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L’Étape (Bourget, 1902)/XIII

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (p. 468-516).

XIII
brigitte ferrand

« Que j’ai eu raison dans mes pressentiments, » se répétait Jean une fois seul, « oui, que j’ai eu raison, quand j’appréhendais de lui montrer mes espérances, mes luttes, mon amour !… Que cette haine pour cet admirable M. Ferrand est profonde en lui ! S’il savait que tout mon rêve de bonheur a été d’épouser Brigitte ?… Il ne le saura jamais. De cela du moins, j’ai le droit de me taire. Pour le reste, je devais parler… À quoi bon d’ailleurs ? Même ces deux horribles drames ne l’ont pas éclairé. Il ne les a vus qu’à travers ses idées. C’est elles qui lui ont dicté des mots si durs, lui, un cœur si généreux ! Reviendra-t-il jamais sur cet implacable arrêt ?… Peut-être. Une fois rendu vraiment à lui-même, la chair et le sang parleront. Mais, dans son esprit, rien ne bougera, parce que rien ne lui arrive… Quand ma mère est rentrée, il n’a même pas senti son injustice, et comme le malheur de Julie comptait peu pour elle à côté de celui d’Antoine ! Qu’elle n’ait pas su faire parler sa fille, c’est une preuve pourtant qu’elle n’a pas su s’en faire aimer, qu’elle ne l’a pas aimée, que cette pauvre enfant, dans des heures pareilles, reste renfermée, ne s’ouvre pas, ne se plaigne pas, quelle condamnation pour une mère ! Et il ne voit pas plus cela qu’il ne voit M. Ferrand… Que m’importe d’ailleurs, puisque tout est fini et à jamais !… »

Le fils de Joseph Monneron était bien sincère dans son renoncement absolu à celle qu’il aimait. Après les sentiments que lui avait montrés son père, il se fût jugé criminel de penser à un pareil mariage. Il n’était pas moins sincère dans sa persuasion que, dorénavant, rien n’éclairerait jamais l’incorrigible sectaire sur les causes profondes des événements dont le contre-coup terrible l’avait enfin frappé. Malgré la vigueur précoce de sa pensée, et quoique la souffrance l’eût beaucoup mûri, Jean était trop jeune encore pour se rendre compte de certaines complications intimes qui résultent du retentissement inconscient de la sensibilité sur l’intelligence. Il l’avait deviné presque dès son enfance, et il l’avait dit à M. Victor Ferrand au cours de leur solennel entretien : l’optimisme de son père était en partie voulu. Il ne savait pas que cet aveuglement systématique du professeur n’était que sa destinée sénile, et que l’énergie des affirmations du Jacobin se mesurait à l’amertume de ses déceptions de toutes sortes. Plus les faits autour de lui avaient multiplié leurs démentis à ses doctrines, plus il s’y était enfoncé. Mais cette ardeur même de défense contre les leçons émanées de la réalité démontrait que ces leçons, contrairement à ce que pensait son fils, lui arrivaient bien. Seulement, — c’est la loi générale quand un esprit se refuse à modeler ses idées sur les faits, — au lieu de recevoir ces leçons sous forme d’enseignement, il les recevait sous forme de douleur. Ce matin encore, si le jeune homme eût déchiffré entièrement ce cœur du chef d’une famille si atteinte, il fût demeuré effrayé de constater que les mots par lesquels ce père au désespoir avait fait l’éloge de sa femme étaient un sublime mensonge, pour la défendre contre les sévérités de son fils. Joseph Monneron, qui n’avait jamais jugé son Anna, quand il s’agissait de lui, venait de la juger à propos de sa fille, et de comprendre, aussi clairement que Jean, combien ce silence de Julie accusait sa mère. Cette impression, qu’il ne devait jamais dire, ni même s’avouer, était le symbole exact du travail qui allait s’accomplir en lui. Tant qu’il avait été seul en question, les démentis infligés par la vie à ses idées n’avaient pas compté. C’était la vie qui avait tort, et il l’avait bravée, en homme de Plutarque, à l’antique, au lieu de redresser sa pensée d’après elle. Il avait pu, par exemple, lui, le passionné d’égalité, vérifier par sa propre expérience le mensonge de cette formule, la plus séduisante de son programme idéal : « Toutes les carrières ouvertes à tous. » À cinquante ans passés, le professeur de lycée sans fortune, et qui n’avait pas même pu devenir docteur, gagnait juste de quoi joindre les deux bouts avec ses charges et il pliait sous le poids des répétitions supplémentaires sans avoir jamais eu un contre pour respirer et se laisser vivre. Qu’est-ce que cela prouvait ? Qu’il devait tendre son âme et peiner jusqu’à la fin, en bon citoyen, voilà tout. Il n’en concluait pas que la formule était fausse. — Il voyait autour de lui des collègues, qu’il avait connus bonapartistes fougueux avant 70, conservateurs décidés sous le Maréchal, opportunistes ardents sous Gambetta, socialistes magnanimes aujourd’hui, et patrons d’universités populaires, obtenir de hautes sinécures grassement rétribuées, se prélasser dans des rectorats, passer à leur cou des cravates de commandeurs, figurer dans le haut monde officiel, tandis qu’il continuait, lui, l’ouvrier de la première heure, à s’échiner sur des copies d’élèves, avec un bout de ruban rouge à sa boutonnière, octroyé par la charité de Barantin ! Cette expérience le laissait parfaitement convaincu que le régime démocratique a cet incontestable avantage que l’on arrive par son seul mérite. — Des politiciens brouillons bouleversaient les programmes de l’enseignement secondaire. D’année en année, lui, le fervent des lettres latines et grecques, il voyait le niveau des études baisser et s’avilir la jeune intelligence française. Il n’en concluait pas que le nombre ne crée ni ne reconnaît la compétence, et que faire gouverner un pays par les élus du suffrage universel, autant dire par une majorité de charlatans issue d’une majorité d’ignorants, c’est le dégrader !… Et ainsi du reste. Et voici que le crime d’Antoine et la faute de Julie venaient soudain de lui montrer, à côté de son propre malheur, celui de ses enfants. La phrase naïve qu’il avait prononcée, en apprenant à son fils Jean la première dénonciation de M. Berthier contre Antoine : « J’étais si fier de ma nombreuse famille !… » correspondait à des choses bien profondes dans son pauvre cœur. Obligé, par l’évidence, de considérer son propre sort comme trop peu conforme aux attentes de sa jeunesse, il avait reporté tout son espoir de bonheur sur sa fille et sur ses fils. Il les avait vus, par avance, établis dans des positions sûres, participant à l’activité d’une France de plus en plus façonnée d’après les « immortels principes ». Par une de ces étonnantes illusions d’optique comme en produit le fanatisme idéologique, après avoir éprouvé par lui-même combien une carrière emprisonnée dans les cadres administratifs comporte de déboires, il construisait, pour cette fille et ces fils, des romans de fonctionnaires heureux. Le réveil avait été terrible. L’éclat de cette colère ne devait pas, ne pouvait pas durer. Ce père insensé, mais si magnanime, aimait trop véritablement les siens pour que, le premier moment d’indignation une fois passé, un plaidoyer en faveur des deux enfants coupables ne sortît pas de cette tendresse. Quel plaidoyer, sinon celui que Jean avait essayé ? Devant des actions que le sens moral ne saurait justifier sans se nier lui-même, à quels motifs d’indulgence faire appel ? Aux circonstances, au milieu, aux erreurs de l’éducation… Mais ces circonstances, c’étaient celles mêmes où Joseph Monneron avait fondé sa famille, ce milieu, c’était l’atmosphère des croyances où il respirait, cette éducation, c’était la mise en œuvre des postulats sur lesquels toute sa foi reposait… Si modéré que Jean eût été dans l’expression de sa pensée, il en avait trop dit pour que le professeur athée et révolutionnaire n’eût pas démêlé nettement dans l’esprit du jeune homme une condamnation, non pas de son caractère, mais de ses plus intimes certitudes. La seule atténuation des hontes de son fils et de sa fille était dans l’erreur des doctrines où il avait toujours voulu voir la révélation d’une humanité nouvelle… Tout de suite, à peine Jean sorti de la chambre, ce dilemme s’était imposé à l’esprit du père ; et tout de suite aussi, il s’était rebellé contre des hypothèses au fond desquelles il discernait vaguement cette affirmation qu’il avait manqué sa vie, non seulement pour lui-même, mais pour les siens, qu’il n’avait pas créé une famille, et plus au fond encore, qu’ayant toujours agi dans les données de la France moderne, cette France s’était trompée en lui. Déjà il s’acharnait à se démontrer qu’il n’y avait pas une nécessité de conséquence entre les faux et les vols commis par son fils aîné, ou la déchéance de sa fille, d’une part, et, d’autre part, les théories d’après lesquelles il les avait élevés :

— « Ah ! » se disait-il, « que ce sont bien là les idées de ce Ferrand ! Je les ai reconnues. Il les a données à mon pauvre Jean, et le malheur veut que les faits semblent les justifier… Des déplantés ? Des déracinés ? Qu’est-ce que ces mots signifient ? C’est la contre-révolution et son éternel travail, sous une nouvelle forme. Y a-t-il moins de crimes à la campagne, parmi les paysans qui n’ont jamais quitté leur sol ?… Un garçon de vingt-cinq ans devient amoureux d’une gueuse, et il vole. Une fille naïve écoute un scélérat. Elle se laisse tromper. Et après ?… Mais il s’agit de nier le Progrès, de célébrer la Coutume. Tout leur est prétexte… L’absence de milieu ? Qu’est-ce que cela signifie encore ? Que l’on voudrait rétablir les préjugés, reconstituer des castes, arrêter la grande poussée d’en bas… L’absence de religion ? Il a eu de la religion, ce brigand de Rumesnil. Son milieu à lui est bien établi. Il n’est pas un produit de notre démocratie. Et c’est de la boue… Non. Ils ont eu, tous deux, ce qu’ils pouvaient avoir pour devenir, elle, une bonne et brave femme, lui, un bon et brave homme, elle comme sa mère, lui comme moi… Ils n’en sont que plus criminels et ils le sont sans excuses, et seuls… »

Tel était le raisonnement que le père malheureux se faisait, accoudé sur sa table de travail, entre ses livres délaissés et les devoirs de ses élèves, vierges d’annotation. Ainsi rédigé et avec cette rigueur, il le considérait, et il n’avait pas tort, comme logiquement irréfutable. En même temps la secrète pitié qu’il commençait d’éprouver pour ses enfants lui en faisait sentir le sophisme. Il est bien exact qu’il n’y a pas de nécessité de conséquence entre certaines doctrines et certains actes. La preuve en était Rumesnil, — quoique le jeune noble fût bien, lui aussi, un produit de l’Erreur Française, d’un état social où les privilèges de la naissance, n’étant plus doublés de droits et de devoirs correspondants, deviennent des instruments de corruption. — Il n’est pas moins exact que certaines doctrines augmentent et que d’autres diminuent la probabilité de certains actes. Il en est d’elles comme de ces mesures d’hygiène qui ne préservent pas nécessairement de la maladie ; elles représentent pourtant une défense que l’on ne saurait négliger. La Science des mœurs, cet ensemble d’observations et d’inductions qui constituent la Physique Sociale, ne semble pas, jusqu’ici, capable de conclusions absolues. Elle se résume en des indications empiriques et très modestes, mais qui acquièrent une valeur singulière quand on se trouve devant un cas précis. Pour continuer une comparaison de l’ordre le plus humble, quel père, durant une épidémie de fièvre typhoïde, se pardonnerait, n’ayant pas surveillé l’eau bue par ses enfants, d’en voir un mourir de la contagion ? L’enfant eût bien pu être frappé avec la surveillance. Du moins, le père eût fait ce qu’il pouvait et devait. Il en va de même dans l’ordre des choses morales, quand nous nous heurtons à des malheurs qui avaient la chance d’être évités par quelques précautions. Nous nous démontrons bien que même ces précautions n’eussent pas été un remède d’une efficacité indiscutable. Il nous suffit de concevoir cette efficacité comme possible, pour que notre conscience nous reproche de n’y avoir pas eu recours. C’était cet obscur remords que la parole de son fils Jean avait éveillé dans l’âme de Joseph Monneron. Les démonstrations les mieux établies pouvaient d’autant moins en avoir raison que le cœur du brave homme conspirait avec ce remords : à reporter sur lui-même une part de responsabilité, il diminuait celle de ces deux misérables êtres, nés de son sang, et si tôt, si lamentablement abîmés dans l’irréparable. Il ne pouvait se permettre de les plaindre qu’en se condamnant. Ce malaise de conscience demeurait certes bien vague, et l’orgueil de la logique devait continuer à s’y opposer jusqu’au bout. Il était né cependant et il devait nécessairement aboutir à un retour passionné d’indulgence pour le fils voleur et la fille-mère.

Ce retour, que Jean n’avait pas espéré si prompt, avait déjà commencé quand, à midi, le professeur se fut assis à la table du déjeuner, autour de laquelle, au lieu des quatre enfants qui s’y pressaient la semaine précédente, il n’y avait plus que lui, sa femme et un fils dont il craignait d’être séparé sur des points si intimes ! Quel repas, pris en vingt minutes, presque sans une parole, sous le regard effronté d’une bonne engagée deux mois auparavant dans un bureau de placement et qui avait trop écouté aux portes depuis la veille pour ne pas soupçonner la Vérité ! Chez Mme Monneron, les domestiques ne duraient guère. D’habitude, le maître du logis, fidèle au principe optimiste de « prendre les choses par le bon côté », s’accommodait des nouveaux visages qui se succédaient dans son service avec une philosophie qui lui manqua ce matin-ci. Il trouva à cette Pauline, grande et forte créature édentée, une mine de maison centrale, et il frissonna d’horreur à l’idée que cette gourgandine avait pu être la complice du roman criminel de Julie. En même temps, l’irritation dont il sentait sa femme possédée à son endroit, redoublait sa tristesse. Il y voyait une preuve trop indiscutable de cette partialité envers Antoine qui avait été un des éléments de la perte du frère et de la sœur. L’un avait été trop et mal aimé par cette mère impulsive, l’autre trop peu. Enfin la seule présence de Jean évoquait trop vivement, après leur entretien, le souvenir de Ferrand, de l’ancien camarade, toujours détesté depuis tant d’années, jamais comme aujourd’hui. Cette vision du philosophe catholique endoctrinant son fils, essayant de le lui voler, — il traduisait ainsi cette œuvre de propagande par l’exemple, inintelligible à ses préjugés, — fut si odieuse à cet homme aux abois qu’il en aurait crié de douleur.

— « Il faut que je lui rende ces cinq mille francs cet après-midi même, » se disait-il en se levant de table. « Je ne veux pas lui devoir cet argent… Et j’entends aussi lui faire sentir ce que je pense de son abus de confiance, lui qui a toujours prétendu ne pas se servir de sa chaire pour faire de prosélytisme… »

Ce désir, ce besoin plutôt d’être quitte envers cet antagoniste spirituel le dominait si fortement qu’il fit une action, pour lui extraordinaire. — Il eût compté les fois où il se l’était permise depuis trente années de service universitaire. — Il sortit, en laissant chez le concierge un mot d’excuse pour un élève qui devait venir à deux heures, prendre une répétition. Il voulait exécuter sans retard un projet, ébauché dans sa tête, aussitôt qu’ayant su par M. Berthier le vol des cinq mille francs et leur restitution par Antoine, il avait soupçonné celui-ci d’un emprunt ou d’une autre indélicatesse. Toutes ses économies se réduisaient, on ne l’a pas oublié, à une assez grosse assurance sur la vie, destinée à sa veuve, en cas de décès. Il avait décidé de contracter un prêt sur sa police. Il n’y avait pas une demi-heure qu’il s’était levé de table et il était dans les bureaux de la Compagnie, situés place du Théâtre-Français. Il en sortit pour remonter en voiture et se faire conduire en grande hâte jusqu’à Passy, rue Cortambert. Il se rendait chez Barantin. Voici pourquoi : l’employé préposé à ces sortes de transactions venait de lui déclarer que les formalités d’un pareil emprunt exigeaient deux jours. Joseph Monneron avait donné les ordres en conséquence. Et puis il lui était si pénible d’attendre ces quarante-huit heures qu’il allait prier son coreligionnaire politique de lui avancer les cinq mille francs. Mais, détail qui prouvait combien il avait fait du chemin, rien que dans ces deux heures, sur la voie du pardon, il avait fixé à quinze mille francs et non à cinq, dans sa demande à sa Compagnie, le chiffre de l’emprunt qu’il voulait faire sur sa police. L’emploi de ce surplus ne s’accordait guère au sévère programme de « vache enragée », si rudement énoncé quelques instants auparavant. Il pensait déjà à aider son fils aîné à se relever. Dans cette visite à l’ancien membre du cabinet. Bouteiller, il ne voulait pas seulement demander que le député influent lui prêtât de quoi s’acquitter envers Ferrand, le jour même. Il entendait le prier de faire une démarche pour obtenir à Antoine une concession dans quelque colonie. Les dix mille francs devaient servir, dans sa pensée, aux premiers frais d’établissement de l’amant d’Angèle d’Azay, réhabilité, — il le voyait ainsi ! — par l’acceptation de l’exil et du travail.

L’intègre Barantin n’était pas chez lui. Il était parti la veille pour aller prononcer en province un de ces discours à fortes métaphores, où son copain de l’École Normale avait coutume d’admirer l’énergie de « convictions si hautes, défendues avec tant de désintéressement » ! L’élégance du vestibule du petit hôtel, tendu de tapisseries et garni de tableaux, avec sa cage d’escalier en bois, montant parmi les verdures, était là pour l’attester. Joseph Monneron avait visité souvent cette coquette retraite du politicien doctrinaire et véreux, depuis que le traducteur de Kant, le prophète de la Solidarité, l’ami des déshérités, s’y était installé entre deux ministères. Avant cette visite-ci, jamais il n’était venu à la pensée de l’utopiste de vraiment regarder le décor que le député de la Seine devait à « sa magnanime sollicitude pour toutes les causes généreuses », disaient les journaux de son parti. — Le mot généreux n’a-t-il pas deux sens ? — Fallait-il que les révélations de ces derniers jours et les réflexions qui les avaient suivies eussent ébranlé Joseph Monneron, malgré tout, dans ses naïvetés profondes ! Pour la première fois, ce luxe impudent du démagogue arriviste, qu’il avait connu pauvre petit professeur comme lui-même, froissa en lui une corde cachée. Ce fut au point qu’il repoussa le papier à lettres et l’enveloppe qu’un valet de chambre au mufle impudent lui avait apportés sur sa demande. Il se contenta de déposer une carte sans y rien écrire, et il se retrouva dans son fiacre. Il consulta sa montre et vit qu’il était à peine une heure et demie. Il avait le temps de rentrer pour sa répétition. Il donna donc son adresse au cocher, qui se mit en route pour gagner ce lointain quartier des Feuillantines à travers des rues auxquelles Monneron ne prit pas garde d’abord, absorbé dans son ennui de ne pouvoir s’acquitter avec Ferrand avant deux ou trois jours… Pourquoi, à un certain moment, cette distraction se transforma-t-elle en un examen attentif du chemin suivi par la voiture qui, après avoir descendu l’avenue du Trocadéro et franchi la Seine au pont de l’Alma, se préparait maintenant à traverser la place des Invalides ?… Pourquoi le cœur du père, tout à l’heure si implacable, commença-il de battre plus fort à chaque tour de roue ?… Pourquoi ses traits exprimaient-ils l’émotion poignante d’un homme déchiré entre deux volontés contradictoires ?… Alors que le temps lui était mesuré, s’il voulait être rue Claude-Bernard assez tôt pour recevoir encore son élève, pourquoi arrêta-t-il soudain le fiacre à l’angle de l’Esplanade et de la rue Saint-Dominique et se mit-il à suivre à pied une direction qui n’était pas celle de sa maison, ralentissant et hâtant le pas tour à tour, s’arrêtant sur un banc et se reprenant à marcher ?… Ah ! noble et large cœur, d’une humanité si simple, si vraie, si sensible, aussitôt que l’orgueil de l’esprit ne l’égarait pas ! La pensée que son enfant était étendue sur un lit de douleur, blessée, misérable, dans une des maisons du pâté que domine le dôme doré des Invalides, s’était emparée du père en détresse, lorsque l’antique hôtel construit par Mansart avait profilé ses lignes dans le cadre formé par la vitre de la voiture, et du coup cette image avait tout emporté : l’indignation de l’honnête homme contre un si coupable mensonge, la révolte du bourgeois régulier contre la honte d’une séduction, la rancune du sectaire contre le démenti donné à ses principes d’éducation, tout enfin, tout, excepté la tendresse passionnée pour celle dont il avait salué la venue au monde avec tant d’amour, son unique fille. Et il courait vers elle maintenant… C’était l’excès de son émotion qui par instants l’immobilisait, tant il redoutait et désirait cette entrevue, la première depuis qu’il connaissait la faute de sa Julie. Enfin il avait traversé la rue de Babylone… Encore un effort… Il arrivait au coin de la rue Oudinot… Une question à un passant, et il sonnait à la porte de la maison religieuse où le docteur Graux avait fait transporter la blessée… Le temps de décliner sa qualité, et une des sœurs l’introduisait dans la chambre où la jeune fille le regarda entrer, plus pâle que les rideaux blancs qui faisaient un fond clair à sa blanche figure vidée de sang, toute dévorée par ses yeux qui semblaient si grands. Il avait à peine passé la porte qu’elle savait qu’il savait tout et qu’il lui pardonnait :

— « Ma fille !… » lui disait-il, en gémissant, a ma fille !… » Et, la forçant de remettre ses bras sous les couvertures, comme à l’époque où, toute petite, il lui arrivait de venir la border, le soir : « Ne parle pas, ne sois pas émue… Ne te trouble pas… Je suis venu parce que je ne pouvais pas rester sans te voir, parce que je voulais te dire que tu dois vivre, que je l’exige, que tu dois t’appuyer sur moi, être bien sûre que je ne te manquerai jamais, jamais… Ne me raconte rien. Tu n’as plus rien à m’apprendre… Tu as tout expié.. Je lis ta misère sur ton pauvre visage. Aie confiance en ton père. Pourquoi ne l’as-tu pas eue toujours ?… Mais je ne suis pas venu te faire des reproches. Je suis venu pour que tu voies toi-même que tout est effacé, que je t’aime comme auparavant… » Et il continuait, prodiguant à son enfant déchue, dans cette chambre de douleur, toutes les phrases qu’il n’avait pas su lui dire, malgré tant d’affection, quand il eût encore pu la sauver. C’est qu’alors, et durant de si longues années, les conceptions systématiques du théoricien avait dominé sans cesse ses rapports avec ses enfants, au lieu qu’au chevet de ce lit d’hôpital, il se retrouvait l’homme du peuple qu’il était resté dans le meilleur de lui-même, avec une sensibilité franche et primitive, jaillissante et pleine. Il n’eût jamais quitté Quintenas, le village natal, la blouse bleue et les gros sabots, qu’il n’eût pas couru avec d’autres sentiments auprès de sa fille, malade à l’hospice d’Annonay, la ville la plus voisine. Tandis qu’il parlait, des larmes coulaient sur les joues minces de Julie, lentes et longues, — larmes de suprême détente et de gratitude, d’adoucissement et de consolation, jusqu’à un instant où il lui dit : « Ta mère ne sait rien encore, ne t’en tourmente pas. Je me charge de tout lui apprendre. Sois sûre qu’elle pensera, qu’elle sentira comme moi… Elle t’emmènera, quand il sera temps… Tu n’iras plus à Sèvres, voilà tout. Tu resteras chez nous, toujours, en donnant quelques leçons. Nous prendrons l’enfant à la maison quand il commencera de grandir, en le présentant comme celui d’un de nos parents de province. Personne ne saura la vérité que ta mère, ton frère Jean et moi… Et nous ne nous quitterons plus jamais… »

À mesure qu’il parlait, il la vit, avec stupeur, éclater en un sanglot presque convulsif, comme si le tableau de paix familiale qu’il évoquait devant elle lui faisait trop de mal, et elle répondait :

— « Non, c’est impossible, papa, c’est impossible. Je ne peux pas rester avec toi, dans ton intérieur. Je dois te quitter, vivre seule, m’en aller de France, n’y plus rentrer, disparaître… »

— « Tu vois que tu manques de nouveau de confiance en moi, » dit le père. « Pourquoi dois-tu me quitter et vivre seule ?… »

— « Parce qu’une fille-mère est une honte pour une famille, » reprit-elle sombrement, « et que je ne veux pas imposer cette honte à quelqu’un qui a été si bon, si dévoué pour moi… Oui, » insista-t-elle. « Je pense à Jean, en ce moment, et à ce qui arriverait, si j’étais là, quand il se mariera… Ou il tairait ma faute à sa femme, ou il la lui dirait. Je le connais, il ne supporterait pas ce mensonge, et moi je ne supporterais pas qu’elle me regardât d’un certain regard. Non, mon père, je dois disparaître, aussitôt guérie… »

— « Mais Jean n’est pas marié !… » répondit le père.

— « Il le sera bientôt, » repartit-elle.

— « Qui te fait dire cela ? » demanda-t-il, surpris par le ton affirmatif avec lequel elle s’exprimait, « est-ce que tu as reçu ses confidences ?… »

— « Je sais qu’il aime quelqu’un, » reprit-elle.

— « Et qui ? » interrogea le père.

— « Brigitte Ferrand, » répondit Julie, après une hésitation.

— « Brigitte Ferrand ?… » répéta Joseph Monneron. L’accent dont il avait prononcé le nom de la fille de son ancien camarade trahissait un saisissement si fort que Julie n’ajouta pas un mot. Le père se taisait aussi. De toutes les déchirures qui venaient de lacérer le voile d’illusions où il s’enveloppait depuis des années, celui-ci était peut-être le plus inattendu, et, par certains points, le plus douloureux. Et il contemplait mentalement ce dernier lambeau avec cette espèce d’épouvante qu’un de ses chers anciens, le passionné et tendre Virgile, a ramassée dans un de ces rejets dont il aimait à souligner la beauté devant ses rhétoriciens émerveillés. C’est le vers des Géorgiques, où Orphée se retourne pour voir Eurydice :

Immemor, heu ! victusque animi respexit. Ibî omnis
Effusus labor…

Qu’elle eût été à sa place à cette minute, cette citation, si le chef de famille qui voyait, lui aussi, « le cœur vaincu… tout son effort perdu, répandu, jonchant le sol, » avait eu encore la force d’emprunter, comme d’habitude, au génie antique la formule de ses sentiments ! Il avait pu, tout à l’heure, et lorsque Jean lui avait énoncé des idées visiblement prises à l’auteur de la Science et la Tradition, espérer que ce n’était là qu’une influence passagère. Un mariage avec la fille de cet homme, c’était toute l’intelligence de son fils aliénée de la sienne pour toujours, son fils passé au camp ennemi, définitivement, irréparablement ! En même temps, il se rappela leur conversation de ce matin, la souffrance empreinte sur le visage du jeune homme, quand lui-même s’était livré à cette violente sortie contre son ancien camarade d’école. Et Jean ne l’avait pas arrêté ? Il n’avait pas saisi cette occasion de dire son secret ? Il n’avait pas eu plus d’ouverture de cœur pour son père que n’en avaient eu Antoine et Julie, — moins encore ? Ceux-ci avaient eu, pour se taire, ce motif qu’ils étaient dans le mal. Devant cette méfiance de l’enfant de son esprit, de celui qu’il préférait dans le plus intime de lui-même, cet homme, si sensible sous son masque d’idéologue, eut le cœur de nouveau percé, et, se laissant aller à penser tout haut, il demanda : « Mais pourquoi ne m’en a-t-il jamais parlé ? Ce matin encore, le nom de Ferrand a été prononcé entre nous, à propos d’une dette contractée pour ton frère… Comment ne m’a-t-il rien dit ? Es-tu vraiment sûre qu’il aime cette jeune fille, ou le crois-tu seulement ?… »

— «  J’en suis sûre, » répondit Julie, qui ajouta, suppliante : « Ne lui dis jamais que je t’ai appris ce qu’il te cachait… Tâche qu’il te le dise. Et moi, tu vois bien, s’il fait ce mariage, que je ne peux pas être là… Si les Ferrand soupçonnaient la vérité, eux, des gens si sévères, jamais ils ne consentiraient. Il faut que je disparaisse… Il y en aura au moins un d’heureux ! »

Elle n’eut pas plus tôt jeté ce cri qu’elle en sentit la cruauté, et elle prit la main de Joseph Monneron avec un regard qui l’excusait de la phrase qu’elle avait osé dire. Elle ne l’avait pas moins dite, et quand la garde-malade, qui s’était éloignée pour laisser toute liberté à leur entretien, revint les avertir que le temps accordé à chaque visite, d’après l’indication du médecin, était écoulé, ce fut ce mot que le père emporta, comme une pointe fichée et brisée dans son cœur : « Il y en aura au moins un d’heureux ! » Avoir travaillé, comme il l’avait fait, plus de quarante ans de sa vie, depuis sa lointaine entrée au collège de Tournon jusqu’à maintenant ; s’être refusé, comme il l’avait si naïvement proclamé, tous les plaisirs, jusqu’aux plus modestes, jeune, par ferveur d’étude, plus avancé dans la vie, par dévouement pour les siens ; avoir toujours suivi l’inspiration de sa raison dans les actions importantes ou petites de sa vie ; s’être associé, sans calcul, au mouvement de son pays et de son époque qui vous a semblé le plus juste ; avoir établi ainsi sa famille dans des conditions d’absolue sincérité, — et entendre un des membres de cette famille dénoncer la banqueroute de cette longue carrière, d’une seule petite phrase, dont ont sent soi-même la vérité au point de ne pas même la relever, — quelle misère ! En se retrouvant sur le trottoir de la rue Oudinot, seul avec sa pensée, Joseph Monneron tomba dans une mélancolie plus profonde encore que celle où l’entretien avec Jean l’avait plongé. « Au moins un d’heureux !… » il se redisait cette parole contre laquelle il ne pouvait protester qu’en essayant de réparer ce qu’il pouvait réparer. S’il en était ainsi, — et il en était ainsi, — qu’avait-il à faire pour que les désastres intimes résumés dans ce soupir, échappé à Julie, fussent compensés dans la mesure où il dépendait de lui, en admettant qu’il en fût responsable à quelque degré ?… Au sujet d’Antoine, sa résolution était prise : dès le lendemain, il retournerait rue Cortambert. C’était bien le moins que Barantin, auquel il n’avait jamais rien demandé durant tant d’années d’une fidélité si constante, lui obtînt pour son fils aîné la concession, soit au Tonkin, soit à Madagascar, dont le projet était devenu définitif maintenant. Les dix mille francs de capital qu’il mettrait à la disposition du jeune homme achèveraient de l’acquitter vis-à-vis de ce fils. Antoine pouvait encore être heureux, s’il le voulait… — Au sujet de sa fille, le père n’était pas moins ferme dans sa décision de la garder auprès de lui, toujours. Elle ne devait plus penser à se marier, mais seulement à racheter sa faute par le dévouement de sa maternité. Elle le comprendrait à la réflexion, et que le seul endroit de protection digne où elle put élever son enfant, était le foyer paternel. Elle ne serait jamais heureuse, mais elle ne serait plus si malheureuse !… — Il restait Jean, car la révolution en train de s’accomplir dans les sentiments du père irrité n’allait pas jusqu’à lui faire concevoir l’idée d’un total changement d’éducation pour le petit Gaspard. Il restait Jean… « Il y en aurait au moins un d’heureux !… » C’était à propos de lui que Julie s’était exprimée de la sorte. Si elle avait eu raison, il ne s’agissait plus pour lui, comme pour les deux autres, de réparer une vie déjà ruinée. Il s’agissait d’instaurer un vrai, un jeune bonheur… À quel prix ? Le père de famille qui venait de découvrir dans son cœur des sources si chaudes, si riches de tendresse et d’indulgence pour Antoine, même après ses escroqueries, pour Julie, même après sa séduction, s’étonnait de se sentir soudain tendu de nouveau jusqu’à la sécheresse, à l’endroit de l’avenir de son fils le plus aimé. La révélation de Julie sur l’amour supposé de son frère se traduisait par une évocation, — la seconde depuis quelques heures — de ce Victor Ferrand qui lui représentait tout ce qu’il combattait avec passion depuis que son intelligence s’était éveillée à la liberté. Le souvenir de cet adversaire de ses plus ardentes convictions lui était si douloureux, qu’il s’efforça de le chasser : « Julie se prétend sûre que Jean aime cette jeune fille, » se disait-il, « qu’en sait-elle vraiment ? » Il se trouvait, au moment où il se formulait cette question, à l’extrémité de la rue de Babylone et au square du Bon-Marché. Il traversa cet étroit jardin, et commençait de s’engager dans le lacis des rues qui le conduisaient au Luxembourg et de là chez lui. Tout d’un coup, tournant le dos à la direction de sa propre demeure, il se mit à marcher hâtivement du côté de la place Saint-Sulpice et de la rue de Tournon, et voici le monologue intérieur qui se prononçait en lui :

— « Jean aimer la fille de Ferrand ? » se répétait-il. « Qu’en sait Julie ? Elle peut se tromper. À moins que… Oui. S’il y avait là un complot ?… Que Jean soit influencé par Ferrand, c’est certain. Je l’ai trop senti tout à l’heure. Cela ressemblerait pourtant bien aux procédés chers aux jésuites que cet endoctrinement au moyen d’une femme. (On ne s’intoxique pas impunément, des années durant, de pamphlets calomnieux. Le professeur radical avait tant lu d’articles dénonçant les sourdes menées de l’Église qu’il en était arrivé à croire sans hésiter aux pires machiavélismes quand il s’agissait d’un clérical, fût-ce d’un universitaire comme lui.) Ils recrutent leurs victimes comme ils peuvent. Ferrand aura vu un jeune homme de talent. Il l’aura attiré chez lui avec d’autant plus de plaisir qu’il était le fils d’un libre-penseur déclaré. Il aura remarqué que Jean s’intéressait à sa fille et il se sera servi de cet appât pour le gagner… Mais est-ce possible ?… Et pourquoi non ?… Quant à un mariage, c’est autre chose. Un mariage ? Ferrand ne peut pas en vouloir. Il sait que Jean n’a aucune fortune. Ces gens-là sont trop intéressés. S’ils ne l’étaient pas, ils seraient avec nous. Et puis, il faudrait que Jean se fit catholique. Il est libre… Lui catholique ! Lui ! Cet amas de grossières superstitions admis par cette belle intelligence que j’ai vue grandir, que j’ai formée ! Est-ce possible ?… Ce qui est possible, ce qui est probable, c’est que cette petite aura été coquette avec lui, qu’il se sera laissé prendre à ce jeu et que l’autre en aura profité… Elle est donc bien séduisante ? Comment est-elle ?… J’ai dû la rencontrer avec son père. Je ne me la rappelle pas… Pauvre Jean, si droit, si simple, si vrai, pourvu que cette fille et ce père ne se soient pas joué de sa candeur ! Pour la bonne cause tout leur est permis : A. M. D. G… Il lui a pourtant prêté ces cinq mille francs. Qu’est-ce que cela lui coûtait ? Il est riche, et il était bien sûr que cet argent lui serait rendu… Ah ! que j’aurais voulu le rendre aujourd’hui ! J’aurais eu un prétexte pour aller chez lui… Si j’y allais ? Ne l’ai-je pas, ce prétexte ? Mon fils lui a emprunté une grosse somme. Je l’ai appris. Je suis le père. Je viens l’en remercier. C’est une démarche plus que permise, obligatoire… L’en remercier ? Ou le lui reprocher… Car une demande comme celle-là exige que l’on avertisse le chef de la famille, surtout entre collègues. C’est mon droit de parler à Ferrand très net là-dessus et de me plaindre, courtoisement, mais fermement, d’autant plus que je peux lui annoncer que la dette sera réglée dans trois jours… Ce délai même, dont je lui dirai la raison, en lui rappelant, il la savait pourtant, ma pauvreté, lui fera sentir qu’il ne devait pas avancer une somme pareille à un jeune homme sans capital… Oui, j’irai, et tout de suite. »

Dans le tumulte de cette méditation passablement incohérente, comme on voit, le promeneur avait soudain exécuté cette volte-face qui, en un quart d’heure, le conduisit à la porte du père de Brigitte. Qu’il se rappelât l’adresse précise de Victor Ferrand, alors que les deux professeurs échangeaient simplement une carte au jour de l’an, c’était une preuve de plus de l’attention qu’il prêtait, presque malgré lui, aux moindres gestes de son ancien camarade d’École Normale. L’aspect de la vieille demeure parlementaire, dont son fils avait toujours tant aimé la sévérité surannée, acheva d’irriter Joseph Monneron. Quel était le sens exact de la démarche qu’il accomplissait en ce moment ? Lui-même n’aurait pas su le dire. Cette incertitude se résolvait dans un état d’hostilité presque violente contre l’hôte de ce silencieux logis, en même temps que le besoin d’avoir avec lui une explication décisive au sujet de Jean grandissait à chaque marche gravie du monumental escalier de pierre. L’idée que son fils les avait montés et descendus, ces degrés, d’innombrables fois, à son insu, — avec quels sentiments ? — l’agitait d’une fièvre. Il ne s’était pas arrêté à la loge du portier, de peur de se heurter à une consigne. Quand le domestique qui vint à son coup de sonnette lui eut répondu que M. Ferrand n’était pas à la maison, il insista, en priant que l’on fît passer sa carte. Son désappointement devant une seconde dénégation fut si visible que cet homme lui offrit d’aller s’enquérir quand son maître rentrerait :

— « Mademoiselle le saura probablement, » dit-il.

— « Mademoiselle est là ? » fit Joseph Monneron. « Voulez-vous lui demander si elle peut me recevoir une minute ? »

Il avait parlé dans un mouvement d’impulsion irréfléchi, qui se changea en une véritable souffrance de timidité lorsqu’il fut introduit, quelques instants plus tard, dans le cabinet de travail du philosophe, où le portrait d’Arnaud d’Andilly suspendu au mur, entre deux corps de bibliothèque, ennoblissait toujours la pièce de sa méditative gravité, et les hautes fenêtres l’emplissaient toujours de leur belle lumière paisible. Dans ce décor de vieilles boiseries et de vieilles reliures, où le vaste bureau chargé de papiers attestait l’assiduité du philosophe, la grâce jeune de Brigitte Ferrand devait saisir le pauvre tâcheron d’enseignement, qui était aussi le père de Julie, d’une impression presque poignante. Le contraste était trop fort entre sa destinée de fonctionnaire improvisé, si précaire, si harcelé de soucis matériels, et le tranquille loisir intellectuel qu’avait assuré à son collègue le long passé bourgeois de son opulente famille ! Trop cruelle aussi l’antithèse entre la fille séduite parce qu’elle avait été mal élevée, mal surveillée, mal entourée, que le professeur pauvre venait de quitter sur son lit de douleur, et la pure, la fine créature, si préservée, si comblée, qui le recevait, toute frémissante, ses prunelles bleues remplies d’une si touchante émotion, ses joues empourprées d’une rougeur qu’accentuait l’éclat de ses beaux cheveux blonds ! Brigitte s’était levée d’une table mobile où une machine à écrire montrait ses touches de minuscule piano. Une feuille y était encore engagée. Un manuscrit, placé à côté, révélait l’occupation d’humble et dévouée collaboratrice à laquelle la charmante enfant s’assujettissait, avec la ferveur admirative que lui donnait la contemplation de la pensée du Bonald moderne dont elle portait le nom, dont elle avait hérité l’âme et les convictions bienfaisantes. La visite du père de Jean, du jeune homme qu’elle aimait et par qui elle se savait aimée, l’avait saisie à un tel point que la voix lui manquait presque pour répondre à la question du visiteur aussi ému qu’elle.

— « Je me suis permis d’insister, mademoiselle, » disait celui-ci, « parce que je tiens absolument à voir monsieur votre père aujourd’hui… J’ai pensé que vous sauriez peut-être à quelle heure j’aurais le plus de chances de le rencontrer… »

— « Mais tout de suite, » fit Brigitte. « Il est sorti après le déjeuner pour aller jusque chez ma sœur, rue Notre-Dame-des-Champs. Je m’étonne même qu’il ne soit pas encore rentré. »

Il y eut un silence entre eux. Ignorante des événements tragiques qui s’étaient passés dans la famille Monneron depuis ces huit jours, Brigitte avait tout de suite rapporté cette visite du père de Jean à l’entretien solennel que son père, à elle, avait eu avec le jeune homme, précisément l’autre jeudi : Jean avait parlé à M. Monneron. Celui-ci apportait la réponse définitive qui devait fixer à jamais son bonheur ou son malheur, et, pour son esprit si profondément, si passionnément religieux, quelque chose de plus encore. Elle était trop croyante pour ne pas espérer que cette réponse serait favorable, ayant tant prié. On se rappelle le naïf soupir où s’était épanchée sa foi : « C’est comme si j’avais reçu une promesse !… » Mais elle était aussi trop éprise pour ne pas craindre cette éternelle menace du sort que les amoureux de tous les temps ont toujours sentie peser sur leur tendresse. Et maintenant elle la voyait devant elle, cette menace, dans la physionomie de cet homme qui la regardait avec des yeux où elle discernait un trouble trop profond pour n’en pas rester déconcertée. Cette comparaison de sa propre destinée avec celle de Victor Ferrand, de son enfant et de Brigitte, était trop amère à Joseph Monneron. Le sentiment d’hostilité avec lequel il était venu en était encore accru. Et cependant, pouvait-il demeurer insensible au charme émané de cette délicate fleur, de cette vierge au front éclairé de pensées ? Il y a chez les hommes dont la jeunesse fut très chaste et qui ont beaucoup respecté les femmes, un sens exquis de la jeune fille, de sa grâce et de sa poésie. Comment celui-ci n’eût-il pas été remué jusqu’à l’âme par l’idée que cet adorable visage était celui dont s’enchantait le premier amour de son fils ? Ce mélange d’aversion et d’attendrissement frémissait dans l’accent qu’il eut pour dire une phrase bien banale. Mais dans les situations comme celle où se trouvaient ces deux êtres vis-à-vis l’un de l’autre, même les formules convenues de politesse se chargent, par la seule situation, de sympathie ou d’antipathie :

— « Si vous le permettez alors, mademoiselle, j’attendrai… Je vous ai interrompue et je vous prie de ne pas tenir compte de ma présence… »

— « Mon travail n’est pas bien pressé, » dit Brigitte ; « j’étais en train de transcrire quelques pages pour mon père… »

— « Vous lui servez de secrétaire ?… » demanda Joseph Monneron.

— « De copiste, simplement,  » rectifia-t-elle.

— « Est-ce que Ferrand prépare un nouveau livre ? » interrogea-t-il.

— « Un livre ?… Non, c’est la seconde partie de son étude sur le cardinal Newman qui a commencé le mois dernier dans… » Et elle nomma un des périodiques les plus connus parmi ceux qui ont eu, durant ces dernières crises, le courage de défendre la cause sacrée de la conservation sociale en face de la sauvagerie des révolutionnaires d’en bas, et de la mauvaise foi ou de I illuminisme de ceux d’en haut.

— « Je n’ai pas lu ce premier article, » fit Joseph Monneron ; « d’ailleurs, mademoiselle, je ne suis pas dans les idées de cette Revue. Je ne la vois jamais… »

— « N’y aurait-il pas grand intérêt cependant, » hasarda la jeune fille, « à ce que les adversaires de bonne foi se connussent mieux ? Si vous la lisiez, vous constateriez, monsieur, comme on s’efforce d’y être impartial… »

— « On ne peut pas être impartial dans les temps de combat, » répondit le jacobin. « Je dirais même qu’on ne doit pas l’être. Que chacun choisisse son camp, et qu’il s’y tienne… Je ne demande l’impartialité ni pour les miens, ni pour moi. Et je ne l’accorde pas… »

Il avait dit ces quelques mots du ton âpre et dur qu’il avait dans ses minutes sectaires. Brigitte Ferrand était si peu habituée à rencontrer des ennemis de ses intimes croyances, et les moindres paroles de cet ennemi-là étaient pour elle, en ce moment, d’une si grande importance ! Elle sentit ses joues plus brûlantes encore, son cœur battre à coups si pressés qu’elle en étouffait. Elle fit le geste de prendre sa machine à écrire, comme pour la transporter dans une autre pièce ; en réalité pour se donner une contenance. Ses bras tremblaient tellement qu’elle put à peine la soulever. Elle dut la reposer sur la table et s’asseoir elle-même, afin de ne pas tomber. Ces signes d’un profond saisissement donnèrent à Joseph Monneron un remords de la phrase tranchante par laquelle il venait de brutaliser cet être fragile, dont cette émotion en sa présence révélait trop le sentiment. Il fit un pas vers elle, et d’une voix maintenant toute changée :

— « Pardonnez-moi, mademoiselle, » balbutia-t-il, « si je vous ai froissée… »

— « Vous ne m’avez pas froissée, monsieur… » essaya-t-elle de répondre. Ce soudain changement de manières chez son interlocuteur achevait de la déconcerter. Pour une seconde, elle ne fut plus maîtresse de ses nerfs trop ébranlés, et elle eut des larmes au bord des yeux. Joseph Monneron les vit se former dans l’azur de ces douces prunelles, puis mouiller ces beaux cils dorés et rouler sur ces joues brûlantes. Son émotion, à lui aussi, était au comble. Une fois de plus, le père l’emporta sur l’homme aigri et fanatique. Il vit distinctement le bonheur de son fils dans la tendresse passionnée de ce cœur si pur, et, tout bas, comme s’il eût eu peur lui-même de la question qu’il osait poser :

— « Vous aimez donc Jean ?… » lui demanda-t-il. « Vous l’aimez ?… » Elle le regarda avec des yeux où passait une terreur, et aussi une joie intense, subite, inespérée, presque folle. Elle devint, pour un instant, d’une pâleur de morte ; puis subitement, la pudeur de ce plus intime secret de son âme ainsi dévoilé lui mit de nouveau tout son sang au visage, ses paupières s’abaissèrent sur ses yeux, et, se levant de sa chaise, elle s’échappa de la pièce avant que Joseph Monneron eût pu même songer à la retenir. Il était encore là immobile, comme stupéfié, bouleversé lui aussi jusqu’à la racine de son être par cette scène muette et si éloquente, lorsque le maître de ce paisible asile de travail, le manieur d’âmes auquel il était venu disputer son fils, Victor Ferrand en personne entra dans la bibliothèque. Le « Bonjour Monneron… Bonjour Ferrand… » que les deux camarades d’école échangèrent fut prononcé de la même voix qu’ils avaient jadis pour s’aborder dans la cour de la rue d’Ulm, avant 1870 — et l’on était en 1900 ! Le timbre et l’intonation sont, avec le regard et le geste, ce qui change le moins à travers les années, et ce fut aussi de cette même voix, évocatrice des lointaines discussions d’idées par lesquelles ils avaient préludé à leur départ pour la vie, que le père de Jean dit au père de Brigitte :

— « Ferrand, j’ai su que tu avais prêté de l’argent à mon fils, une somme importante… Je voulais t’annoncer qu’elle te sera rendue dans trois jours, je ne peux pas plus tôt ; te remercier et te faire des reproches de ne pas m’avoir averti… Mais il ne s’agit plus de cela, » continua-t-il, sur un geste de l’autre, « il s’agit de ce que je viens d’apprendre, et qui est trop grave pour que je ne t’en parle pas… Ferrand, je fais appel à tous nos souvenirs de jeunesse. Je te demande de me répondre avec une franchise absolue, comme je t’interroge. Tu reçois mon fils Jean. Il est sans cesse chez toi… As-tu remarqué qu’il s’intéresse à ta fille ?… »

— « Il l’aime, » répondit Ferrand, après une seconde d’hésitation causée par la surprise. « Je le sais. »

— « Et tu sais qu’elle l’aime ? » demanda Joseph Monneron.

— « Oui, » reprit Ferrand, « et ton fils le sait aussi. C’est moi-même qui ai cru devoir le lui apprendre quand il est venu la demander en mariage… »

— « Il te l’a demandée en mariage, » s’écria Monneron, « et tu l’as laissé faire une pareille démarche ?… Et tu ne lui as pas dit qu’il aurait dû m’en parler d’abord ?… Et il n’a pas eu de lui-même ce besoin de se confier à moi, » gémit-il douloureusement, « de me traiter comme son ami, son meilleur ami ?… Ah ! Il ne m’aime donc pas !… »

— « Ne dis pas cela, » interrompit l’autre vivement ; « ne le pense pas, Monneron… Jamais il ne t’a donné une preuve d’affection plus grande… Il a reculé devant la cruauté de mettre ton cœur à une certaine épreuve… Je ne t’en aurais jamais parlé… Mais tu as raison, je te dois d’être entièrement, complètement sincère avec toi… Tu connais mes idées, » continua-t-il, après une nouvelle hésitation. « Elles sont celles de Brigitte. Le mariage, pour nous, n’est pas seulement un contrat social ; c’est un sacrement. J’ai répondu à Jean que je ne donnerais ma fille qu’à un catholique pratiquant… Il connaissait tes principes. Il a eu peur du chagrin qu’il te causerait, et il a sacrifié son amour à son culte pour toi… Dis encore qu’il ne t’aime pas !… »

— « Mais je ne l’accepte pas, ce sacrifice, » répondit Joseph Monneron. La subite intrusion du problème religieux dans cet entretien avait soudain réveillé en lui l’idéologue et le partisan. « Non, » répéta-t-il, d’un accent âpre maintenant, « je ne l’accepte pas. Mon fils est libre, il le sait. Je le lui ai toujours dit, et encore ce matin. Le jour où il viendra me déclarer : « Je suis catholique, « je ne lui adresserai pas un reproche, pas une objection. C’est la différence entre nous, Ferrand. Je respecte trop les droits de la conscience pour me permettre de faire une question de sentiment de ce qui doit rester une question de raison… Je n’ai pas à juger ton opinion sur le mariage, mais tu me permettras de te le dire, parce que je le pense : tu n’avais pas le droit d’exercer cette pression sur l’esprit de cet enfant, au nom de son cœur. Tu n’en avais pas le droit… »

— « Aussi ne l’ai-je pas fait, » répliqua Ferrand sur un ton aussi âpre. Quoiqu’il se dominât plus que Monneron, lui aussi était atteint au vif de ses plus profondes certitudes. Ce n’était pas contre sa personne, c’était contre sa foi que son ancien camarade venait de porter cette accusation. Une ombre de fierté indignée passa sur son puissant visage, auquel la disparité de ses yeux donnait, lorsqu’il était ému, une physionomie si frappante : « Quand j’ai parlé à ton fils comme je lui ai parlé, » continua-t-il, « je le croyais catholique d’intelligence et de cœur, et qu’il n’hésitait que devant une dernière démarche. Je me suis cru le droit de presser cette dernière démarche, et dans ce cas-là, je l’avais. Ne m’interromps pas… Je m’étais trompé, et si je persiste à penser que la crainte de te peiner a été pour beaucoup dans ses hésitations, je les ai trop vues pour ne pas reconnaître qu’elles tiennent aussi aux derniers doutes de son intelligence… Alors je me suis fait un scrupule de la condition que je lui avais imposée. J’ai senti ma fille malheureuse. Lui-même, quand il est venu pour cet argent, il m’a fait une telle pitié… J’ai écrit à Rome, le jour même de sa visite, pour savoir s’il me serait permis de marier ma fille religieusement à quelqu’un qui n’appartiendrait à aucune religion. J’ai reçu la réponse ce matin… Je ne t’attendais pas. Lis… »

Il prit dans un des tiroirs de son bureau une enveloppe qu’il tendit à l’ennemi de toutes ses croyances. Elle portait un large cachet de cire rouge sur lequel étaient empreintes des armes surmontées d’un chapeau de cardinal. La lettre que contenait cette enveloppe commençait ainsi ; « Cher Monsieur, j’ai puisé mes renseignements aux meilleures sources sur la question que vous me posez, et voici la réponse que vous pouvez considérer comme certaine. La dispense dont vous me parlez est tout à fait extraordinaire et n’est point accordée par la Daterie ni par la Sacrée Pénitencerie. Il est possible de l’obtenir de la Congrégation du Saint-Office, pour les raisons que fait valoir votre Lettre. J’ai commencé des démarches dont vous pouvez considérer, dès aujourd’hui, l’heureux aboutissement comme certain. Le mariage devra être fait à la sacristie et sans solennité, avec promesse, bien entendu, que la partie chrétienne exercera librement son culte et que les enfants seront baptisés… » Et des détails suivaient, que Joseph Monneron parcourut seulement du regard. Il en avait assez lu pour comprendre à quel degré il venait d’être injuste. Cette générosité d’un homme dont il détestait l’intelligence au point d’avoir toujours suspecté son caractère, le confondait. La nouvelle preuve qu’il découvrait à la fois du dévouement filial de Jean, et, en même temps, du travail religieux accompli en lui, l’attendrissait à la fois et le désespérait. Et par-dessus tout, il apercevait distinctement cette affreuse évidence : ce fils si bon, si intelligent, dont il n’avait jamais reçu que des joies, aimait. Il était aimé. Le père de la jeune fille consentait à ce mariage, il le désirait, il l’offrait, et ce mariage allait être rendu impossible !… Il fallait que lui, Joseph Monneron, répondît à ce que venait de lui dire Ferrand et qui signifiait nettement : « Nos enfants seront heureux l’un par l’autre, unissons-les, et tout de suite… » L’honneur voulait que cette réponse fût donnée en toute vérité. Ferrand avait décidé d’accorder sa fille à Jean, mais quand il ignorait le double drame qui venait d’atteindre les Monneron dans Antoine et dans Julie. Au moment de lier pour toujours leurs deux familles, le chef de l’une pouvait-il cacher au chef de l’autre des faits de cette gravité ? L’homme intègre et probe qu’était Joseph Monneron n’eut pas plus tôt aperçu ce devoir qu’il en sentit en même temps l’affreuse humiliation, mais aussi qu’il ne se pardonnerait pas de s’y être dérobé. Peut-être, — car s’il avait les défauts d’un sectaire, le révolutionnaire avait l’ardeur et la sincérité d’un croyant désintéressé, — peut-être éprouva-t-il le besoin, trouvant l’autre si délicat, si noble de sentiments, de lui prouver que sa doctrine le rendait, lui aussi, capable des plus délicats scrupules et des plus énergiques intégrités de la conscience ? Toujours est-il qu’il rendit au père de Brigitte la lettre au timbre de Rome, et il lui dit :

— « J’ai eu tort dans mon reproche de tout à l’heure, Ferrand. Je le reconnais et je m’en excuse… Tu t’es conduit admirablement avec mon fils ; mais ce mariage ne se fera pas. »

— « Tu t’y opposes encore ? » reprit Ferrand, avec une véritable détresse dans sa voix. « Je ne peux pas aller plus loin… »

— « Ce n’est pas moi qui m’y oppose, » répondit Joseph Monneron. « C’est toi-même qui vas me demander d’empêcher que Jean ne renouvelle sa démarche… Le secret que je te confie est horrible à dire, » poursuivit-il. « Je le livre à ton honneur… Je te le dois, puisque tu consentais au mariage de ta fille avec mon fils, en faisant un tel sacrifice à ta conscience. Écoute… » — Il y eut un silence entre eux, puis, saisissant le bras de son ancien camarade, fébrilement : — « Cet argent que cet enfant est venu te demander, son frère l’avait pris dans la caisse de la banque où il est employé. C’est pour le rendre que Jean te l’a emprunté en me le cachant, de peur de me désespérer. Je ne l’ai su qu’hier, et qu’aujourd hui sa démarche ici… Il y a pire…» ajouta-t-il, après un silence et d’une voix rauque… « Ma fille… »

— « Arrête-toi, » supplia Ferrand avec une émotion aussi profonde que s’il se fût agi de ses propres enfants, et non de ceux d’un condisciple séparé de lui depuis tant d’années, et par tant d’hostilités, « Je ne veux rien entendre de plus… » Et gravement, solennellement, tendrement aussi : « J’ai toujours su que tu étais un grand honnête homme, Monneron, » continua-t-il. « Tu m’en donnes une preuve devant laquelle je ne peux que te répéter sans sous-entendus ce que je t’ai laissé comprendre tout à l’heure, ce que je te dis nettement : Parle avec Jean. Rapporte-lui notre conversation. Montre-lui cette lettre de Rome Explique-lui que je n’exige rien de plus que les conditions qui s’y trouvent mentionnées, et, s’il est dans les mêmes idées, nous serons deux à lui donner le nom de fils… »

Tandis que ces irréconciliables ennemis d’idées, tous deux au bord de la vieillesse, trouvaient ainsi dans leur commune tendresse pour leurs enfants et dans leur loyauté réciproque, le terrain de rapprochement qui leur avait toujours manqué, une autre scène du vaste drame de guerre civile, dont la malheureuse France est le théâtre depuis un siècle, se jouait rue Claude-Bernard entre deux autres camarades, tout jeunes ceux-là, et au début de la vie, Jean Monneron et Salomon Crémieu-Dax. Et tous deux trouvaient aussi, non pas le remède à l’inexpiable discorde, — il n’en existe pas, — mais son adoucissement, son humanisation, si l’on peut dire, tout comme leurs aînés, dans la tendresse et dans la loyauté, ces profondes vertus qui maintiennent chaudes et bienfaisantes les sources vives de l’âme, même à travers les plus funestes erreurs. Le fondateur de l’Union Tolstoï était accouru, de très grand matin, voir son ami, dont la disparition, la veille, et dans de telles circonstances, l’avait prodigieusement étonné. Il avait su qu’un domestique était venu chercher Jean Monneron, mais sans aucun détail. Il avait trouvé singulière la façon dont l’insolente Pauline lui avait dit que Jean n’était pas rentré. Il était allé chez Rumesnil, l’autre déserteur de l’Union dans cette terrible séance, achevée sans voies de fait, — tout juste, car l’abbé Chanut n’avait pas pu placer un mot, et, pour qu’il sortît sans que les compagnons de Riouffol lui fissent un mauvais parti, il avait fallu appeler les sergents de ville ! — Ce lamentable effondrement de son Université populaire n’avait pas découragé l’idéaliste. Il se mettait déjà en campagne pour reconstituer son Comité. Il avait trouvé Rumesnil au lit, la main bandée, qui lui avait expliqué sa blessure par une imprudence commise en maniant une arme à feu. Crémieu-Dax en savait assez sur les mystères de la vie de ce douteux camarade pour avoir aussitôt établi en pensée un lien entre ce prétendu accident et le départ inexplicable du frère de Julie. Il avait donc retourné rue Claude-Bernard l’après-midi, poussé par un double motif : l’inquiétude sur un ami pour lequel il éprouvait une affection si vraie, le désir d’acquérir Monneron à ses projets de réorganisation de l’U. T. Rien que de voir la pâleur de Jean, ses yeux brûlés par l’insomnie, sa bouche amère, lui avait prouvé que ses pressentiments ne l’avaient pas trompé. Mais à ses premières et affectueuses questions sur sa santé et sur sa disparition de la veille, Jean avait répondu comme un homme si évidemment décidé à un absolu silence que l’interrogateur s’était arrêté. Puis, quand le visiteur avait abordé le point capital pour lui, et parlé de l’Union Tolstoï :

— « J’allais t’en écrire, » lui avait dit Jean, « et t’envoyer ma démission, si toutefois il y a encore une Union, après les ignominies d’hier au soir et leur issue, telle que tu me la racontes. Toi-même, tu vas y renoncer… »

— « Moins que jamais, » s’était écrié Crémieu-Dax, » et toi non plus. Les officiers ne démissionnent pas sur le champ de bataille… »

— « À moins qu’ils ne reconnaissent qu’ils se sont trompés de drapeau, » répondit Jean.

— « Que veux-tu dire ? » interrogea l’autre.

— « Que je me suis cru socialiste, » reprit Jean avec fermeté, « et que je ne le suis plus ; que j’ai été un partisan de 89 et de la Révolution, que je ne le suis plus ; que toutes les idées dans lesquelles j’ai été élevé, et que j’ai acceptées comme indiscutables si longtemps, m’apparaissent aujourd’hui comme radicalement fausses. J’ai cru qu’il y avait une antinomie irréductible entre la Science et la Religion ; je vois entre elles un accord absolu. J’ai cru que la Démocratie s’accordait avec la Science ; j’y vois une dégénérescence et une régression mentale… Nous ne savons pas ce que c’est que la Société, nous ne pouvons donc pas scientifiquement entreprendre de la réformer… »

— « Raisonnement de lâche, » interrompit Crémieu-Dax, « nous devons arriver à plus de justice et tout de suite, puisque nous le pouvons. »

— « Raisonnement d’orgueilleux qui conduit droit à l’anarchie, » répondit Jean. « Qu’est-ce que la justice ? Ce que tu crois juste… Voilà cent ans que chacun dans ce pays se fait juge de toute la société au nom de ce qu’il appelle sa conscience et qui n’est que sa passion dominante. Et c’est le secret de l’agonie de la France… »

— « Alors tu veux conserver la société comme elle est, avec toutes ses infamies ? »

— « Je veux la traiter comme la physiologie nous apprend à traiter un corps vivant, par l’expérience. Nous avons une expérience instituée par la nature, c’est la tradition, sous toutes ses formes : nous avons une patrie, acceptons-la ; une famille, acceptons-la ; une religion… »

— « Va jusqu’au bout, » dit Crémieu-Dax avec une violence extraordinaire, « et ose prétendre que tu dois être catholique scientifiquement. »

— «  Scientifiquement, oui ! » répondit Jean. « Entendons-nous : la foi n’est pas une géométrie ni une chimie. Elle ne se démontre pas Mais non seulement la Science ne s’y oppose pas, et au contraire elle indique cette solution comme la plus raisonnable. Et c’est aussi celle où j’ai résolu de me ranger. Oui, » insista-t-il avec plus de fermeté encore, « je me suis décidé à me faire catholique, comme tous les miens l’ont été pendant des siècles et des siècles. Je veux me replonger dans la plus profonde France. Je ne peux pas vivre sans mes morts… J’ai retrouvé leur foi et je ne la laisserai plus périr… »

— « Leur foi ? » s’écria Crémieu-Dax. « Te faire catholique ? Toi ? Ne me dis pas cela. Voyons, ce n’est pas possible. On ne se fait pas catholique avec ton cerveau. »

— « C’est avec lui pourtant que je le suis devenu, » dit Jean Monneron, et il ajouta : « et que je le resterai. »

— « Et tu as appris cette résolution à ton père ? » demanda Crémieu-Dax après un silence.

— « Je lui en ai dit assez pour qu’il la devine, » répondit Jean.

— « S’il en est ainsi, » reprit le fondateur de l’Union Tolstoï en se levant, « je n’ai plus rien à faire chez toi. Tu es de l’autre côté de la barricade. Nous ne nous connaissons plus… »

— « Tu te brouilles avec moi ? » demanda Jean, vivement.

— « Je ne fais que te devancer, » répondit l’autre, avec une espèce d’amertume où frémissait autre chose encore que la passion révolutionnaire ; et ce sentiment le plus secret, le plus pathétique aussi, de l’âme juive, l’horreur du ghetto moral, passa dans sa voix pour ajouter : « Tu rougiras d’avoir été mon ami. Par respect pour notre jeunesse, j’aime mieux m’être épargné ce spectacle. Adieu… »

— « Puisque tu le prends ainsi, » dit Jean révolté, « adieu. »

Cette violente rupture avec un ami si cher, et dont il avait subitement senti l’intolérance farouche, fut, pour le frère d’Antoine et de Julie, la dernière et insupportable misère. Le calice d’amertume était vidé. La première consolation lui vint du retour absolument inattendu de ce même Crémieu-Dax, qui l’avait quitté sans lui tendre la main et qu’il vit rentrer dans sa chambre un quart d’heure après :

— « Je ne peux pas m’être séparé de toi ainsi, » dit cet étrange garçon, « Il faut que nous nous soyons donné la main. Ne m’en veuille pas d’avoir été si vif tout à l’heure. J’ai eu trop de peine… »

— « Mais pourquoi ?… » insista Jean. « Ne pouvons-nous pas rester amis dans des idées différentes ?  »

— « Non, » répliqua Crémieu-Dax, avec une mélancolie que son ami ne lui connaissait guère « On peut avoir l’un pour l’autre des procédés amicaux ; mais notre vieux Conciones avait raison : Idem velle, idem nolle, ea demùm amicitia est. Il n’y a d’amitié, comme il n’y a de famille, que dans la communion de la foi profonde. Nous l’avons eue, cette communion. Nous ne l’avons plus. Nous ne vivrons plus ensemble, cœur à cœur, esprit à esprit. On ne peut pas empêcher les idées de nous mener où elles vont elles-mêmes. La guerre entre Rome et Jérusalem n’a pas commencé d’aujourd’hui. Elle date de Titus et de la bataille autour du Temple. C’est la lutte entre l’organisation conservatrice que représentaient les légions et l’Idéal que représentait Israël, entre la politique réaliste, mais toute en compromis, et l’absolu, entre l’ordre pacificateur, mais inique, et la Justice révolutionnaire, mais sublime. Regarde bien au fond, et vois si nous ne venons pas de nous redire dans le langage d’aujourd’hui les mots de ce dialogue tragique qui a commencé par un duel autour de la montagne du Moriah… Nous ne pouvons pas plus être deux amis que si nous étions dans les deux armées qui se sont heurtées là, toi d’un côté, moi de l’autre… Mais tout de même, » ajouta-t-il d’un accent profond, « au nom de notre commun passé, promets-moi de ne jamais m’oublier tout à fait… »

— « Je te promets que je serai toujours ton ami, même malgré toi !… » dit Monneron. L’autre secoua la tête. Une inexprimable tristesse passa dans ses yeux, celle de l’éternel exilé dont la seule existence est la miraculeuse preuve que les prophéties sont accomplies et qui refuse de reconnaître cette évidence. Il sortit de nouveau, sur ce regard déchirant, sans avoir répondu à son camarade. Jean était encore sous l’impression poignante de ces deux scènes. Quelle brusque lueur jetée sur la solitude que ses idées actuelles lui préparaient ! Tout d’un coup il vit reparaître son père, dont l’aspect lui révéla aussitôt qu’il se passait de nouveau quelque chose d’extraordinaire. Le professeur tenait à la main une enveloppe qu’il tendit à son fils, en lui disant :

— « Veux-tu prendre connaissance de ceci ?… » Jean regarda l’adresse. Il vit le nom de M. Ferrand, le timbre de Rome, le cachet aux armes cardinalices. Il tira la lettre de l’enveloppe et commença de la lire, tandis que Joseph Monneron le regardait avec un attendrissement infini :

— « Ah ! mon père, » finit-il par dire, « tu sais… »

— « Je sais tout, » repartit le père, « et c’est bien heureux, car, sans cela, tu n’aurais jamais épousé Brigitte Ferrand. »

— « Mais je ne l’épouserai pas, » gémit le jeune homme. « Tu dois bien comprendre que maintenant ce mariage est impossible… »

— « Crois-tu que j’aurais supporté de tromper quelqu’un ? » reprit Joseph Monneron. « Ferrand connaît nos malheurs…

— « Tu lui as dit… »

— « Ce que je devais lui dire, » répondit l’autre.

— « Mon cher père ! Tu as fait cela !… Mon cher père !… » répéta Jean. Puis, avec cette virilité qui était sa conquête de ces derniers jours : « Tu vas me trouver bien ingrat, toi qui viens d’être si bon pour moi. Mais je ne peux pas profiter de la permission de cette lettre. Si j’épouse Mlle Ferrand, ce sera en adoptant sa religion, absolument, en me déclarant catholique, et je ne le ferai qu’avec ton autorisation. »

— « Tu as toujours été libre, » répondit Joseph Monneron avec un visible effort. « Tu n’as donc pas besoin d’autorisation ; mais, puisque tu la veux, je te la donne… Et maintenant, » ajoutat-il, « cours chez ta fiancée… »

Quand le professeur se retrouva seul dans sa bibliothèque, après avoir ainsi envoyé Jean rue de Tournon, il se laissa tomber sur le fauteuil de son bureau, en proie à des sentiments si contradictoires qu’il ne les démêlait pas lui-même De ses quatre enfants, il y en avait au moins un d’heureux, comme avait dit la pauvre Julie. Il avait le moyen de réparer dans une mesure tolérable les misères des deux autres, et le quatrième avait pour lui tout l’avenir. Mais lui-même, il était brisé. La conversion de Jean à l’Idée qu’il avait le plus passionnément et continuellement haïe, depuis qu’il pensait, lui causait une souffrance qu’il n’arrivait pas à dissiper, et cette souffrance, il fallait qu’il la supportât seul. Une autre des impressions qu’il rapportait de sa visite chez Ferrand, c’était la vision, dans la douce et fine Brigitte, de la vraie compagne d’esprit, et, à cet instant, la présence de sa femme, de sa compagne à lui, si mal appariée, eût été une tristesse de plus. Sa détresse était si grande que, pour essayer d’en sortir, il prit machinalement, comme d’habitude dans ses heures lourdes, un des tomes de la collection Boissonade qui l’avaient tant consolé. Son choix s’adressa, par ressouvenir du jeudi de la semaine précédente, à cet Eschyle dans lequel il avait lu avec son fils. Il ouvrit le volume et tomba sur le morceau des Choéphores, ou Electre et Oreste implorent les mânes d’Agamemnon, avec ce refrain de litanie : « Ô mon père… — Souviens-toi du bain où tu fus immolé, mon père… — Au souvenir de tels outrages, te réveilles-tu, mon père ?… — Entends ce dernier cri que je t’adresse, mon père.… » Jusqu’à cette triviale et magnifique comparaison : « Oui, les enfants, monuments glorieux, sauvent de l’oubli un père qui n’est plus, pareils à ces morceaux de liège qui font surnager le rets et qui l’empêchent de se perdre dans l’abîme… »

— « Et moi, » songeait Joseph Monneron, « je m’y perdrai tout entier, dans l’abime. Personne ne sera mon monument glorieux. Personne ne me continuera. Je suis séparé de mon fils… » Et, pour la première fois peut-être, sentant le doute l’envahir sur les convictions d’après lesquelles il avait modelé sa vie, il dit tout haut : « Me serais-je trompé ?… » Puis, sa conscience lui rendant ce témoignage qu’il avait toujours été de si bonne foi, il se redressa et il retrouva une espèce de réconfort à penser : « Non, je ne suis pas séparé de lui. Si je me suis trompé, j’aurai été son expérience… » Il ne se doutait pas qu’à ce moment même, — tant la vérité est une ! — Ferrand, l’ennemi de toutes ses doctrines, parlait de lui à Jean dans des termes presque identiques à ceux par lesquels il revendiquait sa part indestructible et bienfaisante dans l’être intime du fils de son esprit, devenu pourtant, lui aussi, un ennemi spirituel.

— … « Vous entrerez en ménage avec cette dure épreuve, » disait le traditionnaliste au jeune homme après les premières effusions. « Il faut toujours payer une rançon pour le bonheur. Mais vous la paierez tous deux bravement… Vous pouvez réussir maintenant où votre père a échoué, et fonder une famille bourgeoise. Vous le pouvez parce que vous n’êtes pas de la première génération. Il en faut plusieurs pour cette œuvre, car c’en est une, et qui ne s’improvise pas. Vous êtes mûr pour elle et pour ce qui est notre grand devoir à tous : vous pouvez guérir la France en vous. Vous vous rappelez ce que je disais encore jeudi dernier : il n’y a pas de transfert subit de classes, et il y a des classes, du moment qu’il y a des familles, et il y a des familles, du moment qu’il y a société… Pour que les familles grandissent, la durée est nécessaire. Elles n’arrivent que par étapes. Votre grand-père et votre père ont cru, avec tout notre pays depuis cent ans, que l’on peut brûler l’étape. On ne le peut pas. Ils ont cru à la toute-puissance du mérite personnel. Ce mérite n’est fécond, il n’est bienfaisant, que lorsqu’il devient le mérite familial. La nature, plus forte que l’utopie, et qui n’admet pas que l’on aille contre ses lois, contraint toutes les familles qui prétendent la violenter à faire dans la douleur, si elles doivent s’établir, cette étape qu’elles n’ont pas faite dans la santé. Votre père a été votre expérience. Les souffrances qu’il a subies en lui et dans les siens ont fini de vous éclairer… Vous fonderez un foyer parce que vous avez acquis par ses épreuves, en les comprenant et les interprétant, les certitudes qui lui ont manqué. Vous le fonderez d’autant plus solide que vous exercerez le même métier qu’il a exercé. C’est encore une des lois profondes de la Nature Sociale. Il est bien probable que vous aurez des heures difficiles, quand son esprit entrera de nouveau, vis-à-vis de Brigitte et de vous, en lutte avec son cœur. Mais c’est votre père et il a fait l’Étape pour vous si douloureusement. Ne l’oubliez jamais… »

Octobre 1901. — Mai 1902.