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L’Enfer des femmes/Les pompons du vicomte

La bibliothèque libre.
H. Laroche et
E. Dentu, éditeur. A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie (p. 293-304).


LES POMPONS DU VICOMTE


Pendant la scène que nous venons de voir, Violette était seule avec le vicomte de Magnet.

Après le déjeuner, Edmond, suivant son habitude, sortit, car c’était le jour de réception de sa femme. Elle s’était trouvé forcée, par convenance, de recevoir le jeune homme. Il était venu de bonne heure pour ne rencontrer personne, et voulait enfin parler à la duchesse. Ils causèrent longtemps de choses indifférentes. Elle paraissait sévère, elle qui d’ordinaire riait toujours au nez de cet amour muet qui la suivait partout en rêvant. C’est que la veille elle avait beaucoup souffert, et quand on souffre on respecte les douleurs des autres. La gaieté folle de la duchesse glaçait plus le jeune homme que la froideur qu’elle lui montrait, et il se sentait plus à l’aise.

— Madame, lui dit-il, c’est la première fois que je me trouve seul avec vous et j’ai presque envie de profiter de cette occasion pour vous faire une confession.

— Parlez, dit la duchesse. Quelle confession pouvez-vous avoir à me faire ?

— Vous êtes une grande dame, vous avez un excellent cœur, vous êtes bonne avec tout le monde, et je suis affligé de voir que vous daigniez à peine m’admettre au nombre de vos amis. Vous paraissez me recevoir avec ennui. Pourtant, je vous fus présenté par M. le duc. Qu’ai-je fait pour vous fâcher ? Je voudrais réparer ma faute ; il n’est rien que je craigne tant que de vous déplaire.

Le pauvre jeune homme baissait ses grands yeux noirs. Ce n’était pas tout cela qu’il voulait dire, et sa voix hésitante et troublée était plus éloquente que ses paroles.

— Vous vous trompez, monsieur, répondit Mme de Flabert ; je reçois avec autant de plaisir vous et toutes les personnes qui veulent bien me visiter ; mais vous êtes naturellement triste, rêveur ; moi, je suis rieuse, et votre figure mélancolique, que j’ai souvent rencontrée sur mon passage, a peut-être excité ma gaieté ; il faut me le pardonner, je ne suis pas toujours charitable.

— Oh ! cela ne me fâche pas. Il est bien naturel que ma tristesse vous fasse rire ; votre gaieté me fait pleurer…

Et les battements de son cœur l’interrompirent. Le bonheur de se sentir près de la duchesse rougissait son front.

— Vous avez des idées étranges, dit Violette, qui voulait éloigner le cours de la conversation. Ainsi, l’autre jour une de mes amies me demandait pourquoi, n’étant pas en deuil, vous mettiez des pompons noirs à la tête de vos chevaux ?

— Ceci n’est pas une idée singulière, mais l’expression de ma pensée. Je n’ai personne à qui me confier, moi ; mes parents sont sévères et m’ont éloigné d’eux ; si j’en parlais à des amis, ils riraient de mes chagrins comme vous en riez vous-même, madame, et cela me ferait trop de mal.

— Alors vous vous confiez à vos chevaux ?

— Non, mais quand je suis bien triste je leur ceins le front pour que des êtres vivants portent l’image de ma disposition présente ; tant il est vrai que l’homme ne peut souffrir sans se plaindre ; et puis, vous l’avez remarqué…

— Que vous importe que je l’aie remarqué ? dit vivement la duchesse.

— D’autres pourraient le voir aussi, répondit timidement le jeune homme, se servant de cette réticence pour s’expliquer plus clairement encore, — et comprendre mon isolement et ma douleur en me voyant, seul avec mes chevaux et mes rubans noirs, fendre l’air que respirent des gens trop heureux pour m’écouter.

— C’est très ingénieux cela. Je comprends alors vos rubans gris ou violets : vous voulez marquer que vous êtes plus ou moins triste. Voyons, ajouta-t-elle en riant, quelle est aujourd’hui la couleur de votre tristesse.

Elle se leva pour regarder dehors. La petite calèche toute coquette du vicomte était attelée de deux chevaux anglais magnifiques, secouant fièrement la tête sous deux tresses bleu-ciel.

— Bleu ! s’écria Violette avec le plus grand étonnement.

Elle ne put réprimer son premier mouvement. Depuis longtemps elle remarquait les rubans, mais n’en avait pas encore vu de cette nuance.

Le jeune homme s’aperçut de ce mouvement.

— Vous ne me demandez pas l’explication de ceux-ci ? dit-il.

— Pardon, monsieur. Quel genre de tristesse colorez-vous en bleu, s’il vous plait ?

— Ce n’est plus une nuance de tristesse.

— Qu’est-ce donc ?

– Vous ririez de moi, madame.

— Mais non.

— Je n’ose pas vous le dire… Eh bien ! je suis amoureux.

— D’aujourd’hui seulement ? Vous avez raison, il y a de quoi rire.

— D’aujourd’hui seulement, je le confie à… à mes rubans. Jusqu’à ce jour, ce sentiment était resté dans mon cœur, j’avais peur de me l’avouer à moi-même…

— L’histoire de vos rubans est très amusante, interrompit encore la duchesse ; vous prendrez successivement toutes les couleurs.

— Deux seules me restent : le vert, si l’espérance me vient ; le rose, si le bonheur la suit. Alors, je veux dire adieu à toutes mes nuances passées ; car, pour un jour de bonheur, il faut se trouver heureux toute la vie.

— Vous paraissez bien confiant en l’avenir.

— Oui, car je ne désire qu’une chose ; tout en dehors d’elle m’est indifférent, les plaisirs de mon âge, la fortune ; mais si je ne puis pas être heureux, cet amour me tuera, et il me semble que je suis trop jeune pour mourir.

— On ne meurt pas d’amour, dit Violette en riant.

— Vous croyez ? Tant pis ! répondit tristement le jeune homme.

Il leva ses yeux pleins de larmes sur la duchesse, dont l’éclat de rire cessa tout aussitôt.

Elle changea de ton et lui dit :

— Mais si votre rêve n’est pas réalisable, si l’avenir ne vous garde que des douleurs, pourquoi ne pas chercher à oublier votre amour ?

— L’oublier ? D’abord, je ne le pourrais pas ; et puis, je ne le voudrais pas. Toutes les joies d’ici-bas ne valent pas une de mes sensations, même la plus triste.

— Mais vous espérez donc ?

— Oui, j’espère.

On annonça M. Dunel.

La duchesse changea tout à coup de physionomie. Dunel seul chez elle ! Était-il arrivé quelque accident ? Elle n’avait pas osé se présenter chez son amie. Connaissant la vérité, elle avait peur de se trahir et de lui apprendre son malheur par un regard ou même par son empressement. Adolphe seul ! Lydie était donc malade ! Toutes ces pensées vinrent l’assaillir en une seconde pendant que le domestique introduisait Dunel.

Le jeune homme sortit, emportant au cœur toute la joie que cette entrevue lui avait causée.

— Chère madame, dit Adolphe en entrant, rendez-vous chez ma femme, elle est souffrante. Je serais bien aise qu’elle vous vît.

— Qu’a-t-elle donc ?

— Rien, une petite fièvre. Peut-être ne voudra-t-elle pas vous recevoir, mais entrez, malgré cela ; après, elle vous en saura gré. C’est une enfant gâtée, un peu boudeuse parfois.

— Elle est souffrante ? Avez-vous été chez un médecin ?

— Je le voulais, mais ce n’est pas la peine ; Lydie est nerveuse, voilà tout. Elle ne veut pas voir le docteur ; si je persistais, elle se croirait malade et son imagination se frapperait. Seule vous pouvez la calmer tout à fait, et je suis venu réclamer le secours de votre amitié. Vous êtes raisonnable ; ma femme a besoin de vos conseils. J’ai affaire, je vous quitte.

Dunel ne voulut pas donner de plus grandes explications ; d’ailleurs, l’air inquiet de la duchesse le troublait ; il craignait d’en dire trop et partit.

Violette avait sonné pour faire atteler. Tout en mettant son chapeau, son châle sur ses épaules, elle se disait :

— Lydie, mon unique affection, la seule personne qui m’ait véritablement aimée ; cet homme va me la tuer ; elle sait tout, sans doute. Oh ! ce monstre, j’ai failli me jeter sur lui pour l’étrangler.

Un instant après, la duchesse arrivait comme une flèche au boulevard des Italiens. Elle força la consigne, comme Adolphe le lui avait conseillé, et, sans se faire annoncer, pénétra jusqu’à la chambre de son amie et la trouva comme nous l’avons laissée.

— Pardon, lui dit-elle, je viens sans votre permission ; mais vous souffrez, et je ne puis vivre loin de vous.

Lydie se défendait, mais Violette l’avait saisie dans ses bras, elle l’embrassait avec tant d’effusion, regardait ses yeux avec tant d’avidité pour y chercher son mal, elle lui prenait les mains, les lui pressait avec tant d’attention, que la jeune femme n’eut pas le courage de la repousser.

— Tu souffres, dit la duchesse, tu es malade, je le vois. Il y a chez toi un mal physique, c’est évident. Je ne te quitte pas ; il faut consulter un médecin, je veux que tu te soignes.

— Je ne veux pas de médecin, je ne suis pas malade, et, si tu désires que je te garde près de moi, ne m’interroge pas, ne me demande rien.

— Je reste. Merci, mon ange. Je t’obéirai.

Violette disparut un instant pour se débarrasser de son chapeau.

Elle écrivit deux mots à la hâte, et dit à son domestique :

— Prenez ma voiture, portez ceci chez mon docteur. On vous donnera sans doute un flacon ; vous en verserez le contenu dans un verre, et quand je sonnerai pour demander à boire, vous me l’apporterez.

Elle avait mis son médecin au courant de la situation de son amie et lui demandait une potion pour calmer la surexcitation présente. Elle savait que cet homme, un des plus habiles de Paris, la comprendrait et aurait assez de confiance en elle pour agir sur ses renseignements.

Elle rentra dans la chambre sans que Lydie, qui, d’ailleurs, ne s’occupait guère de la durée du temps, soupçonnât rien. Elle ne remarqua pas la présence de la duchesse et continua le cours de ses pensées.

Violette s’assit à ses genoux, comme durant cette première nuit qu’elles passèrent ensemble à l’hôtel de Cournon. Sa tête s’appuya sur la robe de la jeune femme ; elle n’osait parler ; mais, comprenant l’agitation intérieure que cachait le calme de son amie, elle lui dit doucement :

— Est-ce que cette position ne vous rappelle rien ?

Lydie leva la tête, regarda Violette, parut chercher dans sa mémoire et dit d’une voix brève et saccadée :

— Si, la première nuit que j’ai passée dans le monde après le couvent. Vous étiez à mes pieds, humble et soumise.

— J’étais votre femme de chambre.

— Aujourd’hui, vous êtes duchesse, et vous êtes encore dans la même position.

— Parce que je ne serai jamais autant que vous. Vous souvenez-vous aussi, ajouta-t-elle, du jour où je vous ai quittée ?

— À peu près.

— Je vous disais, ma chère amie, que vous entrepreniez une tâche trop difficile et que la force humaine était, à mon sens, au dessous du but que vous vous proposiez.

— C’est vrai, je le pense encore. Dès qu’une femme veut accepter dans sa maison l’injustice et le déshonneur, elle se perd, c’est à dire qu’elle doit être un jour infâme ou mourir.

Ces paroles prononcées d’une voix pénétrante firent tressaillir le cœur de la duchesse. La pâleur de son amie et le souvenir du vicomte la firent trembler.

— Non, je suis forte, dit-elle en se remettant, et je le serai toujours.

— Nous voilà donc toutes deux comme autrefois. Nous pensons de même et nous sommes dans les mêmes dispositions. Êtes-vous bien sûre de cela Violette ? Moi je suis brisée, toi tu te troubles.

Madame de Flabert frémissait aux paroles de son amie, elle se croyait coupable. Les yeux de Lydie s’étaient animés et la jeune femme sonna pour demander à boire. La commission avait été faite ; la femme de chambre apporta la potion.

Alors, présentant le verre à son amie, Violette la supplia de boire quelques gouttes pour rafraîchir ses lèvres, celle-ci refusa.

— Non, je ne veux pas, tu me donnes un médicament.

— Quelle idée ! Je vous assure que non, répondit la duchesse en buvant elle-même la moitié du liquide contenu dans le verre.

— Eh bien ! dit Lydie, laisse-m’en, j’ai soif.

Lydie était altérée et but quelques gorgées. Un instant après, elle parut plus calme, et son amie parvint à la décider à se mettre au lit.

— Je suis mieux, dit-elle, je me sens fatiguée, lourde, je voudrais reposer et votre présence m’en empêcherait, je vous en prie, laissez-moi.

La duchesse croyant à l’effet du remède qui commençait à agir fut plus tranquille, et consentit à se retirer pour laisser Lydie dormir.

Mme Dunel voulait seulement se débarrasser de son amie. Elle était en effet plus calme, parce que sa douleur avait pris un tout autre caractère, le découragement, l’accablement. Elle voulait être seule, de fait, comme elle se trouvait seule par la pensée, seule dans le monde. Un immense isolement l’entourait et son cœur saignait de regrets au souvenir de son bonheur.

On vint lui dire que son mari demandait à lui parler.