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L’Ex-voto/14

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Aux Éditions de l’Estampe (p. 206-221).
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XIV

Elle ne devait pas tarder à s’apercevoir qu’elle était allée trop loin dans sa dernière taquinerie. Les détails donnés sur Delphin, le ton pris pour parler de lui, ne pouvaient pas tromper tout à fait l’inquiet fiancé, qui, du reste, ne s’était jamais montré très rassuré sur le compte de sa future femme.

Resté soucieux pendant toute la promenade, il avait, au retour, posé des questions de juge d’instruction, tant à la jeune fille qu’à son petit frère, sans en tirer autre chose, naturellement, que des impertinences d’une part et de tranquilles mensonges de l’autre. Mais un doute était resté dans son esprit, et toute une anxiété dans celui de Ludivine. Il lui fallait maintenant se montrer très prudente, et cette obligation la rendait, en toutes lettres, épouvantable.

Son idée fixe : revoir Delphin.

Savait-elle ce qu’étaient devenues, loin d’elle, les pensées de l’orphelin ? Qui disait qu’elle n’était pas maintenant méprisée par lui, considérée comme une simple petite coureuse qui va d’un homme à l’autre et qui berne les deux par simple amusement pervers ?

Elle sentait qu’elle avait, en lui, détruit tout un long respect ; elle se défiait des songes qui avaient pu suivre sa venue et son incompréhensible emportement. N’étant plus près de lui pour le fasciner, démunie du pouvoir autoritaire que confère la présence réelle, qui sait si, désormais, elle ne le dégoûtait pas en rêve, elle, qui, les yeux dans ses yeux, faisait de lui tout ce qu’elle voulait ?

Lauderin remarquait que, depuis ce voyage au Havre, elle s’était singulièrement assombrie, restant des heures entières, elle si vivante, sans desserrer les dents. Il ne la reconnaissait plus. Elle notait, de son côté, la mauvaise humeur croissante du fiancé,

— Qu’est-ce que vous avez, petite chérie ?… demanda-t-il enfin, un jour que, chez elle, elle lui servait quelque café, tandis que le petit Maurice, assis sur une chaise, toussait, entre eux deux, à perdre l’âme.

Oh ! comme elle eut envie de répondre : « Ce que j’ai ?… C’est que je vous déteste et que j’aime l’autre, et que c’est vous qui êtes là près de moi, pendant que l’autre est au bout de la mer, sur la côte d’en face, sans que je puisse savoir de quelle façon il pense à moi ! »

Elle regarda son petit frère épuisé, couvert de sueur. Une fois encore elle trouva, dans ce malheureux spectacle, toutes les raisons de continuer à jouer sa tragique comédie.

— J’vais vous dire… trouva-t-elle spontanément, en s’appuyant debout devant lui, contre la table de bois blanc, j’vais vous dire ! V’là l’mariage qui s’approche, et j’pense qu’y faut que j’devienne sérieuse un peu, maintenant que j’vais être votre femme.

— Adoréel… murmura-t-il comme quelqu’un de profondément touché.

Puis, levant vers elle sa figure blafarde de roux, avec des yeux où passaient tous ses souvenirs de noce :

— Je ne tiens pas, avoua-t-il presque bas, à ce que vous soyez si sérieuse que ça ! Moi, ce que j’aime, c’est ma petite Ludivine… vous savez… toujours sur la brèche, oui… gueularde, méchante, amusante.

Il baissa la voix encore :

— Ma petite Ludivine, oui, canaille !… Canaille, comprenez-vous ?… Comprends-tu ?

Une lueur passa dans les yeux de la jeune fille, tandis qu’elle éclatait d’un mauvais rire. Elle comprenait le jeu, certes ! Ce n’était pas difficile de le reprendre, celui-là, quand il faisait mine de flancher !

Son regard d’effrontée s’avança tout près de celui, vicieux, de cet homme qui aimait recevoir des coups, qui les redemandait quand on cessait de le cravacher.

— Ah ! t’en veux, Pierrot ?… articula-t-elle, aussi bas que lui. Eh ! ben !… T’en auras, sois tranquille !

Enivré, grondant, il fit un geste comme pour se jeter sur elle. Elle se mit à tourner autour de la table, pour aller se placer sous la protection de son petit frère.

— Va ! cria-t-il, quand tu seras ma femme, tu verras !

Le petit Maurice, assez effrayé, les regardait, dressés tous deux l’un en face de l’autre comme deux bêtes dont on ne sait si elles vont se battre ou s’aimer. Cet enfant avait déjà vu bien des scènes dans sa courte vie, mais rien qui lui parut aussi plein de menaces que celle-ci, qui, pourtant était une scène d’amour.

Enfin :

— Tiens !… j’aime mieux m’en aller !… cria Lauderin, hors de lui. Sans ça je sens que ça va être la folie ! La folie !… La folie !…

Il avait claqué la porte derrière lui. Alors Ludivine, les poings à la taille, secouée par sa gaîté forcenée, marmotta cette chose que n’entendit pas le gamin aux écoutes :

— Ta femme !… Oui !… Mais tu n’auras jamais que les restes de Delphin, ou bien je n’m’appelle plus Ludivine Bucaille !


✽ ✽

Elle avait retrouvé son entrain. Lauderin était heureux. Il ne savait pas avec quelles ruses elle se glissait dans les rues pour mettre ses lettres à la poste. Tout l’amour qu’elle ne pouvait plus exprimer par ses yeux damnés, elle l’écrivait de son mieux à son matelot. L’attente de sa réponse, après trois lettres l’une sur l’autre, se traduisit par maintes avanies au fiancé, chien reconnaissant.

Puis, un matin, ce fut la mère Bucaille qui reçut le mot dans lequel Delphin disait qu’il pensait toujours à la famille et qu’il l’aimait toujours pour la vie. Ludivine comprit. Elle rayonna. Lauderin, ce jour-là, reçut un baiser sur le front. Peu après, ce fut une gifle. Le même jour, il fit part de ses beaux projets. Après la noce, ils iraient passer un mois à Paris.

— Vous verrez, petite chérie, comme vous aimerez ça !

— J’y tiens pas !… répondit-elle, renfrognée. À Paris, y a pas la mer.

Elle n’ajouta pas : « De l’autre côté de la mer il y a Delphin. »

Elle ne savait plus, maintenant, comment elle allait faire pour le revoir avant le mariage. Le temps passait, Lauderin la surveillait. Elle se creusait en vain la tête pour inventer le prétexte qui la mènerait seule au Havre. Et, dans sa rage impuissante, elle ne savait quoi trouver pour se venger sur le fiancé de toutes les révoltes qui clamaient en elle.

Il eut, un après-midi, dans le chantier des barques, où ils étaient venus de nouveau voir construire la Belle-Ludivine, une conversation malheureuse.

— Tiens !… tiens !… Vous n’aimez pas la mer ? répétait en rentrant la jeune fille. Ça vous rend malade ?…

Elle pensa d’abord qu’elle pouvait bien en profiter pour aller par gros temps au Havre, sûre qu’il ne la suivrait pas par peur du tangage. Maurice non plus ne pourrait venir, naturellement. Il n’y avait plus qu’à trouver la course urgente, et qu’à attendre une belle tempête. Cette idée la rendit si joyeuse qu’elle fut gaie toute la soirée. Puis une autre idée suivit.

En attendant que le ciel se fit sa complice :

— Y a longtemps que j’n’ai navigué, commença-t-elle, quelques jours plus tard, et y m’ennuie du flot. En attendant que ma barque soit faite, j’veux aller sur Espérance avec papa, ou bien sur Bon-Bec avec le père La Limande, faire un court tour dans la baie. On emmènera maman et Maurice, comme de juste. Entendu pour demain, hein ?

Le malheureux dit tout ce qu’il put dire pour éviter la mésaventure. Plus il se défendait, plus la taquine s’entêtait. Il ignorait qu’une lettre avait prévenu Delphin.

« Sois demain, juste avant la sombreur, dans le parage de la Haut de 40. Tu me verras passer, et peut-être que je pourrai t’envoyer un baiser, que le fiancé aura le cœur en agonie et ne verra rien, et je veux, si tu m’aimes toujours, qu’il y ait une flamme à ton écoute de flèche, et attends bientôt de mes nouvelles pour un voyage de ton côté, que j’ai trouvé comment faire si le vent est pour nous. »

La présence de la femme Bucaille, au cas où Lauderin reconnaîtrait Delphin en mer, devait écarter tout soupçon de connivence entre Ludivine et le jeune matelot, car on ne promène pas toute sa famille avec soi lorsqu’on a, sur les vagues, un rendez-vous d’amour avec une autre barque.

— Si papa n’est pas pour sortir demain, on prendra aussi Armand !… avait ajouté la jeune fille.

Ils durent partir tard comme elle l’avait prévu. On était en « vive eau », ce qui permet les entrées et les sorties à volonté pendant un temps plus long que d’ordinaire.

— Nous embarquerons au flot pour pouvoir rentrer quand nous voudrons, puisqu’y n’s’agit pas d’pêquer, mais d’promener seul’ment…

Un peu rassuré par cette condition, Lauderin, déjà décomposé, tant il craignait le moindre roulis, essayait de faire bonne contenance. Les fantaisies de Ludivine, qu’il avait encouragées, dépassaient parfois la mesure. Mais la crainte de lui déplaire (car elle avait, en cas de refus, parlé de retarder le mariage, et il savait qu’elle exécuterait sa menace), la crainte de lui déplaire était plus forte que sa répulsion.

Bon-Bec sortit de l’avant-port sans secousses. Le temps était clair, la mer douce comme lait. La chaleur de juin, à cette heure, diminuait déjà.

Le père de Ludivine, enchanté d’une occasion de rester en ville, avait donné son fils et mousse, Armand, qui, plein d’importance, était tout fier de faire voir son jeune savoir aux siens, assis en face les uns des autres dans la belle barque neuve. Et le patron de Bon-Bec, dit La Limande, avait laissé son matelot ordinaire au port, pour que le petit Bucaille eût la joie de jouer son rôle à bord.

Le père La Limande doit certainement ressembler à Jean Bart, dont il a la carrure, l’âme et le langage. C’est un de ces marins de Honfleur, déjà vieux, qui semblent être, en vérité, de la même époque que les bassins, construits sous Louis XIV.

Celui-ci, bien intimidé par la présence à bord de son armateur, donnait ses ordres au petit Armand d’un air à la fois paternel et fermé.

Cet enfant, qui, si jeune, avait déjà tout du marin-né, plaisait seul au vieux pêcheur, parmi la belle compagnie qui l’envahissait aujourd’hui. Ludivine surtout était trop élégante pour lui, Du reste, il avait toujours maintenu ses distances vis-à-vis de Bucaille, son collègue, dont il n’approuvait pas la vie. C’était forcé par Lauderin qu’il l’avait conduit, plusieurs soirs de suite, au Grand Café Maritime. C’était encore à contre-cœur qu’il promenait présentement cette famille, qui n’était pas de sa caste arriérée, dévote et noble.

Or, quand Lauderin vit que la mer était si tranquille et qu’il n’éprouvait aucun malaise, retrouvant ses esprits, il se mit en demeure, sur un ton condescendant, plaisant, de faire parler le père La Limande, qui n’y tenait guère.

— Allons-nous passer devant le calvaire de Grâce ?… demanda-t-il pour entrer en matière.

Et son petit œil noir clignait du côté de Ludivine et de sa mère, comme pour dire : « Je vais le faire marcher ! Vous allez voir ça tout à l’heure ! »

Mais un Normand, quels que soient son âge et sa naïveté, ne se laisse pas facilement faire.

— Ça va dépendre de vot’fantaisie, cha !… répondit à côté le vieux. Si vous t’nez bien la mer, m’sieu Lauderin, on ira où que vous voudrez. Mais si vous v’nez à poser du cœur sur du carreau, faudra rentrer sans avoir rien vu !

Avec un petit frisson, l’autre se recueillit un moment pour bien s’assurer qu’il n’avait pas mal à l’estomac. Un très léger roulis l’inquiéta. L’horizon calme le rassura. Pourtant il jeta du côté du Sud, vers Honfleur, un regard d’envie.

Ludivine, qui ne perdait rien de tout cela, se mit instantanément du côté du père La Limande.

— Vous n’sentez encore rien dans vot’boyasse ?… demanda-t-elle avec un sourire retroussé, cruel.

— Parlons d’autre chose ! supplia Lauderin.

Et sans plus chercher aucun préambule, pressé de changer la conversation et de rire aux dépens du bonhomme :

— N’est-ce pas, père La Limande, que vous faites toujours votre prière, en passant, en mer, devant le Calvaire ?

— Toujours, monsieur ! confirma très dignement le vieux marin,

Puis il fit un pas du côté du petit Armand pour lui donner un ordre, montrant son dos aux moqueurs.

Il comprenait bien que l’on cherchait à le faire parler, pour tourner en dérision sa croyance. Et Lauderin, un fin sourire dans sa moustache rouge, serré dans son complet de mauvais goût, se croyait le supérieur de ce vieil homme d’un autre temps, dont la tête était pleine de belles images, et pour lequel toute une poésie régnait encore sur la mer.

— Dites-donc, père La Limande, continua le goujat, qui y tenait, racontez-nous donc des miracles que vous avez vus ! La bonne Vierge vous a sauvé, je crois, une ou deux fois, dans des naufrages ?

— Monsieur, répliqua-t-il, la bonne Vierge, aujourd’hui, est point pour la jeunesse beaucoup plus qu’une bouée. Mais où qu’la bouée les sauve point, Notre-Dame-de-Grâce les sauve, et y s’en souviennent, n’ayez pas peur, quand l’péril est sur eux. Car j’en connais d’aucuns qu’ont fait des vœux qu’on n’soupçonnerait pas quand on les voit en ville.

— Vous avez raison, mon vieux !… dit Lauderin, comme s’il se fût agi de quelque maniaque.

Et, se calant comme dans un fauteuil de théâtre :

— Allons ! Racontez-nous !

Il y eut une mélancolie dans les yeux du pêcheur grisonnant. De même que tous ceux qui lui ressemblent il avait le sentiment confus d’être un des derniers survivants d’une époque qui s’en va vite. Il n’analysait rien. Il disait : « Les jeunes n’ont plus croyance… » Mais il ne s’apercevait pas encore que Notre-Dame-de-Grâce elle-même se dépouille chaque jour des vrais trésors de sa chapelle, petits bateaux, petits tableaux, béquilles et autres témoignages populaires qui disaient sa charmante et séculaire souveraineté, qui la disaient beaucoup mieux, certes, que la couronne somptueuse dont il lui fut récemment fait présent, avec le concours des cocottes de Trouville.

Qui se souvient, actuellement, que la petite maison divine fut d’abord couverte en chaume ? Que sont devenus ses adorables vitraux anciens, enchâssés dans du plomb, et verdâtres comme des hublots ? Où donc est la vieille grille qu’on voyait devant son autel ? Le goût effréné du luxe a pénétré jusque dans ce mignon sanctuaire, qui bientôt n’aura plus rien qui rappellera le naufrage et le miracle, qui bientôt n’attendra plus la visite de ses marins sauvés en mer, mais plutôt celle d’autos venues des plages à la mode, pleines de Parisiens ahuris et superficiels, pèlerins tout prêts à confondre l’autel de Notre-Dame-de-Grâce, de Honfleur, avec l’hôtel de Guillaume le Conquérant à Dives, et autres curiosités pour touristes désœuvrés.

Comme la réponse du père La Limande ne venait pas, Lauderin s’impatienta :

— Eh bien ?… Vous n’avez rien à raconter ?

— Monsieur… commença le vieux, avec une politesse froissée.

Ludivine, depuis un instant, s’agitait dangereusement. Elle pensait aux histoires de Delphin, pareilles à celles que sollicitait le cafetier. Elle était fille de marins, elle aussi. Bien qu’élevée dans l’esprit nouveau des pêcheurs, elle se sentait atteinte par la lourde raillerie du citadin. Cabrée, défendant sa race :

— Y répondez pas, mon père La Limande !… fit-elle avec Son ton le plus malhonnête. Vous n’voyez donc pas qu’c’est une langue d’aspic ? Comment voulez-vous qu’y comprenne queuque chose à vos raisons, lui qu’a toujours passé sa vie l’cul sur une chaise, dans un café ?… D’abord, vous n’avez qu’à le r’gâder, avec sa vieuille tête de ver blanc ! Il a tout de l’imbécile. Ça peut-y parler des choses de la mer, ça ?… Ça avait les sangs tournés rien qu’à l’idée d’monter en bateau. Ça fait l’finaud, tenez, et ça va tout à l’heure avoir mal au cœur comme un cochon qu’ça est !

Elle se montait ; la voix de tête commençait. Et, déclaration de principes, elle venait d’arracher son chapeau.

Heureuse d’insulter, d’humilier Lauderin devant son subordonné :

— Vous avez voulu nous faire rigoler !… poursuivit-elle. N’ayez crainte ! J’allons rigoler ! Attendez seul’ment l’banc d’Amphar, et, quand j’aurons l’nez dans la plume, vous voirez si vous n’faites pas vœu à Notre-Dame-de-Grâce pour vous sauver du mal de mé !

Un peu de rouge montait aux pommettes de l’imprudent. La mère Bucaille, Maurice, Armand, le père La Limande, essayaient de s’intéresser au sillage de la barque, aux voiles, à l’horizon. Mais la petite harpie continuait, forcenée. Et quand la barque, selon ses prévisions se mit à danser quelque peu, collant ses paumes à ses hanches, vraie petite poissarde malgré son tailleur à la mode, elle fit entendre des éclats de rire diaboliques, car la figure de Lauderin, néfastement, devenait verte, tandis que son sourire crispé disparaissait progressivement.

— Ah !… criait-elle, ah ! j’en suis courbée !… R’gâdez-le qui va tourner de l’œil, à c’t’heure !

Lauderin fit un grand effort pour se redresser. Il regarda le père La Limande avec une autorité pleine d’angoisse.

— Rentrons ! dit-il.

— Bien, m’sieu Lauderin !

— Vous voulez rire ? s’exclama Ludivine. Moi, j’veux qu’on continue !

Mais, comme il n’est rien comme le mal de mer pour tuer les sentiments, Lauderin, tout désir annulé, toute soumission abolie, cria, fort en colère :

— Je vous ai dit de rentrer, vous m’entendez ?

— Est bon !… fit Ludivine d’une voix sèche. Vous m’paierez ça plus tard !

Mais Lauderin ne répondit pas. La barque tournait, et par là même tanguait. Le sens du ridicule, pour le cafetier, perdait également toute valeur. Assisté par la mère Bucaille, consternée de cette scène, il ne craignit pas de se coucher sur le dos, lamentable, enfonçant son mouchoir dans sa bouche. « J’vas manquer Delphin !… » se disait Ludivine, pâle de fureur.

Elle alla se mettre à l’avant et vit au loin, mêlée à quelques autres voiliers, une barque qui pêchait, ralentie par le filet, dans le chenal ou « rivière de Rouen », chemin tracé en mer par les bouées de la passe, allumées la nuit, feux verts d’un côté, rouges de l’autre, et parmi lesquelles la Haut de 40, isolée, se dresse sans vis-à-vis. La tête tendue, coupant la brise avec son visage, elle ne tarda pas à reconnaître, flottant haut derrière cette barque, dans le soleil déjà baissant, la flamme effilée, de deux couleurs, qu’elle avait exigée comme symbole d’un amour toujours fidèle.

Il était venu au rendez-vous marin, son gentil matelot, venu en avance par peur de la manquer.

Comme il battait fort, le cœur de la petite reine de mer ! Une main accrochée, tête nue, mêlée aux voiles et aux drisses, avec ses cheveux pareils à du filin de chanvre, avec ses yeux pareils à de l’eau salée, elle attendit, palpitante, le croisement des barques. Elle savait Bon-Bec reconnaissable, étant encore dans tout l’éclat du neuf. Et quand les deux voilures furent sur le point de se frôler comme des ailes, elle sortit son mouchoir et l’agita, toute petite voile parmi les grandes.

Occupés à soigner l’autre, les siens ne pouvaient s’apercevoir de rien. Du reste, elle était à l’abri du foc et de la trinquette. Et puis que lui importait qu’on surprit son salut d’amour ? Tout ce qu’elle put, ce fut de ne pas crier le nom de Delphin quand elle passa tout près de lui. Les doigts sur la bouche, elle lui envoya son âme dans un baiser. Et lui aussi, les doigts sur la bouche, en silence, pendant l’instant que les deux bateaux glissèrent en sens contraire l’un de l’autre, il lui envoya son âme,

C’était fini. La Haut de 40 était dépassée. Ludivine faillit marcher sur son fiancé pour courir à l’arrière. Elle vit la silhouette du jeune Le Herpe se perdre dans la distance. Le petit mouchoir continuait de battre.

— À qui donc que tu fais des simulacres ?… demanda la mère Bucaille, toujours penchée sur le malade.

Mais elle ne daigna même pas répondre. Les yeux immobilisés sur une vision secrète, elle revint s’asseoir à sa place, muette ; et tous purent croire que c’était sa mauvaise humeur qui la faisait si concentrée.


✽ ✽

Passé le vertige marin, Lauderin eut le regret de sa brusquerie et, sitôt sur le quai, demanda pardon d’un air honteux et suppliant. Mais, superbe de mépris, Ludivine ne consentit même pas à lui répondre.

Il la suivit jusque chez elle, escortant la famille, qui tâchait de raccommoder les choses. Sur le seuil de la porte seulement, et pour qu’il n’entrât pas, elle consentit à parler :

— Inutile… dit-elle. Vous devriez savoir que j’n’ai pas d’milieu quand j’suis dépassée. Vous vous êtes conduit comme un piant. J’vous défends d’vous montrer pendant huit jours !

Il dut s’en aller là-dessus, malgré les protestations de la mère et des petits frères. Enchantée de son après-midi, Ludivine se disait que ces huit jours la reposeraient de la présence de plus en plus odieuse de son fiancé, d’une part, et que, d’autre part, elle pourrait peut-être profiter de ce répit pour aller tout tranquillement au Havre sans en parler à personne. Elle s’endormit sur de beaux projets, et riant toute seule dans son lit.

Cependant, dès le lendemain, dans la matinée, elle reçut un petit paquet et une lettre.

Lauderin n’allait pas jusqu’à envoyer des fleurs, usage peu pratiqué dans son monde. Mais Ludivine, après avoir lu la lettre, excuses et platitudes, trouva dans le paquet un bracelet d’or qu’elle jeta en l’air sans même le regarder, pour le scandale de la mère Bucaille, qui dut ramasser le bijou sous le lit.

— Tu vas y dire merci, au moins ?…

— R’gâde dans m’n’œil !… répondit grossièrement la jeune fille.

Et la dispute violente qui suivit, arrosée de pleurs maternels, rappela les mauvais jours de la maison.

À l’heure de la marée, la petite alla flâner du côté du bateau du Havre. Elle avait calculé que, dans quatre jours, le bateau partirait le matin, et qu’elle pourrait le prendre pour passer tout l’après-midi dans les bras de son Delphin. Déjà ses rêves s’orientaient, coupables et palpitants. Mais elle aperçut tout à coup, parmi le désordre bruyant du quai d’arrivée, allant et venant dans la foule, Lauderin lui-même, qui semblait la chercher.

Il la devinait donc, celui-là !

Dès qu’il l’aperçut, il se précipita vers elle, qui tourna les talons aussitôt.

— Petite chérie !… Petite chérie !… haletait-il en courant pour la rattraper, vous avez reçu ma lettre, n’est-ce pas ?… Et j’espère que le bracelet vous a fait plaisir, dites ?…

— Si vous n’me quittez pas tranquille, gronda-t-elle en marchant sur lui, j’vous vomis devant l’monde tout c’que j’sais et tout c’que j’sais point !… Et que jvous prenne seul’ment une fois encore à rôder autour de mes naseaux, vous verrez si c’est pendant huit jours ou pendant un an que j’vous mortifierai !

Épouvanté, le fiancé ne se le fit pas dire deux fois. Mais en retournant au bateau, le lendemain, Ludivine découvrit, en embuscade, l’un des garçons du Grand Café Maritime, installé là, de toute évidence, pour la surveiller.

Elle eut le temps de s’esquiver sans être vue. Elle avait compris, Lauderin la ferait filer tous les jours, soupçonnant vaguement ses intentions.

Une crise de rage et de désespoir la secouait en rentrant. Du reste elle trouva, l’attendant, une nouvelle lettre qu’elle se mit à déchirer et piétiner sans même l’ouvrir, et un nouveau cadeau qu’elle jeta sans hésiter à la figure de sa mère, accourue pour voir la surprise.

Pendant le reste des huit jours, ce fut l’enfer. Où donc était-il le temps où Ludivine malmenait le petit Le Herpe, innocente victime ? Que n’avait-elle à temps su voir qu’il allait devenir le portrait même de son père, seul amour possible de sa vie rebellée ? Il avait fallu que la moustache vint pour qu’elle le retrouvât, sur ces traits qui n’avaient pourtant pas changé, ce visage hallucinant gravé pour jamais dans sa mémoire.

— Delphin !… Delphin !… pensait-elle tout en criaillant contre les siens.

Et de penser qu’il était si près et qu’elle ne pouvait pas aller le rejoindre la scandalisait jusqu’au fond de son être. Rien de bon ne lui était jamais venu, ne pourrait jamais lui venir que de Delphin. Que redevenait-elle, sans lui ? Sa famille ne le savait que trop !

Durant ses longues insomnies, la nuit, elle cherchait jusqu’au fond des abimes de ruse contenus en elle, sans arriver à rien découvrir de possible. Même en se faisant accompagner au Havre par sa mère (qu’il était facile, ensuite, de perdre dans les rues assourdissantes), elle risquait d’être vendue par les mouchards de Lauderin, lesquels ne manqueraient pas de s’embarquer avec elle pour la suivre dans ses mystères. Elle n’osait même plus aller à la poste.

« Seulement le voir !… se disait-elle à présent, seulement lui parler, lui dire… Seulement entendre sa voix me répéter : Je t’adore ! »

Au bout de ses huit jours de punition, Lauderin reparut, un après-midi. Son service d’espionnage avait été bien fait. Il était satisfait. La redoutable petite fiancée n’avait jamais eu l’intention de le tromper.

Son amour, renforcé par le sentiment de la sécurité, redevenait conquérant comme au premier jour. Il n’avait cessé, pendant cette huitaine, si longue à vivre pour lui, d’envoyer des lettres et des cadeaux. Il sentait bien que Ludivine n’avait pas d’amour pour lui ; mais il la croyait incapable d’en avoir pour personne. Il se disait seulement qu’elle ne pouvait déjà plus se passer de lui, de ses madrigaux et de ses prodigalités. Lui prêtant un tempérament de fille, il comptait sur l’avenir pour se l’attacher, par la griserie de l’argent et par d’autres griseries encore, qu’il préparait en imagination pendant les insomnies dont il souffrait comme elle.

Ce fut avec un nouveau présent qu’il l’aborda. Réfrénant sa haine encore accrue et sa colère, héroïque à sa façon, sacrifiée pour cette famille qu’elle couvrait d’injures, la petite s’en tira par des ricanements.

C’était une manière déguisée de grincer des dents.

Elle avait, elle aussi, ses projets d’avenir. Le monstre intérieur qu’elle nourrissait depuis l’enfance se préparait à des représailles raffinées.

Assis face à face, ce jour-là, dans le pauvre logis où la famille souriait, heureuse de les voir raccommodés, les fiancés échangèrent des regards où tout ce qu’ils avaient d’atroce en eux, l’un et l’autre, étincelait et se croisait, comme deux lames empoisonnées.