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L’Étape (Bourget, 1902)/XI

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (p. 382-419).

XI
la catastrophe

Qu’allait faire cependant Jean Monneron ? Il ne le savait pas bien lui-même. Ce qu’il savait, c’est que Rumesnil avait infligé aux siens et à lui, dans la personne de Julie, un affront insupportable, et qu’il ne le supporterait pas en effet. Il avait parlé de réparation. Dans le cas présent, ce mot avait seulement deux sens : ou bien que Rumesnil épousât la jeune fille qu’il avait séduite, ou bien que le frère outragé outrageât lui-même le séducteur, et d’une manière atroce. Celui-ci, avec ses idées et son caractère, ne le supporterait pas non plus. C’était donc vers un duel que courait le jeune homme, à moins qu’il ne se décidât à se faire à soi-même justice, de cette façon sommaire, qui est comme une irruption de la vie sauvage dans la vie civilisée ; mais certains forfaits — la séduction d’une jeune fille est du nombre — comportent un tel mépris de ce qui constitue l’essence du pacte social, que les avoir commis, c’est vraiment ne plus relever que de ces exécutions personnelles, définies si expressivement, par l’Allemagne du moyen âge, le Faustrecht, — le droit du poing. Hélas ! Le fils du professeur, avec ses membres appauvris par l’existence sédentaire, ses épaules aiguës, sa physiologie toute en nerfs, son absence de muscles, semblait bien chétif pour appliquer, au vigoureux et souple Rumesnil, cette justice expéditive. Il n’avait jamais touché un pistolet ni une épée, au lieu que le jeune comte avait été mis sur la planche, le fleuret en main, dès ses dix ans, et conduit chez Gastinne, à seize, par des camarades de son monde. Dans la voiture qui l’emportait vers l’hôtel seigneurial de la rue de Varenne, Jean se rendait compte, même à cette minute, de cette infériorité vis-à-vis de l’ami félon qu’il se préparait à affronter. Il avait trop réfléchi aux conditions profondes de son origine, pour ne pas comprendre qu’encore ici, et dans cette circonstance où l’honneur de la famille reposait sur lui, les erreurs des fondateurs de cette famille le poursuivaient. Cette chétiveté physique en était une conséquence. Chez ces ruraux, mal alimentés depuis des générations, l’effort cérébral avait été tout de suite trop intense, l’énergie animale trop abandonnée, les lois de l’action méconnues dans l’ordre physique autant que dans l’ordre moral. N’importe. Ramassé tout entier sur lui-même dans ce coin de fiacre, le petit plébéien n’avait pas peur. Il se sentait l’égal du noble par le mépris qu’il avait de sa propre vie, et tellement son supérieur du fait de la vilenie dont l’autre s’était souillé ! Il entendait sommer son camarade de remplir son devoir, et, s’il refusait, le souffleter. Il se souvenait bien, comme Julie, du billet reçu le matin même, et où Rumesnil disait qu’il déjeunait dehors. Était-ce vrai ? Jean n’y croyait pas. Ce fut une véritable déception, quand, arrivé rue de Varenne, et sur sa demande : « Monsieur le comte est-il chez lui ? « il se heurta contre une réponse négative. Le concierge ne sut pas davantage lui dire à quelle heure son maître rentrerait.

— « Je vais l’attendre dans la rue, tout simplement… » pensa Jean. Il commença de faire les cent pas sur ce trottoir. Il y avait une demi-heure peut-être qu’il allait et venait ainsi, lorsqu’il lui sembla reconnaître, dans un individu qui débouchait de la rue du Bac, son propre concierge, le père Maradan. Le bonhomme l’avait vu, certainement, lui aussi, mais il s’arrêta du coup et fit semblant de regarder les illustrations à l’échoppe d’un marchand de journaux. Cette attitude du messager de Julie ne permettait guère le doute. « Pourquoi a-t-il l’air de m’éviter ? Est-il possible qu’il apporte une lettre d’elle à Rumesnil ? » se demanda le frère. « Mais oui. Elle se repent déjà de m’avoir parlé. Elle a eu peur pour lui. Elle a voulu le prévenir… Je vais bien le savoir… » Il marcha dans la direction de Maradan, puis le dégoût pour l’ignoble besogne de basse police que représentait un pareil interrogatoire, d’un pareil personnage et dans un pareil endroit l’arrêta net. Il vit, en se retournant, que le concierge de Rumesnil se tenait sur le pas de la porte et le regardait. La pensée du funeste secret dont il était le dépositaire tombant dans la conversation de ces deux domestiques lui fut trop odieuse.

— « Je repasserai jusqu’à ce que je trouve Adhémar, » se dit-il, « mais pas d’espionnage ! C’est trop dégradant. D’ailleurs, si Julie ne l’a pas averti, il viendra ce soir à l’Union Tolstoï ; et si elle l’a averti, il y viendra plus certainement encore, il ne voudra pas avoir reculé devant moi… »

Ce raisonnement, fondé sur une connaissance déjà ancienne du jeune noble et de son terrible amour-propre, soutint le justicier, durant les longues heures vides et torturantes de cet après-midi où il se présenta quatre fois à l’hôtel de la rue de Varenne, et, les quatre fois, pour s’entendre dire que M. le comte n’était pas rentré, ou qu’étant rentré, il regrettait beaucoup de n’avoir pu rester et qu’il avait dû sortir de nouveau. Dans l’intervalle de ces infructueuses visites, dont chacune l’avait exaspéré davantage, Jean s’était promené indéfiniment, allant droit devant lui, au hasard, comme il avait fait durant cette interminable journée de la Toussaint, la semaine précédente, ou il croyait avoir touché le fond dernier de la misère morale. Qu’était-ce auprès de cette journée-ci ? Ces premiers mots qu’avait prononcés Julie… « Parce qu’il est mon amant… » avaient atteint et déchiré en lui une fibre tellement intime qu’il ne se rappelait pas avoir éprouvé un martyre semblable. Il s’était fait en lui comme un arrêt douloureux de la vitalité. Il avait au cœur la sensation d’un étouffement, sur le cerveau l’impression d’une étreinte, d’un poids qui ne s’en irait plus jamais. La vision de sa sœur livrée aux caresses de son ami était devant ses yeux, si présente, que, par instants, il en était comme paralysé d’horreur, et il devait rester sans bouger, pour attendre qu’elle s’effaçât un peu. À d’autres, elle le soulevait de cette fureur froide qui ne connaît plus rien que la vengeance. À toutes ces tentatives nouvelles pour joindre l’homme dont l’image s’associait pour lui à ce hideux cauchemar, cette fureur avait augmenté. Elle lui avait rendu impossible de rentrer rue Claude-Bernard, pour déjeuner d’abord, puis pour dîner. Il avait tremblé de ne pas se dominer assez, et, s’il était bien résolu à prévenir leur père, ainsi qu’il l’avait annoncé à Julie, il ne voulait, il ne devait parler au chef de famille qu’une fois toute espérance détruite d’obtenir de Rumesnil la réparation légitime. Il avait donc mangé à midi dans un restaurant quelconque des environs de l’École-Militaire, sur une des avenues qui coupent la rue d’Estrées, — ô ironie des coïncidences ! — Puis il était retourné rue de Varenne. De là, pour user le temps, il avait eté du côté des Invalides. Il était monté dans les salles du Musée, n’entendant rien, ne voyant rien, sentant grandir en lui l’impatience de cette rencontre si passionnément désirée. À sept heures seulement et devant la réponse du concierge que Rumesnil dînait dehors, l’évidence s était imposée que, malgré cet orgueil sur lequel il avait compté, son perfide camarade l’évitait de parti pris. Il avait deviné juste : Maradan avait apporté rue de Varenne une lettre de Julie, avertissant son amant, et celui-ci cherchait à tout le moins à gagner du temps. « C’est ma faute, » se disait le frère irrité, après ce dernier échec : « j’aurais dû suivre mon idée et attendre sur le trottoir. C’était de l’espionnage. Pourquoi pas ? Contre un homme ignoble, tout est permis… Demain, je serai là, devant sa porte, et je n’en bougerai qu’après l’avoir vu… À moins que, par bravade, il ne vienne rue du Faubourg-Saint-Jacques, ce soir. C’est possible qu’il ait voulu éviter un tête-à-tête, avec l’idée qu’en public, je reculerai, que je n’oserai pas l’outrager. Il verra bien… »

Tel était le ton d’énergie sauvage auquel cette vaine poursuite de celui qu’il considérait maintenant comme son plus mortel ennemi avait monté le jeune homme. Les conférences de l’Union Tolstoï avaient lieu vers les neuf heures, il avait encore deux fois soixante minutes à tuer, avant de savoir si vraiment la journée passerait sans qu’il eût jeté à la face du suborneur les paroles vengeresses dont la colère grondait en lui. Il recommença de marcher à travers les rues fébrilement, se les prononçant tout bas en lui-même, ces paroles, en mesurant à l’avance la gradation, tendant sa volonté pour être calme d’abord, implacable ensuite, si le traître — et c’était trop probable — le contraignait à la violence. L’idée lui vint soudainement, qu’après tout, on ne lui avait peut-être pas menti : Rumesnil pouvait avoir voulu dîner avant la conférence avec Crémieu-Dax, précisément pour éviter toute occasion de se trouver seul avec lui, Jean, même à la porte de l’Union… Que Salomon, l’ami si réfléchi qui avait déjà tant deviné de ses secrets, fût le témoin lucide de cette première rencontre, c’était bien dur. Il y avait quelque chose de plus dur encore, c’était d’attendre. À peine cette possibilité d’abréger cette intolérable attente eut-elle apparu à l’esprit du jeune homme, qu’il se dirigea, d’un pas qui ne connaissait plus l’hésitation, vers le Restaurant de Tempérance.

Il lui fallait, pour arriver au faubourg Saint-Jacques, du faubourg Saint-Germain où il se trouvait, traverser deux endroits qui achevèrent de l’écraser de tristesse : ce fut le quartier du Luxembourg d’abord, hanté par le fantôme de Brigitte Ferrand, de cette Brigitte à laquelle il n’osait plus penser maintenant. Les imaginations parmi lesquelles il avait été contraint de vivre toute la journée étaient si impures, si souillées ! Il lui semblait que le frère de la maîtresse de Rumesnil, de la fille enceinte à qui un amant infâme proposait des pratiques d’avortement, n’avait pas le droit de même aimer en pensée l’être idéal, l’immaculée et tendre créature qu’était l’Antigone intellectuelle du philosophe catholique. L’autre coin de Paris, fécond en évocations tristes, fut cette rue Cassini, où il avait eu avec son cousin Riouffol, il y avait exactement six jours, cette dispute odieuse, presque ce colletage. Toute l’amertume dont il avait été saturé jusqu’à la nausée durant la dernière séance de l’Union Tolstoï lui reflua dans le cœur. Qu’elles lui semblaient vaines et inutiles, les passions dont il avait vu ses camarades agités, depuis Crémieu-Dax et Bobetière jusqu’à ce sauvage Riouffol, sans parler du prétentieux Pons et du cacophraste Boisselot, en regard d’un drame réel, comme celui dont il était en ce moment le lamentable héros ! Il devait éprouver, dans ce nouveau contact avec les utopistes de l’U. T., que cette stérile ardeur de discours, dépensée pour ou contre certaines idées sert bien souvent de substitut à la souffrance intérieure. C’était l’écœurement continu d’une existence opprimée par un labeur trop servile qui se soulageait dans les féroces sophismes de Riouffol, pour ne citer qu’un exemple. Lui-même, Jean, allait se mêler, avec l’âcreté de son ressentiment pour Rumesnil, aux scènes provoquées dans ce milieu de révolutionnaires par la présence du prêtre conférencier. Qu’il s’attendait peu, pourtant, à s’engager dans des discussions sociales et philosophiques, quand, arrivé devant la porte du petit restaurant, il se hasarda à regarder à l’intérieur, le cœur battant ! Un coup d’œil lui suffit pour constater que celui qu’il cherchait n’était pas dans la longue salle étroite. En revanche, Salomon Crémieu-Dax se trouvait à sa table habituelle. Il achevait de dîner en face d’un prêtre, qui n’était autre que l’abbé Chanut. Ce dernier était un homme de quarante ans, de mine chétive, et sur le masque duquel était empreinte, en ce moment, la naïveté un peu gauche de l’ecclésiastique dépaysé. Ses joues creusées et ses yeux profonds disaient l’ascétisme et les secrètes vertus d’une belle âme sacerdotale, à laquelle manquait pourtant la sérénité dans la foi, cet admirable trait de la physionomie de M. Ferrand. Mais chez M. Ferrand, chez le disciple du sage et lumineux Le Play, les certitudes religieuses se doublaient des fortes certitudes traditionnalistes. L’abbé Chanut, lui, était — et il reste, hélas ! — la victime de la dangereuse erreur où tombent aujourd’hui tant de prêtres excellents, qui parlent couramment de réconcilier le Catholicisme, la Science et la Démocratie, comme si les deux derniers termes étaient d’un côté, le premier de l’autre. Tout au contraire, ce sont les deux premiers termes qui sont d’un côté, et c’est le dernier qui est de l’autre. Le Catholicisme n’a pas à être réconcilié avec la Science, à laquelle il n’a jamais été opposé, pour la simple raison que, n’ayant pas le même objet, il n’évolue pas sur le même plan. Mais l’irréconciliabilité semble absolue entre la Science et la Démocratie, telle que la France la conçoit, — car dans tous les pays qui passent pour démocratiques et qui prospèrent, l’Amérique, par exemple, démocratie est synonyme d’oligarchie, presque de féodalité. — La Science démontre que les deux lois de la vie, d’un bout à l’autre de l’univers, sont la continuité et la sélection, à quoi les démocrates français répliquent par le dogme absurde de l’égalité et ils donnent au présent, sous sa forme la plus brutale, par la souveraineté du nombre, tous les droits sur le passé. Les prêtres de l’espèce de l’abbé Chanut et qui ne reconnaissent pas cette contradiction sont les dupes, il faut avoir le courage de le leur dire, des boniments effrontés de leurs adversaires. Ils ne veulent pas voir la saisissante coïncidence entre les doctrines politiques issues de l’observation positive et l’enseignement traditionnel que la sagesse de nos pères avait fixé dans les fortes coutumes d’autrefois. La rencontre d’un Auguste Comte et d’un Bonald, d’un Taine et d’un Joseph de Maistre, dans des théories de gouvernement identiques en leur fond, ne les a pas éclairés sur la banqueroute que l’avenir réserve aux faux dogmes de 1789 et à leurs partisans. La crainte de voir l’Église perdre la direction des masses est le généreux motif qui domine ces apôtres sans esprit critique. C’est de quoi excuser un véritable saint, tel que l’abbé Chanut, d’apporter, comme il faisait ce soir, l’autorité de son caractère et de sa vertu à une œuvre aussi criminellement antisociale qu’une Union Tolstoï. Lorsque Jean Monneron entra dans le restaurant, le digne prêtre était en train de discuter avec Crémieu-Dax, qu’il ne désespérait évidemment pas de convaincre. Les prunelles du jeune Juif traduisaient par leur éclat la passion profonde qu’émouvaient en lui les problèmes de philosophie religieuse. Un autre signe prouvait cette passion plus certainement encore : en toute autre circonstance, ce fanatique, mais si tendre ami, eût remarqué l’altération du visage de Jean, que les émotions de cette affreuse journée avaient contracté et comme serré. Il vit seulement dans sa venue l’occasion de discuter en sa présence des idées dont il le savait préoccupé, sans les aborder jamais avec lui, et, la présentation faite :

— « Tu as dîné ? » demanda-t-il. Puis, sur la réponse affirmative de Monneron, qui, en réalité, avait acheté le long de la route un croissant d’un sou et ne l’avait même pas fini, tant il avait la gorge serrée : « Nous ne te ferons pas attendre longtemps, nous finissons… » continua-t-il, et, revenant à la thèse qu’il était en train de soutenir : « Je résumais pour M. l’abbé, qui ne les connaît pas, les magnifiques pages de Darmesteter sur le rôle que l’Église catholique pourrait encore jouer, elle, la seule force organisée d’Occident, si elle voulait, comme il l’a dit, reprendre les formules des Prophètes qu’elle a volatilisées en métaphores et les accomplir, en se faisant l’ouvrière suprême de la Justice et de la Démocratie…  »

— « J’accepterais la formule, » répondit l’abbé Chanut, « avec une variante : je substituerais l’Évangile aux Prophètes. »

— « Tout ce qu’il y a de valable dans l’Évangile est déjà dans les Prophètes, » reprit vivement Crémieu-Dax. « Le reste n’est qu’une adaptation aux idées du monde gréco-romain. La compilation gnostique attribuée à Jean nous donne un modèle typique de cette déformation. S’il y a un point acquis à la Science, c’est bien celui-là : le christianisme n’est qu’un judaïsme polythéisé. »

— « Je crois en Notre-Seigneur, monsieur, je ne puis donc pas vous suivre sur ce terrain, » répondit le prêtre.

— « Et vous avez d’autant plus raison, » ajouta Jean, qui, dans son état d’irritation nerveuse, avait mal supporté la phrase si brutalement affirmative de son ami, » que la Science n’a rien à voir avec cette hypothèse sur le quatrième Évangile. La Science, c’est, dans l’espèce, la critique. Que nous dit-elle ? Que saint Irénée, dès le second siècle, admettait cet évangile comme authentique. Elle nous dit encore qu’Irénée avait connu saint Polycarpe et Polycarpe l’apôtre Jean. Les relations de ce saint et de l’apôtre sont établies par ce fait que Polycarpe vint à Rome vers 154 discuter la fête de Pâques avec le pape Anicet et apporter le témoignage de Jean. De quel droit nous prétendons-nous mieux renseignés que des contemporains et substituons-nous une interprétation toute personnelle à une donnée aussi nettement établie ? »

— « En tout cas, que vous admettiez ou non le quatrième évangile comme authentique, » reprit l’abbé Chanut, qui avait regardé avec étonnement cet auxiliaire inattendu, et en s’adressant à Crémieu-Dax : « vous conviendrez que l’esprit de ce livre comme des trois autres aboutit aux trois superbes termes dont la République a fait sa devise : Liberté, Égalité, Fraternité. »

— « Ici, permettez-moi de me séparer de vous, monsieur l’abbé… » interrompit de nouveau Jean. Sa nervosité le retournait maintenant contre le démocratisme du prêtre : « Je ne suis pas un grand théologien, mais j’ai beaucoup lu les Évangiles, et, si j’en traduisais l’enseignement, je le résumerais dans trois autres mots qui sont précisément le contraire de cette devise que vous admirez, vous, monsieur l’abbé, et qui me paraît, à moi, parfaitement déraisonnable. Ces trois mots, les voici : Discipline, Hiérarchie, Charité. »

— « Il n’y a pas de contradiction entre les deux programmes, » fit le prêtre.

— « Pour vous, non, monsieur l’abbé, » répondit Jean, parce que vous admettez l’Église, et par conséquent l’ordre Romain qu’elle a transposé dans le domaine spirituel ; mais, pour ceux qui ne l’admettent pas, la première de ces deux devises, c’est l’anarchie, avec toutes ses abominables conséquences. Nous les voyons de reste aujourd’hui. »

— « Ne prenez pas garde à ce que vous dit Monneron, monsieur l’abbé, il cultive volontiers le paradoxe… » interrompit à son tour Crémieu-Dax. Il avait été lui même si étonné des propos de son camarade qu’il l’avait regardé, et, cette fois, il avait distingué en lui les traces d’une agitation inusitée. Il était trop attaché à Jean pour ne pas être inquiet de le voir ainsi, surtout soupçonnant ce qu’il soupçonnait. Mais il était d’abord le soldat d’une idée. Il avait attiré l’abbé Chanut, comme il l’avait dit, dans cette atmosphère de socialisme, avec l’espérance de le conquérir à ses théories, et il estimait fort justement que le plus sûr moyen d’empêcher cette conquête était de donner au nouveau venu la sensation de profonds désaccords entre les membres de l’Union Tolstoï (la bien nommée !). Il appréhendait déjà quelque manœuvre de Riouffol contre la conférence, tout en espérant que l’esprit de groupe paralyserait le relieur. Il ajouta, pour atténuer ce que sa remarque avait de désobligeant pour son ami : « Vous avez là, d’ailleurs, une preuve de ce que je vous ai affirmé, que nous acceptons, à l’U. T., les formes les plus diverses de la pensée… »

— « Et cette tolérance, » dit l’abbé Chanut, « n’est-elle pas une preuve de plus que la Révolution est d’accord avec le Christianisme quand elle est d’accord avec son principe ?… »

— « Je vous répondrai comme vous m’avez répondu tout à l’heure, » fit Crémieu-Dax. « J’accepte la formule avec cette variante : le Christianisme est toujours d’accord avec la Révolution quand il est d’accord avec son principe, et ce principe, j’y reviens, est l’accomplissement des prophéties… »

— « Et moi, j’en reviendrai à la critique historique, » dit Jean à son tour, « dont vous parlez toujours,  »

— il s’était tourné vers Crémieu-Dax, — « et puis, quand il s’agit d’en tenir compte, vous vous comportez de manière à justifier le mot de Gœthe, que je voudrais voir mis en exergue à tous les livres pseudo-scientifiques des Kuenen, des Strauss, des Reuss et de tant d’exégètes : l’esprit de l’histoire, c’est l’esprit de ces messieurs… Oui ou non, est-ce un fait que le Christianisme a maintenu, dix-huit siècles durant, les sociétés dans un état de vitalité profonde ? Est-ce un fait que, toutes les fois qu’il a diminué, en Italie à la Renaissance, il y a cent ans en France, le lien moral s’est relâché, et que l’homme s’est dégradé ? Pour prendre la France encore en exemple, est-ce un fait que les grandes périodes de son histoire, le treizième et le dix-septième siècle, ont été celles où, sous un saint Louis, sous un Louis XIII, elle était le plus profondément, le plus absolument catholique ? Est-ce un fait, au contraire, que, depuis 89, nous nous débattons dans l’impuissance à rien fonder qui dure avec les idées antiphysiques de la Révolution ? Non, le Christianisme n’a pas le même principe que cette Révolution. Il en a un contraire, et l’expérience nous autorise à conclure que, de ces deux principes, celui dont l’application s’est toujours accompagnée de santé est vrai, c’est-à-dire conforme à la nature des choses, et l’autre, non. »

— « Vous parlez de faits, monsieur : me permettrez-vous de vous en citer un, » objecta l’abbé Chanut, « en m’excusant d’une question si personnelle : sans la Révolution, vous, monsieur Monneron, que seriez-vous ?…

— « Pour moi, » dit Crémieu-Dax en riant, « la réponse est toute faite… »

— « Ce que je serais ? » reprit Jean, — et toutes les tristesses de sa vie de famille frémissaient dans son accent, — « un homme encadré et racine, tout simplement. Les Monneron étaient des paysans du Vivarais. J’en serais un, soutenu par des mœurs, par des traditions, par des coutumes, tenant au sol où reposeraient mes morts, les prolongeant, ayant reçu d’eux un dépôt du passé, et prêt à le transmettre intact et vivant… Ce que je serais ? Un membre d’une famille en train de durer. Patiemment, sûrement, elles grandissaient, ces familles terriennes, si elles en étaient dignes, par leurs vertus. La vertu, quel beau mot latin : la force à l’état d’habitude, la force fixée visvirtus… ! Elles arrivaient à la petite bourgeoisie par en bas, avec le temps ; puis, de la petite bourgeoisie, si elles continuaient à se fortifier, elles montaient à la moyenne, à la haute, à la noblesse. C’était un axiome alors que la famille, dans l’état privé, devait d’abord s’enrichir par le travail, puis que, haussée d’un degré, c’est-à-dire devenue noble, elle ne devait plus que servir l’État. Bonald a vu cela merveilleusement. C’était de cette circulation lente qu’était faite la vie profonde de la vieille France. Elle s’était faussée sous le despotisme de Louis XIV et l’incurie de Louis XV. Il y avait lieu, en 1789, de la régulariser. On l’a détruite. Telle qu’elle était, cette vieille France, avec ses abus et ses misères, j’aurais mieux aimé en faire partie, comme un pauvre paysan, comme un ouvrier de la glèbe, que de celle-ci, comme un demi-bourgeois sans milieu, sans passé, sans certitudes. J’y aurais moins souffert… Et toi, Salomon, ce que tu aurais été ? Mais rappelle-toi que sous l’ancien régime, en 1787, Malesherbes, sur l’ordre du Roi, provoqua une commission de notables Israélites chargés d’aviser à l’amélioration du sort de leurs coreligionnaires. Huit Israélites de marque obtinrent des lettres patentes de naturalisation. Donc l’ancien régime était prêt à faire leur place aux Juifs, et il la leur faisait. Sans 89, les choses auraient continué dans ce sens, c’est-à-dire que, peu à peu, toutes les familles juives où il y aurait eu de la supériorité fixée se seraient introduites dans la vie française en s’y adaptant et en l’enrichissant d’un appoint mesuré. Elles eussent fait partie, comme les plébéiens de haute espèce, de cette aristocratie recrutée qui renouvelait la noblesse en y participant. Il en eût été chez nous comme il en est en Angleterre, où un lord Beaconsfield et un lord Rothschild ont naturellement siégé à la Chambre des pairs. Ose dire que tu aimes mieux la guerre de races, telle que nous l’avons dans la France issue du gâchis de 89 ! »

— « Oui, j’ose le dire, » répondit Crémieu-Dax avec une énergie sombre. « J’aime mieux la lutte française que la sérénité anglaise. La plus belle des destinées, c’est, en combattant pour soi-même, de combattre pour la justice violée en sa personne… »

— « Et périsse le pays plutôt qu’un principe ! » dit Jean amèrement.

— « Vous êtes plus près de vous entendre que vous ne croyez, » reprit l’abbé Chanut. Le prêtre le plus chimérique est un homme très fin, parce qu’il a confessé. Celui-ci, qui ne savait rien de l’existence de Jean Monneron, avait, comme Crémieu-Dax, senti gronder dans la voix du frère de Julie une douleur qui se soulageait par la violence de la contradiction. Il ne savait rien non plus du jeune Juif, sinon sa rare culture et ses convictions collectivistes ; il devina que cet entretien lui causait, à lui aussi, une souffrance tout autre qu’intellectuelle, et il continua : « Vous rêvez tous deux du royaume de Dieu, puisque vous voulez l’ordre social… Seulement vous voyez le moyen de cet ordre, vous, monsieur Monneron, dans la famille ; vous, monsieur Crémieu-Dax, dans l’individu… Mon métier, à moi, est de faire le service des âmes. On le fait partout, ce métier, même dans un restaurant socialiste, quand on apporte des paroles de paix et de conciliation… »

il s’était levé, car le repas était fini, et il se signa pour dire ses grâces. Les deux jeunes gens se levèrent aussi, sans rien répondre. Il y a dans l’Église un tel trésor de séculaire expérience que ses représentants arrivent toujours à la vérité morale, fût-ce à travers d’extravagantes erreurs politiques. L’abbé Chanut venait d’exprimer en quelques mots le point de divergence qui séparait à jamais les deux anciens amis : l’un avait compris — à travers quelles épreuves ! — que le problème de la vie humaine est uniquement le problème de la famille. Lorsqu’on pense ainsi, on est tout près des antiques doctrines : la famille a pour tendance de supprimer le viager. Elle veut durer à travers le temps. Il lui faut donc les majorats, ou la liberté de tester, et alors l’autorité du père de famille la conserve. Elle exige un droit reconnu des morts sur une part de l’activité des vivants. Ce droit du passé doit avoir un représentant héréditaire, d’où la nécessité d’une famille royale et de la monarchie. L’autre, Crémieu-Dax, ne voyait dans le monde qu’un drame mystique, évoluant à travers ces accidents, tous insignifiants, qui sont les familles, les nations, les races. Une telle philosophie amène l’homme à reconnaître un droit absolu à la conscience individuelle, et le terme fatal en est l’anarchie. Il y avait pourtant un terrain où ces deux adversaires (ils l’avaient toujours été, même quand ils fraternisaient dans des utopies communes) se devaient de s’entendre. Oui, ils se devaient une réciproque estime pour leur bonne foi, ce que le prêtre avait appelé, dans son langage évangélique : la recherche du royaume de Dieu. Lui-même, en parlant du service des âmes, il avait pris son rang, dans le déplorable milieu où il aventurait sa soutane. Tous les trois sortirent du restaurant en silence. Jean avait déjà oublié cette discussion, qu’il s’était étonné lui-même de soutenir, à la minute où il l’engageait. Tout entier repris par l’idée qu’il allait peut-être rencontrer enfin Rumesnil, la fièvre le brûlait. L’abbé Chanut, dont le visage consumé ne mentait pas, et qui avait ce tempérament du missionnaire, si voisin par certains côtés de celui de l’homme d’action, méditait le discours qu’il prononcerait dans un quart d’heure devant un public aussi hostile à sa foi que s’il eût été composé de Chinois et de Japonais. Quant à Crémieu-Dax, l’ami, en lui, était trop tourmenté, pour qu’il n’essayât pas de se rapprocher de Jean. Il saisit le moment où ils allaient monter quelques marches qui accédaient au trottoir devant l’Union même. Dans ces vieilles rues de l’ancien Paris, il reste de ces irrégularités pittoresques où se dessine la forme du terrain primitif. Le prêtre arrivait déjà en haut de ce petit escalier que les deux autres étaient encore au bas, à échanger ces quelques répliques :

— « Tu as quelque chose, Jean ?… » avait dit Crémieu-Dax. « Que se passe-t-il ? Je ne t’ai pas vu depuis ces derniers jours, et je te retrouve si étrange… »

— « Il se passe que j’en ai assez du mensonge vis-à-vis de moi-même et des autres. J’ai trop vu où cela mène. Je veux vivre dans la vérité, » répliqua Jean.

— « Alors, tu penses vraiment ce que tu as dit ? » insista Crémieu-Dax.

— « Absolument… » répondit le frère de Julie. Puis, voyant sur la physionomie de ce camarade de sa jeunesse une expression d’un si sincère chagrin, une comparaison le fit ressouvenir d’un autre camarade, du Judas qu’il allait peut-être rencontrer dans cinq minutes ; et il eut, pour le fidèle ami dont il était si loin par l’esprit, si près par le cœur, le même mouvement que cet ami avait eu pour lui à la même place, ce jeudi dernier. Il lui prit la main et la lui serra sans rien lui dire. Des larmes roulaient dans ses yeux. Ce silence et cette émotion en disaient trop pour que l’autre ne comprît pas qu’il ne devait plus insister, sous peine de faire saigner un cœur trop malade. De quelle plaie ? Il croyait le savoir. Qu’il est juste, le mélancolique proverbe : « Mal d’autrui n’est que songe ! » Réalise-t-on jamais toute la souffrance de ceux à qui l’on est le plus dévoué ? Même avec le fanatisme de ses convictions, et quoiqu’il attachât à la séance de ce soir une importance extraordinaire, si Crémieu-Dax eût deviné de quel dernier coup son compagnon avait été frappé dans la journée, il n’aurait sans doute pas eu la force de vaquer, comme il fit aussitôt, à la surveillance de son Union. Un nombre déjà considérable de personnes se pressaient sous le porche et dans l’escalier. Deux sergents de ville étaient sous la voûte, qui dévisageaient les arrivants :

— « C’est moi qui les ai fait mettre là… » dit Crémieu-Dax tout bas à ses compagnons, et, comme pour répondre d’avance à la vivante objection que représentaient ces deux agents de la force publique préposés par ses propres soins à la garde d’une œuvre d’individualisme effréné : « c’est le procédé que la nature emploie dans ses évolutions, » ajouta-t-il ; « les anciens organes protègent les nouveaux, pendant que ceux-ci sont en train de se former… C’est le tissu graisseux de la chenille qui nourrit la chrysalide, c’est-à-dire le papillon en voie de devenir… »

L’abbé Chanut approuva de la tête, impressionné, comme le sont si aisément les prêtres de son école, par cette phraséologie de type scientifique où excellent certains démagogues d’aujourd’hui, et qui révèle la moins exacte des dispositions de l’esprit, la plus contraire à la méthode d’observation directe : l’habitude du raisonnement par analogie. Les trois hommes s’étaient engagés dans l’escalier. Ils commençaient de fendre le flot d’étudiants et d’ouvriers qui emplissaient les marches, attendant leur tour. Crémieu-Dax, pour s’ouvrir le passage, montrait trois cartes bleues, qu’il tenait en l’air. Un des articles de son minutieux règlement portait que, dans les jours de grandes assemblées, ces cartes attribuées aux personnes qui devaient prendre place sur l’estrade leur assureraient le droit d’entrer avant les assistants ordinaires, membres ou invités, munis, eux, de cartes blanches. D’ordinaire, l’exercice de ce petit privilège ne souffrait pas difficulté. Ce soir-ci, le fondateur de l’U. T. put se rendre compte du secret travail auquel s’était livré, pendant cette semaine, son adversaire Riouffol. Des murmures avaient accueilli, dès les premières marches, les trois nouveaux venus. On s’écartait devant eux, mais avec des réflexions qui annonçaient une séance tourmentée. Des phrases s’échangeaient, encore à mi-voix, dont quelques-unes étaient simplement grossières, d’autres pires : « Le ratichon, voilà le ratichon… » « C’est nib de blair qui va jaspiner » (blair, en argot, signifie nez, — nib de blair, pas de nez). Cette ironique allusion au nez de l’abbé Chanut, qui était en effet un peu long et le paraissait davantage à cause de la maigreur du visage, avait le mérite de lui être inintelligible, mais pas à Crémieu-Dax, le jeune juif ayant cru devoir à son apostolat socialiste d’apprendre l’argot, comme il avait appris le grec, — philologiquement ! « Il a déjà la frousse, le juponné ! » « Les deux Sorbonnards et lui, quelle pochetée d’otages, hein ! les camaraux ?… » « Youpin et jésuite, ça fait la paire !… » Ces bas sarcasmes et vingt autres pareils partaient de droite, de gauche, d’en haut, à en bas. Ni le prêtre, ni Crémieu-Dax ne paraissaient les entendre. Jean, lui, était défendu contre eux par sa nouvelle crise d’attente. Il fouillait du regard les cinquante visages peut-être qui s’étageaient sous la lumière d’un gaz économiquement allumé. Celui du traître ne s’y trouvait pas. À peine, d’ailleurs, s’il en reconnaissait un de-ci delà appartenant à un des habitués de l’Union. Dans les conférences de la Tolstoï, vingt-cinq lettres d’invitation étaient mises à la disposition de chacun des membres du Comité. Riouffol s’était chargé de distribuer, avec les siennes, celles de Pons et de Boisselot. Il avait recruté ainsi, dans les petits centres anarchistes où il fréquentait, soixante-quinze « compagnons », bien décidés à exécuter son mot d’ordre et à ne pas permettre que « le dénommé Chanut tînt le crachoir à la Tolstoï », pour parler comme l’électricien. En outre, Riouffol, Pons et Boisselot pouvaient compter dans l’Union même, en vertu du principe de recrutement, sur autant d’acolytes environ. On se rappelle que chacun des membres du Comité primitif, dont ils étaient, avait eu le droit d’introduire dans la Société vingt-quatre adhérents. Bref, ils avaient à leur disposition près de cent cinquante braillards, au lieu que Jean et Rumesnil, pour les raisons que l’on sait, s’étaient à peine occupés de placer leurs lettres. Le groupe des partisans de l’abbé Chanut et de sa conférence se trouvait donc presque réduit aux amis et aux invités de Crémieu-Dax et du huguenot Bobetière. C’était une minorité capable seulement d’ajouter encore par sa résistance au tumulte que la bande à Riouffol se préparait à provoquer, et, avant même que Crémieu-Dax et ses suivants eussent achevé de monter l’escalier, un incident annonça cette lutte imminente entre les libéraux du groupe, ceux que Boisselot appelait élégamment « les cléricaleux » et les autres. Car, un de ces derniers ayant crié, du milieu de la foule qui gouaillait l’abbé Chanut, Crémieu-Dax et Jean Monneron, à leur passage : « Bravo, l’adversaire ! Ceux qui l’insultent sont des lâches !… » des cris de : « À la rue !… » s’élevèrent de toutes parts, auxquels un des fauteurs de ce vacarme organisé mit fin en réclamant : « La Carmagnole ! La Carmagnole ! » et l’immonde chanson, mise à la mode du jour, commença :

… Que demande un républicain ?
La liberté du genre humain,
Le pic dans les cachots,
La torche dans les châteaux.
Et la paix aux chaumières !…

Impassibles, les deux sergents de ville qui s’étaient approchés du bas de l’escalier écoutaient ce couplet de début : il jette une saisissante lueur sur l’âme révolutionnaire, toujours en train d’osciller entre l’humanitarisme et le massacre. Ce sont les deux pôles de l’excitabilité nerveuse. Ils écoutaient encore, ces honnêtes et simples serviteurs du pays qui avaient, comme anciens soldats, porté peut-être le drapeau de la France en Afrique, au Tonkin, parmi les fièvres et sous le soleil brûlant, cet autre couplet :

…Qui rend esclaves les citoyens ?
Les députés et les chauvins…
Jetons bas la caserne.
La Chambre où l’on nous berne,
Et rasons les frontières !

Ce dernier vers, lequel est du moins de la plus réjouissante stupidité, — car il faut pourtant être deux pour raser une frontière, — résonnait encore quand Crémieu-Dax et Jean Monneron purent introduire l’hôte ainsi salué dans l’antichambre du premier étage. Quatre individus étrangers à l’Union recueillaient les cannes des arrivants. C’était encore une des précautions que le collectiviste millionnaire avait prises, à ses frais, et fort utilement, il put s’en convaincre tout de suite, en entendant une autre rumeur s’échapper de la grande salle, déjà plus d’aux trois quarts pleine. Cette rumeur était faite de l’ignoble mot : « Calotin !… Calotin !… » scandé sur l’air des Lampions. Des protestations furieuses le coupaient : « C’est honteux !… Vous nous déshonorez !… Taisez-vous !… À la porte, les gueulards ! … » La bataille commençait à l’intérieur, avant même que toutes les places fussent occupées. Des commissaires, reconnaissables à une petite médaille de bronze, fixée par un ruban rouge et sur laquelle les lettres U. T. se voyaient d’un côté, et, de l’autre, la sublime devise : Nature, Science, etc., allaient et venaient, littéralement affolés, se concertant, se séparant, faisant taire celui-ci, menaçant celui-là de l’expulser, et la porte ouverte à deux battants laissait voir, entre les quatre murs, décorés des photographies de Rembrandt, de Velasquez, de Léonard, de Botticelli, de Mantegna, une houle de têtes et d’épaules sans cesse accrue, avec l’estrade au fond, vide et toute mince. Les fondateurs de l’Union, pour démocratiser encore leurs séances, avaient décidé que les orateurs et les membres du Comité siégeraient seuls sur cette étroite tribune, à peine exhaussée de quatre marches. La table, chargée d’une carafe d’eau, d’un verre et d’une sonnette, attendait le conférencier et le président. Ces commissaires n’eurent pas plus tôt aperçu Crémieu-Dax qu’ils se précipitèrent au-devant de lui, comme vers leur chef naturel, et une phrase revenait dans toutes leurs plaintes :

— « C’est un coup monté ! »

— « Nous le démonterons… Voilà tout, » répondit le jeune homme. « Pourvu que M. l’abbé ne se laisse pas décourager par ces sauvages… »

— « C’est parce qu’ils sont des sauvages que je suis ici, » dit le prêtre…

— « Je viens d’employer un mot qui n’est pas juste, » rectifia aussitôt Crémieu-Dax. « Il m’a échappé, parce que j’ai des nerfs, comme tout le monde. Je voulais dire : ces égarés. Car on les égare, et je sais qui. Mais que ferait-on sans le peuple ? Il porte en lui tous les extrêmes. C’est son danger, et c’est sa grandeur… » Puis, s’adressant à un des commissaires : « Tous les membres du bureau sont là ?… » Et, sur cette réponse : — « Il ne manque plus que Rumesnil… » — « C’est dommage, » fit-il, en tirant sa montre. « Nous n’avons plus que cinq minutes, et, avec un public difficile, il importe de commencer exactement… Enfin, s’il n’est pas là, tant pis !… »

— « Le lâche ne viendra pas… » se dit Jean. « Je ne le joindrai que demain. Mais je le joindrai… S’il ne vient pas, qu’est-ce que je fais ici ? Attendons pourtant ces cinq minutes encore… » Et il suivit son ami. Crémieu-Dax s’était engagé avec l’abbé Chanut dans un petit couloir circulaire qui contournait la grande salle et aboutissait, par la bibliothèque, à la chambre emphatiquement dite du Conseil. Quatre personnes s’y trouvaient en ce moment, qui écoutaient, sans se parler, le tumulte grandissant de la salle voisine. C’étaient le roux et germanique Bobetière, le ruskinien et chevelu Marins Pons, le cacographe Boisselot et Riouffol, dont la figure paraissait plus jaune, les traits plus hagards, la mâchoire plus brutale, les yeux plus brillants, le rude torse plus tassé encore que d’habitude. Cette rumeur, avant-courrière de la bacchanale dont il était l’imprésario, lui donnait une expression de joie barbare, qui s’exalta encore, quand il vit arriver l’abbé Chanut et ses guides. Cependant il fut décontenancé, même dans cette attitude de méchanceté triomphante, par la tranquillité de Crémieu-Dax, qui, ayant salué les trois autres, s’avança vers lui, la main tendue. Ils ne s’étaient plus abordés depuis la phrase sanglante que le relieur avait prononcée à cette place même, en allusion aux mines de Modderfontein.

— « Bonjour, Riouffol… » disait le fondateur de l’U. T. Jamais il n’avait fait un plus grand sacrifice à son œuvre. Et, comme l’autre laissait prendre sa main, machinalement, presque avec stupeur, il continua : « Je te présente, ainsi qu’a nos camarades, M. l’abbé Chanut qui vient ici comme notre invité… Vous entendez ce bruit ? Il se prépare une manifestation. Dois-je vous rappeler les statuts, que nous avons tous signés, et l’article par lequel nous nous sommes reconnus solidaires les uns des autres, dans le Comité, sauf à démissionner ? Y en a-t-il un devons qui veuille démissionner maintenant ?… Il pourra prendre part à la manifestation hostile. Sinon, il est engagé, sur sa signature, à s’associer à nous pour la réprimer… »

Il y a dans toute affirmation d’une personnalité forte, lorsqu’elle est très nette et qu’elle pose les problèmes sans aucune équivoque, une suggestion impérative qui s’impose aux pires hostilités. Des trois membres du Comité de l’Union Tolstoï qui avaient voté contre la conférence de l’abbé Chanut, un seul, il est vrai, avait machiné le tumulte de ce soir, Riouffol. Les deux autres, Marius Pons et Boisselot, ne s’y étaient associés qu’indirectement, par l’abandon de leurs cinquante lettres d’invitation entre les mains de l’ouvrier relieur. Mais, sachant l’usage qu’il en avait fait, ils devaient se considérer comme ses complices. Ni eux, ni Riouffol ne s’étaient attendus à trouver devant eux cet article du règlement, auquel ils n’avaient pas songé, et qui les obligeait à se désavouer publiquement par leur attitude, devant des manifestants qu’ils avaient invités eux-mêmes, — ou bien à jouer un rôle honteux de traîtres et d’hypocrites, — ou bien enfin à se démettre du Comité, ce qui signifiait pour eux quitter la Tolstoï. Dans l’élaboration de ses statuts, le fondateur, avec son génie d’organisation, avait prévu aussi des luttes intimes. Pour assurer l’unité de son œuvre, il avait fait accepter cette clause que tout membre du Comité qui démissionnerait cesserait en même temps d’être membre de l’Union. Comme un autre article portait que le Comité se recrutait lui-même, Riouffol, Pons et Boisselot démissionnaires, c’était leur remplacement assuré par trois personnes du choix de Crémieu-Dax, qui ferait certainement voter, comme il voudrait, les trois membres restants : Rumesnil, Bobetière et Jean Monneron. Riouffol et ses deux partisans restèrent donc décontenancés devant une mise en demeure qui constituait un véritable coup d’État dans l’intérieur de l’U. T. Ils sentirent le maître. Comme ils se taisaient, Crémieu-Dax reprit :

— « Nous sommes bien d’accord tous les six ?… Oui. Maintenant, puisque Rumesnil, qui devait nous présider, n’est pas là, je vous propose de tirer au sort celui qui le remplacera, et tout de suite, ou de voter. Nous avons le choix. Le bruit augmente. Dans dix minutes, il sera plus malaisé encore de le réprimer. Écoutez… »

La chanson, commencée dans l’escalier, avait maintenant gagné la salle, et le plus hideux de ses couplets arriva distinctement à travers la cloison, celui qu’il faut toujours citer, pour la honte éternelle des politiciens qui ont poussé l’amour de la basse popularité jusqu’à laisser chanter devant eux et quelquefois chanter eux-mêmes ces ignominies :

… Que désire un républicain ?
Vivre et mourir sans calotin.
La Vierge à l’écurie.
Le Christ à la voirie.
Et le Saint-Père au diable !…

— « Votons, messieurs, » dit Bobetière, « il faut que ce scandale finisse… »

— « Votons… » répéta Jean, qui ne pouvait s’empêcher, même dans sa misère, de plaindre l’abbé Chanut, lequel, debout dans un coin de la salle, affectait de regarder attentivement une magnifique photographie représentant le portrait d’un homme lauré, par Antonello de Messine. Ce chef-d’œuvre de peinture qui se voit au Castello Sforzesco, à Milan, évoquait, sur ce pauvre mur nu, toute la vigueur de l’Italie aristocratique du quinzième siècle. Le faire solide et impassible de l’artiste y proclamait une civilisation dure, mais ordonnée, aussi bien que la forte expression du modèle. Cette image contemporaine du Prince n’était pas plus à sa place dans ce repaire de socialistes que ce prêtre lui-même, qui, d’ailleurs, ne la voyait même pas. Comprenait-il, en constatant quelles haines soulevait sa magnanime venue chez ses ennemis, la vanité de son effort et le mensonge de sa doctrine politique ? Offrait-il au contraire dans son cœur cette épreuve à Celui au sacrifice duquel son âme fervente s’associait tous les jours dans la prière de la consécration : Qui, pridie quam pateretur, panent accepit in sanctas ac venerabiles manus suas… La Messe, c’est le Calvaire continué. Pour un vrai prêtre, l’avoir célébrée, le matin, c’est garder toute la journée une force surnaturelle au service de l’épreuve. Un reflet de cette flamme intérieure transfigurait en ce moment le visage de l’inutile, mais sincère apôtre. Inutile ? Non. La loi qui veut que pas un atome de force physique ne soit perdu a sa correspondance exacte dans le monde moral, et, dans ce moment même, ce martyre du prêtre démocrate exerçait son action mystique tout auprès de lui. Il était venu pour faire connaître l’Église à des faubouriens déchristianisés par l’affreux travail de ces vingt-cinq dernières années. Ces égarés ne devaient même pas le laisser prononcer une phrase entière, mais sa dignité triste et douce, sa réserve indulgente et grave, toute sa piété enfin, ne demeuraient pas inefficaces. Le frère de Julie Monneron, qui traversait des heures trop dures, et à la minute même où une épreuve plus tragique encore que les autres allait l’atteindre, recevait de ce pauvre prêtre, si naïf dans ses idées sur l’organisation des sociétés, si admirable dans son courage, un nouveau et saisissant enseignement sur le pouvoir de la foi profonde. Une force était là, qu’il voyait distinctement, des yeux de sa chair : force de consolation et de bienfaisance, force de lumière et de certitude invincible. Crémieu-Dax aussi avait une foi, mais si évidemment fausse et stérile, si manifestement condamnée par l’épreuve de la réalité : les cris émanés de la salle l’attestaient assez, et son agitation autour de résultats aussi misérables que celui auquel tendait maintenant sa diplomatie. Quand Bobetière et Jean avaient prononcé leur « Votons ! » presque simultané, Riouffol avait regardé la pendule et fait observer que, les neuf heures n’étant pas sonnées, Rumesnil pouvait venir encore. Crémieu-Dax avait profité de ce répit pour prendre à part ses deux amis et pour leur demander d’inscrire sur leurs bulletins le nom de l’ouvrier relieur. La pendule ayant sonné ses neuf coups, on procéda au vote. Il se trouva que Riouffol, préoccupé de l’arrivée du retardataire, n’avait pas donné de mot d’ordre à ses deux partisans. Ceux-ci votèrent donc, l’un pour Bobetière, l’autre pour Monneron, l’ouvrier relieur lui-même pour Crémieu-Dax.

— « Riouffol a trois voix.., » dit ce dernier, qui s’était chargé de dépouiller le scrutin, « C’est lui qui est président… Monsieur l’abbé, si vous le voulez bien, nous allons entrer. Riouffol… »

Le relieur s’était levé. Une lutte violente se lisait sur sa longue figure, et une souffrance passionnée dans ses petits yeux noirs, qui fixèrent soudain Crémieu-Dax, Monneron et Bobetière, avec une colère voisine de la rage. Il frappa de son poing la table, d’un coup si terrible qu’elle en fut ébranlée et que les papiers volèrent :

— « Vous l’avez voulu, les bourgeois ! C’est la guerre… Ah ! c’est bien joué, Crémieu-Dax, tu es arrivé à tes fins !… Tu me forces de choisir entre la Tolstoï et ma conscience de socialiste. J’ai choisi… Je ne conduirai pas cet imposteur » — il montra l’abbé Chanut de son poing toujours fermé, — « à ces braves gens… » et il désigna la porte qui donnait sur la salle où grondait maintenant une tempête indistincte de hurlements contradictoires. « Je démissionne. Là, es-tu content ?… Mais la Tolstoï en crèvera. J’aime mieux ça, d’ailleurs. Nous nous retrouverons… Au revoir, Bobetière, tes aïeux que les ensoutanés dragonnaient seraient contents, s’ils te voyaient ! Les nôtres aussi, Monneron, qui peinaient sous la corvée pour nos seigneurs les calotins !…Quant à toi… » Il s’avança vers Crémieu-Dax, et le regardant avec une haine si intense qu’elle était inexprimable, il esquissa un geste, qu’il n’acheva pas, et il sortit de la pièce dans la direction de la grande salle, où son entrée fut saluée par une clameur de sa bande, suivie aussitôt d’un silence plus menaçant. Il prouvait que les « compagnons » amenés par lui étaient bien réellement enrégimentés. Qu’allait leur ordonner maintenant leur conducteur exaspéré ?

— « Il faut voter de nouveau, camarades… » dit Crémieu-Dax, qui avait, à cette furieuse apostrophe de l’ouvrier, opposé un masque impassible. Il était vraiment, dans cette tempête où son invivable Union risquait de sombrer, le capitaine debout sur le pont et dont chaque mouvement, chaque parole est une action précise, calme et calculée. Quand Riouffol s’était approché de lui. les muscles de sa bouche avaient seuls trahi, par leur tressaillement, une colère égale à celle de son ennemi, mais qui se domptait. C’était le magnétisme de cette énergie morale qui avait empêché que le forcené ne le frappât, « Oui, » continua-t-il, « votons, et vite… »

— « Moi, je ne voterai pas, » dit Marius Pons, « je pense comme Riouffol, et je démissionne. Le geste est trop laid… » Et, en prononçant cette formule d’esthéticisme dégoûté, il désignait du regard le prêtre toujours immobile, tandis que Boisselot opinait, dans un style, devenu, à force de travail appliqué, la forme naturelle de sa pensée : « Je démissionne aussi, comme Riouffol et comme Pons. Si l’Union n’est pas une entreprise de prophylaxie sociale, elle n’est pas. Libre à vous d’offrir, avec des mentalités de negritos, vos crânes bourgeois à l’engraissement des parasites de sacristie ! Les poux ne viennent que sur les têtes sales. Mon chef est net… »

— « Veux-tu présider, Monneron ?…» demanda Crémieu-Dax à Jean. « Ou toi, Bobetière ?… » Pour la première fois peut-être depuis que son ardeur révolutionnaire l’avait jeté dans des fréquentations intellectuellement dégradantes, il ne put contenir l’expression du mépris que lui inspiraient la prétention grotesque du prophète de « la beauté pour tous », et l’insondable bêtise du cacographe : « Ils sont partis… Quels cerveaux ! Mais quels cerveaux !… » Puis, devant l’hésitation de ses amis : « Vous préférez que ce soit moi qui préside ? Soit. Monsieur l’abbé, je vous demande pardon, en notre nom à tous. Voulez-vous me suivre ?… »

— « Nous vivants, » dit Bobetière, « nous vous garantissons qu’ils ne vous toucheront point… »

— « Ils n’y pensent pas… » dit Crémieu-Dax. « Leur calme à présent vous prouve qu’ils sont menés, voilà tout. Allons à eux, franchement, bravement, et nous les retournerons. On peut tromper le peuple, mais pas longtemps… »

— « Je vous suis, messieurs, » dit simplement l’abbé Chanut.

Il y avait une grandeur réelle dans l’arrivée, sur cette petite estrade, de ce prêtre chétif, accompagné de ces trois étudiants, en face de ces deux cent cinquante auditeurs peut-être, dont les deux tiers venaient de manifester une si haineuse hostilité par un chant digne des cannibales. Quand ils parurent, leurs partisans éclatèrent en applaudissements, auxquels répondit aussitôt, de l’autre côté, une clameur de protestation. Jean, qui était entré le dernier, n’apercevait, sous la clarté crue du gaz, que des visages convulsés, des bouches qui s’ouvraient pour crier, des yeux que la fureur égarait. Et c’était ce pandemonium qui s’appelait l’Union Tolstoï ! Le châtiment du grand écrivain russe, devenu, par l’égarement de son orgueil, un criminel professeur d’anarchie pour son pays et au dehors, était dans ce simple fait que son nom, rendu illustre par des pages dignes de Balzac, pût servir d’enseigne à des assemblées de cette sorte ! Crémieu-Dax cependant, debout devant la table de la présidence, essayait de dominer ce bruit assourdissant, tantôt avec sa sonnette qu’il agitait désespérément, tantôt en criant, d’une voix qui se perdait dans ce fracas : « Mes camarades !… Mes camarades !… » Dans l’atmosphère, irrespirable déjà, flottait un relent animal, presque de fauves. Les interpellations se croisaient, furieuses et toujours les mêmes : « Lâches !… Misérables !… Bandits !… Jésuites !… Silence aux poivrots !… À la porte !… Vive l’anarchie !… À bas la calotte !,.. Vive l’U. T. !… Bravo, Crémieu-Dax !… Conspuez !… Curés rouges !… Bourgeois !… » et, brochant sur le tout, un nouveau couplet de l’hymne de mort, dont le dernier vers prenait une espèce de poésie sinistre à tomber ici, dans ce laboratoire des Communes futures :

…Pour s’affranchir le seul moyen
C’est la guerre au Prétorien.
Dynamite et pétrole
Pour le vautour qui vole.
Et aux puissants, la bombe !

Il se dégageait de cette scène une contagion de guerre civile si intense que Jean lui-même s’y laissait prendre. Ayant aperçu son cousin qui, adossé au mur du fond, réglait du geste, de la parole et du regard cet infernal sabbat, il commençait de crier : « À la porte, Riouffol !… Il n’est plus de l’Union ! Il n’a pas le droit d’être ici ! À la porte !…  » quand il se sentit touché au bras et tiré par la manche avec une insistance qui lui fit craindre une invasion de l’estrade. Il se retourna et reconnut le vieux concierge de Rumesnil :

— « J’ai une lettre pour vous, monsieur Monneron, » lui dit cet homme à voix basse, « venez. Il y a une voiture en bas. C’est très grave. « 

La physionomie du domestique faisait à ces paroles un commentaire si éloquent que le jeune homme en oublia du coup la mêlée des fanatiques hurlant autour de lui, et, debout auprès du prêtre, ses deux amis qu’il semblait abandonner dans le danger. Il sauta de la petite estrade plutôt qu’il n’en descendit, sans que sa disparition fût même remarquée dans l’universelle bagarre. Lorsqu’il fut dans la chambre du Comité, vide maintenant, il prit la lettre et en déchira l’enveloppe d’une main qui tremblait. Elle ne contenait que quelques lignes, tracées de l’écriture de Rumesnil, mais tout altérée : « Julie est blessée. Il faut venir la prendre tout de suite, pour la transporter rue Claude-Bernard. Je ne puis la ramener moi-même, étant blessé aussi. Le médecin donnera les détails. Mais il faut venir vite. R… »