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L’Horreur allemande/07/06

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 117-127).

VI

LA GUERRE FANTASTIQUE

19 août.

Aujourd’hui, montée aux Dolomites. Il a neigé cette nuit et il fait ce matin un froid qui vous saisit, après que l’on a quitté, depuis une vingtaine d’heures à peine, l’été brûlant des terres basses. Bien que de gros nuages demeurent encore dans les cités chimériques d’en haut, le fond de l’air est pur, et on y verra de loin.

Nous commençons l’ascension en automobile et, quittant bientôt la route qui était pour les touristes d’antan, nous en prenons une toute neuve qui est aussi belle, une de ces routes militaires que les Italiens ont été obligés partout de tailler et de remblayer, avant de commencer les batailles ; il est d’ailleurs invraisemblable que, sous le feu de l’ennemi, ils aient pu faire cela si vite et si bien ; par exemple, on n’a pas eu le temps de soigner les garde-fous, et, dans les tournants brusques des lacets, comme il faut conserver la vitesse, sans quoi la machine ne monterait pas, il est bon de recommander son âme à Dieu.

Par une illusion commune en montagne, les autres sommets — les autres que celui au flanc duquel nous courons en ce moment. — nous font l’effet de s’élever avec nous, de nous accompagner dans notre montée en l’air. Nous sommes encore parmi les sapins et les mélèzes, mais tout à l’heure nous atteindrons la région plus à pic, ou les pierres seront seules. De temps à autre, gronde un obus ; au milieu de tant de rochers, les sonorités et les échos continuent le bruit qu’il a fait, et c’est comme un coup de tonnerre qui se prolongerait trop longtemps. Voici, dans un repli, beaucoup de tombes, parmi des arbres arrachés et fracassés : c’est qu’une énorme avalanche s’est abattue là en avril ; en même temps qu’elle a tout saccagé sur son parcours, elle a englouti une centaine de soldats, que l’on n’a pu retrouver qu’à la fonte des neiges, et qui dorment à présent, sous ces petites croix, au milieu d’un grand désordre d’arbres chavirés et de pierres bouleversées. (Dans les Dolomites, les Italiens, en plus de tant d’autres dangers, ont aussi à compter avec le caprice des avalanches.)

Çà et là on voit passer en l’air des espèces de tout petits chariots qui courent sur de minces câbles d’acier ; ils traversent d’effroyables abîmes, pour aller comme à vol d’oiseau d’une cime à une autre, et on dirait, de loin, des perles noires enfilées, qui glisseraient sur leur fil. Ce sont les « téléfériques », un mot qui ne peut se rendre en français que par une périphrase. Les Italiens, dans une pareille région, ont été obligés de développer à outrance ces frêles communications aériennes, et on se représente quelles difficultés pour les établir ! Des compagnies de cent, cent cinquante hommes grimpeurs, portant à la file sur leurs épaules des centaines de mètres de câble d’acier, ont mis des heures, des jours, à faire d’impossibles ascensions dans les Dolomites, s’accrochant avec leurs bâtons ferrés, perdant pied quelquefois pour les plus terribles chutes d’ensemble ; arrivés enfin au but, agrippés là on ne sait comment, ils ont scellé dans le roc vif les énormes anneaux dans lesquels les câbles courent si aisément aujourd’hui, pour un continuel va-et-vient. Tout s’achemine maintenant par ces voies-là, des vivres, des projectiles, de l’eau, même des hommes et des canons ; en quelques minutes arrivent ainsi sur les crêtes les plus escarpées des petits chargements qui jadis auraient mis des jours à faire la vertigineuse escalade, et la vie sur les cimes en a été tout à fait changée. On se figure ce qu’elle devait être, au début de la guerre, la vie de ces soldats ermites qui, dans les cavernes des extrêmes hauteurs, ont dû rester parfois, en hiver, jusqu’à trois mois sans communications avec le reste du monde, dans une atmosphère glacée, se nourrissant de conserves et buvant de la neige fondue !

À mesure que nous montons, par les courts lacets, l’air se fait de plus en plus léger, frais et vivifiant ; on se grise à le respirer. Les autres Dolomites, les gigantesques voisines, continuent de pousser, pourrait-on dire, de s’étirer vers le ciel comme pour nous y suivre ; la plupart de leurs donjons, émergeant de leurs suaires de neige, nous dominent encore, et vraiment on comprend que les Autrichiens, qui y sont retranchés dans des trous, aient été en droit de s’y croire inexpugnables. La guerre victorieuse, que nos Alliés leur font ici, est le comble de l’invraisemblance. — Et le canon continue à tonner de temps à autre, éveillant des sonorités infinies dans ce lieu qui était jusqu’à nos jours le haut royaume du silence.

La route à présent est presque constamment en vue de l’ennemi, perché sur les pics d’en face, aussi l’a-t-on camouflée avec grand soin ; nous roulons entre de véritables haies et sous de véritables voûtes de branches vertes de sapin, attachées par des fils de fer. Tout cela exige du reste beaucoup d’entretien et, de distance en distance, des soldats, bien plus exposés que nous car ils sont immobiles, travaillent à réparer, avec des branches fraîches qu’ils ont apportées, les dégâts qu’a pu faire le vent, dans ces charmilles artificielles.

Notre auto enfin s’arrête, au point terminus de l’étonnante route, et c’est dans un grand repli de la montagne aux flancs gris, dans un retrait absolument abrité des longues-vues autrichiennes. Il y a là presque une ville militaire, improvisée, que je n’attendais pas, des baraquements très vastes en bois de sapin, des ateliers, une ambulance, et, au milieu de ces bâtisses neuves, des soldats coiffés du petit feutre à plume d’aigle s’empressent à mille travaux de terrassement et d’installation, comme pour faire face à une guerre appelée à durer longtemps encore. On va aussi prolonger la route, mais la partie commencée, où les terrassiers travaillent, est très en vue, et il faut la camoufler à mesure… C’est étrange de trouver tout ce monde et toute cette bruyante activité dans un recoin de montagne où naguère les aigles étaient seuls à habiter, au milieu d’un calme éternel ! Nous sommes à environ deux mille mètres de haut, dans un décor extravagant et formidable. Devant nous, séparés par des gouffres où courent des nuages, se dressent deux autres amas de Dolomites qui encombrent le ciel ; ils montent verticalement depuis les abîmes d’en dessous et sont couronnés de dentelures comme des clochers ; ce sont du reste ceux qui ressemblent le plus à des cathédrales, mais des cathédrales qui dépasseraient plus de cent fois les habituelles proportions des monuments humains.

— C’est le second de ces deux pics qu’il nous faut conquérir à présent, et que nous allons attaquer un de ces prochains jours, me disent les officiers qui se sont groupés autour de moi.

Attaquer cela, conquérir cela par assaut, on croit rêver en entendant des propos pareils. Et ils continuent leurs explications :

— Là-bas, vous voyez cette grande cassure toute fraîche ? C’était la place d’une des cornes de la montagne, que nous avons fait sauter l’autre jour. Bien entendu, le poste autrichien, qui s’y était établi dans des cavernes, a sauté du même coup, et roulé jusqu’en bas, avec un déluge de pierres…

Si l’on n’avait pas les preuves que tout cela est réel, on se figurerait entendre débiter quelque conte à la Jules Verne, composé pour émerveiller les enfants.

— Si vous désirez monter plus haut, me dit ensuite le commandant de cette cité des grimpeurs, nous avons un téléférique qui vous élèvera encore de huit cents mètres (à peu près trois fois la tour Eiffel). Et c’est l’affaire de dix minutes.

Soit ! Mais le wagonnet de téléférie, ici, n’est guère engageant. Tous ceux que j’avais vus ailleurs étaient des espèces de petites corbeilles, très acceptables en somme pour un trajet dans les airs. Celui-ci est une simple planche, comme un dessus de table sans le moindre rebord ; on y a sa largeur et sa longueur, à peine plus ; on s’y assied, ou on s’y couche, au choix ; comme c’est une planche qui doit cheminer un peu inclinée, il y a tout de même, du côté des pieds, une barre de bois où l’on peut s’arc-bouter des talons, afin de ne pas glisser. Pour des gens affligés de vertige, ce genre de wagonnet-là serait infiniment plus à redouter qu’un avion, dans lequel au moins on est assis sur un fauteuil et maintenu jusqu’à mi-corps par quelque chose de solide qui, en cas d’étourdissement, vous empêcherait toujours d’aller vous écraser sur le sol. Tandis qu’ici, rien. On m’avertit du reste qu’une fois lancé je n’aurai plus la possibilité de m’arrêter, car la planche inverse, qui me fera contrepoids, aura commencé de redescendre de là-haut ; elle ramène cette fois, paraît-il, un malade, évacué des postes extrêmes vers l’ambulance, et nous nous croiserons à mi-chemin. Tout cela semble très naturel à ces hommes qui vivent ici, qui à toute heure du jour ou de la nuit circulent dans le vide comme chez eux, et pour aller se battre, pour courir à leurs aventures au-dessus des nuages. Désirant me faire plus d’honneur, ils apportent une couverture de soldat qu’ils étendent sur la planche aérienne, et le départ a lieu, sans la moindre secousse, — à part une trépidation légère, — même sans le moindre bruit, — à peine le crissement discret du frêle câble qui m’entraîne dans l’espace. Aussitôt les groupes d’Alpins fuient rapidement au-dessous de moi. Ensuite ce sont les pics, les rochers en aiguilles, par-dessus lesquels je file comme un oiseau qui plane, ils ont l’air de s’enfoncer les uns après les autres, de se dissoudre dans les entrailles de la terre…

Au bout de cinq minutes environ, je croise de tout près la planche inverse, qui redescend avec son triste fardeau. Il passe, il plonge, le pauvre malade, étendu les pieds en avant, les yeux fermés, sur la planchette inclinée. Un autre soldat, pour le garder, s’y est assis avec lui, du côté de la tête, le surveille et le maintient entre ses genoux. Une vision furtive : à peine ai-je eu le temps de les entrevoir, ils ont disparu…

Il y aura quand même une petite satisfaction à arriver au but, surtout pour une première fois, et on ne peut s’empêcher du reste de songer que la descente aura lieu sur la même planche sans rebord et par la même ficelle ; seulement les aiguilles des rochers, au lieu de rentrer dans la terre, auront l’air de surgir de partout, de pousser comme des asperges géantes dans une prairie au printemps…

À la petite gare terminus, qui est un trou dans le roc, d’autres Alpins m’accueillent, et c’est là que m’attendait la capitale surprise du voyage : une galerie dans la pierre vive, une galerie qu’ils ont creusée et qui a plusieurs centaines de mètres de long, avec des meurtrières par où des canons — comment les ont-ils juchés là ? — passent la tête et regardent l’ennemi ! Il y a aussi des machines foreuses, sans cesse au travail et qui gagnent chaque jour trois ou quatre mètres en profondeur, perçant la montagne de part en part. Vraiment on peut dire que nos amis italiens, à force d’audacieuse patience, ont tenu et gagné là une série de gageures contre l’équilibre et contre le sens commun.