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L’Ex-voto/15

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Aux Éditions de l’Estampe (p. 223-240).
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XV

Vers le milieu de juillet, M. et Mme Jules Lauderin vinrent, comme ils faisaient souvent, passer quelque temps chez leur frère et beau-frère, ils devaient apporter en grande partie le trousseau de la fiancée, commandé dans leur magasin des Ternes. Les mesures pour la robe de mariée, destinée à éblouir la ville, seraient prises pendant ce séjour. Et les deux commerçants referaient le voyage en septembre, pour assister aux noces.

Cette arrivée, ces apprêts, surexcitaient la famille de Ludivine, et aussi son fiancé. Le quartier potinait. Seule, la jeune fille restait indifférente, du moins en apparence, car, intérieurement, c’était la grande angoisse.

Elle craignait sa belle-sœur future, qui n’allait pas manquer de la surveiller de près, sur l’instigation de Lauderin. De plus en plus, son projet de revoir Delphin devenait hasardeux, sinon irréalisable.

Pour ne rien laisser paraître de ces anxiétés, elle prit sur elle, affectant quelque amabilité, d’accompagner son fiancé jusqu’à la gare, afin d’accueillir avec lui ses invités et parents.

Plein de ravissement et de surprise, il ne savait comment remercier de ses bonnes dispositions l'irascible petite. Mais après les effusions de l’arrivée dans la poussiéreuse petite salle d’attente, quand il se retrouva, dans la voiture, en face de sa famille, se sentant soutenu par la présence de ses pareils, il reprit vite son arrogance et ses familiarités, soucieux de leur faire voir le progrès accompli dans le cœur difficile de sa promise.

Ludivine, qui pensait à d’autres choses, le laissa faire, donnant l’impression de s’être enfin adoucie, civilisée, au contact du monsieur qui daignait épouser cette fille de basse classe. La voyant silencieuse, M. et Mme Jules Lauderin la crurent enfin intimidée par le beau monde dans lequel elle allait pénétrer. Ils furent flattés dans leur orgueil. Redressés, ils eurent un ton supérieur pour la féliciter sur le bon air qu’elle avait pris, et sur cette toilette et ce chapeau (venus tout droit de chez eux), qui lui allaient si bien.

Serrant les lèvres sur des insolences, Ludivine, qui ne perdait rien de leur manège, esquissait des petits sourires de politesse.

L’air de famille qu’elle observait entre Jules Lauderin et son frère, les couleurs voyantes que portait Mme Jules Lauderin, brune insignifiante et fardée, le chypre dont elle était parfumée, son parler prétentieux déchaînaient mille ironies dans l’esprit de la petite Honfleuraise, douée, comme tous ses compatriotes, du sens aigu de la caricature. Elle sut se taire pourtant, malgré toutes les réflexions emmagasinées à la seconde. Elle tenait à ce que la première impression fût bonne, afin que, mise en confiance, la belle-sœur ne devînt pas pour elle un espion par trop malveillant.

— Pourquoi ne vous mettez-vous pas de poudre ?… demandait celle-ci. Pourquoi votre fiancé ne vous a-t-il pas encore fait cadeau d’un flacon de parfum ?

Mais, aller jusque-là, la petite barbare ne pouvait s’y résoudre. De la poudre sur ses joues salées, des parfums sur son corps de jeune sirène, c’était trop lui demander. Elle trouvait déjà suffisamment comique d’être habillée comme elle l’était, après des années en cheveux et en tablier bleu.

— Nous dinons tous ensemble, ce soir ! annonça Lauderin.

Et quand ils furent tous les quatre à table, parmi les dorures du Grand Café Maritime, la conversation se fit aussi oiseuse qu’animée.

Quelques exclamations et réflexions sur la chaleur amenèrent :

— Quelles belles promenades nous allons faire ensemble en voiture !

— J’irons aussi en mer ! fit intentionnellement Ludivine.

— En mer ?… se récria la belle-sœur. Jamais de la vie ! Ça me fait peur, et ça me rend malade, moi !

C’était tout ce que la jeune fille voulait savoir.

Un éclair dans les yeux, elle entrevit la possibilité, vague encore, de rencontrer une seconde fois Delphin dans la baie. Il fallait étudier la question. Elle aurait toute sa nuit pour cela. Vite elle s’exclama :

— Moi j’adore courî l’flot ! J’y r’tournerai bientôt !

— Eh ben !… dit Lauderin, je ne me suis pas si mal tenu, l’autre jour, pour quelqu’un qui n’a pas le pied marin ! En somme, il n’y a pas eu d’accident grave…

L’œil de Ludivine l’inquiéta :

— Je crois que je m’y ferais comme un autre !… conclut-il en baissant le ton.

Puis, changeant brusquement de sujet :

— Et Paris ?… Qu’est-ce que vous nous en dites, les enfants ?

Ce fut, là-dessus, un assourdissement. On eût dit que les trois Lauderin venaient de se donner le mot.

Les affaires florissantes du magasin des Ternes, les boulevards, les cinémas, les music-halls, la politique, les modes nouvelles, tout y passa. Ils parlaient entre eux, avertis, mondains, ostentatoires, en ayant l’air d’ignorer soudain, au milieu d’eux, la présence de la petite Bucaille, cette inférieure. Et cependant ce n’était que pour elle qu’ils parlaient.

Les yeux fixes, elle leur abandonnait la conversation, leur donnant à penser qu’ils l’éblouissaient. Cela dura jusqu’au dessert, Alors, satisfait, plein d’indulgence pour la pauvrette :

— À quoi pense la petite chérie ?… demanda le fiancé. On est là à bavarder de choses qu’elle ne connaît pas… Qu’est-ce que vous voulez ! Les vieux Parisiens sont incorrigibles, et…

— Oh ! ça n’me nuit point ! interrompit-elle. J’entends pas !… Je suis m’n’idée pendant c’temps-là, et j’ai pas besoin d’personne à mon bord.

— Et peut-on savoir quelle est votre idée ?… fit la belle-sœur, un peu pincée.

— J’pensais, dit sans sourciller Ludivine, que j’aimerais bien aller pêquer des moules au Ratier, ces jours. Nous v’là dans la grande lune et ça va découvrir en plein.

Elle rêva quelques secondes, puis poursuivit, exagérant tout, à dessein d’humilier ces trois dans l’irritante vanité qu’ils venaient, pour la rabaisser, d’étaler devant elle :

— J’y allais, y a pas si longtemps, cueillir la moule !… raconta-t-elle. J’gagnais douze francs d’la journée. Est un métier, cha ! Faut débarquer dans l’eau et la vase, qu’on en a les gambes embourbées jusqu’à une hauteur démesurée !

— Quelle horreur !… cria la belle-sœur.

Et, tout à coup, Ludivine se mordit les lèvres, avec un furieux battement de cœur. Une idée venait de la traverser, lumineuse : rejoindre Delphin au Ratier, sûre que les autres ne l’y suivraient pas.

Elle remit à plus tard l’élaboration complète de sa trouvaille.

— Y n’se passera pas bien des jours avant que j’y retourne !… jeta-t-elle négligemment.

Les protestations et les haussements d’épaules la laissèrent souriante. À partir de cette minute, la joie était en elle. Une gaîté débordante le fit bien voir. Aimable pour tous, spirituelle, mordante et flegmatique comme une fille de sa race peut l’être, sa verve endiablée transforma cette fin de soirée en une incroyable séance de fou rire. Le frère et la belle-sœur, étonnés, entraînés, se tenaient les côtes. Lauderin exultait.

Enfin recroquevillée dans son lit, en pleine nuit noire, parmi le souffle égal de ses petits frères dormant non loin d’elle. Lentement, savamment, elle combine son expédition au Ratier, elle prépare sa rencontre en mer avec Delphin, nouveau rendez-vous de mouettes.

La joue dans la main, les yeux dilatés sur l’obscurité, patiente, elle établit son difficile plan. Il faut tout prévoir et régler les moindres détails.

D’abord, elle cherche la meilleure marée et calcule que c’est celle de dimanche qui convient. Ensuite, elle décide qu’elle préviendra la veille le père La Limande, afin qu’il se tienne à sa disposition dans le port. Fiancée de l’armateur, elle a toute autorité. Pour que Lauderin n’ait aucun soupçon, elle annoncera qu’elle emmène tout le monde avec elle ; au dernier moment elle trouvera bien la dispute ou le prétexte qui les élimineront tous. Elle fera semblant de partir seule, par défi, pour contrarier, pour désobéir. Elle a déjà fait prévoir cette promenade aux principaux intéressés, qui s’y attendent comme à une dernière fantaisie de fille gâtée et capricieuse.

Reste à savoir comment elle fera pour retrouver Delphin sur le Ratier sans que le père La Limande et son matelot s’en aperçoivent. Elle cherche longtemps, et trouve.

Elle écrira à Delphin d’y débarquer par le Nord, alors qu’elle y débarquera par le Sud. Le dos d’âne du grand rocher empêche qu’on voie ce qui se passe d’un côté pendant qu’on est de l’autre. Il lui sera facile de dire à ces deux pêcheurs qu’elle veut parcourir seule le banc, pour faire ses adieux à sa vie marine. Elle sait déjà comment prendre le père La Limande, qui comprendra fort bien de tels sentiments.

Mais si, par malheur, quelqu’un des siens l’accompagne ou si c’est, — il faut supposer les plus absurdes choses, — Lauderin lui-même, ou son frère, ou sa belle-sœur…

Elle cherche encore, trouve encore.

Dans ce cas, l’expédition est manquée. Mais pour qu’en outre aucun désagrément n’en découle, elle recommandera au jeune Le Herpe, dans sa lettre, de croiser autour du Ratier, en attendant la venue de Bon-Bec, et de surveiller son débarquement à elle, Ludivine, avant de débarquer lui-même. S’il voit quelqu’un l’accompagner, il n’aura qu’à prendre le large sans rien tenter.

Enfin, pour rencontrer, sur le banc, le moins possible de figures connues, la petite Bucaille ne s’y rendra qu’au dernier moment, quand la mer est près de remonter et que les mouliers, une fois chargés, commencent à repartir. Et si des gens la reconnaissent, personne du moins ne s’avisera de la suivre, à ce moment-là, pour voir si elle rejoint ou non quelqu’un sur la grève.

Mais que dira le patron de Delphin d’une heure si saugrenue ?

Il faut que Delphin aussi soit seul. « Mon patron est un bon bonhomme, » a-t-il écrit à sa famille.

Il le laissera donc au Havre et naviguera sans personne, comme le font parfois ceux de Honfleur revenant de porter leur pêche ailleurs, et laissant leur matelot la vendre, à la criée de Trouville, par exemple, alors qu’ils rentrent seuls dans la barque.

Tout étant ainsi préparé, Ludivine se demande par quelle malchance elle manquerait cette rencontre en pleine mer, la seule qu’elle puisse essayer, maintenant.

Pendant près d’une demi-heure, elle pourra, protégée par quelque anfractuosité, parler à celui qu’elle aime, et combiner avec lui, peut-être, quelque aventure plus audacieuse encore. Et, s’ils s’embrassent entre les paroles, ce ne sera certes pas la première fois que la marée, en remontant sur le Ratier, engloutira le souvenir d’autres amours que celles des oiseaux de mer et des bêtes marines.

Le petit jour paraissait.

Sûre, maintenant, de réussir dans sa périlleuse entreprise, la petite Bucaille, épuisée, s’endormit enfin, répétant par trois fois ce mot qui représentait pour elle tant de risque et tant de joie : « Dimanche !… Dimanche !… Dimanche !… »


✽ ✽

Le lendemain, qui était un mercredi, joyeuse et perverse, elle embrassa Lauderin, dès qu’elle le vit, sur sa moustache rousse.

Il venait la prier de venir voir déballer par Mme Jules Lauderin les merveilles apportées de Paris.

Il fut si troublé du bel accueil qui venait de lui être fait qu’il accepta de repartir sans sa fiancée. Elle devait le rejoindre dans une demi-heure, ayant quelque besogne à terminer au logis. Et C’est ainsi qu’elle put tranquillement porter à la poste la lettre qu’elle envoyait à Delphin.

L’après-midi se passa dans les beaux chiffons et les essayages. Il fut longtemps parlé de la robe de mariée, du voile et des fleurs d’oranger. Le sourire de Ludivine enchantait les Parisiens. Le dîner fut aussi gai que celui de la veille.

Le jeudi, promenade en voiture. Le vendredi, visite au chantier des barques. Le samedi, nouveaux essayages ; et, le soir, un tour sur la jetée.

Quand on fut au bout, devant la mer allumée de bouées, avec son Havre au loin, collier de lueurs défait sur l’eau :

— Est demain, dit Ludivine, que j’allons au Ratier néyer ma vie d’jeune fille, premier que je me marie. La marée basse est juste au fin milieu d’l’après-midi. Est la bonne heure ! Et comme j’sommes dans la lune claire, j’aurons du champ pour nous promener.

— Elle est folle ! se récrièrent les trois Lauderin.

— Vous n’avez pas vraiment cette intention-là ?… demanda le fiancé.

— La preuve, est qu’j’ai averti l’père La Limande aujourd’hui !… fit-elle.

— Comment !… Un dimanche ? Et, d’abord, c’est une idée insensée. Je suppose que vous voulez rire !

— Vous devriez savoir, riposta Ludivine, jouant la colère, qu’insensées ou non, m’s’idées, quand j’les ai, n’sont pas où qu’les poules ont l’s’œufs !

Elle mit ses mains à ses hanches, mauvais signe, et continua :

— Quand même que j’aurais pas voulu y aller pour de vrai, rien que d’voir la goule que vous faites, j’irais esprès pour vous piquer !

— Ça y est !… cria Lauderin, désolé, elle va y aller !

— Et vous y viendrez tous l’trois avec moi !… termina la petite rouée.

Mme Jules Lauderin, qui refoulait son dépit scandalisé, ne put, là-dessus, se retenir.

— Vous voulez vous moquer de nous !… éclata-t-elle aigrement. Nous ?… Vous nous voyez allant au Ratier ? D’abord, je vous ai dit que je ne pouvais pas supporter la mer, mon mari non plus ! Ensuite vous ne pensez pas que nous irions envaser nos chaussures et nous crotter jusqu’à la taille pour vous suivre dans vos absurdités ?…

Elle n’en avait jamais tant dit. Ludivine, que cette réponse prévue enchantait, fit l’offensée et les quitta brusquement, retournant tout droit chez elle.

Lauderin courut le long de la jetée pour la rattraper, pour excuser sa belle-sœur. Mais cette scène servait trop bien les projets de Mlle Bucaille.

Elle ne voulut rien entendre et rentra, claquant la porte au nez du malheureux.


✽ ✽

Elle n’avait pu parvenir à s’endormir. Ses souhaits se réalisaient si merveilleusement que le plaisir la tenait éveillée dans la nuit chaude où ses petits frères avaient un sommeil agité.

Maintenant qu’elle était en droit de bouder, rien ne l’empêchait de partir carrément seule dans la barque du père La Limande. Ce coup de tête s’expliquait parfaitement, vu son caractère impossible.

Jusqu’au moment d’aller s’embarquer, elle continuerait à refuser de voir les Lauderin, qui l’avaient fâchée. Elle savait que son fiancé n’oserait jamais donner un contre-ordre au patron de Bon-Bec. Il devait être déjà bien effaré par l’attitude de Ludivine, et elle imaginait dans quelles scènes de famille il devait actuellement se débattre. Quant à la mère Bucaille, habituée aux originalités de sa fille, elle la laisserait partir sans même chercher à la retenir.

La petite souriait dans les ténèbres. Elle se voyait d’avance naviguant vers son amour. Elle avait décidé de reprendre, pour la circonstance, sa vieille robe et ses vieux souliers d’autrefois. Ainsi serait-elle davantage semblable à son passé, plus rapprochée de son tout simple Delphin en vareuse bleue. Et, comme les vraies moulières, elle envelopperait sa chevelure d’un mouchoir de couleurs criardes qui la consolerait de tous les chapeaux parisiens qu’on lui faisait porter depuis si longtemps.

Neuf heures du matin.

Endormie enfin au lever du jour, elle reposait, anéantie par un sommeil pesant, sans rien entendre du remue-ménage de la maison. La mère Bucaille entra.

— Une lettre pour toi !…

Abasourdie et se frottant les yeux, Ludivine, tout à coup, retint un cri. Une lettre ?… Ce ne pouvait être que de Delphin. Tout était manqué. Il refusait l’expédition au Ratier.

Elle faillit déchirer l’enveloppe en l’arrachant des mains de sa mère. Une grande écriture…

— Qui qu’cha est ?

C’était un mot de Mme Jules Lauderin qui lui demandait pardon ! « Ouf !… Ce n’est que ça !… » pensa-t-elle. Mais, ensuite, rouge puis pâle, elle se mit à calculer les dommages causés par cette lettre devant laquelle il lui était impossible de continuer à bouder. Elle voulut réfléchir sur la situation. Elle n’en eut pas le temps.

— J’ai voulu t’laisser lire… commençait sa mère. Mais v’là l’affaire. Le commis qui a apporté la lettre, il a dit comme ça qu’m’sieu Lauderin nous fait prévenir de nous parer tous, qu’on va en famille déjeuner à la côte, et faire une partie, que les voitures vont passer nous prendre à dix heures et demie. Tes frères en sont dépassés de joie, qu’y font des grands plinguets dans la cuisine, ma por’fille, que j’ai cru qu’y cassaient tout là n’dans ! Et ton père est déjà à s’débrauder dans le baquet, comme si qu’y voulait s’arracher la viande !

Dans une sorte de grincement de dents, Ludivine gronda :

— J’irai point !

— Hélâ !… se récria la pauvre Bucaille, suffoquée. Et pour qui qu’t’iras point ?

— J’ai aut’chose à faire que cha !…

— Aut’chose ?…

La petite comprit qu’elle gâtait tout, qu’elle allait, à la fin, éveiller les soupçons. Vertigineusement elle pensa : « Après tout je ne dois être au Ratier que tard, j’aurai le temps de déjeuner avec eux… À Dieu vat !… »

— Est bon !… grogna-t-elle, subitement radoucie. J’vas m’décrasser et m’habiller. Mais, tout ça, véritablement, est des plaisirs précipités !

Ruminant ses angoisses secrètes, elle essaya de faire bonne figure quand Mme Jules Lauderin vint elle-même la chercher jusque dans la cuisine. Deux vis-à-vis attendaient à la porte. Au milieu d’un attroupement de gamins moqueurs, les neuf convives de ce déjeuner malencontreux s’enfournèrent, parmi des bavardages et des petits cris.

Ludivine rageait d’être en toilette. Elle avait, la veille, préparé ses nippes anciennes avec tant de cœur !

— Tant pis pour leus beaux affiquets ! Ces bottines-là emmoleront dans la vase aussi bien comme mes galoches ! Et si mon jupon et ma taille de Paris sont en perdition en r’venant du Ratier, eh ben ! y n’auront qu’à m’payer du neû !

Pendant tout le temps que dura la montée de la côte, Lauderin fit de son mieux pour effacer la mauvaise humeur de sa fiancée.

— C’est une bonne idée que j’ai eue, n’est-ce pas, petite chérie ?… Le déjeuner est commandé depuis la première heure. Nous allons passer un beau dimanche tous ensemble !…

Il avait l’air d’oublier totalement les projets personnels énoncés la veille par Ludivine. Elle était jouée. Hésitante, elle se demanda si elle allait déclarer tout de suite qu’elle ne renonçait pas du tout à sa promenade. Mais, se mordant la langue, elle se tut. Le hasard, peut-être, lui fournirait à temps l’occasion voulue.

Une chaleur orageuse faisait ruisseler les visages. Sitôt descendus des deux voitures, ils s’attablèrent tous autour de boissons et d’apéritifs. Et, quand on vint leur annoncer que leur table était mise, un commencement de griserie surexcitait déjà les enfants, provoquait les gros rires de Jules Lauderin, congestionnait la mère Bucaille, attendrissait le fiancé, rendait la belle-sœur rêveuse et Ludivine sombre. Seul, le pêcheur, sursaturé depuis des années, restait tout à fait normal.

En s’asseyant sous la tonnelle qu’on leur avait réservée, et d’où l’on pouvait voir tout l’estuaire, ils exprimèrent leur satisfaction chacun à sa manière. Puis le silence régna. La gêne des deux humble Bucaille, l’embarras des petits devant les hors-d’œuvre amusaient méchamment la belle-sœur, assez vexée de cette réunion, sans compter la réprobation croissante qui remplissait son cœur, et qu’elle tâchait de dissimuler, ne voulant pas se brouiller avec le riche frère de son mari. Ce mariage lui paraissait de plus en plus ridicule. Mais la veille encore, au cours de la grande scène à la suite de laquelle elle avait été forcée d’écrire sa lettre d’excuses, elle s’était, plus que jamais, rendu compte qu’il n’y avait rien à faire pour empêcher une aussi choquante mésalliance. Lauderin était pris. Rien ne le sauverait plus des griffes de la terrible petite Bucaille.

Elle connaissait les projets cachés de son beau-frère.

« Une fois mariée, se disait-elle, quand le café d’ici sera vendu, Pierrot établi à Paris, on pourra peut-être éduquer cette gueuse. En tout cas, on se débarrassera toujours de son inavouable famille. Et, la folie passée, le divorce est là pour quelque chose. »

En face d’elle, Ludivine :

« Il n’est qu’midi ! J’allons bien voir comment qu’le vent va s’placer d’ici ce soir. Mais, d’une manière comme de l’autre, j’embarque à mon heure, moi ! Sûr et certain qu’mon Delphin n’aura pas à m’espérer, quand y s’mettraient tous contre moi ! »

Et les deux, tout haut :

— Décidément, petite Ludivine, ce costume-là vous va à ravir ! N’est-ce pas, Pierrot ?

— Vous avez bien d’la bonté, mâme Jules ! Et j’oublie point qu’ma robe sort de vot’magasin, vous savez bien !

Cependant les vins qui circulaient commençaient à faire leur effet. Les enfants ne tardèrent pas à gazouiller, à cogner la vaisselle, à se lever de table, puis à se rasseoir, tandis que les voix des grandes personnes montaient d’un ton, et que de grands rires traversaient les conversations bruyantes.

À deux heures, ils étaient encore sous leur tonnelle. D’autres déjeuners, dans des coins voisins, leur apportaient des bouffées de gaietés mitoyennes. Le dimanche faisait partout son tapage. En bas, l’estuaire, sous un ciel blanc de chaleur, chatoyait, gigantesque coquille de nacre.

Quand ils se levèrent enfin, l’un des enfants dormait à moitié, l’autre avait mal au cœur, la mère Bucaille se plaignaït de la migraine, le père Bucaille chantait, Lauderin essayait d’embrasser Ludivine, et M. et Mme Jules se disputaient.

Les voitures les attendaient à la porte de l’hôtel. Ils hésitèrent et finirent par décider qu’ils iraient plutôt s’asseoir sous les arbres qui sont autour de la chapelle, parmi la petite foule endimanchée qui prenait là ses ébats.

Il y avait vêpres à l’intérieur, et le salut devait suivre. Cherchant une place sur l’herbe, la compagnie, le sang à la tête, finit par échouer du côté du calvaire, devant les balustrades sur lesquelles on s’appuie pour regarder l'horizon.

Des familles venues du Havre ou d’ailleurs se précipitaient, sitôt la côte montée, non pour regarder l’impressionnante immensité, mais pour courir droit au tableau topographique, inscrit dans de la faïence, sur lequel figurent tous les points de la côte d’en face, tous les bancs de la baie, avec des flèches indiquant l’orientation des grandes capitales du monde.

Penchés là-dessus, les gens, d’un geste identique, plongeaient, puis, relevant le nez, étendaient l’index dans toutes les directions, enchantés de comprendre d’emblée cette carte qui les détournait si bien de la simple splendeur du large. Les hommes expliquaient longuement aux femmes, qui n’écoutaient qu’une minute, et se remettaient à parler entre elles de tout autre chose.

Un peu plus loin, une longue vue braquée sur le Havre attirait quelques curieux, principalement des Havrais obstinés à découvrir, à travers la distance, la place de leur maison, qu’ils venaient pourtant de quitter en prenant le bateau exprès pour cela, et qu’ils connaissaient assez pour qu’elle n’eût rien de spécialement palpitant à leurs yeux.

Il va sans dire que Lauderin, à son tour, fut s’absorber dans l’étude de la carte de faïence, et qu’il l’expliqua aux femmes, qui n’entendirent même pas. Ensuite, M. Jules Lauderin sortit de son étui la jumelle perfectionnée qu’il portait en bandoulière et se mit en demeure de la faire passer de mains en mains, avec force démonstrations, qu’il donnait autant pour le petit public étranger qui l’écoutait que pour ses compagnons de table.

— J’aime mieux la longue-vue !… dit Ludivine, quand elle eut regardé.

Magnifique, Lauderin tira de son portefeuille un billet de cinq francs, et, le donnant à l’homme :

— Faites-voir à mademoiselle !…

Les petits frères réclamèrent. Ludivine les laissa tant qu’ils voulurent examiner la côte, diriger l’instrument dans tous les sens. Elle attira même d’un signe Mme Jules. Son moment à elle n’était pas encore venu. Car une idée venait de lui naître.

Quand la mère Bucaille elle-même eut, maladroite et se bouchant un œil avec le poing, observé la Seine-Inférieure :

— Maintenant, c’est à moi !… réclama Ludivine.

— Elle fit semblant de s’intéresser au château de Mortemart, à Harfleur, à la Hève, aux maisons Dufayel. Puis :

— Montrez-moi les bouées du Ratier, à c’t’heure !

— On n’les voit plus, rapport aux arbres… dit l’homme. Faut aller aux Bruyères.

Là-dessus, se redressant comme reprise par une idée fixe pendant longtemps oubliée :

— Y a pas ! Faut qu’j’y aille ! s’écria la jeune fille. Allons !… V’nez-vous, vous tous ?… Le père La Limande nous attend dans l’port ! Ça nous fra du bien, après toute c’te chair que j’avons mâquée et tout c’vin qu’j’avons entonné !

Elle riait. Mais son cœur battait si fort qu’elle en avait la parole coupée. « S’ils allaient dire oui ?… » pensait-elle, épouvantée.

Elle comptait bien que la dispute de la veille allait recommencer. Mais voici qu’accablés par leur déjeuner et la chaleur, retournés à leur banc de bois, ils ne lui répondaient aucun, la regardant seulement d’un air morne. Le petit Armand, contre la mère Bucaille, dormait déjà. Celle-ci se tenait la tête. Maurice toussait ; Mme Jules souriait vaguement ; M. Jules manipulait sa lorgnette ; le père Bucaille regardait du côté de l’hôtel, désireux de retourner boire un coup ; Lauderin levait les yeux en l’air.

— Répondrez-vous, tous, par un bout ou par l’autre ?…

Quelques passants s’amusaient. Un imperceptible haussement d’épaule de la belle-sœur, et ce fut tout. Personne ne pouvait croire que Ludivine parlât sérieusement. Ils avaient les voitures pour finir l’après-midi par une promenade. En attendant, nul d’entre eux ne désirait quitter cette place où l’on était à peu près bien.

Réprimant l’émotion de son immense espoir :

— Est bon !… dit Ludivine. Puisque personne ne bouge, à la revoyure !… Moi, j’m’en vais !

Pressée, un peu haletante, elle se dirigeait déjà, d’un grand pas joyeux, vers la descente. Elle se retourna : Lauderin courait derrière elle.

— Vous n’allez pas faire ça, voyons !… C’est ridicule !… Non !… Vous plaisantez, n’est-ce pas ?

Il vit ses yeux, et trembla :

— Et les voitures qui nous attendent ?

— Eh ben ! vous irez vous guimbarder sans moi !

Elle continuait d’avancer dans la côte, ruée vers son désir.

— Allons, Ludivine !… Revenez là-haut ! Ça suffit !

Elle s’arrêta net, le brûla d’un regard de haine, et, tout bas à cause des gens qui circulaient :

— Vous croyez qu’c’est parce que vot’belle-sœur m’a écrit des mignardises que j’f’rai point c’que j’veux faire ?… J’ai dit qu’j’irais au Ratier aujourd’hui, j’irai !

Inspirée, elle trouvait enfin ce qu’il fallait. Puisqu’il n’y avait pas eu la scène qu’elle attendait, elle reprenait celle de la veille, voilà tout.

Elle put croire que la partie était gagnée. Lauderin, resté sur place, la laissait descendre sans la suivre.

— J’y suis ! se dit-elle avec une envie de crier.

La tête en avant, elle se mit presque à courir. Une voiture qui venait derrière elle, au bout de quelques minutes, fit qu’elle prit sa droite, tout en continuant à se dépêcher.

— Ludivine !

Elle bondit, arrêtée. Dans la voiture, il y avait Lauderin.

— Puisque vous êtes absolument folle, dit-il en descendant, je ne vous laisserai pas aller toute seule au Ratier. Il faut que je vous aime, vous savez !

Le petit sourire de l’héroïsme relevait sa moustache :

— Allons ! Montez !

Il lui fallut toute la force dont elle était capable pour maîtriser le rugissement de sa colère. Mais renoncer à son équipée, maintenant, c’était dévoiler tout. Elle eut le courage, en s’asseyant sur les coussins de cuir, de murmurer :

— Est gentil, ça !… À la bonne heure…

Mais fermant les yeux, prête à s’évanouir, elle ne put pas prononcer un mot de plus. La voiture, repartie, les cahotait tous deux dans la côte, avec un grincement aigu venu du frein serré à fond.