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L’Enfer des femmes/Ma femme boude

La bibliothèque libre.
H. Laroche et
E. Dentu, éditeur. A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie (p. 305-312).


MA FEMME BOUDE


En quittant l’hôtel, Dunel était revenu tranquillement vers le boulevard où, se trouvant fatigué, il s’était assis chez Tortoni. Bientôt plusieurs de ses amis vinrent se grouper autour de lui. On causa bourse, femmes, théâtre, chevaux, il s’éloigna facilement du souvenir de la discussion qui l’avait un instant troublé et reprit sa gaieté.

Edmond arriva.

— Je vous cherchais, dit-il, en se plaçant près de Dunel.

— Je viens de chez vous, lui répondit Adolphe.

— Hé ! quoi faire ?

— Prier la duchesse d’aller voir ma femme qui est un peu nerveuse.

— Je vous conseille de prendre bien des précautions avec elle ; je la crois d’une excessive sensibilité. Ce qui ferait rire mon démon de femme ferait souffrir la vôtre.

— Ah ! ne m’en parlez pas, je viens d’avoir une petite scène d’intérieur fort peu de mon goût, mais j’espère que cela ne se renouvellera pas.

— Votre sortie d’hier a fait mauvais effet. Je vous ai cherché partout pour vous prévenir, je n’ai pu vous trouver. La duchesse ne me le pardonnera jamais.

— Que voulez-vous, Adèle me disait de venir, on ne peut pas pourtant passer pour un esclave. On dirait que Lydie me mène par le nez, on se moquerait de moi. À propos j’ai trouvé des Brugmensias. J’en ai envoyé chez la Tourcos hier en rentrant.

— Elle les a reçues ce matin et en semble enchantée.

— Ah ! comment le savez-vous ?

— Par Anna que j’ai rencontrée.

— Anna ?… Il paraît que l’autre jour le vieux de Cournon, mon cousin…

— Je sais.

— Et votre pierrette ? Gentille à croquer, hein ? On m’a dit que vous en étiez très content.

— Je viens de la quitter, elle m’ennuyait.

— Toutes les femmes vous ennuyent donc ?

— Les maîtresses ! c’est toujours la même histoire, bête, cher et quelquefois dégoûtant.

— Je ne trouve pas, je ne suis pas si blasé que cela.

— Je suis blasé, c’est vrai ; mon cœur est vide, je souffre.

— En effet, depuis quelque temps vous êtes tout triste. Quel est donc votre mal ?

— Un mal qu’heureusement vous ne connaîtrez jamais.

— Lequel ?

— Je voudrais recommencer à vivre autrement que je n’ai vécu. Arrivé au bord de la tombe, je voudrais rebrousser chemin, impossible ! c’est un étrange supplice que d’avoir à côté de soi le bonheur et de ne pouvoir le saisir.

— Qu’est-ce que toutes ces idées-là ? mon cher, vous devenez hypocondriaque. Tâchez donc de vous distraire. Savez-vous que ce soir j’ai rendez-vous chez Adèle ?

— Oui, farceur, vous allez me faire perdre les cent louis que j’ai placés sur votre vertu.

— Triste placement, pauvre ami !

Ils rirent et, saluant les jeunes gens assis près d’eux, ils s’en allèrent bras dessus bras dessous en finissant leurs cigares.

— Ah çà ! quelle anguille aviez-vous donc sous roche, sournois, dit Adolphe, il y avait hier chez Prévost une commande énorme sous votre nom.

— Oh ! pour les jardinières de la duchesse.

— C’est impossible.

— Je vous en donne ma parole d’honneur.

— Vous dépensez des sommes folles en bouquets pour votre femme, décidément vous êtes malade.

— Notre salon est impossible sans fleurs.

On était arrivé chez Dunel qui fit entrer Edmond dans l’écurie. On s’étendit en longues dissertations sur un pur-sang qu’Adolphe avait acheté et qui ne plaisait point au duc, enfin ils se dirent adieu, de Flabert revint sur ses pas.

— Allez-vous ce soir chez Mme la baronne de Bertal ? demanda-t-il.

— Sans doute ! à moins que ma femme ne soit plus malade ; mais je ne crois pas.

— J’y vais aussi, et la Tourcos ?

— Je la verrai avant ou après.

Ce fut alors que Dunel se fit annoncer à Lydie, qui refusa de le recevoir, disant qu’elle ne souffrait plus et avait besoin de repos. Lui, convaincu que sa femme boudait, s’enferma dans son fumoir, et alluma sa pipe turque.

Madame Dunel ne voulut pas venir dîner. Adolphe dîna seul et n’en mangea pas moins pour cela. En sortant de table il fit demander à Lydie ses intentions relativement au bal du soir. La pauvre femme répondit qu’elle ne sortirait point. Il lui fit savoir alors qu’il irait chez la baronne pour que quelqu’un se rendît à l’invitation.

Mon mari va au bal, pensa-t-elle, il n’a même pas compris ce qui s’est passé ce matin dans mon âme et les souffrances que j’ai dû éprouver.

Adolphe en quittant la maison avait dit à la femme de chambre d’engager autant que possible sa maîtresse à se rendre au bal, prétendant que cela la distrairait. Cette fille entra donc dans la chambre annonçant que la couturière venait d’apporter une robe pour le soir.

— Une robe ?

— Que faut-il en faire ?

— Tout ce que vous voudrez.

La femme de chambre sortit et rentra de suite avec la parure, elle pensait que madame Dunel ne pourrait résister à la vue de ces chiffons.

— Si madame voulait regarder un peu, dit-elle, elle verrait un chef-d’œuvre. Ces pensées de velours semées dans de flots de gaze maïs font un effet délicieux. Je n’ai jamais rien vu de plus joli que ce diadème et ces agrafes de pensées. La fille disposa la robe le mieux qu’elle put pour séduire la jeune femme quand elle tournerait les yeux et partit doucement.

Lydie ne s’était pas encore demandé ce qu’elle allait devenir. Elle souffrait de son mal présent et regrettait le passé ; mais ne concevait pas de lendemain même pour le craindre. Sa vie morale et l’existence de son cœur étaient brisés, elle ne se demandait pas ce qu’allait devenir désormais un être sans illusions et sans croyances. Toute la journée, des allées et venues l’avaient troublée, une fois encore la femme de chambre entra.

— Pardon, si je dérange madame ; on vient d’apporter ceci pour elle.

— Merci, laissez-moi, dit Lydie.

— C’est une lettre de monsieur.

— De monsieur, dit la pauvre femme en étendant sa petite main aussi blanche que ses draps ; un dernier éclair d’amour fit bondir son cœur, ses doigts frémissaient sous l’enveloppe. Que renfermait ce papier ? De nouvelle tortures sans doute. Elle passa plusieurs fois sa main sur ses yeux sans pouvoir rien distinguer, enfin elle parvint à lire :

« Ma chère amie,

« Vous avez été bien sévère pour moi, Vous ne m’avez pas permis de vous voir depuis ce matin. Je vous conseille d’aller au bal, cela vous distraira. Je sais que vous avez une toilette ornée de pensées, je vous envoie cette parure d’améthystes, laissez-vous tenter, venez, vous serez bien belle et moi je serai très heureux de vous voir.

« Venez, si vous me pardonnez. »

La femme de chambre avait ouvert l’écrin. Lydie pensive emmêla de ses doigts le collier et les bracelets. Les grosses pierres jetaient des reflets violets sur sa peau transparente.

— C’est une bonne pensée qu’il a eue, se disait-elle, une pensée délicate même. Aurait-il au cœur une étincelle de cette lumière que je voulais lui donner ? Il n’est pas méchant, ce pauvre homme ; si je pouvais lui faire comprendre !… s’il était un moyen de le ramener à moi, si j’essayais encore ! Toutes ces idées se croisaient dans son esprit, déjà trop affaibli ; elle retombait, découragée, en se rappelant la scène du matin et les paroles d’Adolphe. Il a de ces phrases sèches et froides qui sont le cachet d’une âme inférieure et qui jamais ne s’oublient, pensait-elle. Pourtant, dans l’excès de son malheur, la jeune femme devait se précipiter sur la dernière espérance qui luisait encore à ses yeux. Pour elle, l’insuccès n’était pas douteux, et cependant une puissance irrésistible la poussait vers la pente où s’était dirigée sa vie. Elle sonna, fit dire à son mari qu’elle n’irait pas au bal, mais le remercia de son envoi.

Lorsque l’effet de la potion fut passé, l’exaltation de Lydie revint plus forte encore. Elle rêvait mille projets pour triompher d’Adolphe ; elle adoptait une idée, la rejetait presque aussitôt, et prononçait à voix basse de longs discours qu’elle se proposait de lui répéter. Elle avait la fièvre et la sueur perlait à son front.