Aller au contenu

L’Horreur allemande/11

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 205-210).

XI

L’HORREUR ALLEMANDE EN SERBIE

Mars 1918.

Chez nous, ceux de l’arrière que contrarient nos petites restrictions encore si anodines, qui se lamentent du manque de pâtisserie ou de la cherté des cigares, se représentent-ils bien ce qui se passe, depuis bientôt quatre ans, sous la botte des Barbares, dans nos régions envahies ? Arrêtent-ils leur pensée, autant qu’il le faudrait, sur cette immense zone des détresses, du froid, de la faim, des larmes, et des pauvres râles sans secours ? Je ne le crois pas, non, — et leurs cœurs seraient encore plus généreux, leurs âmes plus fermes et plus révoltées, si on pouvait les conduire un moment par là, soit au milieu des ruines de nos provinces du Nord, soit en Belgique, n’importe où, dans l’un quelconque des lieux où opère le Monstre de Berlin, grand tortionnaire de tous les nobles vaincus.

Eh bien ! ce qui se passe dans notre France, ou à nos portes, n’est rien encore, rien auprès de ce que subit cette brave petite Serbie, isolée comme une île au milieu des peuples atroces. La Belgique et nos provinces dévastées ont encore en elles-mêmes quelques dernières ressources et sont secourues, dans la mesure du possible, par nos admirables amis américains. La Serbie, elle, encerclée de toutes parts, n’a rien, ne reçoit plus rien de personne ; à peine trouve-t-elle des témoins de son martyre, qui puissent au moins soulever l’indignation du monde contre ses bourreaux. Sait-on que plus du quart de sa population a déjà succombé à la faim, au froid, aux odieux sévices de toutes sortes ? Sait-on que cent quatre-vingt mille prisonniers serbes, dont vingt mille femmes et trois mille enfants, parqués comme un bétail de rebut dans d’immondes camps de concentration, en Autriche, en Allemagne, en Bulgarie, brutalisés du matin au soir, sans pain, pour ainsi dire sars vêtements, meurent chaque jour par centaines, après d’interminables agonies dont personne n’a pitié ? Vraiment on se figure être halluciné par quelque mauvais rêve quand on lit les récits — les récits officiels, signés, contrôlés, nombreux et divers de forme, mais concordant tous — des traitements infligés à ces prisonniers par les nations de proie. Leur arrivée d’abord, le crâne saignant de tous les coups de crosse donnés en route pour les faire marcher plus vite quand ils n’en peuvent plus, et le visage maculé par les crachats de mégères qui les guettent au passage. Et puis leur internement dans les mouroirs qui les attendent. (Je m’excuse d’employer ce mot mouroir, qui n’est dans aucun dictionnaire, mais que j’ai appris de matelots bretons et qui, n’est-ce pas, se comprend mieux que tout autre.) Dans les mouroirs, donc, de longs supplices commencent pour eux : une ignoble nourriture que refuseraient des chiens, juste de quoi ne pas mourir trop vite ; des travaux accablants, que les plus malades même, à force de coups, sont obligés d’essayer d’accomplir ; de misérables loques, qui les couvrent à peine par les plus grands froids ; des châtiments corporels qu’aucune imagination française n’aurait jamais conçus, entre autres la pendaison par les pieds, jusqu’à l’heure où le râle semble commencer. Et enfin, la propagation voulue, systématique de la tuberculose, le couchage sur des litières de fumier souillées par l’expectoration des phtisies… Tous les moyens sont bons aux mains des Barbares pour anéantir, ou tout au moins dégrader physiquement, cette race qui fut saine et vigoureuse.

En 1916, le typhus s’étant déclaré dans l’un de ces lamentables camps de prisonniers, au lieu de leur porter secours, on fit fermer leurs baraquements. Quand on se décida cependant à les rouvrir, on y trouva environ neuf mille cadavres pêle-mêle. Alors, pour essayer tout de même de cacher ce crime, après les avoir jetés par monceaux dans d’immenses fosses communes, on nivela le sol par-dessus et on y fit construire une petite chapelle orthodoxe, avec cette inscription, hypocrite et menteuse impudemment, comme tout ce qui vient d’Allemagne : « Les soldats serbes, morts de leurs blessures reçues dans la guerre austro-hongro-serbe, provoquée (!) par la Serbie. »

Aujourd’hui la détresse là-bas est à son comble, la mortalité par misère devient si effarante qu’il semble que la race soit en voie de s’éteindre, et la Croix-Rouge serbe jette un grand appel déchirant, que je voudrais tant contribuer un peu à faire entendre !

Hélas ! Elle est obligée, la Croix-Rouge, dans ce malheureux pays héroïque, elle est obligée de demander de tout, d’accepter de tout, des vêtements, du linge, des souliers d’homme ou d’enfant, même usagés, des vivres, des conserves, des couvertures. Oh ! donnez, donnez, pour sauver les débris de ce vaillant petit peuple, qui est maintenant devenu frère du nôtre. Donnez, donnez n’importe quoi, mais donnez vite, car les affamés, les transis de froid, les mourants vous attendent. N’auriez-vous même à offrir qu’une très humble chose, un vieux paletot, un vieux gilet de chasse, donnez toujours ; peut-être ainsi préserverez-vous de la pneumonie ou de la tuberculose la précieuse existence de quelque pauvre petit soldat, qui sans doute aura déjà combattu et pourrait combattre encore dans nos rangs, contre le Monstre. Et vous aurez contribué pour votre part à l’œuvre de ce sauvetage, qui est non seulement une œuvre d’urgente charité, mais qui, dans les circonstances actuelles, est une œuvre éminemment patriotique et française.