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L’Horreur allemande/12

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Calmann-Lévy (p. 213-225).

XII

BONNES FÉES, CHARMANTES FÉES

C’est un genre de fées qui, il y a trois ans à peine, était tout à fait inconnu et même impossible à prévoir, mais que la grande ruée barbare a fait soudainement éclore en Amérique. En l’an de grâce 1917, ce genre est devenu très commun dans tous nos territoires dévastés ; depuis longtemps je le savais, cependant je n’avais encore eu l’occasion d’en approcher aucune, de ces bienfaisantes fées-là. Hier seulement j’ai tenté d’en voir, dans une petite ville fantôme où l’on m’avait dit qu’une quinzaine d’entre elles étaient venues se poser.

Le décor où elles me sont apparues était effroyable, il va sans dire : une ville ignoblement saccagée, au milieu d’une région de vergers où tous les arbres à fruits avaient été sciés par les Barbares à un mètre du sol ; un chaos de ruines, où s’entendait furieusement le tonnerre de la grosse artillerie proche.

— Je vais vous conduire chez elles, m’avait gentiment offert un des officiers cantonnés là.

Et chemin faisant il me disait :

— Ce sont d’adorables créatures ; vous n’imaginez pas le bien qu’elles font, et avec tant de discernement, d’intelligence et de bonne grâce !

Quand nous eûmes franchi quelques lamentables groupes de maisons démolies, nous aperçûmes un baraquement de bois blanc tout neuf :

— C’est ici, me dit-il, qu’elles demeurent.

Il m’ouvrit la porte, en familier, et m’introduisit dans un tout petit salon, meublé avec la plus extrême simplicité distinguée et où flottait un discret parfum. Deux des fées, averties de ma présence, arrivèrent aussitôt par une petite porte du fond ; c’étaient même les cheffesses des autres fées d’alentour : deux femmes, grandes, sveltes, suprêmement élégantes l’une et l’autre dans leurs costumes d’une humilité voulue, couleur bleu horizon comme ceux de nos soldats. Chacune fumait sa cigarette, — une cigarette orientale répandant la plus fine odeur de là-bas.

— Il faut nous excuser, dirent-elles, sans notre cigarette nous ne nous sentons bonnes à rien.

Et elles m’en offrirent, dans leurs petites boîtes d’or, ce qui tout de suite nous mit en sympathie… Je me serais senti gêné tout de même, comme un intrus, avec mon air d’être venu les interviewer, sans leur aisance communicative et leur exquise belle humeur.

— Ce que nous faisons, me répondirent-elles en riant, mais toutes sortes de choses. Nous bâtissons, nous défrichons. Nous vendons aussi, et nous vendons de tout, nous tenons de tout : des conserves, des lits, des poêles, des souliers, des vaches en vie… Nous projetons même d’ouvrir un rayon de poules et de lapins !

Et c’était si amusant, en même temps que si beau, de les entendre, dans cette maisonnette, parler ainsi, ces reines de la richesse et du luxe, dont l’une était la fille d’un célèbre milliardaire ! Depuis six mois déjà elles habitaient ici, confinées au milieu de ces désolations et ardemment occupées à faire les Petites-Sœurs-des-Pauvres, elles qui auraient pu vivre dans le faste et s’offrir les plus sardanapalesques fantaisies ; non seulement elles donnaient l’or à pleines mains, mais, ce qui est mille fois plus noble et plus rare, elles donnaient leur temps, leur intelligence et leur cœur sans compter.

Elles avaient dans la voix quelque chose d’un peu décidé, de brusque et d’autoritaire qui n’était pas de chez nous, mais que tempéraient toujours des inflexions de bonté compatissante dès qu’il s’agissait des pauvres et des humbles. Je vis tout de suite les étonnements que les paysans et paysannes de nos vieilles provinces de France leur causaient, à elles, habituées aux conceptions larges et ultra-modernes ; la maladresse et la presque répugnance de nos campagnards à se servir de ces nouveaux tracteurs de labour, qu’elles avaient introduits dans la région par douzaines, les faisaient légèrement sourire. Elles étaient surprises, aussi, ces grandes cosmopolites dont la patrie d’ailleurs n’a pas encore de passé, elles étaient surprises et touchées de l’affection profonde de ces pauvres gens pour le plus modeste logis héréditaire, pour le plus petit coin du sol natal.

— Il nous en arrive tous les jours, disaient-elles, qui revoient leur pays pour la première fois depuis leur fuite devant les Barbares ; souvent il est à peine reconnaissable, le tas de pierres qui fut leur demeure ; c’est égal, c’est là qu’ils veulent obstinément habiter ; en vain nous leur offrons de leur bâtir ailleurs une maisonnette plus confortable ; non, c’est là même, parmi leurs décombres, à cause parfois d’un vieux puits qui est resté en place, ou d’un vieil escalier de pierres, d’un vieil arbre. Et alors il nous faut céder, pour ne pas leur faire plus de peine.


J’étais curieux de voir ces magasins « où elles vendent de tout ».

— Soit ! Allons ! disent-elles gaiement, et elles se lèvent. Encore une autre cigarette blonde ; pour la route, un bâton, qu’elles tiennent comme sans doute la Grande Mademoiselle devait tenir sa longue canne, et elles me précédent, droites, cambrées, élégantes dans leur marche comme dans leurs poses assises. Nous voilà dehors, au milieu des désolations et piétinant dans la boue. Mais c’est tout près, leurs magasins hâtivement construits, et du reste c’est déjà un véritable quartier, presque un village, en bois blanc flambant neuf, aux abords duquel s’entassent en monceaux des caisses à étiquettes américaines, non encore déballées. En effet, il y a de tout là dedans, sur les larges étagères bien neuves qui sentent bon le sapin ; ici, l’entrepôt des couvertures de laine, la celui des machines à coudre, ou celui des tables, celui des manteaux ou celui des cuvettes…

— Oh ! ne croyez pas que tout est donné chez nous, disent-elles ; sur un ton enjoué : et drôle ; non, nous vendons aussi très souvent. Ce n’est gratis que pour les tout à fait pauvres, les vieux ou les malades. Nous faisons payer les autres, pour ne pas qu’ils perdent l’habitude du travail, ce à quoi ils seraient un peu enclins, après leurs si longues souffrances. Il est vrai, nous vendons à perte, comme par exemple cinq francs ce qui nous en coûte trente ; mais c’est égal, nous sommes des marchandes, vous savez !

— Ce que cela doit vous sembler nouveau !

— Oui, plutôt !

Et elles rient de bon cœur.

— Et puis nous avons beaucoup de comptes à tenir, ajoutent-elles, car nous sommes soutenues par cinq ou six cents comités, échelonnés de New-York à San-Francisco.

Qu’elles soient soutenues par des comités, la plupart de ces bienfaitrices de notre France, j’en suis convaincu en effet ; mais, pour ce qui est, des deux fées ici présentes, je crois bien qu’elles disent cela par humilité, et que c’est surtout leur fortune personnelle qui fait tous les frais.

Elles ont installé un atelier de menuiserie pour les petits garçons, qui, avec tant de caisses d’emballage venues d’Amérique, fabriquent des meubles, et puis les vendent.

Elles ont installé un atelier de couture pour les petites filles.

Oh ! les pauvres petites, de huit à dix ans, que j’ai vues là, pâlies par les séjours dans les caves, au temps où l’on bombardait, abruties par les longues frayeurs, et voûtées par le rude travail précoce que les Allemands leur imposaient, car ils les employaient comme servantes (?) dans leurs tranchées. Pour les redresser, ces dernières, les fées qui songent à tout ont mis dans leur ouvroir des appareils de gymnastique.

Elles ont installé une crèche pour les bébés sans maman, qui à cette heure font la sieste dans leurs berceaux. Elles m’en désignent un qui vient de se réveiller :

— Sur la naissance de celui-ci, disent-elles, il y a un drame. C’est, hélas ! un petit Boche.

Le drame, je le devine. Il n’est sans doute pas bien méchant encore, tout Boche qu’il est, car il les a reconnues et il leur sourit en leur tendant ses petits bras.

Elles ont installé une hôtellerie avec une salle à manger pour les nouvelles revenantes, celles qui, à leur retour, ne trouvent plus de toit à leur maison, ou même plus de maison du tout. Une douzaine de pauvres femmes sont là ce soir, assises dans des attitudes de fatigue et de consternation ; mais, à l’entrée des grandes dames blondes, elles trouvent le moyen de sourire et se lèvent pour faire des belles révérences.


Elles consentent, les dames bleues, à ce que je les accompagne dans leur tournée du soir aux villages ou hameaux d’alentour. On fait donc avancer leur auto, pavoisée aux couleurs d’Amérique, on apporte leurs fourrures, leur provision de cigarettes à bouts dorés, et nous partons en vitesse, par les routes boueuses, au milieu des arbres odieusement sciés et des fermes en ruines. Tout de suite il faut nous garer pour deux chariots énormes, surchargés de monceaux de jeunes arbres fruitiers, qui débordent et qui encombrent le chemin, de vraies pépinières en marche.

— Ah ! les voilà enfin qui arrivent, disent-elles. Nous les avions commandés en Normandie, pour replanter tous ces pauvres vergers.

Ensuite nous atteignons un plateau de plusieurs hectares, fraîchement labouré et ensemencé, où commence de s’étendre une fraîche nuance de velours vert. C’est elles, bien entendu, qui ont envoyé le grain et dirigé les semailles. Et nous apercevons, dans les lointains de cette plaine, plusieurs de ces appareils automobiles de labour, qu’elles ont fait venir ; une vieille femme ou un enfant suffit à les mener, tant ils sont pratiques, et ils défrichent presque tout seuls ces bonnes terres françaises, qui étaient depuis trois ans abandonnées.

Quand il faut ralentir notre course, pour quelque défilé de nos cavaliers qui reviennent, du front, ou même nous arrêter tout à fait, nous recommençons à entendre plus clair la symphonie furieuse de la bataille d’artillerie qui ne cesse pas ; mais ici nous sommes hors de portée des Boches, surtout depuis leur dernière reculade, qui fut, comme on sait, tellement piteuse.

Ces villages que nous visitons ensemble avaient été ignoblement détruits, il va sans dire ; mais aujourd’hui on commence d’y voir beaucoup de toits neufs, de murs tout neufs ou raccommodés de frais, et des contrevents aux fenêtres, même des petits rideaux, — et c’est leur œuvre, à elles. Les exilés, qu’elles ont fait avertir, reviennent petit à petit et se réinstallent. Je vois du reste qu’elles connaissent tout le monde, et qu’elles appellent par leur prénom les enfants qui s’empressent à leur rencontre.

Une quantité de bonnes femmes sont là, dans ces maisonnettes si vite réparées, des mères de famille, assises avec leurs enfants autour des fourneaux que les fées leur ont donnés et où leur dîner est en train de cuire. Dans toutes les chambres, il y a des lits de fer, bien propres, bien neufs, et de gentils meubles de bois blanc.

— Ce qui nous donne le plus de peine à remplacer, me disent-elles, ce sont les vitres ; après ces deux ou trois années de bombardement, on n’en trouve plus à cent lieues à la ronde ; aussi, regardez, nous n’en mettons que deux par fenêtre ; les autres, nous les remplaçons par ces toiles gommées, qui sont transparentes. Et on n’y voit pas trop mal comme ça, n’est-ce pas, ma bonne dame ? demandent-elles à une maman qui raccommode des bas.

Ailleurs, une aïeule toute blanche somnole à moitié dans un fauteuil.

— Ah ! bonsoir, grand’mère. Vous allez mieux de votre jambe, aujourd’hui ?

Et, pour leur parler, elles n’ont plus aucune rudesse.

Dans un autre village, je me souviens d’une grosse, grosse vieille, grognon, qui se plaint très aigrement qu’elles lui ont envoyé un lit trop étroit. Elles me regardent alors, en souriant du coin de l’œil, comme pour me dire :

« Croyez-vous qu’elle en a, un aplomb, celle-là ! »

Mais elles répondent, sans la moindre humeur :

— Ne vous fâchez pas, ma bonne dame. Demain matin nous vous en enverrons un plus large. N’avez-vous pas besoin d’autre chose ?

Peu à peu s’assemblent autour d’elles beaucoup de pauvres femmes qui ont quelque grâce à demander ; bien vilaines pour la plupart (car, les jolies, on se figure ce que les Boches en ont fait), bien vilaines, trop tôt flétries, vieilles et courbées avant l’heure ; toute une triste humanité qui a souffert mille morts et qui s’est ratatinée sous la botte des Barbares. Au milieu de ces humbles, les deux étrangères, qui les dépassent d’une demi-tête, semblent encore plus élégantes, plus alertes et désinvoltes dans leurs longs vêtements bleus ; vraiment elles ont l’air de créatures d’une tout autre espèce, avec leur bâton qui est sans doute leur baguette magicienne, — la baguette qui fait sortir de terre les maisons et le blé, les meubles, la nourriture et le bon chauffage. Et c’est là surtout que s’impose à mon esprit cette appellation de fée, qui, mieux que toute autre, leur convient.