Aller au contenu

L’Âme qui vibre/Pauvretés

La bibliothèque libre.
E. Sansot et Cie (p. 29-33).

PAUVRETÉS

Mauvais hivers, mauvais printemps, peu d’espérance.
L’espoir ! Mot creux, veilleuse qui s’éteint. La chance !
La bonne chance est une ingrate. Ah ! Pauvres vieux
Rêves, vos idoles sont toutes de faux dieux !

Très peu d’humeur, mais une gaîté bonne et franche,
Toujours gai, comme l’oiseau chante sur la branche,
Sans motif. Être bon, l’aimer, faire de l’Art,
Voir le bien dans le mal et le mal nulle part ;
Ne pas trop affecter l’amour de l’esthétique,
Dire que la misère à la figure étique
Est une bonne mère, ainsi les jours maudits,
Prennent parfois des airs de petits Paradis :
Pauvreté du jeune homme et pauvreté du sage,
Qui voile tout au plus leurs jours d’un clair nuage.

Vingt ans : et le besoin d’aimer au fond du cœur.
Vingt ans : la jeune fille appelle le bonheur ;

Et le mensonge aidant, bientôt elle est séduite.
Deux mois d’amour, l’amant s’échappe, elle est réduite
À faire travailler dix jolis petits doigts.
Comme l’on gagne peu, l’on se prive, et, parfois,
On pleure ; on chôme ; on sort le soir et puis on cède.
Le besoin : second faux-pas. Bientôt l’un succède
À l’autre. On pleure, on pleure. Oh ! le vilain métier !
Et les yeux tout mouillés on refait le quartier :
Pauvreté de la femme à peine dégradée
Qui, dans la nuit, vous semble une vierge attardée.

Lorsque le dos se courbe et que tremble la main,
Lorsque la peau se ride ainsi qu’un parchemin,
L’ancêtre pauvre est éconduit. De place en place
Il sollicite ; il le connaît l’accueil qui glace,
Le mot qui blesse et l’air qui froisse. Les cheveux
Blancs et longs, trop longs, mais non par genre. Les vœux
Qui restent sans échos, les désirs sans promesses,
Les deux sous recueillis à la fin des grand’messes,
Les hivers sous les ponts, les journaux que l’on vend,
Le pain que l’on accepte et la main que l’on tend,
Le corps las et usé qu’une bonne âme habille :
Pauvreté d’un aïeul, miséreux, sans famille.

Hélas ! l’esprit possède aussi ses pauvretés.
Rares sont les cerveaux qui n’en sont habités.
N’est-il pas évident, de nos jours, que nous sommes,
Comme dirait un sage, en décadence d’hommes ?
On agit trop. L’esprit s’égare et tourne mal ;
Le Beau n’est plus le Bien. Ce n’est plus le canal
Qui conduit ciseler les rêves vers la plume.
La gloire est devenue un tabac que l’on fume
Dans un grand narguilé tout damasquiné d’or.
L’esthète y vient puiser les microbes du sort,
Il y vient s’enivrer, par énormes bouffées,
Du poison qui l’endort dans le pays des fées.
Et pas un ne se dit que c’est l’œuvre de mort
Qui s’échappe en vapeur de ce narguilé d’or.
Mais tous, autour du vase assassin qui les mine,
Agenouillés, les yeux envolés vers la cime,
Tous : les fondeurs de mots, les coureurs d’idéal,
Mâchent entre leurs dents le bout d’ambre fatal,
Et tous, quand s’éteindra l’encens qui les soulève,
Bomberont des hauteurs gigantesques du rêve,
Abîmés dans la peine effroyable d’avoir
Dans le narguilé d’or trouvé le poison noir.

Les voilà bien : esprit qui pense et cœur qui souffre !
Plus ils font de projets, plus la gloire en engouffre ;

Et les bois, au printemps, comptent bien moins de nids
Que l’artiste, en un jour, n’engendre d’infinis.
C’est là sa pauvreté qu’il ignore. Il grimace
Quand les réalités le fixent face à face.
Il croit tenir le vent quand il ferme les poings.
Il se dit à l’abri des multiples besoins
Que l’on trouve à chaque angle et détour de la vie.
Il ne revient jamais sur la route suivie,
Et ne se courbe pas pour récolter le grain
Germé de son travail, mûri de son chagrin.
Il gravit la montagne en avant… Il espère
Non dans ce qu’il a fait, mais dans ce qu’il doit faire.
Il rejette le pain certain du souvenir
Pour tendre, en affamé, son cou vers l’avenir
Comme un fauve flairant l’imprenable pitance.
Voilà la pauvreté de sa pauvre existence :
Pauvreté du poète et de l’être irréel,
Pour qui la vie est un mal d’enfant éternel.

Pauvreté ! Courtisane innombrable du monde !
Toujours plus avenante et toujours plus profonde !
Courtisane enrichie au lit de tes amants !
Buveuse de santé, marchande de tourments !
Pauvreté contre qui le plus prudent s’abîme !
Chaque pas que tu fais vers un homme est un crime ;

Chaque sourire éclos sur ta bouche est un dard ;
Chacun de tes baisers est un coup de poignard
Pour celui qu’effleura ta bouche criminelle.
Sombre agent de la mort, courtisane éternelle,
Je te condamne au nom de tes amants maudits,
En mémoire de ceux frappés par tes édits,
En vengeance des morts restés sur ton calvaire,
Pauvreté ! fille immonde et blason de la terre !