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L’Aéroplane fantôme/p2/ch5

La bibliothèque libre.
Boivin et Cie (p. 192-215).

CHAPITRE V

MISS VEUVE PASSE


C’est vrai ! Les trois dirigeables qui, un instant plus tôt, gardaient le ciel comme les troupes gardent la terre, descendent. Non, ils ne descendent pas, ils tombent avec rapidité. Mille cris se croisent :

— Un accident.

— Le Zeppelin va se briser contre terre s’il ne ralentit pas !

— Et le Parsifal donc !

— Le Gross seul descend à une allure raisonnable.

Les phrases haletantes expriment la vérité. Les aérostats se rapprochent du sol, projetant du lest de façon ininterrompue. Et maintenant qu’ils sont plus près, on découvre les équipages travaillant avec une hâte fébrile à alléger les nacelles, que ne supportent plus les enveloppes dégonflées, striées de plis sans cesse plus profonds.

À cinquante mètres de la terre, les nacelles du Zeppelin et du Parsifal se détachèrent subitement et s’écrasèrent sur le sol avec un retentissement sinistre.

Une clameur d’épouvante jaillit de toutes les lèvres, suivie d’un murmure stupéfait. Les équipages des deux dirigeables se montraient, accrochés aux agrès. Ils avaient volontairement sacrifié les nacelles pour enrayer l’effroyable chute.

La manœuvre les sauva. Ils atterrirent, un peu rudement sans doute, mais sans péril pour leur existence.

Un instant plus tard, le Gross se posait à son tour sur la terre, et les enveloppes se dégonflaient peu à peu par de larges déchirures ouvertes à leur partie supérieure.

Il y eut une ruée furieuse du public. Hommes, femmes, enfants, pris d’une sorte de délire, forcèrent les barrages de soldats, se précipitèrent dans une foulée éperdue vers les points où gisaient les aérostats.

De la tribune impériale, des aides de camp s’élancèrent à leur tour. Le Maître voulait savoir, lui aussi, la cause du désastre qui changeait cette journée de triomphe en journée de deuil.

L’un de ces envoyés, lieutenant naguère aux grenadiers poméraniens, enrôlé dans la garde à raison de sa stature gigantesque, parvint à se frayer un passage.

Il s’approcha du comte Zeppelin, l’ingénieur laborieux et tenace qui, en cette séance mémorable, avait voulu diriger lui-même le ballon dont il était l’inventeur.

Le Comte se tenait immobile, l’œil fixe, devant son aérostat achevant de se dégonfler. De grosses larmes roulaient lentement sur ses joues. L’inventeur a une âme de père pour l’œuvre qu’il a créée. Von Zeppelin pleurait la perte de son dirigeable.

Si impressionnante était cette douleur muette que l’aide de camp l’Empereur attendait une réponse. Et l’officier murmura, s’inclinant comme si le salut militaire lui avait paru insuffisant devant l’homme si cruellement frappé dans son œuvre :

— Herr Comte, Sa Majesté m’envoie vous dire la part qu’il prend à l’accident dont vous êtes victime, et vous demander comment il s’est produit.

L’interpellé eut un geste avouant son ignorance. Ses yeux fouillèrent un instant le ciel, puis il répéta son geste découragé.

Que cherche-t-il au ciel ? Ce ciel est beau, de ce bleu pâle qui, par un temps clair, donne un charme si particulier aux paysages allemands. Les curieux, qui se sont figés sur place à l’apparition de l’aide de camp, ont levé le nez en l’air en même temps que le Comte. Mais ils ont beau interroger l’azur transparent, ils ne distinguent rien qui ait pu motiver la chute du ballon.

Et cependant, l’enveloppe est là, flasque. Étendue ainsi qu’un suaire sur le gazon, elle montre ses déchirures, plaies béantes par lesquelles a fusé l’hydrogène, âme gazeuse de l’aérostat.

— Enfin, Herr Comte, qu’est-il arrivé ?

— Je l’ignore, lieutenant.

— Pourtant, vous avez dû voir quelque chose. Il y a une cause. Vous seriez seul en jeu que l’on admettrait à la rigueur l’explication « accident fortuit ». Mais vous êtes trois, trois séparés par une distance d’environ un kilomètre l’un de l’autre, et qui éclatez en même temps.

Avec amertume, le Comte répond :

— J’ai subi l’accident, lieutenant, et me sens incapable de l’expliquer, au moins pour l’instant.

— Quoi, vous n’avez rien remarqué d’anormal ?

— Moi, j’ai remarqué ou cru remarquer, car, par le diable, je n’oserais pas affirmer…

C’est le pilote du Zeppelin qui se mêle à l’entretien.

— Vous ?

— C’est lui qui nous a sauvé la vie, prononce gravement le Comte. Tandis que nous nous acharnions machinalement à jeter du lest, allègement insuffisant ; Dielen, tel est le nom de ce brave, avec un sang-froid admirable, a commencé à supprimer les points d’attache de la nacelle. Quand il n’en est plus resté que deux, il nous a fait grimper aux apparaux, et il a achevé son œuvre.

Un murmure flatteur vint chatouiller les oreilles du courageux pilote. L’aide de camp se tourna vers lui.

— Et vous avez cru remarquer quelque chose, Herr Dielen ? Vous le voyez, j’ai noté votre nom pour le rapporter à Sa Majesté.

— Je vous remercie. Il m’a semblé qu’un crépitement se produisait à l’intérieur de l’enveloppe imperméable, et presque aussitôt l’étoffe s’est déchirée avec un craquement formidable. Sans nos ballonnets de compensation, nous serions tombés comme une pierre, et je n’aurais pas l’avantage de causer avec vous.

La bravoure apparaissait dans ces paroles prononcées avec toute la liberté d’esprit d’un homme qui, dans l’instant tragique, était demeuré inaccessible à la peur.

— Un crépitement, répéta l’officier, saluant d’un geste instinctif la vaillance de son interlocuteur.

— Oui ; tenez, dans les orages, certains éclairs produisent un bruit analogue.

— Un éclair alors ?

Un silence pesant plana. Dans tous les cerveaux s’était représenté brusquement le souvenir de la catastrophe d’Eissen, celui de l’explosion du 11ᵉ arrondissement à Paris. Dans les deux circonstances, les témoins avaient signalé l’apparence électrique du phénomène.

Et le Comte balbutia, sans avoir conscience de formuler sa pensée, ces deux mots dont tous frissonnèrent :

— Miss Veuve !

Mais de nouveaux acteurs s’ouvrirent un passage à travers les rangs des curieux. Deux aides de camp, qui viennent d’interroger les équipages des dirigeables Gross et Parsifal, se mêlent à l’entretien. Sur leurs lèvres, en dépit de la gravité des circonstances, se devine un désir immodéré de rire.

— Ah ! s’écrie l’un, dans les incidents les plus détestables, la bouffonnerie prend sa place. Savez-vous ce que nous racontent ceux du Gross et du Parsifal ?… Je vous le donne en mille…

— La terreur les a rendus fous, appuie l’autre. Seulement, nous ne pouvons rapporter semblables billevesées à Sa Majesté. Aussi venons-nous interroger Herr Zeppelin qui, lui au moins, nous dira des choses sérieuses.

Et avec ironie :

— Voyons, vous êtes d’accord avec nous. Il fait un temps superbe.

— On ne saurait le nier.

— Parfait ! Pour vous comme pour nous, le soleil brille. Il n’y a pas un nuage au ciel. Eh bien, ces pauvres gens prétendent… Oh ! ils déclarent n’avoir point vu, mais seulement entendu…

— Le bruit caractéristique d’un éclair, achève vivement le pilote Dielen.

Les aides de camp sursautent, un étonnement sur le visage.

— Juste ! Comment avez-vous deviné cela ?

— D’une façon bien simple, Messieurs. J’ai eu moi-même semblable impression.

— Hein ?

Cette fois, les officiers ne rient plus. Ils ont le sentiment que l’incompréhensible les frôle de son aile. Et leurs yeux agrandis par une curiosité intense, interrogent. Le comte Zeppelin redit :

— Miss Veuve !

De nouveau, le silence règne. Les idées se bousculent dans les cerveaux, se superposant, se brouillant. Les lèvres ne sauraient formuler une pensée nette. Tous regardent en l’air. Ils cherchent machinalement l’obsédant ennemi dont le nom les épouvante.

Le ciel s’étend, désert, voûte d’azur délavé, qui semble s’appuyer là-bas, au Sud, sur les collines boisées qui bornent l’horizon. Et leur raison se révolte contre l’affirmation implantée en eux. Où est cette miss Veuve qu’ils accusent ? Pour frapper, en plein jour, il faut se montrer, et elle demeure invisible.

Mais leur attention est attirée ailleurs. L’aéroplane de guerre, sans doute rappelé par des signaux, s’abaisse vers le sol.

Il atterrit. Son équipage descend, prêtant main-forte à une compagnie de fantassins qui s’égaillent autour de lui, interdisant à la foule l’approche de l’engin.

Éloquente est la manœuvre. Elle dit la terreur d’un inconnu que le ciel recèle. Les dirigeables ne sont plus là, établissant une voûte protectrice au-dessus de l’aéroplane, et celui-ci est ramené à terre.

Nul ne s’y trompe. Pour tous, l’autorité militaire a craint une attaque venant du fond de l’éther bleu. Mais quelle attaque ? La réponse impossible détermine dans l’assistance une frénésie de curiosité.

Il n’est pas un inoffensif promeneur qui ne se sente prêt à supporter les plus lourds sacrifices pour posséder la clef de l’énigme. Des cris, des hurlements confus, invectivent l’impassible coupole bleutée qui nargue les colères de la fourmilière humaine.

Mais qu’est-ce encore ? Le pilote Dielen vient de lever le bras vers un point de la voûte céleste. Il indique le Nord.

Son geste fait pivoter tous les assistants dans cette direction ; et un même frisson court sur l’échine des spectateurs. Ils ont vu ce que signalait le pilote !

Le ciel n’est plus désert. Un point noir s’y déplace avec une vitesse impossible à évaluer. Il n’a point de forme précise. Nul ne serait en état de dire à quelle espèce, à quel genre, appartient ce point mobile.

Mais tous murmurent comme s’ils avaient pu entendre les paroles qui ont accompagné le mouvement du pilote du Zeppelin.

— Là, là ! Voyez ! Miss Veuve !

Il y a une minute d’épouvante, un silence douloureux comme celui qui précède les cyclones.

L’objet approche, grandit. On le discerne confusément. Cela affecte, semble-t-il, la forme d’une sorte de bateau au-dessus duquel sont disposées des lamelles ou plans, rappelant la disposition des volets réglant le courant d’air des essoreuses.

Qu’est-ce que c’est que cette machine ?

À peine la question a-t-elle eu le temps de se formuler dans les esprits, que le mystérieux appareil domine le champ d’expériences. Il progresse avec une vitesse de bolide ; plusieurs centaines de kilomètres à l’heure, dirent plus tard les spécialistes de l’aviation.

C’est un boulet qui traverse l’espace. Cela passe à deux cents mètres au-dessus de l’aéroplane allemand, et aussitôt des éclairs pétaradent entre les divers éléments du bâti de ce dernier. L’oiseau géant se tord en d’effrayantes convulsions. Les toiles de ses plans s’embrasent, les ferrures se dissocient, le moteur, le réservoir à essence, explosent avec un fracas assourdissant.

Et quand l’assistance, un instant ramenée à la terre par cette catastrophe inexplicable, cherche dans les airs l’auteur du sinistre, il n’est déjà qu’un point dans l’espace, un point qui disparaît vers le Sud, derrière les futaies couronnant les collines.

Une clameur de désespoir, de rage impuissante, gémit dans la plaine. C’est le hululement d’un peuple qui tremble devant l’inconnu.

Dans cette lamentation presque générale, des voix passent narquoises :

— Miss Veuve a tenu sa promesse. Ce n’est pas elle, la coupable ; c’est le gouvernement qui protège les espions au détriment de la nation allemande.

Les Social-démocrates reprennent leur propagande. Seuls, ils se réjouissent du désastre qui leur permettra d’augmenter le nombre des mécontents. Pour eux, Miss Veuve est une alliée, grâce à laquelle ils recruteront les troupes nécessaires pour marcher à l’assaut des institutions établies.

Mais les fonctionnaires, les soldats s’agitent dans une inexprimable confusion.

Les télégraphistes se précipitent aux postes volants installés pour la solennité, expédient des dépêches hâtives, baroques, qui affoleront tous les bureaux de l’empire.

Durant plusieurs jours, les ingénieurs seront occupés à vérifier les appareils, accusés faussement de mauvais fonctionnement, car ils ont transmis des choses extraordinairement folles.

Un exemple entre cent : la gendarmerie à cheval de Strasbourg reçut l’ordre de monter en selle et de partir au galop pour Grossbeeren.

Or, de Strasbourg à Grossbeeren, la distance est de 8 à 900 kilomètres. C’est comme si l’on conviait la police marseillaise à arrêter un homme déambulant sur les boulevards de Paris.

Les officiers clament des ordres, les soldats les exécutent, se hâtant vers des buts où il n’y a rien à faire.

Les cavaliers galopent sur les routes, forçant le train. Après quoi courent-ils ? Qu’espèrent-ils atteindre ? Ils n’en savent rien. Ils obéissent aux ordres de leurs chefs, affolés par le besoin de faire quelque chose.

Et cependant, dans la tribune impériale, les spectateurs demeurent en place, sans un mouvement ; on dirait une assemblée de statues.

L’immobilité de l’Empereur commande l’immobilité à ceux qui l’entourent. Il vient de recevoir le rapport des aides de camp envoyés aux nouvelles. Tous ont rapporté les mêmes paroles :

— Des éclairs inexplicables. Miss Veuve sûrement !

Il les a écoutés sans un geste, et ces messagers de tristesse éloignés, il est reste accoudé sur le velours ornant la loge impériale, pâle à ce point que l’on croirait que son cœur a cessé de battre.

Ses regards fixes, presque hallucinés, ne peuvent se détacher de l’horizon lointain, où son terrible adversaire a disparu, emporté par cette chose inconnue fendant l’air ainsi qu’un météore.

Sa main frémissante se porte à son front que tenaille la douleur d’une désespérance surhumaine.

Ah ! s’il avait livré le misérable Von Karch, il eût évité cette défaite publique dont l’Europe va se gaudir. Il croit entendre déjà les condoléances hypocrites, masquant les plaisanteries qui se chuchoteront à voix basse dans les chancelleries.

Oui, mais s’il avait parlé, Von Karch eût jeté en pâture à la foule stupide, altérée de scandale, le contenu de ses dossiers secrets, et alors, alors !…

Le souverain ferme les yeux. Il ne veut plus voir les curieux qui lui rappellent qu’il est le Maître, que l’on attend de lui une décision. Et il murmure dans un soupir :

— Comme la couronne est lourde !

Un murmure discret le rappelle à lui-même. Il relève les paupières. Il regarde.

Un aérostier militaire se tient figé au pied de la tribune, la main droite appliquée à la visière, la gauche tenant une large enveloppe. L’Empereur tressaille à sa vue. Quelle douleur apporte encore cet obscur soldat ? Et sa voix s’altère pour demander :

— Qu’est-ce ?

— Une missive à l’adresse de Votre Majesté, Sire.

L’aérostier avance un papier. Les yeux du monarque déchiffrent cette suscription :

« À S. M. I. et R. l’Empereur d’Allemagne ».

— D’où émane cette correspondance ?

— Nous l’avons trouvée dans l’herbe, à quelques pas du malheureux aéroplane…

Impossible de tergiverser plus longtemps. Le souverain s’empare de l’enveloppe. Il congédie l’aérostier d’un signe de tête, et puis il reste ainsi, tenant entre ses doigts frémissants le papier mystérieux. Il a peur de lire !

Mais il sent peser sur lui les regards des dignitaires de la Cour. Il voit son chancelier se lever et se porter auprès de lui, ainsi que son devoir l’y oblige.

Alors, d’un effort violent, il se domine. Le secret de ses défaillances, de ses incertitudes, doit demeurer ignoré. Nerveusement, il rompt le cachet, lit. Dans son trouble, ses lèvres s’agitent sans qu’il en ait le sentiment. Il prononce les mots qui frappent ses yeux :

— Miss Veuve.

Il a regardé tout d’abord la signature. Elle ne le surprend pas. Qui donc, sauf Miss Veuve, eût déposé une missive auprès de l’aéroplane incendié.

Il ne se demande pas comment la chose a pu être exécutée. Miss Veuve lui a démontré qu’elle est une réalisatrice d’impossible. Il dévore ces quelques lignes :

« Sire. L’injustice appelle la violence. J’ai dû frapper. Cette fois encore, j’ai épargné la vie des pauvres gens embarqués à bord de votre aéroplane de guerre. M’obligerez-vous à cesser de me montrer clément ?

« Je ne menace pas, je prie, Sire. Consentez à agir selon la justice. Je suis navré de vous apporter l’affliction, mais le devoir auquel je suis voué, le devoir que vos maladroits conseillers vous empêchent d’aider, commande impérieusement mes actes.

« Et triste au delà du possible, je me vois contraint d’affirmer à Votre Majesté, mon inébranlable résolution d’être chaque jour davantage l’exécuteur testamentaire de François de l’Étoile. »

D’un geste automatique, l’Empereur tendit le papier au Chancelier de l’Empire, dont la haute taille se dressait à présent auprès de lui.

Sans qu’aucune émotion se marquât sur sa face sévère, le fonctionnaire prit connaissance de la lettre. Puis il se pencha respectueusement vers son souverain et murmura à demi-voix :

— On peut reconstruire des aéroplanes, Sire. Simple question d’argent. On ne relèverait pas un trône renversé par les révélations d’un traître. Quelques jours encore. À quoi bon perdre maintenant le bénéfice de notre longue patience.

Le souverain courba la tête ; il sentait qu’il fallait se ranger à l’avis donné, et il avait honte de pareille concession.

Plus vulgaire, il eût accepté l’obligation dynastique ; mais si l’Empereur peut être critiqué dans sa façon d’être ou de penser, il existe un point sur lequel ses admirateurs et ses détracteurs sont d’accord ! C’est sa gentilhommerie, son souci ardent de l’honneur.

Et ce paladin moderne souffrait dans sa chevaleresque nature. Il n’osait plus porter ses regards sur le peuple qui attendait de lui la fin du cauchemar bouleversant l’Allemagne.

Sa volonté, ses sentiments se heurtaient. D’un côté, sa dynastie, son sceptre, ses enfants, sa famille ; de l’autre, la nation rangée sous son autorité.

Le souverain fut vaincu par le père. Il consentit tout bas au pacte conseillé par le Chancelier. Il se tairait encore. Mais ce lui fut une blessure de se constater faible, lui, l’Empereur des Soldats, lui, qui chaque jour, avec une grandiloquence que certains taxent de théâtrale, invoque le dieu des armées.

S’être drapé dans la pourpre des héros surhumains de Richard Wagner, et se rapetisser à la taille d’un simple mortel, esclave des sentiments moyens de famille et d’intérêt. Quelle chute pour une âme altière !

Soudain, il tressaillit. La douce voix de la princesse Louise-Marie résonnait à son oreille. Assise derrière lui, elle s’était inclinée en avant ; sa jolie tête s’appuyait sur l’épaule du souverain, et ses frisons caressaient la tempe du douloureux maître de l’Allemagne.

— Père ! Pardonnez-moi.

— Te pardonner ? Que puis-je avoir à te pardonner, petite Louise-Marie ? murmura l’Empereur en regardant avec tendresse le joli visage penché vers lui.

— Je me suis étonnée de vous voir hésiter devant la chose ignorée de moi, que vous m’avez déclarée être juste.

— Et maintenant ?

— Je vois que vous êtes triste, je comprends qu’il doit y avoir un secret terrible. Sans demander à le connaître, je pleure avec vous.

Il la considéra avec une tendresse douloureuse :

— Ah ! petite. Dans quelques jours, je te dirai tout, à toi. Ce te sera une leçon de gouvernement. À présent, je te remercie de ta pitié, Louise-Marie ; seule, tu pouvais m’amener à l’accepter sans révolte d’orgueil.

On eût cru que cette minute d’expansion humaine avait réconforté le Maître. Il se leva, et tandis que le Grand piqueur courait faire avancer les équipages de la Cour, il prit dans les siennes la main tremblante de la princesse.

— Petite, fit-il d’un accent impossible à rendre, si tu savais comme il est pénible d’être tout puissant !

La plainte solitaire, exhalée trois jours auparavant dans le silence de ses appartements, il la confiait à cette heure à cette jeune femme, ressentant la volupté de partager un fardeau trop pesant. Le cœur avait vaincu l’esprit. La pitié d’une adolescente avait triomphé de l’orgueil atavique.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au sud de l’aérodrome de Grossbeeren, on s’en souvient, des collines, aux flancs vêtus de forêts, avaient caché l’engin étrange, dont l’apparition fugitive avait bouleversé les milliers de spectateurs rassemblés pour applaudir aux essais de l’aéroplane militaire.

Or, une heure après la foudroyante aventure, un peloton de hussards rouges cheminait, au pas de ses chevaux, dans une large avenue percée à travers les taillis.

Les hommes examinaient le sous-bois avec des yeux scrutateurs. Leur attitude, le mousqueton tenu en main, la crosse appuyée à la cuisse, disaient clairement que les cavaliers effectuaient une patrouille de reconnaissance. En avant du groupe chevauchaient un lieutenant et un sous-lieutenant :


Les hommes examinaient le sous-bois avec des yeux scrutateurs.

— Idiot, grommela le premier. Idiot de nous faire patrouiller à travers bois pour trouver l’aéroplane en question.

— Totalement idiot, riposta son compagnon avec une mauvaise humeur non dissimulée, mais c’est l’ordre télégraphié du poste de Grossbeeren… Il faut patrouiller sans murmurer.

— Eh sans doute. Seulement c’est écœurant de se voir employé à une besogne aussi stupide.

Et le lieutenant, tirant de son dolman une bande imprimée télégraphiquement, lut, en roulant des yeux furibonds :

« Faire ouvrir le feu sur un aéroplane que vous apercevrez venant de la direction de l’aérodrome de Grossbeeren. S’en emparer, s’il atterrit. »

La moustache de l’officier se hérissa, tandis qu’il concluait :

— Chercher un aéroplane dans une forêt. Un de ces jours, on nous mobilisera pour pêcher des carpes sur les voies ferrées et des locomotives dans les ruisseaux.

Tous deux chevauchèrent un instant en silence. Les pas des chevaux sonnaient sur l’avenue, et le bruit, se propageant sous bois, semblait éveiller dans ses profondeurs les échos endormis. Soudain, le sous-lieutenant arrêta brusquement sa monture.

— Écoutez. On dirait le bruit d’un moteur.

— C’est ma foi vrai.

— Si c’était l’aéroplane.

— Nous allons tout simplement rencontrer une automobile, mon cher ami. Une brave voiture terrestre, qui n’aurait jamais la prétention de s’élever dans les nuages.

L’officier achevait à peine, qu’à un détour de l’avenue, une automobile se montra, se dirigeant vers les cavaliers. Par exemple, cette voiture présentait une apparence, non pas extraordinaire, mais peu courante.

On eût dit un wagon, ou mieux encore un énorme entresort ou roulotte comme en possèdent les riches forains. À l’avant, le mécanicien, courbé sur le volant de direction, semblait un animal antédiluvien avec sa casaque de peau, sa casquette et ses larges lunettes de tourisme.

— On peut toujours interroger les passants, prononça le lieutenant, avec un haussement d’épaules.

— Sans doute, acquiesça son compagnon.

Et tous deux, se plantant au milieu de l’avenue, contraignirent ainsi le mécanicien à freiner.

— Qu’y a-t-il pour votre service ? questionna le watman surpris vraisemblablement par la manœuvre.

— Répondre à quelques questions que notre service nous oblige à vous adresser.

— Oh bien volontiers. Herr Doktor Listcheü, mon patron, ne me pardonnerait pas de refuser un renseignement à des officiers de notre glorieuse armée.

— Alors, cela ira tout seul. D’où venez-vous ?

— De Dresde en droite ligne. Herr Doktor et sa famille sont dans la voiture.

— Une belle voiture, ça doit coûter quelques pfennigs.

— Certes. Herr Doktor croit que la plupart des insuccès médicaux proviennent de la mauvaise qualité des remèdes fournis par des pharmaciens peu consciencieux. Alors, il a fait construire cette automobile, et il emporte sa pharmacie avec lui.

— Ah ! c’est un magasin roulant ? Très ingénieux. Mais je reprends. Vous venez de Dresde, et votre destination est… ?

— Grossbeeren, le champ d’aviation. Herr Doktor et ses enfants veulent voir un aéroplane étonnant. Vous savez bien, le grand chose militaire dont tous les journaux ont parlé.

— En ce cas, vous pouvez faire demi-tour.

— Il est interdit de passer ?

— Du tout. Seulement, si vous allez à l’aérodrome pour voir l’aéroplane, il est inutile de vous fatiguer. Plus personne ne le verra. Pour être clair et bref, je vous apprendrai que l’aéroplane n’existe plus.

— Un accident, balbutia le mécanicien d’un ton lugubre.

— Non, un crime.

— Teufel !

D’un mouvement brusque, le watman se retourna, heurta un carreau découpant son rectangle dans la paroi du wagon-automobile.

Celui-ci s’abattit aussitôt, et tandis que le mécanicien murmurait d’une voix respectueuse :

— Herr Doktor !… C’est moi qui… une chose tout à fait inattendue…

Les officiers considéraient avec intérêt la singulière figure qui venait de s’encadrer dans l’ouverture.

Cette figure était belle, mais sa pâleur étonnait sous les longs cheveux noirs. Devant cette opposition, on demeurait pénétré d’un vague malaise, d’une angoisse pénible. Il semblait que s’évoquât en face du curieux un mystère décevant de douleur.

— Que veux-tu, mon brave Klausse ?

La question du docteur Listcheü sonne aux oreilles des hussards rouges ainsi qu’une plainte.

Sans doute, Klausse est accoutumé à ce timbre étrange. Et puis un mécanicien n’a pas le loisir de se perdre en considérations psychologiques.

— Ce sont ces messieurs officiers, commence-t-il…

— Ils désirent… ?

— Ils disent que l’aéroplane de Grossbeeren est détruit. Alors je me demandais s’il était bien utile de continuer notre route.

Le docteur a une moue désabusée.

— Bah ! Là ou ailleurs ! Continue, Klausse, et remercie ces messieurs de leur courtois avertissement.

Les hussards demeurent sans voix. Sûrement ces gaillards robustes, bons vivants, n’ont jamais rêvé dans leurs pires cauchemars, l’abîme de désespérance que leur révèle le docteur inconnu. Il doit comprendre le malaise de ses interlocuteurs, car il reprend :

— Je vous prierai seulement, Messieurs, de compléter, si possible, vos renseignements. L’aéroplane a été détruit, comment, quand, par suite de quoi ?

— Cet après-midi. Comment ? Le diable le sait, mais par suite des agissements d’une espèce de Croquemitaine, dont on nous rebat les oreilles depuis quelque temps.

— Qui appelez-vous ainsi ?

— Miss Veuve !

Les traits du propriétaire de l’automobile n’expriment ni étonnement, ni curiosité.

— Soyez remerciés, Messieurs, dit-il. En marche, Klausse. Nous avons projeté d’aller à Grossbeeren. Allons à Grossbeeren.

D’un geste machinal, les chefs de la patrouille saluent le docteur.

Le carreau se referme, le moteur ronfle, la voiture s’ébranle, dépasse le peloton qui a fait halte sur le bas côté de l’avenue, et s’enfonce sous les arbres, tandis que les hussards poursuivent leur ennuyeuse patrouille, devisant de la rencontre qu’ils viennent de faire. La tristesse des uns fait la joie des autres. Éternelle vérité de la Comédie Humaine, dont les deux officiers fournirent la preuve, sans y mettre de malice.

— Teufel, lança le lieutenant. Je préfère être enclos dans ma peau que dans celle de ce docteur.

— Le fait est qu’entre un être folâtre et lui, il y a une petite différence.

Il est probable que, malgré l’opinion exprimée, les officiers eussent imposé leur compagnie au doktor Listcheü, s’ils avaient pu percevoir les paroles qu’en cet instant même échangeaient les personnes enfermées dans l’automobile.

Cet intérieur figurait un spacieux quadrilatère, divisé en deux parties inégales par une cloison à hauteur d’appui.

Le docteur, debout devant la paroi du fond, dispose méthodiquement sur cette surface des fils métalliques. Quatre adolescents suivent ses mouvements avec un intérêt marqué.

Ce sont ses enfants sans doute, ainsi que le watman Klausse l’a annoncé aux hussards.

Pourtant un invité de la réception impériale qui, trois jours auparavant, eût vu Tril, l’eût reconnu de suite. Et en regardant bien, ses compagnons n’étaient autres que sa chère petite amie Suzan et ses fidèles Joé et Ketty. Eux ? Que faisaient-ils là, sur la route de Grossbeeren, dans cette automobile bizarre ?

— Ah ! j’ai eu peur, grommela le jeune Américain.

— Et moi donc, avoua Suzan.

— Et moi ! Et moi ! lancèrent les ex-gamins de Londres.

— Tu dois te gronder, Tril, car tu as manqué de raisonnement. Ces soldats cherchent un aéroplane. Il y avait à peu près certitude qu’ils ne perdraient pas leur temps à troubler de paisibles automobilistes.

Curieux personnage que ce docteur. La phrase, remplie d’ironie dans les mots, fut prononcée sans la moindre ironie d’accent.

Et comme Tril, déconcerté par l’explication qu’en son for intérieur il doit reconnaître juste, a un mouvement de dépit, Suzan, toujours prête à venir à son secours, détourne la conversation. Elle désigne les fils de métal que le docteur applique sur la paroi.

— Sera-ce long encore, Herr Doktor ?

— Non, petite Suzan ; dans dix minutes, tout sera réparé.

— Tout ! Et l’on s’envolera de nouveau ?

— Parfaitement.

— Ah, j’en serai ravie. Voyez-vous, Herr Doktor, je ne vis plus depuis que la rupture d’un conducteur électrique nous a obligés de toucher terre.

— Ce qui, du reste, s’est passé dans les meilleures conditions.

— Oui, oui, certainement. Une clairière s’est offerte à nous juste à point. J’ai bien compris qu’en pleine campagne nous aurions été signalés de loin, et que nous n’aurions pu opérer la transformation de l’aéroplane en automobile, sans être surpris par ces maudits soldats. Ah ! acheva la fillette en rage, ces soldats, c’est comme les sauterelles ; il y en a partout. Si nous pouvions seulement vous aider.

Vous apprendrez, mes chers jeunes amis. Vous apprendrez pour me remplacer… plus tard.

D’un bond, les adolescents furent autour du doktor.


Sera-ce long encore, Herr Doktor ?

— Vous remplacer, ce n’est pas possible. Et puis, nous le pourrions que nous ne le voudrions pas. Vous êtes notre chef et vous le resterez. Je ne dis pas que nous vous déciderons, nous. Mais notre « roi » Jud Allan, qui sait tout, saura bien vous faire comprendre qu’un homme comme vous doit vivre.

— Et puis, ajouta Tril, quand vous aurez réhabilité la mémoire de François de l’Étoile…

Le gamin n’acheva pas. Le docteur Listcheü s’était retourné, abandonnant un instant l’entrecroisement des fils de métal, et saisissant l’Américain par les épaules :

— Ah ! mon pauvre Tril. L’honneur de François m’intéressait naguère, parce que cet honneur représentait un avenir. À présent, s’il n’y avait que lui… Je vis pour venger les morts, les victimes de Fairtime-Castle que les assassins ont broyées parmi les décombres. Dans leur ironie cruelle, ils se sont vantés du crime, ils l’ont signé Miss Veuve. Ainsi ils se sont trahis. Ceux qui ont frappé Édith, ses frères, son noble père, sont ceux qui ont poursuivi François.

Qui est cet homme ? Le vengeur suscité. Jud Allan, du fond de l’Amérique, a jeté sur les ondes du sans fil, l’ordre à ses jeunes amis d’obéir à celui qui se chargeait de la pénible mission.

Ils ont obéi. À présent, ils font plus. Ils aiment la haute intelligence, la douleur sans bornes qu’ils ont reconnues en cet homme.

Ils se sont portés vers la lucarne, à travers laquelle on distingue les épaules du mécanicien courbé sur son volant.

Ils se refusent même à regarder le docteur Listcheü, et Suzan traduit l’inconsciente pensée des adolescents, en murmurant :

— S’il pouvait pleurer, les larmes soulagent. Je me souviens, dans le temps, quand j’étais seule et triste.

Tout le poème de l’enfance abandonnée est dans ces simples mots. Et tous quatre, collés à la vitre, affectent de s’intéresser au paysage qui défile de chaque côté de l’automobile.

Le véhicule roulait à bonne allure. L’avenue était bordée par des buissons épais, annonçant le voisinage de la lisière de la forêt.

C’est en effet vers le bornage, où l’air et le soleil circulent sans entraves, que la végétation se développe avec le plus de vigueur. L’avenue marquait là des sinuosités nombreuses, car elle dévalait une pente assez rapide.

Soudain l’automobile se trouva hors des arbres, et le watman dut précipitamment manœuvrer le frein. Il venait de déboucher au beau milieu d’un fort détachement de gendarmes.

Deux escadrons étaient campés, encadrant la route, les chevaux entravés à l’alignement, les mousquetons en faisceaux ; et un hauptmann (capitaine) se tenait debout au centre de la chaussée, les jambes écartées, la face défiante, les mains croisées derrière le dos.

— Halte ! commanda-t-il d’un ton sec.

Les roues embrayées, le mécanicien avait frappé à la vitre lui permettant de communiquer avec l’intérieur. Le docteur Listcheü s’y était déjà précipité.

Un coup d’œil lui suffit pour comprendre la cause de l’immobilité de la machine. Un léger tremblement agita ses lèvres, puis en hâte, d’une voix à peine perceptible, il murmura :

— Klausse, il me faut quatre minutes. Occupe-les quatre minutes.

L’interpellé ne manifesta par aucun mouvement qu’il entendait. Le docteur s’était rejeté au fond de la voiture, et Klausse, les deux mains sur le volant, considérait le capitaine de gendarmerie avec curiosité. Celui-ci le tenait sous son regard inquisiteur. Enfin, le watman parut se décider.

— Bonjour, Herr Hauptmann, fit-il lourdement. Je vous dis bonjour, parce que je suppose que pour me dévisager comme vous le faites, vous devez me reconnaître. Moi, je le dis sans phrases, je ne vous remets pas du tout. Seulement, dame, les mécaniciens voient beaucoup de monde, et je vous salue tout de même.

Le gendarme écoutait, un sourire narquois aux lèvres.

— Ce n’est pas de vos saluts que j’ai affaire, c’est de vos explications.

— Quoi, un simple « chauffeur » pourrait expliquer quelque chose à un capitaine.

L’officier coupa la phrase d’un accent cinglant.

— Assez. Qu’est-ce que vous faites par ici ?

Klausse leva les bras au ciel comme s’il comprenait enfin pour quelle raison on l’avait obligé à stopper.

— Ah ! vous avez raison, sur cela je suis capable de vous renseigner. Je me disais aussi, avec les lunettes d’auto, on est méconnaissable. Pas possible que le capitaine ait deviné que je suis Klausse.

— Assez ! Taisez-vous !

Agacé par le flux de paroles de son interlocuteur, le hauptmann a rugi son interruption, ce qui semble terrifier Klausse. Mais se dominant, le gendarme reprend d’un ton péremptoire :

— Tâchez de retenir les paroles inutiles et de répondre brièvement et catégoriquement.

Dans l’attitude du watman se peint une stupeur profonde, si profonde que l’officier gronde :

— Qu’est-ce qu’il a, cet imbécile-là ?

Ce à quoi l’autre réplique en bredouillant :

— Quand je parle, vous criez : « Taisez-vous ! » Quand je me tais vous dites : « Répondez ! » Je ne sais plus que faire ; je ne suis pas assez malin pour répondre sans parler, ou pour parler en me taisant.

— Quelle brute ! siffle le gendarme en haussant les épaules.

Et comme apaisé par l’injure brutale :

— Répondez. Pas de discours. Un mot pour chaque question. Où allez-vous ?

— Grossbeeren.

— Venant de ?…

— Mais de Dresde naturellement, vu que j’ai toujours travaillé à Dresde.

— Tonnerre. Cet animal-là n’est pas un mécanicien, c’est un avocat.

La plaisanterie provoqua un bruyant éclat de rire parmi les soldats qui suivaient curieusement la scène. Le capitaine, satisfait, cligna des yeux et continua d’un air ironique :

— Alors vous avez des papiers.

L’autre se récria :

— Des papiers ! Pour venir de Dresde. En voilà une idée ! Pourquoi pas un passeport. Eh ! nous sommes assez connus à Dresde. Toute la ville vous dira que la voiture appartient au célèbre Doktor Listcheü.

— Cela ne m’empêchera pas de m’assurer que vous êtes muni du permis de conduire exigé par la loi.

Klausse se gratta la tête avec la mimique d’un homme prodigieusement ennuyé. Il se fouilla gravement, palpa ses poches.

— Je l’ai oublié, Teufel ! Vous pensez, à Dresde, on ne me l’a jamais demandé.

Le capitaine de gendarmerie ricanait toujours.

— Oui, mais nous ne sommes pas à Dresde, et je le demande, moi.

— Puisque je vous dis que je l’ai oublié.

— Alors, je vous arrête et votre voiture également.

— Ma voiture ! Ah bien ! C’est une sottise cela. Herr Doktor a le bras long et il vous fera regretter.

— On ne regrette jamais d’obéir à sa consigne. Ma consigne est de m’emparer de toute chose suspecte ou anormale.

— Mon auto n’est pas ce que vous dites.

— Eh si, mon bel ami. Un wagon pareil n’est pas ordinaire. Et puis, c’est mon avis, cela suffit. Assez causé. Où est votre maître ?

— Dans la voiture naturellement.

— Priez-le de descendre me parler.

Du coup, Klausse comprit qu’il ne pouvait se dispenser d’obéir. Il se retourna vers le carreau mobile ; mais avant même qu’il l’eût heurté, celui-ci s’abaissa, et la tête pâle du doktor s’encadra dans l’ouverture.

— Vous désirez que je descende, capitaine ? prononça le nouveau venu de sa voix grave et nette.

— J’en serais très aise.

— Vous insisteriez même si je vous déclarais être fort pressé ?

Le hauptmann eut un rire impertinent.

— J’insisterais.

— Parce que vous reconnaissez en moi un citoyen paisible, incapable de mettre la machine en mouvement et de vous passer sur le corps.

— Oh ! oh ! vous menacez, je crois, grommela l’interpellé.

Herr Listcheü protesta vivement.

— Non, non. Je suis sûr que vous ne vous obstinerez pas dans votre blessante proposition.

— C’est trop fort !

— Et que, continua le doktor sans tenir compte de l’interruption, vous allez courtoisement descendre sur le bas-côté de la route, afin de me livrer passage.

Cette fois, le hauptmann se sentit à bout de patience.

— Dix hommes en armes, cria-t-il de toute la force de ses poumons.

Et un groupe de soldats se précipitant derrière lui de façon à occuper toute la largeur de l’avenue.

— Voilà, dit-il, comme j’ouvre le passage. Maintenant, descendez ou je ne réponds plus de ce qui arrivera.

— Vous vous calomniez, hauptmann, riposta imperturbablement Herr Listcheü. Vous allez dégager le chemin.

Avec un geste de rage, l’officier se tourna vers ses soldats :

— Apprêtez vos armes !

Le commandement menace ; la poudre va parler. Et cependant sur la figure blême du docteur, un sourire passe. C’est d’une voix presque caressante que le singulier personnage prononce :

— Allons, capitaine, un bon mouvement. Dégagez le milieu de la route.

Le hauptmann ouvre la bouche. Il va bien certainement ordonner le feu. Non. Aucun son ne jaillit de ses lèvres.

Mais ses jarrets se détendent. Il saute de côté ainsi que l’en a prié son interlocuteur. Et puis un juron gronde dans sa gorge. Ses bras ont un geste d’appel vers les gendarmes. Ceux-ci font mine de se précipiter vers leur chef.

Le mouvement commencé s’interrompt. Tous regardent stupéfaits, les yeux agrandis par la surprise, les pieds cloués au sol. Le hauptmann danse.

Parfaitement ! L’officier se livre à une gigue dont l’allure s’accélère d’instant en instant. Il saute, bondit, gambade. Et entre les boutons métalliques de son uniforme, ses galons, ses pattes d’épaules, son sabre, ses éperons, des étincelles bleuâtres s’allument, s’éteignent dans un incessant crépitement.

Rouge, congestionné, haletant, les yeux semblant prêts à jaillir de leurs orbites, le pauvre diable se livre à une gymnastique effrénée et incompréhensible. D’une voix rauque, il parvient à hurler :

— Tirez donc Feu ! Feu ! sur cette voiture du diable !

En militaires d’élite, rompus à la discipline, les gendarmes veulent obéir. Les mousquetons sonnent sur les mains crispées. Tous essaient d’épauler.

Mais à leur tour, ils sont pris par une inexplicable frénésie de danse. Le phénomène gambadeur se généralise, et aussi la production des étincelles aux reflets bleuâtres.

Les soldats entrent en gigue. Les jambes se livrent à des contorsions désordonnées, les bras s’agitent en effarants moulinets. Puis les armes s’auréolent d’étincelles, brûlant les doigts des infortunés totalement affolés. Ils les lâchent, les jettent loin d’eux. Geste inutile. Une farandole d’éclairs serpente autour des danseurs involontaires.

Et cela gagne le reste du contingent. Les chevaux eux-mêmes sont envahis par la furie chorégraphique. Ils se cabrent, arrachant les piquets auxquels ils sont entravés.

C’est une scène de folie. Les hennissements, les cris, les vociférations se croisent, se mêlent, se confondent. Des mousquetons, laissés en faisceaux, rayonnent des gerbes d’éclairs.

Les escadrons exécutent une sarabande infernale. Ils se choquent, se heurtent, se renversent, en proie à une terreur panique. Ils veulent fuir et ils ne le peuvent pas.

Et comme tous, suffoqués, hors d’haleine, les tempes bourdonnantes, les yeux se couvrant d’un voile, ont l’impression qu’ils vont perdre connaissance, brusquement un mugissement passe dans l’air, assourdissant comme
les soldats entrent en gigue.
l’appel d’une sirène géante, un coup de vent d’une violence inouïe couche sur le sol, ainsi que des capucins de cartes, hommes et chevaux, officiers, sous-officiers et gendarmes.

Quand, contusionnés, meurtris, ahuris, hébétés, les soldats se relèvent, l’automobile n’est plus sur la route, la voiture a disparu.

C’est le dernier coup. Ils restent là, ahuris, stupides. Ils regardent autour d’eux, promenant des yeux effarés de la chaussée au ciel, à la forêt, à la plaine.

Nulle part, ils ne découvrent trace du véhicule, qu’ils pensaient cribler de balles un instant plus tôt.

Ils sont prêts à se demander si le wagon, les éclairs, la danse, ne sont pas un rêve. Mais les fusils brisés, les faisceaux renversés, le bois des armes carbonisé, les chevaux éparpillés dans la plaine, affirment la réalité de l’inexplicable événement, que les journaux devaient relater le lendemain avec force détails, répandant sur l’Allemagne la terreur superstitieuse qui paralysa désormais la gendarmerie.