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L’emprise : Conscience de croyants/08

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CHAPITRE VIII

l’heure du crime


Ivre de colère, assoiffé de vengeance, Irénée était descendu de la montagne. Les célèbres pépiniéristes Gadbois, qui virent cet homme aux yeux hagards qui, sans rien regarder traversait les vergers et la pépinière, se demandèrent si ce n’était pas un assassin échappé des prisons ou un fou évadé des cabanons de la Longue Pointe.

Un instant, on se demanda si ce n’était pas l’assassin des époux Bernard que le souvenir de son crime impuni ramenait inconsciemment sur le théâtre de son forfait.

On se trompait à demi. Ce n’était pas un assassin poursuivi par le remords du crime ; c’était un assassin que poursuivait la hantise du crime à commettre.

À la gare de Rougemont, il se lava les mains. De son mouchoir, il fit une compresse d’eau froide à son front, ramena à sa figure une apparence moins hagarde, puis il attendit le tramway.

Descendu place Youville, il sentit les tiraillements de la faim. Depuis trente six heures, il n’avait pris aucune nourriture si ce n’est quelques framboises dans la montagne et des pommes à peine mûres.

Au petit restaurant de la ruelle, il acheta une demi-douzaine de beignes à la gelée, un verre de lait, puis, remontant la rue McGill, il se rendit rue St-Jacques, au bureau où il croyait rencontrer l’auteur de ses malheurs.

Après avoir attendu en vain pendant deux heures, il se décida à entrer et demanda à voir M. Clément.

— M. Clément n’est plus ici. Il a été congédié hier.

— Pouvez-vous me dire où je pourrais le rejoindre ?

— Pour ça, non. Nous avons son adresse rue St-André, mais le policeman qui devait l’arrêter a trouvé la maison vide.

— Comment le policeman ? Est-ce que ?

— Bien, si vous avez affaire à lui, trouvez-le, moi, je n’en sais pas plus long.

Irénée Dugré sortit comme hébété. La police n’avait pu le trouver. Alors, c’est qu’il était en fuite. Où le prendre ? La folie de la vengeance et du crime était telle que le malheureux n’eut qu’une pensée : il avait perdu la trace du ravisseur infâme, il ne pourrait pas le tuer.

Pendant deux jours, le malheureux erra dans la ville, cherchant sa vengeance.

Le dimanche, il continua ses recherches sans songer à aller à la messe.

C’était dans l’ordre d’ailleurs. Quand on cherche quelqu’un pour l’assassiner, est-ce qu’on va à la messe ? est-ce qu’on s’embarrasse des prescriptions de la loi d’amour et de pardon d’un Dieu de justice ?

Le soir, descendant sur la grande ville, Irénée, qui avait constaté que son gousset se trouvait presque vide, était allé à sa pension prendre son souper et se prendre un peu d’argent, puis il retournait rue St-Jacques. Dans sa tête revenait sans cesse cette pensée : je le tuerai ! je le tuerai ! et avant de me tuer, je dirai pourquoi je l’aurai tué.

Place d’Armes, le malheureux eut un éblouissement. Qui donc descendait ainsi du tramway ? Mais c’était sa Lucette, de noir vêtue, un peu pâle, mais encore si belle que le malheureux se demanda si réellement tout le passé n’était pas un rêve.

Lui qui voulait tuer le bourreau changea d’idée et voulut rejoindre la victime. Il n’avait que quelques pas à faire, mais la Place d’Armes étant encombrée, il ne put atteindre celle qu’il avait tant aimée. À travers la foule, il la vit monter les marches du perron de l’église Notre-Dame et entrer dans le temple dédié à la Sainte Vierge. Puis plus rien.

Perdue toute trace.

Se retournant, il vit, descendant d’un autre tramway, l’homme qui, depuis cinq jours, occupait sa pensée.

Sans souci du public, il eut une exclamation : Je l’ai ! Je le tiens ! Comme un fou, il s’élança vers le coin de la rue Notre-Dame où il avait vu le broker descendre de tramway et s’engager dans la rue St-Sulpice.

André Clément marchait lentement et bientôt le Canadien le rejoignit. Quelques pas seulement séparaient les deux hommes. Irénée Dugré avait à la main le révolver homicide. L’heure du crime était sonnée. La tragédie allait s’accomplir.

Soudain, une main vigoureuse saisit l’arme que déjà le jeune homme avait levé vers le Juif. En même temps une voix énergique, quoique douce, disait à son oreille : « Mon enfant, pense à ton salut éternel. »

D’un bond, il se retourne, le poing levé, prêt à frapper. Debout, en face de lui, un vieux prêtre qui, les bras croisés, la tête haute, le regarde.

Ce qui se passe dans l’esprit et le cœur du désespéré est plus facile à comprendre qu’à dire.

Comme celui qui s’éveille d’un long cauchemar, Irénée Dugré sent en lui un malaise que la voix du prêtre dissipe.

— Mon enfant, tu n’as pas le droit de tuer. Tu n’as pas le droit d’ôter la vie à ton semblable, ni de te l’ôter à toi-même.

— Mais mon père qui vous a dit ? Pourquoi m’avez-vous arrêté ? J’allais faire justice de ce misérable qui ne vaut pas un chien.

— Mon frère ! Penses-tu avoir le droit d’être juge rendant arrêt de mort et exécuteur de l’arrêt ? Et ensuite, après avoir tué, tu aurais été pris. As-tu pensé à la honte de tes parents, au déshonneur de ta famille ?

— Ma famille n’aurait pas été déshonorée ; après avoir tué l’infâme, je me serais tué ; toujours, on aurait ignoré comment j’aurais fini.

— Et ton âme ? Accepterais-tu l’enfer pour toujours sans même y penser ?

— Oh ! l’enfer. Je me demande s’il y en a un. Même peut-il se faire qu’il y ait un Dieu qui laisse faire des horreurs, des injustices comme celles qui se commettent de nos jours ? Pourquoi, si Dieu existe, n’arrête-t-il pas ceux qui, à sa face, se livrent au vol, à la séduction ? Pourquoi a-t-il laissé briser ma vie et celle de la malheureuse qui, ce soir, sans doute, devait attendre son séducteur à la porte de l’église ?

— Mon enfant, Dieu est tout puissant, mais à sa créature privilégiée, il a donné une liberté qu’il respecte ; ce n’est pas ici le lieu pour parler de ces choses. Allons chez toi ou chez moi. Nous sommes plus près de chez vous que de chez nous.

— Comment de chez nous ? Me connaissez-vous ?

— Oui, mon enfant. Tu es Irénée Dugré, le fils de Joseph Dugré, le fiancé de Luce Neuville, le malheureux qui a failli précipiter deux âmes en enfer.

Le jeune homme eut un recul d’effroi. Qui était cet homme qui le connaissait si bien ? Ce vieillard n’était-il pas vraiment un saint du ciel envoyé par Dieu pour le sauver, lui, le malheureux ?

Il se trompait, mais seulement à demi. Ce n’était pas un saint du ciel, c’était un saint de la terre.

Chez lui, le jeune homme raconta sa vie au vieux prêtre. Il dit son désespoir, ses efforts pour retrouver sa fiancée, la pensée du meurtre ancrée dans son esprit, ses préparatifs, tout, il raconta tout. Puis d’une voix un peu craintive : « Pensez-vous que le bon Dieu peut encore me pardonner ? »

— Mon frère, le bon Dieu est miséricorde pour le repentir, mais Il a posé des conditions, c’est que nous pardonnions nous-même. As-tu pardonné ?

— Non, mon père.

— Il faut pardonner, mon enfant, pardon pour la malheureuse autant que toi victime des erreurs mondaines, pardon aussi pour le bourreau. Comment as-tu pu ainsi en venir au point de tuer ton semblable par vengeance et réciter ton Pater disant à Dieu « Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ? »

— Je ne disais ni Pater ni autres prières. Depuis un an, je ne prie plus.

— Voilà le mal. Tu as abandonné Dieu, mais il ne t’a pas abandonné. Voyons, es-tu prêt à pardonner à ta promise ?

— Je ne sais pas. Ce soir, je l’ai revue, elle est à Montréal, peut-être pour être avec lui ; à quoi bon lui pardonner ?

— Tu l’as revue ? Où cela ?

— Place d’Armes. Elle est entrée à l’église Notre-Dame quelques minutes avant que son gibier descende du tram. J’ai cru qu’elle avait un rendez-vous avec lui.

— Pour cela, non. Elle allait sans doute au Salut. Je t’assure qu’elle est digne de pardon.

— Vous qui savez tout, mon nom, mon histoire, mes malheurs, vous qui savez que la ville m’a volé celle qui devait être ma femme, vous qui savez que pour la ville on m’a pris ma terre, vous qui savez ce que j’ai souffert, ce que je pense, ce que j’allais faire, vous devez savoir ce que Lucette fait en ville et ce qui lui est arrivé. Dites ! Oh ! Dites moi tout !

Le vieux prêtre fit le récit de la vie de Lucette, ce qu’elle avait fait depuis son départ de chez sa sœur madame Rivest de Saint-Prime. Il dit l’emprise malheureuse du luxe et des toilettes parfois indécentes, l’imprudence de la jeune fille, l’insouciance des époux Leterrier. Sans charger l’infâme athée, imitation de Canadien, il dit ses artifices, même ses violences ; puis il dit le repentir de la malheureuse, sa vie en ville, la protection de sa cousine qui lui avait procuré asile.

Il dit les efforts de la tenancière de maison louche pour y entraîner la malheureuse Lucette.

Tout cela prit du temps et finalement, il en vint à la conclusion.

— Ta fiancée a été victime comme toi, mais elle est digne de ta confiance, es-tu prêt à pardonner et à oublier le passé pour recommencer l’avenir.

Longtemps le jeune homme réfléchit. Puis, d’une voix creuse :

« Pardonner ? Oui ! Oublier, pas capable ! Recommencer l’avenir ! Impossible ! Le mal est fait. Il y a poison entre nous deux. Elle a préféré le citadin vicieux au campagnard. Le campagnard qui donne tout son être ne peut se contenter des restes d’un chien. Comprenez-vous, mon père ? Vous qui savez tant de choses secrètes, vous qui avez pu savoir que j’allais tuer, vous que le bon Dieu a envoyé pour m’empêcher d’être un meurtrier, vous devez me comprendre. Chez nous, campagnards, la vie conjugale est formée surtout de confiance mutuelle. Malheur à ceux qui n’ont pas cette confiance. Toujours, j’aurai cette pensée : Elle a été à un autre qui n’est pas mort, cet autre m’a été préféré et moi, le campagnard, j’aurai été accepté par suite de l’abandon de cet autre qui, n’importe quand, pourra me la reprendre. Oublier, non, je ne le puis. Recommencer l’avenir ? Impossible. Ce serait mon malheur et le sien.

— Voyons, mon enfant, toute ta vie, Lucette te chérira ; je t’assure qu’elle est sincère et que l’expérience l’a assagie.

— Je vous crois. Elle est sincère comme elle l’était en ce soir d’hiver où elle me promettait la fidélité de la mère Cassepine. Elle était sincère quand, un jour, elle me disait de bâtir ma maison au plus tôt, peu importe qu’elle fût belle. Pourtant, moins d’un an après, elle disait à sa sœur qu’elle ne pourrait plus vivre dans une cabane comme la mienne, sans meubles ni tapis. Toujours, elle aura le regret et toujours, moi, j’aurai le doute. À la moindre situation louche, je souffrirai et la ferai peut-être souffrir. Et vous savez que, quoi que l’on fasse, il y en a toujours des situations louches. Non, je ne veux pas passer ma vie à avoir peur ; je ne veux pas que la femme qui sera mienne ne soit pas à l’abri du soupçon. Vous qui savez tout, vous savez ma pensée. Pour moi, la mère de mes enfants sera la seule femme ; je veux que, pour elle, je sois l’homme unique, et cela, je ne puis en être certain avec la malheureuse qui m’a trahi. N’est-ce pas que vous me comprenez ? Oh ! que je voudrais effacer le passé et recommencer, mais c’est impossible. Si vous voyez Lucette, dites que vous m’avez confessé, dites-lui que vous m’avez réconcilié avec Dieu que j’avais oublié, dites que j’ai pardonné à tous, mais que je ne puis refaire ma vie : le malheur a été trop grand. Cette vie, je la traînerai sans espoir jusqu’au jour où je trouverai la mort.

— Mon enfant tu n’es pas le maître de la vie, tu n’as pas le droit d’en disposer à ton gré. Avant que je parte, tu vas me promettre de ne pas attenter à tes jours.

— Oh une promesse ! Qu’est-ce que ça vaut une promesse d’un fou ? Mais, enfin, je vous promets de ne pas assassiner personne, ni moi ni d’autres. La crise est passée. Vous m’avez sauvé, merci.