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L’Indienne/26

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Ch. Vimont (p. 191-196).



CHAPITRE XXVI.


Quand on s’accoutuma aux débats sur la réforme et que l’aridité ou la longueur de certaines questions éloignèrent l’attention, Anna eût voulu retrouver Julien ; mais une fois engagé dans ces affaires, il ne savait plus revenir ; le séjour de Londres était funeste à son amour, il ne savait aimer qu’hors de la ville.

Alors arriva entre eux ce qui se passe entre les amans unis depuis long-temps : la femme aimant trop se vit reprocher une tendresse à laquelle l’homme eût préféré une affection plus froide et plus commode ; jadis il avait dit : Voudrais-tu vivre avec moi, savoir que je t’aime et n’entendre rien que cela ? Voudrais-tu te charger du poids de mon sort et sentir que ma vie entière est renfermée dans ton sein ? Aujourd’hui il disait : « Il faut me laisser libre pour les affaires ; je vous aime toujours, mais les affections calmes rendent seules heureux. »

C’est ici que la femme sensible se trompe ; elle croit l’homme détaché, le lui reproche, s’afflige, s’indigne, s’éloigne, et, selon les mœurs des villes, elle est entourée, entend d’autres soupirs, s’attendrit ailleurs, et quand l’homme qu’elle aimait revient la chercher, ramené par l’amour, il trouve la froideur qu’il avait montrée, froideur cette fois sans retour. Ainsi se perdent la foi et la beauté de l’amour ; il faut que la femme résignée cède à la destinée de l’homme ; que, comptant sur lui, elle sache l’attendre, conservant à ce prix l’élévation du cœur. À ce moment d’épreuve la première idée d’Anna fut de retourner dans les Indes, à Calcutta, chez ses tantes, où elle vivrait sans amour, mais dans les plaisirs et dans l’indolence ; et cette fois, quand elle laissa voir son idée à Julien, il la combattit sans y croire, mais il ne prit plus l’Indienne par les deux mains pour la jeter violemment sur un canapé ; elle cherchait des scènes sans en pouvoir amener, taquine et calmée seulement par l’impatience de Julien. Au lieu de la distraire par des soins, il cherchait à la ranimer par des questions publiques où il s’exerçait en causant avec elle.

« Vous parlez toujours des Indes, lui disait-il, semblant croire que nous ne possédons pas d’autres pays ; mais nous possédons des établissemens sur tous les points du globe, des colonies nombreuses : nous avons au nord de l’Amérique une vaste contrée où règnent nos institutions, nos habitudes, le génie de l’Angleterre, et qui ne se développera pas moins puissante un jour que les États-Unis. Nous possédons le cap de Bonne-Espérance, que vous avez doublé ; la pointe méridionale de l’Afrique, et ces terres étendues où notre langue et nos mœurs se trouvent encore. Vous avez entendu parler à Bombay de ce continent aussi grand que l’Europe, où nous nous rendons par le même chemin qui nous conduit chez vous : encore inconnu dans son étendue, borné, à l’entour, de montagnes qui, rejetant à l’intérieur le cours de ses eaux, font qu’une partie des terres se change en marécages, il est pourtant fertile, d’un air pur et excellent, d’une végétation agréable : nous envoyons là le rebut de notre société, nos malfaiteurs, nos criminels, qui, s’ils inquiètent la colonie et nous forcent à la tenir sur un pied moins libre qu’elle ne voudrait, lui prêtent aussi le service de leurs bras, retrouvant au désert quelque chose de leur calme primitif. L’Atlantique, l’Océan Pacifique, la Méditerranée, les mers des Antilles, d’Espagne, d’Italie, de Grèce et d’Ionie, subissent notre domination ; nos armes séjournent partout, protégeant le paisible empire de nos lois, et cette civilisation plus forte que poétique que nous répandons dans les deux hémisphères.