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L’Aéroplane fantôme/p2/ch4

La bibliothèque libre.
Boivin et Cie (p. 172-191).

CHAPITRE IV

UN PLACET DE MISS VEUVE


Tandis que l’espion déchaînait un cataclysme à Fairtime-Castle, aux portes de Londres, le Tout Berlin élégant se portait vers le château impérial.

L’Empereur accordait, en cette soirée, une Grande Réception et, détail inhabituel, qui depuis plusieurs jours défrayait les « Causeries » des chroniqueurs mondains, Sa Majesté avait autorisé le masque.

Jusqu’à minuit, les invités auraient licence de demeurer méconnaissables sous le loup de velours. On s’intriguerait, comme le faisaient jadis les Français.

Les ponts du Château et de l’empereur Guillaume, reliant, aux autres quartiers de la ville l’ile du Château qui se dresse au milieu du cours de la Sprée, ainsi que l’ile Saint-Louis au milieu de la Seine ; ces ponts resplendissaient de lumières. Entre leurs candélabres, des guirlandes lumineuses avaient été tendues.

Devant le château même, immense et lourde bâtisse, longue de 200 mètres, profonde de 175 mètres que domine le dôme de la chapelle impériale, sous les arbres de la promenade de Lustgarten, qui fait face à la demeure du souverain, des badauds nombreux stationnaient, regardant les équipages amenant sans cesse le flot des invités.

Or, un peu en arrière des curieux, s’écrasant pour mieux voir, quatre personnes causaient à voix basse.

C’étaient les gamins et les fillettes qui, si malheureusement, avaient manqué Von Karch à la sortie de la chancellerie.

Seulement si Joé, Suzan et Ketty ont conservé leurs pauvres vêtements, Tril, lui, est revêtu d’un ample par-dessus, lequel, lorsqu’il s’entr’ouvre, laisse deviner une impeccable tenue de soirée.

Les trois premiers semblent anxieux, la petite Suzan chuchote :

— Alors rien ne peut te retenir d’entrer dans cette fête, Tril ?

— Tu ne me le conseillerais pas, ma chère Suzan, puisque c’est l’ordre donné.

— C’est vrai. Mais j’ai peur.

Le jeune Américain a un geste de superbe insouciance :

— Voyons, réfléchis, j’entrerai sans difficulté à la suite de l’ambassadrice des États-Unis.

— Oui, je sais bien, mais l’entrée n’est point ce qui m’effraie ; c’est après, après.

— Eh bien ! j’attendrai l’heure fixée par « Miss Veuve ».

— Et si elle manquait au rendez-vous.

— Ma chère, le « roi » nous a mis au service de Miss Veuve. Nous devons obéir à celle-ci comme à lui-même. Donc… je vous quitte. Ne craignez rien.

Sans attendre la réponse, en garçon désireux d’abréger des adieux pénibles, Tril s’éloigna d’un pas rapide.

Il gagna le pont du Château. Il ne prêta aucune attention aux huit groupes de marbre symbolisant la vie militaire, qui ornent le viaduc jeté sur la rivière.

Puis, parcourant la place de l’Opéra, il s’engagea d’un pas délibéré dans l’Unter den Linden, l’avenue des Tilleuls, avec ses quatre rangées d’arbres, ses brillants magasins, ses hôtels luxueux.

Ainsi il marcha quelques minutes. Soudain il obliqua vers l’allée centrale de l’avenue.

Une automobile stationnait au long du trottoir. Au volant, le mécanicien demeurait aussi immobile que le laquais correct assis auprès de lui.

Comme le gamin approchait, la glace de la portière s’abaissa brusquement ; une voix de femme prononça en anglais :

Come quickly (venez vite).

D’un bond, Tril fut dans le véhicule, qui aussitôt démarra, se dirigeant vers rendrait d’où était venu le jeune garçon. Et celui-ci, se penchant vers une forme indécise, installée au fond du véhicule, prononça d’un ton respectueux :

— Je remercie Votre Excellence.

— Ne remerciez pas. Dès l’instant où Jud Allan s’intéresse à l’affaire, elle est juste, et je suis heureuse de m’associer à son œuvre. Maintenant laissons cela. Mettez votre masque. Vous entrerez derrière moi, au bras de Jelly Sharp, premier conseiller de l’ambassade, que voici. Mon mari est retenu à la chambre par une sciatique. Donc il ignorera tout. Cela est mieux ainsi. Dans sa situation, peut-être se serait-il tracassé de semblable aventure. Son rhumatisme permet de lui éviter une inquiétude morale.

Puis doucement :

— Par exemple, une fois à l’intérieur du château, je ne veux rien savoir de ce que vous ferez.

— Je me séparerai aussitôt de M. le premier conseiller, et nul ne soupçonnera l’aide que si gracieusement me prête Votre Excellence.

All right. De cette façon, les choses sont bien distribuées.

Le silence régna dans l’automobile qui, le pont du Château traversé, avait dû prendre la file des voitures amenant la foule des privilégiés conviés à la réception impériale.

Bientôt on passa sous la voûte accédant à la Cour de Réception.

L’ambassadrice descendit. Ses compagnons la suivirent. À un maître de cérémonies, elle dit quelques mots à mi-voix. Elle se faisait reconnaître, car l’entrée n’est point aisée dans la résidence souveraine.

Le personnage s’inclina profondément.

— Passez, passez, Excellence, vous et MM. les Conseillers.

Sous son masque, Tril dut sourire en s’entendent bombarder de ce titre auquel il n’avait aucun droit.

Mais il n’en laissa rien voir et gravit noblement l’escalier fleuri, sur les marches duquel se tenaient immobiles, tels des statues, des cuirassiers blancs, le sabre à la main, géants sous le corselet d’acier, sous le casque, au frontal orné de l’aigle allemande aux ailes éployées.

Une fois arrivé dans la Salle des Suisses le gamin se sépara de ses protecteurs, laissant ceux-ci se diriger vers la Salle des Chevaliers, où l’Empereur, par un de ces caprices d’étiquette dont il est coutumier, recevait les salutations des courtisans, sur le trône d’argent massif, offert naguère par la cité Berlinoise à Frédéric-Guillaume IV.

L’Empereur était d’excellente humeur, s’amusant à montrer sa perspicacité en reconnaissant tous ceux qui le venaient saluer.

Il n’était masque si épais, barbe en dentelle si longue, qui pussent dérouter son regard.

Et c’étaient des exclamations de surprise, des louanges susurrées assez haut pour que le souverain les perçût, qui célébraient la sûreté du coup d’œil de l’Empereur.

Parmi les officiers de la garde, des sourires soulignaient ces adulations.

Ces militaires savaient bien qu’ils avaient fait le tour des couturiers et couturières de Berlin, afin de rapporter à leur auguste maître les renseignements les plus complets sur les toilettes préparées pour le grand jour de la réception.

Les robes démasquaient les visages. Les femmes faisaient reconnaître leurs maris.

— Où est donc Louise-Marie ? questionna soudain l’Empereur.

Personne ne put répondre. Louise-Marie, épouse de l’un des fils du souverain, belle-fille préférée du Maître de l’Allemagne, réputée à la cour pour sa gentillesse, sa gaieté, son entrain : Louise-Marie enfin, à qui le monarque passe des écarts de fantaisie qu’il ne tolérait de personne autre.

Un fonctionnaire déclara l’avoir aperçue un instant plus tôt. Elle s’était levée, avait passé dans la chambre de l’Aigle Rouge, et depuis, elle n’avait pas reparu.

Tous les membres de la Famille impériale prennent des airs outragés, car c’est là une faute grave contre l’étiquette. On ne quitte pas ainsi le Cercle de Sa Majesté. Et le prince, époux de la coupable, s’incline très bas, commençant une phrase d’excuse :

— Mon auguste père, veuillez considérer combien Louise-Marie est jeune…

Le souverain l’interrompt de suite :

— Où prenez-vous que je sois irrité contre elle ? Elle seule est naturelle autour de moi. C’est par une de mes belles-filles que je connais les joies paternelles.

Tous les Visages sourient aussitôt. Puisque l’Empereur est content, les autres n’ont pas besoin d’affecter des airs moroses.

— À quelle mystification se livre encore cette petite tête folle ?

Ces mots murmurés fusent entre les lèvres impériales, au-dessus desquelles la moustache se hérisse en crocs.

Et seul démasqué dans l’assistance, le Maître de l’Empire promène autour de lui son regard inquisiteur, aux reflets d’acier, comme si les masques qui passent en saluant très bas, allaient lui donner le mot de l’énigme.

Mais la cohue, adulatrice même dans le silence, défile toujours.

— Qu’est cela !

La question jaillit. En dépit de l’étiquette, tous l’ont prononcée à la fois.

C’est qu’une femme vient d’apparaître, masquée comme tous les assistants, mais, de plus, la tête voilée d’une écharpe épaisse qui cache la chevelure, le corps dissimulé sous un ample manteau, flottant ainsi qu’un domino lâche !

Ah ! ah ! celle-ci a mis en défaut la perspicacité du monarque. Aucun détail de sa toilette n’est perceptible sous le manteau.

Dans l’entourage de l’Empereur, les visages deviennent impassibles (il serait trop dangereux de rire de la déconvenue du souverain), mais les yeux ont des pétillements qui trahissent la gaieté refrénée à grand peine.

Lui, il a froncé les sourcils. On sent qu’il cherche à percer l’incognito de la personne si bien déguisée.

Elle passe, se courbe si bas qu’elle semble esquisser une génuflexion. Les plus proches de Sa Majesté ont l’impression que l’inconnue a déposé un papier aux pieds de l’Empereur. D’un geste instinctif, tous se penchent en avant.

Ils ne se sont pas trompés. Devant le trône d’argent, une large enveloppe gît à terre, et l’on peut lire, en caractères énormes, cette suscription :

À Sa Majesté Impériale et Royale.

Tous reportent les yeux sur la mystérieuse correspondante. Elle a disparu. Elle a profité du moment d’inattention pour se perdre dans la foule. Un lourd silence plane. C’est l’Empereur qui le rompt.

— Puisque l’on m’intrigue, voyons ce que l’on m’écrit.

Un officier de service se précipite, ramasse l’enveloppe et, la main droite appliquée au rebord du casque, les talons réunis, il la présente au souverain.

Celui-ci la saisit d’une main impatiente. Dans sa hâte qu’il ne cherche pas à dissimuler, il déchire l’enveloppe si mystérieusement parvenue à
que personne ne puisse sortir du palais !…
son adresse ; il en extrait une feuille de papier, la parcourt du regard.

Une rougeur ardente monte à son visage. Dans ses yeux s’allument des éclairs. Il se dresse tout debout, terrible, menaçant.

— Que les portes soient gardées. Que personne ne puisse sortir du palais !

Et tandis que les officiers, les courtisans, qui ont entendu cet ordre inexplicable, s’élancent vers les issues pour transmettre à la garde du château le vœu du souverain, lui se rasseoit. Il se tourne vers les membres de sa famille, comme si, contrairement à son usage, il réclamait leur appui, et d’une voix sourde, qui tremble de colère et d’émotion, il murmure :

— C’est encore cette terrible Miss Veuve !

Il a parlé bas, et cependant il semble que ses paroles se sont répandues à travers les salles. En cinq minutes, il n’est bruit que de l’aventure. Chacun répète la phrase inquiète :

— Il parait que sa Majesté vient de recevoir une missive de Miss Veuve.

Peu à peu, les groupes refluent vers les portes de la Salle des Chevaliers. Chacun voudrait voir le visage du souverain.

Mais déjà des gardes ont été apostés. Ils ne permettent pas d’entrer dans la vaste pièce où l’Empereur a voulu rester seul avec ses proches.

Il leur parle d’un ton amical. Il dit :

— Vous le savez tous. Dans trois jours, sur le champ d’expériences de Grossbeeren, une journée d’apothéose a été préparée à la science allemande. Nos ingénieurs doivent présenter à la foule enthousiaste un aéroplane de guerre, supérieur à tout ce qui existe actuellement.

— Oui, Sire. Eh bien ?

On n’interroge pas l’Empereur, l’étiquette le défend. Mais l’anxiété générale est telle que les assistants ont oublié cette règle fondamentale des rapports avec le Maître ; que lui-même ne paraît pas s’en souvenir. Il continue :

— J’ai invité le Corps diplomatique tout entier, les généraux de tous les corps d’armée, les délégations académiques, universitaires. Je voulais que le monde fût secoué par un hymne à la grandeur de l’Allemagne. Or, savez-vous ce que l’on m’enjoint par cette lettre d’une déconcertante audace ?

Et tous murmurant :

— Dites, dites, Sire.

Il la déploie : d’un accent où l’on sent la rage de la blessure morale, il lit :

« Sire, la plupart des organes de l’aéroplane, qui doit être expérimenté à Grossbeeren, ont été volés par le Service de Renseignements à l’inventeur français, François de l’Étoile, mort innocent, assassiné par l’accusation infâme dont vos espions l’ont enlacé. »

— Oh ! oh ! protestent les assistants.

Mais, d’un geste autoritaire, l’Impérial lecteur impose le silence, et il poursuit :

« Par bonheur, le secret de l’assemblage a échappé aux misérables. L’aéroplane allemand, capable d’attendre à peine 100 kilomètres à l’heure, est notablement inférieur à ce que l’on eût obtenu en France. Néanmoins, je crois de votre loyauté d’interdire cette glorification publique d’un cambriolage honteux. Je pense devoir vous avertir respectueusement qu’au cas où il vous paraîtrait impossible de faire droit à ma juste requête, l’aéroplane et son équipage sont condamnés à périr. »

— Et cela est signé ?

— Miss Veuve.

— Quoi, le terrible pseudonyme signataire de l’explosion d’Eissen. Celui dont le nom plane sur l’explosion de Paris ; dont les journaux ont publié l’étrange réquisitoire contre notre service d’espionnage ?

— Spécialement contre le baron Von Karch, murmura le prince héritier.

L’Empereur le regarda fixement :

— Dites toute votre pensée, mon fils, je vous le permets.

— Alors, répliqua le prince, j’estime que cet ennemi extraordinaire nous trouble, qu’il nous met en butte avec les pires difficultés, qu’il donne aux social-démocrates…

Et son père, durcissant son regard, le jeune homme insista :

— J’ai commencé, je dirai tout. Savez-vous ce qu’impriment les diables rouges ? Non, n’est-ce pas. On vous dissimule ces choses. Tandis que moi qui ne suis encore qu’un simple prince sans autorité, moi qui puis sortir, me promener, sans être sous l’œil protecteur de la police, j’entends, je vois, je lis.

— Et qu’entendez-vous ?

— Que l’Empereur tient plus à la vie d’un de ses espions qu’à la tranquillité de tout son peuple.

Le souverain grinça des dents, ses poings se crispèrent violemment. Cependant il parvint à prononcer d’un organe assez paisible :

— Alors vous proposeriez ?…

— De divulguer par la voie de la presse, ainsi que Miss Veuve l’a demandé, le secret de la retraite de l’espion Von Karch.

La rougeur de l’Empereur augmente. En son esprit passa l’audacieux défi de Von Karch que lui avait transmis le chancelier de l’Empire.

— Silence pour silence.

Et d’une voix altérée, il balbutia :

— Je ne saurais agir ainsi, parce que j’ignore ou s’abrite celui dont vous parlez.

— En ce cas, on pourrait renoncer aux expériences de Grossbeeren.

Du coup, le souverain frappa violemment le plancher du talon.

— Renoncer, moi, moi, l’Empereur d’Allemagne, céder à cet inconnu. Ah ! prince héritier, j’espère qu’au jour où vous me remplacerez sur le trône, vous aurez un souci plus grand de la dignité de la Couronne. L’expérience aura lieu parce que je le veux, parce que la retarder seulement serait avouer le vol dont cet exécrable individu nous accuse.

— Et s’il se produit une catastrophe ? interrogea l’interpellé, entêté dans son idée de justice.

— Il ne s’en produira pas. Je mettrai sur pied des forces telles, que si habile que puisse être cette infernale Miss Veuve, elle ne saura agir. La force de ces êtres-là est dans la nuit, dans les démarches ténébreuses ; mais au grand jour, en présence de notre peuple, de nos troupes, de nos policiers, ses menaces ne sont que vaines fanfaronnades.

Parmi les parents entourant le souverain, plusieurs sans doute pensaient comme le prince héritier, mais en présence de la volonté exprimée par le Maître nul ne se sentit le courage de faire connaître son avis.

Le « présomptif » seul, qui semble, par son ironie et sa témérité, tenir plus de la Gaule que de la Germanie, s’apprêtait à continuer la discussion, quand l’un des vantaux de la porte, située en face du trône, tourna sur ses gonds.

— Qui se permet d’entrer ? gronda l’Empereur.

Sa voix s’adoucit, exprimant la surprise :

— Louise-Marie.

La princesse, introuvable tout à l’heure, se montrait sur le seuil, gracieuse, charmante, avec un je ne sais quoi d’effarouché dans toute sa personne. La porte s’était refermée derrière elle.

— D’où venez-vous ? questionne l’Empereur d’une voix que la vue de sa « préférée » adoucissait.

Elle courut à lui.

— Je viens de déposer le manteau, le voile, qui ont intrigué Votre Majesté.

— Le manteau, le voile ! Comment, c’était vous ?

Et sa colère se ranimant, l’impérial interlocuteur acheva :

— Vous qui m’avez apporté cette missive de Miss Veuve.

La jeune personne s’agenouilla avant de répondre :

— Moi qui l’ai apportée, ignorant son contenu et son signataire, moi qui viens m’exposer à votre mécontentement, car le courroux que je lis dans vos yeux m’apprend que les racontars de la Cour sont exacts.

— Les racontars ?

— On dit que vous avez reçu une communication de Miss Veuve.

Elle courbait sa jolie tête avec une mutinerie suppliante, si gentille ainsi, que l’organe de l’Empereur se fit caressant pour continuer :

— Alors, Louise-Marie, quand vous avez su cela… ?

— Je suis accourue pour me confesser à vous, Sire, et aussi peut-être pour vous permettre de châtier celui qui a causé tout le mal.

Puis vite, arrêtant les interrogations prêtes à dépasser les lèvres des auditeurs :

— Laissez-moi raconter. Encouragée, outre mesure sans doute, par la bonté paternelle que vous me témoignez, j’avais résolu de vous intriguer. Grâce au concours d’une de mes dames d’honneur, je m’étais procuré un manteau-domino, un voile épais, et, m’étant esquivée de la Salle des Chevaliers, sans attirer l’attention, j’avais rejoint ma… complice qui m’attendait dans sa chambre au 4e étage. Je m’encapuchonnai comme vous m’avez vue, et laissant mon habilleuse improvisée dans son logis, je redescendis vers les salons de réception. J’allais me glisser dans la Salle des Suisses, pour me mêler à la file des arrivants venant vous saluer, quand un jeune homme, je dis jeune à cause de son apparence, car il portait le masque comme tout le monde, s’approcha de moi.

— On prétend que S. A. Louise-Marie est bonne autant que belle, dit-il.

Et comme je sursautais, très vexée d’être reconnue, alors que je me flattais d’être méconnaissable, il reprit :

— Oh ! celui qui veut supplier est plus perspicace qu’un autre, et c’est un suppliant que vous avez devant vous, Altesse.

— Un suppliant ?

— Oui. Cette enveloppe remise à S. M. l’Empereur sauverait plusieurs existences humaines. J’ai pensé que vous ne refuseriez pas de la lui donner, ce que moi, humble gentilhomme, je ne saurais faire.

— Vous comprenez, expliqua la gentille jeune femme, sauver la vie à plusieurs personnes, cela ne se refuse pas ; seulement vous me reprochez toujours ma naïveté. À force de vous l’entendre répéter, Sire, je commence à croire que les quémandeurs sont capables de tous les subterfuges.


Le personnage est gardé dans le Cabinet Vert.

L’aveu ramena le sourire sur les lèvres de l’interlocuteur de l’aimable princesse, et celle-ci, encouragée par ce signe précurseur de pardon, reprit :

— Alors j’ai voulu me montrer prudente. — Monsieur, lui déclarai-je, croyez que je n’hésiterais pas s’il m’était démontré que ma démarche doit avoir le résultat annoncé.

Il m’interrompit :

— J’ajouterai, Altesse, que Sa Majesté sera ravie du factum.

Je n’avais pas l’air persuadée probablement, car l’inconnu s’empressa d’ajouter :

— Si je trompais une aussi bienveillante princesse, je mériterais une punition sévère. Eh bien, Votre Altesse veut-elle me faire enfermer dans une des salles du troisième étage ; qu’elle ordonne à ses gardes de veiller à ce que je n’en puisse sortir. Elle-même viendra me délivrer, si elle le juge convenable, après avoir accompli ce que j’implore de sa grâce.

— Voilà un audacieux coquin, s’exclama l’Empereur. Il savait bien que vous êtes trop aimable pour accueillir pareille proposition.

— Pas du tout, Sire, j’ai accepté.

— Vous avez ?

— Parfaitement. Le personnage est encore en ce moment dans le cabinet Vert, gardé par deux officiers que j’ai chargés de ce soin. Je m’en suis assurée en reportant mon manteau et mon voile à ma dame d’honneur. Je revenais, me promettant de m’amuser en vous voyant chercher qui pouvait bien être la dame en domino, quand les propos de vos invités m’ont révélé que j’avais collaboré à une entreprise de Miss Veuve ; et je me suis précipitée vers cette salle pour vous dire : Sire, le coupable est prisonnier, venez l’interroger.

Dans un élan conforme à sa nature primesautière, l’Empereur se précipita vers la princesse toujours prosternée, la releva, l’embrassa sur le front.

— Ainsi, grâce à toi, Louise-Marie, je vais voir un agent de l’invisible Miss Veuve. Toi, une petite femme, toute mignonne, toute bonté, toute sincérité, tu as fait ce que mes policiers, mes espions, n’ont pu réaliser. Tu as arrêté un complice. Oh ! ma belle, tu peux choisir dès demain, le plus précieux bijou chez mes joailliers. L’Empereur te l’offrira avec plaisir et demeurera ton débiteur.

Et, sans laisser à sa jeune interlocutrice le loisir de placer une parole :

— Conduis-moi, petite Louise-Marie, à la salle où tu as enfermé ton prisonnier. Tu as placé près de lui deux de mes officiers aux gardes.

— Oui, sire.

— Admirable. Toute la sagesse allemande réside donc dans ta charmante tête, Ah ! ton mari est un heureux coquin. Le charme de Vénus et la pensée de Minerve. S’il n’était mon fils, je l’envierais.

Puis trépidant, lançant des ordres :

— Que les corridors soient gardés. Que nul parmi mes hôtes ne puisse remarquer notre passage.

Il avait pris le bras de la jeune femme.

— Guide-moi, gracieux ange gardien du trône des Hohenzollern. La protection du Très-Haut apparaît clairement en tout ceci. Et le Dieu des années, soutien de la pieuse Allemagne, a choisi la messagère la plus chère à mon cœur.

Toute l’emphase mystico-théâtrale du souverain vibrait dans l’accent dont furent prononcées ces phrases redondantes.

Le monarque entraîna sa belle-fille vers une porte accédant aux corridors de dégagement des appartements de réception.

La famille impériale suivit, prise par une curiosité intense, frémissante, devant l’incident inattendu provoqué par Louise-Marie.

Les couloirs étaient déserts. De loin en loin, se montrait un factionnaire. Il rendait les honneurs au passage du groupe. Un cliquetis d’acier, le choc des armes scandait la promenade de l’Empereur des soldats.

Et lui, souriait à ces manifestations, à ces bruits si réjouissants pour un souverain épris de parade.

Un escalier se présenta, réservé à l’ordinaire au service privé. On s’y engagea ; ainsi l’on atteignit la galerie-palier du troisième étage.

— Le Cabinet Vert !

Ces trois mots furent chuchotés au moment où la petite troupe s’arrêtait devant la porte de la salle désignée sous ce nom. Juste en face, immobile, présentant les armes, un soldat s’adossait au mur.

— Ah ! J’ai emporté la clef.

Ce disant, elle présentait une clef à l’Empereur. Celui-ci l’agrippa nerveusement.

Il allait l’introduire dans la serrure, quand un vacarme soudain s’éleva de l’autre côté de la porte.

C’étaient des cris, des éternuements frénétiques. Aux oreilles du souverain parvinrent ces étranges paroles :

— C’est la fumée du diable !

D’un geste décidé, l’Empereur ouvrit. Mais aussitôt il se rejeta en arrière. Par la baie, une épaisse fumée jaunâtre nauséabonde avait envahi le corridor.

Dans cette brume, des silhouettes s’agitaient hurlantes.

Mais un courant d’air s’établit. Comment ? Nul ne songe à se le demander. La fumée devient moins intense. Tous se précipitent dans le cabinet. Ils discernent la fenêtre ouverte au large, les deux officiers de garde.

Au fait, où est donc le prisonnier ?

Sans doute, les officiers font la même réflexion, car ils s’immobilisent dans l’attitude de la stupeur ?

Et l’Empereur demandant d’un ton sec :

— Qu’avez-vous fait de l’homme ?

Les interpellés ripostent par cette phrase ahurissante.

— Vous venez d’ouvrir, Sire : Il n’a pu sortir sans que vous le voyiez.

La colère du souverain éclate à cette réponse saugrenue.

— Voilà comme me trahit, commence-t-il…

Il ne continue pas. Les gardes ont eu un geste d’éloquente protestation. Tous deux s’écrient d’une voix tremblante :

— Sire, enlevez-nous nos épées, envoyez-nous devant un peloton d’exécution s’il vous plaît, mais ne suspectez pas notre fidélité. Nous avons été joués soit ! Nous méritons la mort. Nous vous supplions seulement de nous condamner comme maladroits, non comme traîtres.

Il y a dans l’accent des officiers une douleur si vraie que le souverain adoucit sa voix :

— Eh ! expliquez-moi seulement l’évasion de ce drôle… ?

— Expliquer, c’est comprendre, Sire, et nous ne comprenons pas.

— Enfin, un homme ne s’évapore pas en fumée.

— Cependant, Sire, nous ne voyons pas d’autre solution. Il nous parlait gaiement. On nous l’avait confié, non comme un criminel.

— Mais comme une sorte de parieur, intervint la princesse.

— Justement. Aussi trouvâmes-nous naturel de lui voir tirer un cigare de sa poche et l’allumer. Ce cigare devait être un composé chimique quelconque, car soudain la salle a été remplie de fumée opaque qui nous piquait les yeux, nous contraignait à tousser comme des malheureux. On ne se voyait plus. Nous avons entendu la voix de notre homme disant : « Quelle sotte plaisanterie. On suffoque ici, je donne de l’air… » Nous perçûmes le grincement de la fenêtre qui s’ouvrait… et bien sûr, il ne s’est pas envolé par la fenêtre.

Ce récit n’éclaircit rien. Exaspéré par le mystère nouveau, l’Empereur oublie toute prudence. Il charge les officiers d’interroger les gardes, les postes du château.

Mais, défi à la logique, les investigations ne donnent pas d’autre résultat que d’ébruiter l’inconcevable incident.

Personne n’a rien vu, rien entendu, rien soupçonné.

Un inconnu s’est volatilisé dans ce palais où grouille une foule, sans laisser plus de traces qu’un soupir.

De guerre lasse, à la fois furieux, mécontent et inquiet, l’Empereur, bien avant la fin de la réception, regagne ses appartements. L’Impératrice l’y a suivi. Elle essaie en vain d’apaiser la colère de son impérial époux.

Soudain, un valet entre. La princesse Louise-Marie supplie Leurs Majestés de la recevoir.

— Que veut encore cette petite ? Qu’elle entre.

Et la jeune femme paraît, bouleversée, haletante. Elle tient à la main un écrin, qu’elle présente ouvert à l’Empereur. La gaine contient un gorgerin d’émeraudes et de rubis du plus magnifique effet.

— Eh bien ? interrogent les souverains.

— Ceci dans ma chambre.

L’Empereur serre les poings.

— Quoi ! voulez-vous dire que ceci est venu sans que vous sachiez comment ?

Et la princesse incline la tête avec terreur.

— Cela vient de Miss Veuve.

— Ah ça ! vous devenez folle.

— Non, non, Sire. Lisez ce papier que j’ai trouvé auprès de l’écrin.

Un feuillet tremble entre les doigts fuselés de la jeune femme. L’Empereur le saisit, et lit lentement :

« Acceptez, princesse, ce souvenir de Miss Veuve. Ce soir, vous fûtes bonne, vous vous fîtes la messagère de la Justice, je vous le jure. Sa Majesté corroborera mon dire. Je sais l’Empereur trop loyal pour mentir. Interrogez-le ».

Le lecteur courbe la tête, les yeux fixés sur le tapis. Et Louise-Marie questionnant timidement :

— Se pourrait-il que Miss Veuve exprime la vérité ?

L’Empereur étend les bras à droite et à gauche, les laisse retomber avec accablement.

— Oui, oui, je crois qu’elle parle selon la justice !

Sur les traits de Louise-Marie s’épandit un voile. Elle allait parler. Son interlocuteur ne le lui permit pas.

— Tais-toi, emporte ce cadeau royal que t’a fait Miss Veuve. Tu le porteras, tu le peux. Elle ne s’est pas jouée de ta bonté, de ta droiture, petite Louise-Marie. Elle savait bien qu’elle pouvait faire appel à ma loyauté.


Un instant, il la tint pressée contre sa poitrine.

Et pensif, douloureux, tel que jamais ne le voient ses courtisans, qui doivent ignorer les angoisses déchirant une âme impériale, il ajouta doucement :

— Plus un mot, petite, il est des mots qui feraient saigner mon cœur. Va, heureuse jeunesse, heureuse bonté. On ne se joue pas de toi. On se joue seulement de celui que tous croient le Maître de l’Empire d’Allemagne.

Il y avait des larmes dans sa voix. Sous une impulsion tendre, la princesse se jeta dans les bras de son auguste beau-père. Un instant, il la tint pressée contre sa poitrine, puis s’adressant à l’Impératrice :

— Emmenez-la. J’ai besoin d’être seul. Ma pensée mettrait en péril de mort qui la surprendrait, et je me sens faible, j’ai envie de crier ce que tous doivent ignorer.

Dans sa voix vibrait une détresse surhumaine.

Il appliqua ses poings sur ses lèvres comme pour enclore en lui-même les paroles tragiques jaillissant de son cœur. Et, frissonnantes, les deux femmes sortirent, laissant seul celui qui n’a pas le droit de souffrir devant témoins.

À cette heure même, le long des massifs de Lustgarten, à deux pas de ce palais que sa visite avait mis en ébullition, Tril, revêtu maintenant d’un costume de miséreux, rejoignait Suzan et ses amis Joé et Ketty.

Toute la soirée, les trois petits avaient rôdé autour du palais, le couvrant de regards anxieux.

Aussi la réapparition de Tril fut-elle saluée par des exclamations, des poignées de mains. Suzan s’était suspendue à son bras, disant dans ce geste inconscient tout ce qu’elle avait souffert en l’absence du jeune Américain. Un instant, celui-ci s’abandonna aux douceurs de cet accueil affectueux. Puis, d’un ton net, il parla :

— Je n’ai pu revenir plus tôt ; un cadeau à une princesse, un souvenir à une ambassadrice. Enfin, me voici. Il faut aller prendre du repos, car demain nous devrons être à sept heures du soir au rendez-vous no 3. C’est loin. Tout s’est bien passé. Je vous conterai le détail, demain, en route. Ce que je puis vous dire maintenant, c’est que le roi ne s’ennuiera pas au reçu de notre prochain rapport.

Et les quatre jeunes gens, franchissant la Sprée, s’enfoncèrent dans les rues désertes des quartiers de la rive droite.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Trois jours ont passé. Le populaire grouille sur la pelouse du champ d’aviation de Grossbeeren.

Les chemins de fer, automobiles, véhicules de toute espèce, ont amené les curieux de tous les points de l’Empire.

Il y a là non seulement les fervents de l’aviation, les pangermanistes, ces propagandistes dangereux de la domination mondiale de l’Allemagne, mais encore tous les chercheurs d’émotions.

Ceux-ci avaient été attirés par la publication de la lettre remise à l’Empereur, durant la Grande Réception.

Comment l’indiscrétion avait-elle été commise ? Les inspecteurs secrets de la police étaient demeurés impuissants à le découvrir. Le certain est que toute la presse germanique avait conté l’aventure par le menu.

Miss Veuve, ce personnage que nul ne pouvait se vanter d’avoir vu, cet adversaire invisible comme les Esprits de la légende, s’était engagé à détruire l’aéroplane des ingénieurs allemands, si l’oiseau aérien était présenté aux applaudissements de la foule.

Que fera l’énigmatique personnage ?

Les précautions extraordinaires prises par l’autorité, semblent condamner toute attaque à l’insuccès. Partout des soldats, partout des gendarmes. Et l’on pressent qu’auprès de ces gardiens visibles, les brigades secrètes de la police, sans uniforme, sans distinctions apparentes permettant de les reconnaître parmi les spectateurs, se glissent, analysent les regards, captent les paroles échangées. On a conscience qu’une armée d’espions est aux aguets, prête à appréhender quiconque paraîtra suspect. Et ceci cause une gêne, augmente l’anxiété latente. Certains vont jusqu’à murmurer :

— Les militaires et les gendarmes eussent suffi. La Miss Veuve se tiendra tranquille. Que pourrait-elle faire avec un pareil déploiement de forces ?

L’aérodrome est encadré par un cordon ininterrompu de factionnaires ; un bataillon de la garde occupe le vaste hangar de fer où s’abrite l’aéroplane qui va être expérimenté tout à l’heure. Aux abords du champ d’aviation, des batteries d’artillerie sont postées, les équipages attelés, prêts à se porter vers l’ennemi quel qu’il soit.

On remarque que tous les canons usités dans l’armée allemande sont représentés la, depuis l’obusier de campagne, jusqu’au canon contre les aérostats, récemment inventé dans les usines Krupp. Les routes sont parcourues par des patrouilles de cavalerie, incessamment en mouvement.

Et comme si ces précautions formidables ne suffisaient pas, les dirigeables militaires allemands : le Zeppelin, le Gross, le Parsifal, évoluent dans les airs au-dessus de l’aérodrome.

Ce luxe de veilleurs ne rassure pas la foule. Bien au contraire, il la rend nerveuse, impressionnable.

Quelle est donc la puissance de Miss Veuve pour que l’on ait cru devoir mobiliser une armée ?

Tandis que les bourgeois échangent des réflexions à voix prudemment abaissée, car ils ne se soucient pas d’attirer l’attention des gendarmes ou des gens de la police, des social-démocrates circulent de groupe en groupe.

Ils lancent des phrases incisives, où revient comme un leit-motive :

— L’Empereur préfère la sécurité d’un espion à celle de tout un peuple. Quand donc les Allemands secoueront-ils le joug d’un pouvoir despotique, gouvernant non pour eux, mais contre eux. Voyez-le, votre maître, avec sa face obstinée et indifférente. Il attend paisiblement le malheur qui se produira peut-être et coûtera la vie a quelques-uns de nos fils. Il lui suffirait d’un mot pour l’éviter ; non, il aime mieux exposer ses soldats, les enfants de son peuple, aux coups de l’ennemi que son orgueil a suscité.

Ces voix révolutionnaires font frissonner le troupeau timide des bourgeois, et cependant elles apparaissent comme l’expression de la vérité, lorsque les curieux coulent un regard vers les tribunes officielles.

Dans celles-ci, les gradins regorgent de monde. La noblesse, les hauts dignitaires, les généraux, les femmes de l’aristocratie, secouant sur leurs coiffures des plumes coûteuses, faisant rayonner autour d’elles le scintillement des gemmes précieuses, montrent leur luxe, étalent leur richesse, à l’entour de l’Empereur venu, accompagné de sa famille, pour marquer son estime aux ingénieurs-constructeurs de l’aéroplane de guerre.

Et bon gré, mal gré, la foule constate que le souverain se tient immobile, le visage pâle, mais résolu.

Tous ont l’impression que sous son front gît une volonté immuable que rien, aucune considération, ne réussira à modifier.

On se montre l’Impératrice tenant à la main un mouchoir de dentelles dont elle tamponne machinalement son visage, sans doute couvert d’une moiteur d’angoisse ; et aussi Louise-Marie, si jolie, si douce, dont les grands yeux clairs semblent implorer l’invisible ennemi.

À son cou, la gracieuse princesse porte le gorgerin mystérieusement reçu dans la soirée de réception.

Un bruit se répand. Qui l’a propagé ? Impossible de le savoir. On raconte que le matin, la chère princesse a demandé au monarque la permission de se parer de ce joyau. Et comme l’autocrate la questionnait :

— Qu’espérez-vous de cette exhibition, petite Louise-Marie ?

Elle aurait répondu :

— J’espère, par cette attention, désarmer le bras qui menace au nom de la justice.

L’anecdote est-elle vraie ou apocryphe ? Qu’importe. Elle semble vraie aux spectateurs de la pelouse. La petite princesse y gagne une auréole d’humanité, en opposition avec le régime de fer opprimant la pensée allemande. Des enthousiastes clament parfois :

— Vive la princesse Louise-Marie.

Ce qui étonne les policiers, incompréhensifs de l’âme populaire.

Mais l’Empereur et la princesse comprennent le sens de ces acclamations. Lui devient plus pâle, ses lèvres se serrent sous sa moustache hérissée ; elle rougit, et son regard lumineux soudainement voilé par une émotion inexprimée, semble dire aux assistants :

— Oui, je pense ainsi que vous. Si j’étais au pouvoir, aucune considération d’État ne m’empêcherait de dissiper le cauchemar qui pèse sur la nation allemande.

La communion de pensée entre la jeune femme et le populaire est si évidente que l’on se murmure à l’oreille :

— Si cette petite princesse pouvait agir selon son cœur, les social-démocrates n’auraient plus qu’à plier bagage.

Mais soudain, l’assistance oublie ses préoccupations. L’aéroplane militaire vient d’être tiré de son hangar.

Il est énorme. Il peut porter quinze hommes. C’est presque un navire aérien. Ses dimensions sont colossales. Ses plans porteurs égalent en surface la façade d’une large maison de six étages, et la multitude d’hommes, attelée à ce monstre qui va s’élever dans les airs, donne l’impression d’une fourmilière s’acharnant sur le corps d’un aigle.

L’apparition du gigantesque appareil secoue l’inquiétude générale. Devant cette manifestation du génie allemand, l’orgueil seul a la parole.

On rit des anxiétés de tout à l’heure. Des Ochs ! s’élèvent en acclamations folles. On oublie les menaces de Miss Veuve.

Et les têtes se tournent vers la tribune occupée par le souverain. Toutes ont des hochements approbateurs.

C’est l’Empereur qui a eu raison. Il s’est montré le seul sage en refusant de s’incliner devant la volonté de l’ennemi inconnu.

Mais tout se tait. L’aéroplane s’est élevé majestueusement dans les airs, semant une stupeur sur les assistants.

Les aéroplanes expérimentés jusqu’à ce jour, bien que plus pesants que l’air en réalité, donnaient l’impression d’être plus légers. Celui-ci parait beaucoup plus lourd.

On croirait voir une gigantesque plaque de tôle attaquant l’atmosphère par la tranche.

C’est bien là le plus lourd que l’air, comme le conçoivent les masses. Ceci annonce l’apparition prochaine de l’aéronef, le véhicule aérien définitif, annoncé par les savants, et qui, si longtemps fut relégué au rang des rêves.

Le puissant planeur évolue, rapide. Les spécialistes estiment sa vitesse à près de cent kilomètres à l’heure. Certes, il apparaît moins maniable que les appareils connus ; mais cela tient à ses dimensions exceptionnelles. Les ingénieurs auront aisément raison de cette légère imperfection.

Et l’enthousiasme éclate, rugi, hurlé, faisant monter jusqu’au fond du ciel d’azur pâle la glorification de la science allemande.

Sur le visage de l’Empereur se reflète à présent une orgueilleuse joie. Soudain, il a un cri sourd, il se dresse, livide.

— Qu’est-ce que cela ?

Et de la foule stupéfaite, secouée par un vent de terreur, montent des clameurs effarées :

— Les dirigeables tombent ! Les dirigeables tombent !