
Que peut faire un enfant, fût-il vaillant et fort,
Que submerge la vie et que défend la mort ?
Que peut faire un enfant que poursuit la main noire,
Vaincu d’argent, vaincu d’amour, vaincu de gloire ?
Oh ! que peut-il, sinon marcher droit devant soi,
Sans but, les yeux bandés, et l’esprit plein d’effroi ?